Caprice (Derème)/Le pauvre logis

LE PAUVRE LOGIS

Passez la Seine, Acaste, et venez à Passy ;
Vous y verrez mon ermitage.
Je demeure au premier étage,
Entre ma joie et mon souci.
Un jardin est en face où s’effeuille un vieil arbre ;
Autobus et taxis ronflent sur le pavé ;
À mon seuil en deux bonds vous êtes arrivé.
Ne vous attardez pas à l’escalier de marbre,
Paros que l’architecte a soumis à sa loi…
Je ne ris point : il est en marbre. Est-il à moi ?
Non certe. En ce palais, Derème est locataire ;
On le voit fort exact à payer son loyer ;
Mais il s’étonne à voir briller
Les vingt marches de l’escalier
Quand il descend de son premier,
À l’aurore, pour toucher terre.

Terre ! Que dis-je ! Est-il de la terre à Paris ?
La terre, c’est de l’herbe et des buissons fleuris,
Un pigeon qui roucoule aux branches d’un platane.
Il n’est pas d’herbe ici pour faire paître un âne ;
Nabuchodonosor y périrait de faim.
Ce n’est que pierre et fer, ciment, brique et bitume !
Acaste, mon ami, pensez-vous qu’à la fin
À ce triste décor mon âme s’accoutume ?

Pourtant j’ai ce vieil arbre ; il peut me consoler.
Il rêve à des coteaux qui brillent de rosée ;
À l’aube, je lui dis bonjour par la croisée
Et je vois un moineau dans l’ombre s’envoler.
Le moineau, l’arbre et moi, c’est une académie ;
Nous dormons tous les trois au même carrefour,
Et nous avons le même amour
Pour un ciel qui s’éveille à la lumière amie,
Pour un ciel de province où glissent des ramiers
Tandis que l’air murmure aux feuilles des pommiers.

Hélas ! nous sommes loin de cette aurore verte !
Montez ; je vous attends ; la porte est entr’ouverte ;
Et voici mon logis avec mon encrier,
L’urne à tabac, le cendrier,
La cire à cacheter, la colle, la bougie,
Et la table où parfois je rime une élégie,
Lorsque je suis trop triste et que j’écris des vers
Pour régler une fois son compte à l’univers.
Je vous demande un peu si l’univers m’écoute !
Mais les poètes sont ainsi,
Et dès qu’ils ont quelque souci
Il leur faut crier sur la route
À pleine voix, afin que nul n’ignore leur
Douleur.
Ce n’est aux seuls mortels que leur chanson s’adresse,
Mais au Destin : elle le presse
De disposer le monde afin qu’ils soient heureux.
Ils voudraient qu’on changeât les étoiles de place ;
Et pour que le bonheur se répandît sur eux,
Ils mettraient l’Équateur dans un tube de glace,
Et parmi les lilas fleuris
Feraient au pôle Nord voler des colibris.

Et pourquoi, s’il vous plaît ? Parce que leur Clymène
Ne leur a point écrit depuis une semaine.
Voilà bien de quoi faire abîmer l’univers !
Mais le ressentiment déjà gonfle leurs vers :
Les hommes sont mauvais et l’azur est funèbre ;
Le plus beau des printemps est amère saison ;
Le soleil n’est qu’une ténèbre ;
Et la mélancolie habite leur maison.

Ô pigeons voyageurs, venez à tire-d’ailes !
Albatros, goélands, colombes, hirondelles,
Atterrissant au carrefour,
Apportez dans le bec une lettre d’amour,
Et que ces malheureux de trois lignes soient ivres.

Lettres d’amour, autant en emporte le vent,
Mais qui bercent un cœur fervent,
Lettres d’amour… Acaste, admirez ces beaux livres.
Il en est sur la chaise et, ma foi, sous le lit.
Sur chaque table, ils font d’énormes pyramides.
Mon antique servante à leur aspect pâlit,
Et l’indignation creuse encore ses rides.
Ils grimpent sur les murs, encombrent le(s) rayons,
Et j’aurais peur si nous dansions,
Ou si vous profériez de rudes épithètes,
Que leur immense amas ne tombât sur nos têtes.

Dans ce logis sans doute on a peine à marcher
Tant il est de bouquins entassés au plancher.
C’est ici que le soir je dorlote ma peine.
Un dessin de Zuloaga
Un flacon de vieux Malaga
Et les pantoufles de Clymène
Sont tout l’enchantement de ce pauvre décor.
C’est ici que mon rêve, industrieuse abeille,
Qui dans la nuit bourdonne encor,
Fait avec sa tristesse une cire vermeille.

Ici j’évoque la saison
Dont les guirlandes sont fanées.
Las ! où sont les jeunes années
Qui se cabraient sur l’horizon,
À l’instant que les destinées
Fleurissaient jusqu’au toit les murs de ma maison !