La Gazette des campagnes (p. 86-92).

X

EN MER.


George arriva à Québec heureusement. On était alors au commencement d’octobre 1810. La vieille cité de Champlain semblait alourdie sous le poids d’une tyrannie sans pareille. À cette heure où l’Europe en feu avait les yeux fixés sur un seul homme, le Grand Napoléon ; à cette heure où la perfide Albion avait à lutter contre la puissance de ce génie, nos Canadiens, suspectés dans leur patriotisme et leur affection pour la France, la rivale de l’Angleterre, se voyaient à la merci d’un tyran qui a nom Craig. Oui ! se disaient alors nos ennemis, oui, la France a fait de l’Europe un immense champ de guerre, elle veut assouvir l’Angleterre pour voler ensuite à la conquête du monde ; or les Canadiens conquis et non vaincus parlent français, professent le culte catholique et sont d’origine française, donc ils doivent partager les idées de la France qui n’a pas même respecté ce qu’elle avait de plus noble et de plus saint en elle. Voilà la base de ce raisonnement qui péchait en ce sens que les Canadiens, loin d’applaudir aux triomphes temporaires de la Révolution, se félicitaient d’avoir échappé au républicanisme Français, eux les descendants de la France monarchique.

George, arrivé à Québec, comprit toute la difficulté qu’il aurait, lui Canadien-français, à avoir une place à bord de ces navires anglais qui faisaient alors le transport des marchandises de l’Europe au Canada. Il ressentit bien en son cœur l’indignation que tout patriote doit ressentir en voyant les siens spoliés et traités en vaincus ; il sentit son courage sur le point de l’abandonner, en voyant les difficultés qui surgissaient sur sa route. Il allait être continuellement en contact avec ces Anglais soupçonneux, et qui n’avaient qu’un anathème à la bouche pour tout ce qui était Canadien-français. Pourtant il comprit que avant une vocation, tout doit s’aplanir. Un jeune homme de cœur et d’énergie ne doit pas regarder : si une montagne obstrue sa route ; il la détourne, quelle qu’en soit le diamètre et continue son chemin.

Heureusement pour George, l’Angleterre commençait à se montrer un peu plus empressée auprès des Canadiens français, ces pauvres abandonnés d’une mère sans entrailles, en un jour de deuil. Le besoin de la situation la portait à tendre presque la main au peuple qu’elle regardait comme vaincu et qu’elle traitait de même.

Les États-Unis menaçaient les intérêts des Anglais sur ce continent ; l’Angleterre devait donc faire en sorte de se ménager les Canadiens français qui pouvaient se montrer, à bon droit, peu zélés pour leurs oppresseurs. Albion devait donc se montrer généreuse ; Craig s’en allait mourant, et les ministres Anglais ne le rappelaient pas, par respect pour son triste état ; et puis l’on avait un Sir Robert Peel, dans le Parlement Anglais pour s’opposer énergiquement à ce système d’intimidation exercé ici, contre nos nationaux.

Ce fut donc heureux pour George qui put assez facilement trouver une place à bord d’un voilier partant pour les Indes. La navire devait nécessairement faire escale en Angleterre.

La mer est grosse ; les vagues énormes, poussées par le vent Sud Ouest, se ruent sur la coque du Vigilant, beau navire, aux voiles blanches, qui file son nœud gaillardement. Tout est propre et bien mis ; le plancher reluit au soleil ; les agrès resplendissent, et les matelots joyeux entonnent un chant guerrier et national.

Il est cinq heures de l’après midi ; le vaisseau file à toute vitesse, laissant derrière lui un sillon blanchâtre où vont se plonger les goélands, avides de poissons. Là bas, le dôme de la vieille cathédrale resplendit sous les feux du soleil. Le léopard qui a remplacé le pavillon fleurdelisé, flotte sur la citadelle, au gré capricieux de la brise. La sentinelle se meut lentement près du canon dont la gueule semble menacer Lévis et la rade où s’agitent un monde d’embarcations légères et de gros navires mar­chands.

Pauvre George ! au milieu de cette multitude qui semble assez vaillante, il jette un regard plein de tristesse. Oh ! c’est la patrie, pour ainsi dire, qu’il regarde s’éloigner de lui. En vain il tendait les bras, les rivages le repoussent. Bientôt les ombres du soir tombent sur la cité, comme un voile funéraire ; les lampes montrèrent dans la nuit leur œil rouge, puis tout s’effaça dans les ténèbres, au détour de l’île, d’Orléans, en arrachant à George un soupir ; les ombres plus épaisses, envahissaient la mer et enveloppait le navire. George sentit rouler sur sa main des larmes brûlantes : Adieu ! s’écria-t-il, et sa main tomba involontairement dans le vide ; adieu ! vous tous que j’aime et toi surtout mon Alexandrine chérie. Puisse le ciel te couvrir de son ombre protectrice ! Puisse celle que j’invoque là haut, te protéger jusqu’au jour où le cœur débordant d’une joie mal contenue, je reviendrai te presser dans mes bras. Je pars, mais pour revenir ; si l’on peut vivre à l’étranger, c’est dans son pays que l’on veut mourir.

