La Gazette des campagnes (p. 24-32).

II

UNE VEILLÉE D’AUTREFOIS.


À peine la conversation d’Alexandrine et du vieux juif errant, le père Harnigon, fut elle terminée, qu’on entendit au dehors des voix qui se saluaient mutuellement par de joyeuses et douces paroles. Ce sont des voix fraîches, ricaneuses, pleines de bonhomie.

Venez prendre la fraîche, mesdames, venez. Vous êtes les bien venues, disait Mme  Boildieu. Vous arrivez juste à temps pour faire la causette. Mon mari est allé aux champs. Alexandrine trouve Harnigon de son goût ; me voilà seule et je vous revoie avec plaisir. Qui est-ce qui vous amène ?

— Le beau temps, Madame, le beau temps.

— Que vous êtes donc fines !

Mme  Dubois ne se souciait pas, mais moi je l’ai vite décidée. Entre quasi-voisines il faut se voir, autrement il n’y a pas de vie possible.

— Vous parlez comme un ange, reprend Alexandrine en s’avançant vers les visiteuses qui l’embrassent avec effusion. Ah ! cette vilaine Mme  Dubois qui ne voulait pas venir.

Chère enfant, ça coûte toujours de quitter la maison. Mais pour des amis on peut bien faire des petits sacrifices.

Avec cela qu’on vous voit si peu souvent. Pour moi, si je n’avais pas maman et mon piano durant de longues journées de la semaine, je vous assure que je « baillerais aux corneilles. »

Vous ferais-je le portrait des deux visiteuses ?

Mme  Vincent, dont le mari est marchand, est courte et bien prise. Des bras musculeux, une figure virile, mais pleine de douceur et d’aménité ; des yeux timides et souvent voilés, comme pour méditer et revenir sur elle même. Bonne personne, trop bonne peut être : c’est le défaut de bien des mères. Elle parle beaucoup, mais bien : c’est une qualité assez rare de nos jours.

Mme  Dubois, c’est l’antithèse de sa grande amie. Son mari est un rentier très à l’aise. Grande, svelte, droite et bien posée, elle a un port de reine, une démarche douce, même coquette, disent certaines vieilles harpies comme il s’en trouve dans toutes les paroisses, pour le plus grand malheur du monde. Ses cheveux sont déjà grisonnants aux tempes ; une main potelée, digne d’esprit supérieur ; un nez de présence : faut dire qu’elle en prenait du tabac à priser. C’était une âme sincère et aimante, mais rigide dans la force du mot, lorsqu’il s’agissait d’un devoir à accomplir.

Voilà le portrait de nos nouveaux personnages,

— Comment vont vos fils au Séminaire ? Oh ! ce n’était pas tout le monde qui avait l’insigne honneur d’avoir un fils alors au Séminaire de Québec.

— Le mien est bien, répond Mme  Dubois. Ce cher enfant, il m’écrivait encore hier. Je vous assure qu’il s’en donne du trouble ; c’est sa dernière année.

— C’est sa dernière ? reprend Mme  Vincent. Mais le mien aussi veut en finir.

— Ils sortiront contents tous les deux, dit Alexandrine, qui venait de penser aux paroles du vieux pauvre. J’ai bien hâte, moi. Je serai heureuse, car tous ensemble nous trouverons le moyen de tuer le temps. Ils seront fiers, eux aussi, d’avoir votre agréable compagnie ; excepté George qui a l’affreuse monomanie des voyages. Et Mélas, lui, Mme  Vincent ?

— Lui, oh ! c’est pour rester avec nous. Le père se fait vieux, il va prendre le magasin en main. J’espère qu’il fera son chemin.

— Bonsoir, mesdames, reprend le vieux pauvre.

— Comment père, vous deviez rester à coucher ce me semble.

— C’est vrai, mais j’ai changé d’idée. Je fais encore un bout de chemin ; il fait si beau.

— Non, non. Nous voulons vous garder. Venez nous conter une histoire du bon vieux temps.

— Dam, une histoire c’est pas facile ; je suis vieux et je n’ai pas le talent de raconter.

— C’est à croire, un vieux tireur d’horoscope comme vous. Allons ! ne vous faites pas prier ; on vous écoute.

— Puisque vous le voulez, je m’y soumets.

