Capitale de la douleur/Mourir de ne pas mourir

Gallimard (p. 47-75).

MOURIR DE NE PAS MOURIR

à André Breton

L’ÉGALITÉ DES SEXES

Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire
Où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard
Ni connu la beauté des yeux, beauté des pierres,
Celle des gouttes d’eau, des perles en placards,

Des pierres nues et sans squelette, Ô ma statue,
Le soleil aveuglant te tient lieu de miroir
Et s’il semble obéir aux puissances du soir
C’est que ta tête est close, Ô statue abattue

Par mon amour et par mes ruses de sauvage.
Mon désir immobile est ton dernier soutien
Et je t’emporte sans bataille, à mon image,
Rompue à ma faiblesse et prise dans mes liens.

AU CŒUR DE MON AMOUR

Un bel oiseau me montre la lumière
Elle est dans ses yeux, bien en vue.
Il chante sur une boule de gui
Au milieu du soleil.



Les yeux des animaux chanteurs
Et leurs chants de colère ou d’ennui
M’ont interdit de sortir de ce lit.
J’y passerai ma vie.

L’aube dans des pays sans grâce
Prend l’apparence de l’oubli.
Et qu’une femme émue s’endorme, à l’aube,
La tête la première, sa chute l’illumine.

Constellations,
Vous connaissez la forme de sa tête.
Ici, tout s’obscurcit :
Le paysage se-complète, sang aux joues,
Les masses diminuent et coulent dans mon cœur

Avec le sommeil.
Et qui donc veut me prendre le cœur ?



Je n’ai jamais rêvé d’une si belle nuit.
Les femmes du jardin cherchent à m’embrasser —
Soutiens du ciel, les arbres immobiles
Embrassent bien l’ombre qui les soutient.

Une femme au cœur pâle
Met la nuit dans ses habits.
L’amour a découvert la nuit
Sur ses seins impalpables.

Comment prendre plaisir à tout ?
Plutôt tout effacer.
L’homme de tous les mouvements,
De tous les sacrifices et de toutes les conquêtes
Dort. Il dort, il dort, il dort.
Il raye de ses soupirs la nuit minuscule, invisible.

Il n’a ni froid, ni chaud.
Son prisonnier s’est évadé — pour dormir.
Il n’est pas mort, il dort.

Quand il s’est endormi

Tout l’étonnait,
Il jouait avec ardeur,
Il regardait,
Il entendait.
Sa dernière parole :
« Si c’était à recommencer, je te rencontrerais sans te chercher. »
Il dort, il dort, il dort.
L’aube a eu beau lever la tête,
Il dort.

POUR SE PRENDRE AU PIÈGE

C’est un restaurant comme les autres. Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? Une grande femme, à côté de moi, bat des œufs avec ses doigts. Un voyageur pose ses vêtements sur une table et me tient tête. Il a tort, je ne connais aucun mystère, je ne sais même pas la signification du mot : mystère, je n’ai jamais rien cherché, rien trouvé, il a tort d’insister.

L’orage qui, par instants, sort de la brume me tourne les yeux et les épaules. L’espace a alors des portes et des fenêtres. Le voyageur me déclare que je ne suis plus le même. Plus le même ! Je ramasse les débris de toutes mes merveilles. C’est la grande femme qui m’a dit que ce sont des débris de merveilles, ces débris. Je les jette aux ruisseaux vivaces et pleins d’oiseaux. La mer, la calme mer est entre eux comme le ciel dans la lumière. Les couleurs aussi, si l’’on me parle des couleurs, je ne regarde plus. Parlez-moi des formes, j’ai grand besoin d’inquiétude.

Grande femme, parle-moi des formes, ou bien je m’endors et je mène la grande vie, les mains prises dans la tête et la tête dans la bouche, dans la bouche bien close, langage intérieur.

L’AMOUREUSE

Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.

Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s’évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.

LE SOURD ET L’AVEUGLE

Gagnerons-nous la mer avec des cloches
Dans nos poches, avec le bruit de la mer
Dans la mer, ou bien serons-nous les porteurs
D’’une eau plus pure et silencieuse ?

L’eau se frottant les mains aiguise des couteaux
Les guerriers ont trouvé leurs armes dans les flots
Et le bruit de leurs coups est semblable à celui
Des rochers défonçant dans la nuit les bateaux.