Le souper venait de sonner à bord. Tout fut tranquille. George parle le moins possible, afin que son mauvais anglais n’excitât l’hilarité de ses compagnons. Près de lui, à table, se trouva un grand jeune homme blond, aux yeux bleus et dont le front large attestait un esprit supérieur. Comme toutes les âmes d’élite, il avait un air modeste qui allait bien à son extérieur. Une sympathie involontaire les porta de suite à se rechercher, à se rapprocher l’un de l’autre.

La conversation s’engagea distraitement. George eut l’heureuse chance de rencontrer dans ce jeune homme un lettré, parlant le français assez correctement. Converti au catholicisme, il s’était vu déshérité par son père, protestant enragé, et voyant sa position intolérable, il avait dit adieu à sa mère et à ses sœurs, puis il s’était fait matelot. C’était une victime souffrante.

George dont l’âme était aussi blessée, se prit soudain d’une affection profonde pour cet enfant que les chagrins avaient mûri de bonne heure, sans briser ce cœur fort comme un chêne encore vert. La douleur attire ceux qui sont blessés dans leurs affections.

Pour George, le ciel se montrait propice. C’était pour lui un grand bien de trouver parmi ses ennemis de race un jeune homme noble et instruit, parlant le français, sa langue, et dont le cœur souffrant était à même de partager sa douleur en la comprenant. Il voyait donc son courage lui renaître en entier. Tout lui souriait pour son avenir. S’il n’avait eu au cœur cette plaie toujours saignante, ce départ qui l’avait brisé, il aurait été le plus heureux des hommes.

Comme il devait remercier le ciel de sa protection évidente. Aussi, le premier soir, à l’heure du quart, entre minuit et deux heures, il pria, tout en marchant de long en large sur le pont du navire qui filait toujours avec vitesse, vu que la brise n’avait pas molli.

Quelques jours ne s’étaient pas écoulés, que les préjugés de race tombèrent en face de la bonhomie et de la bonne conduite de George. Une communauté de sentiments s’établit entre le nouvel arrivant et l’équipage.

Malgré la bonne amitié de son jeune ami, Harry Pimberton, George, aux heures du soir, recherchait l’ombre et la solitude ; il s’isolait pour se noyer dans les souvenirs. Là, près du bord, les yeux perdus sur l’immensité de la mer, tournés vers le ciel de la patrie, abritant tous ceux qui lui étaient chers, il revenait au foyer de son père, revoyait sa vieille mère, qui l’aimait d’un amour profond, visitait le lieu saint où Alexandrine lui avait juré fidélité, le soir des adieux, où ses larmes avaient coulé silencieuses devant l’autel de la Madone. Et puis, là bas, au fond de l’allée peuplée d’érables et de trembles dont les feuilles commençaient à tomber tristes, sur le sol, il apercevait à la fenêtre, plongée dans une douloureuse mélancolie, l’enfant qu’il adorait et dont le souvenir ne le quittait plus. Parfois, le front appuyé dans ses deux mains, il se parlait à lui même jusqu’à l’heure du rappel. Il avait pour Alexandrine des paroles de flammes ; et, dans son ardeur, il saisissait cette petite croix d’or donnée au départ, et il la pressait sur ses lèvres humides.

Le souvenir est l’âme de la vie,


a dit le poëte. Oh ! quel est l’amoureux, quel est le cœur épris qui n’a pas, dans l’absence, compris la justesse de cette pensée ? C’est un don du ciel qu’a cette faculté si noble, de pouvoir dans les moments d’ennui, quand le cercle des affections intimes semble se rétrécir autour de nous, de pouvoir revenir sur le passé que jalonnent certaines époques heureuses. Quels seraient les tourments de l’exil, sans ce pouvoir de revenir par la pensée retremper ses forces au foyer paternel ?

Un mois après son départ, George débarquait en Angleterre. Après huit jours de séjournement à Liverpool, le vaisseau prit la haute mer et fit voile pour les Indes. Alors commençaient les périls de toutes sortes. Aux craintes des tempêtes vinrent s’ajouter celles de tomber, aux mains des Français, dont les nombreuses escadres sillonnaient l’Atlantique. Il fallait user de ruse pour aller jusqu’aux Indes et s’échapper aux griffes des Français. Heureusement, après une chasse de deux jours et une nuit par galion français, après avoir vu emporter son mat de perroquet par un boulet, le Vigilant put échapper comme par miracle à la faveur d’une grande brise. Plus tard il entrait dans le port de Bombay, après avoir vu un de ses matelots mourir dans la traversée.

Notre George, comme il est loin déjà de son pays. Ce ciel où l’on respire le feu n’est pas le sien. Oh ! comme son cœur se serra, au souvenir de la patrie absente. Le repos le trouva d’autant sans énergie que durant la traversée il lui avait fallu une attention de chaque jour et un surcroît d’ouvrage contre un ennemi qui pouvait fondre sur eux à l’improviste.

Laissons George accomplir son temps. Passons sous silence sa capture à bord d’un autre navire se rendant en Angleterre ; son séjour en France et sa remise en liberté comme Canadien-Français, et son engagement dans la marine française. Revenons au Canada, auprès de nos personnages laissés en arrière : la famille Vincent et la famille Boildieu.