Il y a de ça plusieurs années. C’était en 1774. Cette année vit une nouvelle ère pour le Canada par la proclamation de l’Acte de Québec. Les damnés Anglais avait peur des Américains, voyez-vous. La nécessité leur forçait la main. Cette année aussi vit Du Calvet arrêté à Montréal, conduit à Québec et fait prisonnier à bord d’un vaisseau. J’y étais moi, alors. Ce n’est pas mon histoire, ça. Voici :

Mon père, fort jeune dans le temps, habitait la seigneurie de l’Isle-Verte qui appartenait alors aux Sieurs d’Artigny et à La Chenaye. L’Isle-Verte n’était alors qu’une mission visitée par le Père Henri Nouvel, récollet qui descendait faire la mission pour la première fois à Rimouski. Sur le bord de la rivière, à gauche, il y avait un campement d’Indiens Maléchites, sur un petit rocher que contenait la Rivière-Verte. Sur les hauteurs, en arrière, dominant la rivière et le village, il y avait encore un campement d’indiens. À droite, les seigneurs avaient bâti leur manoir.

Une jeune fille, d’une rare beauté, bonne, aimable et aimante, était l’ornement d’une des meilleures familles de l’endroit. Tous les jours de beau temps elle allait, détournant la rivière, faire une visite du village Maléchite du Petit-Rocher.

Le père de cette jeune fille s’aperçut de cette fréquente visite et lui dit que cela ne convenait pas à une jeune fille d’aller ainsi, seule, parmi les sauvages. Elle lui dit qu’elle n’irait plus. Elle tint parole. Le père crut que tout irait pour le mieux. Hélas ! il ne connaissait pas ce qui remuait au fond du cœur de son enfant.

Le fils du Chef des Maléchites, grand et joli garçon, avec ses mitasses et son ceinturon rouge, à la figure sereine, aux membres charnus, avait su gagner le cœur de la jeune fille, et cela dans une circonstance assez ordinaire aux jours de la crue des eaux.

Un jour que la jeune fille se promenait dans un canot d’écorce, un corps d’arbre, entraîné par le courant avec une vitesse prodigieuse, vint frapper la frêle embarcation de la jeune fille, et le canot chavira. C’en était fait de la pauvre enfant, sans le secours du Chef, et surtout de son fils qui l’empoigna au moment où la force du courant allait la broyer sur les roches qui terminent le petit rocher. On la ramena sous la tente du Chef. On sécha ses vêtements après l’avoir rendue à la sensibilité, et rendue chez elle, elle ne parla à personne de cet accident qui marqua le jour de cet entraînement vers le fils du Chef qui ne se montra pas indifférent à la jeune fille et qui l’aima d’un amour aussi sauvage que jaloux.

Ils s’aimaient donc follement. Aussi, quand le père témoigna son désir de ne plus la voir retourner au village Maléchite, la jeune fille, forte, dévora son chagrin en silence. Pendant huit jours, ce ne fut que larmes secrètes, sanglots comprimés, faux airs de joie menteuse. La petite chambre, bien souvent, fut le muet témoin des scènes d’une douleur vraie et profonde. Ce que c’est que le cœur humain !

Un jour de juin, par une belle après midi de douce chaleur, la jeune fille descendit sur la grève pour y respirer l’air pur, entendre le cri de l’alouette encore rare à cette saison. Elle descendit tranquillement le chemin qui longe la rivière.

De l’autre côté de la rivière, sur une petite éminence, les Maléchites, leur chef en tête, ont bâti leurs cabanes d’écorce. Au même moment, un léger canot se détachant du bord, glissait mollement sur la surface tranquille de la rivière. Un sauvage seul le conduit. Il semble ne pas apercevoir la jeune fille qui a senti battre son cœur en reconnaissant celui qu’elle aime, le fils du Chef sauvage. Elle agite son mouchoir de soie à fond bleu ; rien. Le canot suit toujours les écarts. Elle voudrait crier ; mais la vois lui manque, tant son cœur se sert dans sa poitrine ; et puis le manoir est si peu loin !

Soudain le canot a pris une autre direction. Il s’avance maintenant à angle droit vers la rive. La jeune enfant, rendue sur la pointe où plus tard fut bâtie la chapelle, s’assit, attendant la venue du sauvage, son farouche amant qui ne l’a pas revue depuis longtemps. À peine eût-elle le temps de se demander que va-t-il dire ? que lui dirais je ? que déjà il était devant elle, rivant sur elle un grand œil noir. Incapable de soutenir la fixité de ce regard fascinateur, l’enfant se prit à trembler comme l’oiseau sous le regard du faucon.

L’ingratitude semble le partage des blancs, dit-il. La fille au Visage-pâle a oublié. Aurait elle peur de se salir les pieds sur le seuil de ma cabane ?

— Non, frère, dit-elle toute tremblante ; la colombe revient toujours au nid qu’elle aime, si l’oiseleur ne lui tend pas des embûches, si la tempête ne la force à s’éloigner.

— Oh ! oh ! le renard a bien des moyens pour prendre sa victime.