C’est la tempête et le tonnerre. Pourquoi pas le silence
Du déluge, car nous avons en nous tout l’espace rêvé
Pour le plus grand silence et nous respirerons
Comme le vent des mers terribles, comme le vent

Qui rampe lentement sur tous les horizons.

L’HABITUDE

Toutes mes petites amies sont bossues :
Elles aiment leur mère.
Tous mes animaux sont obligatoires,
Ils ont des pieds de meuble
Et des mains de fenêtre.
Le vent se déforme,
Il lui faut un habit sur mesure,
Démesuré.
Voilà pourquoi
Je dis la vérité sans la dire.

DANS LA DANSE

Petite table enfantine,
il y a des femmes dont les yeux sont comme des morceaux de sucre,
il y a des femmes graves comme les mouvements de l’amour qu’on ne surprend pas
il y a des femmes au visage pâle
d’autres comme le ciel à la veille du vent.
Petite table dorée des jours de fête,
il y a des femmes de bois vert et sombre :
celles qui pleurent,
de bois sombre et vert :
celles qui rient.

Petite table trop basse ou trop haute,
il y a des femmes grasses
avec des ombres légères,
il y a des robes creuses,
des robes sèches,
des robes que l’on porte chez soi et que l’amour ne fait jamais sortir.

Petite table,
je n’aime pas les tables sur lesquelles je danse,
je ne m’en doutais pas.

LE JEU DE CONSTRUCTION

À Raymond Roussel.

L’homme s’enfuit, le cheval tombe,
La porte ne peut pas s’ouvrir,
L’oiseau se tait, creusez sa tombe,
Le silence le fait mourir.

Un papillon sur une branche
Attend patiemment l’hiver,
Son cœur est lourd, la branche penche,
La branche se plie comme un ver.

Pourquoi pleurer la fleur séchée
Et pourquoi pleurer les lilas ?
Pourquoi pleurer la rose d’ambre ?

Pourquoi pleurer la pensée tendre ?
Pourquoi chercher la fleur cachée
Si l’on n’a pas de récompense ?

— Mais pour ça, ça et ça.

ENTRE AUTRES

À l’ombre des arbres
Comme au temps des miracles,

Au milieu des hommes
Comme la plus belle femme

Sans regrets, sans honte,
J’ai quitté le monde.

— Qu’avez-vous vu ?

— Une femme jeune, grande et belle
En robe noire très décolletée.

GIORGIO DE CHIRICO

Un mur dénonce un autre mur
Et l’ombre me défend de mon ombre peureuse.
O tour de mon amour autour de mon amour,
Tous les murs filaient blanc autour de mon silence.

Toi, que défendais-tu ? Ciel insensible et pur
Tremblant tu m’abritais. La lumière en relief
Sur le ciel qui n’est plus le miroir du soleil,
Les étoiles de jour parmi les feuilles vertes,

Le souvenir de ceux qui parlaient sans savoir,
Maîtres de ma faiblesse et je suis à leur place
Avec des yeux d’amour et des mains trop fidèles
Pour dépeupler un monde dont je suis absent.

BOUCHE USÉE

Le rire tenait sa bouteille
À la bouche riait la mort
Dans tous les lits où l’on dort
Le ciel sous tous les corps sommeille

Un clair ruban vert à l’oreille
Trois boules une bague en or
Elle porte sans effort
Une ombre aux lumières pareille

Petite étoile des vapeurs
Au soir des mers sans voyageurs
Des mers que le ciel cruel fouille

Délices portées à la main
Plus douce poussière à la fin
Les branches perdues sous la rouille.

DANS LE CYLINDRE DES TRIBULATIONS

Que le monde m’entraîne et j’aurai des souvenirs.

Trente filles au corps opaque, trente filles divinisées par l’imagination, s’approchent de l’homme qui repose dans la petite vallée de la folie.

L’homme en question joue avec ferveur. Il joue contre lui-même et gagne. Les trente filles en ont vite assez. Les caresses du jeu ne sont pas celles de l’amour et le spectacle n’en est pas aussi charmant, séduisant et agréable.

Je parle de trente filles au corps opaque et d’un joueur heureux. Il y a aussi, dans une ville de laine et de plumes, un oiseau sur le dos d’un mouton. Le mouton, dans les fables, mène l’oiseau en paradis.

