La Gazette des campagnes (p. 63-72).

VII

LES CONFIDENCES.


L’enthousiasme était passé : c’est une traînée lumineuse qui ne laisse rien après elle, si ce n’est un éblouissement qui dure peu de temps. Tous les invités rassasiés du spectacle féérique qui venait de frapper leurs yeux cherchaient des endroits pleins d’ombres, pour s’y reposer un peu des fatigues d’une assez longue marche.

Mélas a pour partage le Notaire Boildieu, qui discute sur les questions du jour et finit par parler des gaz qui s’échappent des marais et de leur influence sur le règne animal et végétal.

Quant à Alexandrine, voyez-là, sous un pin gigantesque dont les branches touffues donnent une ombre bienfaisante, et à elle et à son trop bien heureux compagnon, George. Ils sont bien seuls, tout près du lac, assis sur la mousse verte et soyeuse, parmi laquelle courent les courants qui ornent les autels du temple, aux beaux jours de mai. Nul bruit, si ce n’est celui de leur respiration ou le battement irrégulier de leurs cœurs émus. George est sans forces, auprès de cette enfant dont il ignore les sentiments. Aime-t-elle ? Son cœur, si innocent encore, connaît-il ce que c’est que l’amour, ce que cette passion fait souffrir comme elle sait rendre heureux et content ? Autant de questions que George se posait à lui même, sans pouvoir arriver à des conclusions sûres. Comment le savoir ? Elle est là, la chaste enfant, le dos appuyé au pin séculaire qui lui donne son ombre ; ses cheveux lui tombent sur le dos, bien que retenus auparavant ; son beau cou, protégé tout à l’heure par un fichu de soie, à la blancheur du marbre ; son chapeau de paille, entouré de fleurs sauvages cueillies par Mélas en chemin, repose à ses pieds, sur la mousse haute et verte. Il tombe de toute sa personne un charme exquis, qui captive George et le jette au sein d’une rêverie rose et sans fin. Il est seul avec elle ; il pourrait parler ; il le voudrait, mais il craint encore ; les paroles partent du cœur, pour expirer sur ses lèvres. Pourtant, il se sent joyeux et ravi, auprès d’Alexandrine qu’il aime tendrement. Il y a des chants suaves dans son âme ; son cœur se comptait dans cette extase pleine de quiétude qui laisse rien à envier aux plus heureux de ce monde.

— Savez-vous à quoi je pense, Monsieur George ?

— Je serais trop heureux de le savoir, Mademoiselle.

— Ce n’est pas difficile, je vous assure. Voyez-vous ce lac tranquille, dormant dans son lit moelleux ? Il me semble voir Lamartine, ce poëte des âmes tendres, s’inspirant pour chanter en vers sublimes, ce petit joyau qu’on a devant nous.

— Oh ! pourquoi n’ai-je pas le talent de génie du grand romantique Lamartine. Il me semble qu’à cette heure qui me voit auprès de vous, au sein d’une nature agreste et sauvage, j’aurais des expressions de brûlant délire, de nobles expressions vers l’infini, ce je ne sais quoi qui attire et repousse, élève et altère ; je chanterais ces lieux dignes de nous…

— Prenez garde de devenir flatteur, Monsieur George ; ce ne sont pas les paroles les plus sincères, parfois. Mais quittons ce sujet que l’on peut prolonger outre mesure. Vous devez vous sentir heureux maintenant de pouvoir jouir en liberté l’air de la campagne, des bois et des champs, de sentir vos membres moins rebelles à l’exercice volontaire de chaque jour.

— On le comprend mieux qu’on ne l’exprime, Mademoiselle. Nous sommes de vrais oiseaux de passage que les exigences de la vie ont renfermés quelques années. Autant le joug a été pesant, autant le jour de la délivrance se lève radieux. Oh ! comme tout sourit à cette heure. Il y a des charmes même dans les larmes versées au départ, en pressant la main de nos maîtres et nos camarades. Puis le chemin qui conduit au hameau ne finit plus ; mais sitôt qu’on aperçoit dans le lointain le clocher de l’humble chapelle où nous avons prié et pleuré, alors ce cœur se prend à battre, il est vaste comme le monde et déborde d’un bonheur sans tache et sans nuage.

George parlait avec une éloquence pleine de chaleur. Il sentait si bien ce qu’il disait, et c’est là le secret de cette éloquence qui intéresse et subjugue : sentir et faire passer dans l’âme des autres les sentiments que l’on éprouve.

Aussi Alexandrine, les yeux rivés sur George, ressentait une joie secrète à l’entendre parler ; il avait fini qu’elle écoutait encore dans son âme ses dernières paroles, comme on écoute les dernières notes d’un morceau ravissant, même après que le pianiste a cessé de faire résonner l’instrument.