— Frère, voudrais tu dire que je mens, que mes lèvres prononceraient des mots qui ne partent pas du cœur ? Voudrais-tu croire que je te tends un piège ? Elle s’était levée, sublime de dévouement et de colère. Vas ! tu n’es qu’un méchant. Ton cœur est plus dur que la crosse de ton fusil. Je n’avais d’âme, de souvenir, de pensées que pour toi, mon sauveur. Moi, dont le sang français non dégénéré coule dans les veines, méprisant la barrière que la nature a voulu mettre entre l’humble enfant des bois et moi, n’écoutant que la voix du cœur qui n’est pas toujours celle de la raison, je suivis mon inclination. J’aurais dû combattre ce désir insensé, mon tourment. Maintenant je vois que j’ai fait un rêve, et le réveil m’est pénible ; il me brûle le cœur. Va, maintenant, loin de la pauvre enfant qui eut le malheur de t’aimer. Je croyais ton cœur sensible.

Comme elle achevait de prononcer ces paroles, le fils du Chef, l’enlaçant dans ses bras, la précipitait au fond de son canot et gagnait l’île à force de rame.

Le père, averti de la disparition de son enfant, courut au rivage. Rien. Là-bas seulement, au bout de l’Ailerond, un canot. Ce sont eux. Holà ! Chef s’écrie le père de la jeune fille, un canot ! En un rien de temps les deux pères voguaient à la poursuite de leurs enfants. Le détour de la rivière leur prit assez de temps à parcourir. Déjà le canot des deux amoureux avait fait terre à l’île. Les poursuivants arrivent enfin auprès du canot fugitif, amarré à la rive. À peine ont-ils fait quelques pas que deux mêmes cris de douleur s’échappèrent de leur poitrine. Aux branches d’un arbre, l’un à droite autre à gauche, deux corps se balancent dans l’espace vide.

Vivaient-ils encore ? Problème qu’ils allaient résoudre. En un moment les deux corps reposent sur l’herbe. Les deux pères, penchés sur le corps de leur enfant respectif, auscultent leur poitrine. Hélas ! plus d’espoir pour le malheureux fils du Chef. Le poids de son corps a serré la corde vivement autour de son cou. La mort ne s’était pas fait attendre ; son âme était devant son Juge.

— Mais l’autre ? disent les auditeurs.

L’autre ? rien encore. Le Chef, sûr de la mort de son fils, stoïque comme tous les enfants des bois, ne lui donne pas seulement un jour de vie. Il revient au corps de la jeune fille que le père contemplait, cherchant sur ce visage décoloré un signe, un vestige de vie. Il la prenait dans ses bras comme pour la réchauffer. Plus d’espoir, Chef, dit-il.

Pour le mien.

— Et moi ?

— Sais pas. Va voir. Lui ouvrant, les yeux, il touche la prunelle de l’œil. Un léger mouvement lui fit dire au malheureux père : Attends.

Un rayon de joie illumina la face blême du père de la jeune fille. Bientôt, il eut le bonheur si intense de revoir son enfant, assise au pied d’un arbre, les yeux encore égarés, mais ayant encore assez de connaissance pour se jeter dans les bras de son père.

Sauvée ! s’écria t-il, sauvée !

En effet, grâce à la faible pesanteur de son corps, après s’être aidé de ses mains et de ses pieds, elle avait retardé l’heure de la mort. Elle était saine et sauve, mais bien faible, bien brisée. Son pauvre corps brisé, disloqué, la faisait beaucoup souffrir. Qu’importe, elle vivait. C’était le principal.

Quelle fut la douleur de ces trois personnages en voyant étendu sur l’herbe, le corps du malheureux fils du Chef !

On apprit alors de la bouche de la jeune fille que le fils du Chef, en arrivant sur l’île, lui avait passé une corde autour du cou, et que malgré ses cris et ses prières il l’avait pendue, et qu’ensuite il avait voulu partager son sort en mourant de la même mort qu’elle. Heureusement on n’avait à déplorer qu’une victime, mais l’autre ne valait guère mieux.

Le corps du sauvage fut enterré sur la grève.

Voilà tout, mesdames, et veuillez m’excuser.

Déjà neuf heures ! Allons ! Mme  Vincent, déguerpissons, tout en vous remerciant, père, s’écrie Mme  Dubois.

On s’embrasse bel et bien, et les visiteuses s’en vont comme elles étaient venues, enchantées de la cordiale réception des Dames Boldieu et de l’histoire du père Harnigon.

C’est ainsi qu’on veillait autrefois. C’était le bon temps alors.

Hélas ! qu’est devenu ce temps, cet heureux temps où nos pères heureux, au coin de l’âtre, dans un nuage de fumée, ressuscitaient le passé ? C’était des héros, nos pères, et ils étaient écoutés aussi !