Pauvres enfants ! pourquoi tant retarder ces aveux qui viennent expirer sur vos lèvres ? pourquoi ne pas vous dire qu’un mystérieux aimant vous attire l’un vers l’autre ? Vous êtes seuls avec Dieu qui sonde les reins et les cœurs ; les oiseaux ont recommencé leurs chansons, les feuilles vous donnent l’ombrage et quelques rayons adoucis du soleil ; la mousse verte vous sourit, tout vous invite à parler, à vous dire ce secret que vous ignorez l’un l’autre.

Enfin l’heure solennelle va sonner, cette heure où deux âmes se fusionnent en une seule dans un sentiment commun pour marcher le chemin de la vie ; ce sentiment est fort comme le roc éternellement battu par les flots.

Le silence s’était fait entre ces deux cœurs faits pour se comprendre et s’aimer sincèrement. Alexandrine distraite effeuillait une rose sauvage cueillie à ses pieds ; ses lèvres s’agitent comme dans une invocation, chaque fois qu’elle arrache une pétale de cette fleur délicate. George la regarde et cherche à comprendre ce que la jeune fille peut dire à la rose. Il entend bien ces paroles : « Il m’aime un peu… » et le pétale enlevé par la jeune fille tombe sur le gazon ; « il m’aime beaucoup… » le pétale ne se détacha pas de la corolle, car la main de George s’était appuyée sur le bras d’Alexandrine et l’arrêtait presque involontairement. La jeune fille surprise, retira son bras aussitôt, et levant sur George ses grands yeux si pleins de douceur :

— Que me voulez-vous, Monsieur George ?

— Oh ! pardon, mademoiselle, ça été involontaire ; je vous assure que je me suis oublié ; mais l’esprit est souvent dominé par le cœur qui ne raisonne pas toujours. Dites-moi donc, je vous en supplie, le nom de cet heureux mortel de qui vous sembliez parler, en effeuillant votre rose ? Ne me cachez pas ce secret, et moi je saurai bien courber la tête.

— Que dites-vous donc ? Vraiment je ne sais où vous voulez en venir.

— Mademoiselle, j’aime autant vous avouer franchement ce que j’éprouve pour vous, plutôt que de souffrir dans les étreintes d’un doute mortel vient d’augmenter vos paroles, en effeuillant la fleur sauvage dont les pétales gisent là, à vos pieds. Comment, Mademoiselle, n’avez vous pas compris ? Vous savez bien qu’il ne faut pas des mois et des années pour s’aimer, un instant, un seul instant suffit pour mettre au cœur d’un jeune homme cette passion que l’on nomme l’amour et dont la nature est si subtile. Je suis encore sous le charme de cette passion qui fait souffrir, quand elle n’est pas partagée. Oui, Alexandrine, je puis vous l’avouer, car on ne doit pas avoir honte d’un sentiment aussi pur que le crystal de ce lac ; je puis vous avouer que depuis le jour où votre père nous admit, Mélas et moi, au sein de votre famille, depuis le jour où votre voix fraîche et pleine de naturel trouva le chemin de mon âme, je n’ai pas eu de repos. Une image bien chère me poursuivait partout, elle me souriait à mon réveil comme elle enchantait mes rêves ; tout le jour elle m’accompagnait comme un ami fidèle. Cette image c’est la vôtre, et Dieu m’est témoin que je vous aime sincèrement ; d’ailleurs l’avenir est qui prouvera la sincérité de mes paroles. Ma passion n’est pas d’une heure ; elle est réfléchie, et je sens moi même quelque chose qui me dit que cet amour est fort et durera comme le roc de granit que le temps qui ronge tout ne parvient pas ébranler.

George se tut. Un silence de mort suivit ses derniers accents ; il sentait son cœur allégé d’un bon fardeau. Quels que dussent être les résultats, Alexandrine les yeux baissés vers la terre, le rouge sur le front, les mains croisées sur les genoux, gardait le silence.

Oh ! pourquoi vous avoir parlé ainsi, puisqu’à cette heure, je ne dois pas espérer de retour. Vous ne me parlez pas, Alexandrine ? Un pauvre enfant vous tend la main dans le chemin de la vie ; il va partir, s’éloigner pour longtemps, et vous n’accéderiez pas à sa demande ? Oh ! là bas, sur les hautes mers, je ne pourrai pas, aux heures d’ennui, me dire : « Au village quelqu’un, à part ma mère, pense à moi ? » J’aurai au cœur une plaie mortelle, car on a dit : Les blessures du cœur sont universelles, et sans courage pour l’avenir, sans force dans les épreuves, tourmenté par ce cœur qui n’aura pu rencontrer le ferme appui qu’il désirait, j’irai par le monde, traînant partout mon malheur comme l’esclave son boulet, sans pouvoir me dire : Je puis être libre en n’aimant plus !

Il se tut de nouveau. Mon Dieu ! venez à mon secours, se dit-il en lui-même. Oh ! pourquoi, pourquoi son cœur ne répond-il pas au mien ?

Alexandrine venait de soupirer. Son œil était humide ; et une couleur rose ornait son front ordinairement blanc comme le marbre.

Écoutez, George, mon cœur ne pourrait refuser un pauvre enfant, comme vous dites, qui me tend la main. Sachez le, George, pour votre bonheur et pour le mien, j’aime quelqu’un, et cet amour est mon bonheur vivace.

George se prit à pâlir. Il avait un rival, lui.

Oui, George, je l’aime de toutes les forces de mon âme, et son départ me brisera le cœur ; cet homme qui a blessé mon cœur, C’est vous…

À peine achevait-elle ces mots qu’elle bondit comme si un serpent l’eut mordue. Un bruit sec et mat, comme la détente d’un fusil, s’était fait entendre. Aussitôt un petit oiseau sortit du fourré en jetant à la brise son cri joyeux.

C’est une branche sèche qu’il aura cassée, dit George ému ; puis ils se rassirent.

N’entreprenons pas de décrire et la joie de George, joie d’autant plus grande qu’elle lui semblait inespérée, et le bonheur d’Alexandrine se voyant aimée et ayant eu la force de dire qu’elle aimait, elle aussi. Plus de doute à cette heure, plus de souffrance au sein d’une incertitude mortelle. C’est sous ces arbres pleins d’ombres, au bord de ce lac réfléchissant la vraie image des cieux, qu’ils se jurèrent fidélité. On parlait d’avenir, et les instants coulèrent rapidement. La digue était rompue, et le flot longtemps soutenu déborda en promesse de fidélité, en paroles sincères, en épanchements intimes.

Ils avaient déjà oublié le petit incident qui avait fort surpris Alexandrine. Ce bruit insolite entendu, avait eu pour cause le froissement d’une main mal contenue. Mélas aux aguets, avait entendu leur conversation. Dissimulé ainsi dans l’épaisseur du bois, il ressemblait au vautour épiant un nid de fauvettes. Quand l’aveu d’Alexandrine tomba si joyeusement sur le cœur de George, Mélas eut un rictus amer ; il ressentit comme une douche d’eau froide sur la tête ; un frisson lui passa par tous les membres, et rencontrant sous la main un faible appui, il le brisa comme on casse un roseau. Le démon de la jalousie avait déjà soufflé dans son cœur une haine mortelle. Plus de raisonnement ; il ne savait que dire : « Je ne suis pas aimé ! je ne suis pas aimé ! »

Qui comprendra ce qui dût se passer alors dans l’âme de cet enfant trop faible pour résister à cette passion maudite de la jalousie. Il devait pourtant faire bonne contenance et lutter même contre l’envahissement complet de son cœur par cette espèce de frénésie, suite de la jalousie poussée aux extrêmes. Il était si difficile de rompre ainsi ouvertement avec son compagnon d’étude, avec celui qui lui avait juré amitié éternelle et à qui il avait promis la même chose. Néanmoins le feu dévorant allait dormir sous la cendre ; le démon de la jalousie essaiera bien d’allumer de suite un incendie. Mais, patience ! ce ne sera d’abord que quelques jets de flamme, jusqu’au jour où ne pouvant plus contenir le trop plein de son cœur envenimé, il éclatera comme ces montagnes arides et aux flancs rebondis qui lancent soudain sur les campagnes un jet de laves brûlantes.

L’heure du départ est arrivé. Déjà le soleil a parcouru la distance entre le zénith et l’horizon sur les bords duquel il semble se reposer un instant, avant de donner à la terre son dernier rayon de chaleur douce et attiédie.

Alexandrine se levant, salue le petit lac de ses joyeux cris d’admiration. George entonne d’un cœur plein de joie la strophe suivante qui concordait bien avec ses idées :

Dieu donne aux fleurs leur aimable parure,
Il fait croître et mûrir les fruits,
Il leur dispense avec mesure
Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits.

Deux heures après, tout le monde leste et joyeux, rentrait au village, après une heureuse traversée. Comptez les heureux, énumérez les rêves formés et sitôt envolés. Ainsi va le monde. Joies, bonheurs, illusions, tout cela fait vivre et nous dit que nous sommes des pèlerins vers la sainte cité.