Il y a aussi les siècles personnifiés, la grandeur des siècles présents, le vertige des années défendues et des fruits perdus.

Que les souvenirs m’entraînent et j’aurai des yeux ronds comme le monde.

DENISE DISAIT AUX MERVEILLES :

Le soir traînait des hirondelles. Les hiboux
Partageaient le soleil et pesaient sur la terre
Comme les pas jamais lassés d’un solitaire
Plus pâle que nature et dormant tout debout.

Le soir traînait des armes blanches sur nos têtes.
Le courage brûlait les femmes parmi nous,
Elles pleuraient, elles criaient comme des bêtes,
Les hommes inquiets s’étaient mis à genoux.

Le soir, un rien, une hirondelle qui dépasse,
Un peu de vent, les feuilles qui ne tombent plus,
Un beau détail, un sortilège sans vertus
Pour un regard qui n’a jamais compris l’espace.

LA BÉNÉDICTION

À l’aventure, en barque, au nord.
Dans la trompette des oiseaux
Les poissons dans leur élément.

L’homme qui creuse sa couronne
Allume un brasier dans la cloche,
Un beau brasier-nid-de-fourmis.

Et le guerrier bardé de fer
Que l’on fait rôtir à la broche
Apprend l’amour et la musique.

LA MALÉDICTION

Un aigle, sur un rocher, contemple l’horizon béat. Un aigle défend le mouvement des sphères. Couleurs douces de la charité, tristesse, lueurs sur les arbres décharnés, lyre en étoile d’araignée, les hommes qui sous tous les cieux se ressemblent sont aussi bêtes sur la terre qu’au ciel. Et celui qui traîne un couteau dans les herbes hautes, dans les herbes de mes yeux, de mes cheveux et de mes rêves, celui qui porte dans ses bras tous les signes de l’ombre, est tombé, tacheté d’azur, sur les fleurs à quatre couleurs.

SILENCE DE L’ÉVANGILE

Nous dormons avec des anges rouges qui nous montrent le désert sans minuscules et sans les doux réveils désolés. Nous dormons. Une aile nous brise, évasion, nous avons des roues plus vieilles que les plumes envolées, perdues, pour explorer les cimetières de la lenteur, la seule luxure.

La bouteille que nous entourons des linges de nos blessures ne résiste à aucune envie. Prenons les cœurs, les cerveaux, les muscles de la rage, prenons les fleurs invisibles des blêmes jeunes filles et des enfants noués, prenons la main de la mémoire, fermons les yeux du souvenir, une théorie d’arbres délivrés par les voleurs nous frappe et nous divise, tous les morceaux sont bons. Qui les rassemblera : la terreur, la souffrance ou le dégoût ?

Dormons, mes frères. Le chapitre inexplicable est devenu incompréhensible. Des géants passent en exhalant des plaintes terribles, des plaintes de géant, des plaintes comme l’aube veut en pousser, l’aube qui ne peut ne plus se plaindre, depuis le temps, mes frères, depuis le temps.

SANS RANCUNE

Larmes des yeux, les malheurs des malheureux,
Malheurs sans intérêt et larmes sans couleurs.
Il ne demande rien, il n’est pas insensible,
Il est triste en prison et triste s’il est libre.

Il fait un triste temps, il fait une nuit noire
À ne pas mettre un aveugle dehors. Les forts
Sont assis, les faibles tiennent le pouvoir
Et le roi est debout près de la reine assise.

Sourires et soupirs, des injures pourrissent
Dans la bouche des muets et dans les yeux des lâches.
Ne prenez rien : ceci brûle, cela flambe !
Vos mains sont faites pour vos poches et vos fronts.



Une ombre….
Toute l’infortune du monde
Et mon amour dessus
Comme une bête nue.

CELLE QUI N’A PAS LA PAROLE

Les feuilles de couleur dans les arbres nocturnes
Et la liane verte et bleue qui joint le ciel aux arbres,
Le vent à la grande figure
Les épargne. Avalanche, à travers sa tête transparente
La lumière, nuée d’insectes, vibre et meurt.

Miracle dévêtu, émiettement, rupture
Pour un seul être.

La plus belle inconnue
Agonise éternellement.

Étoiles de son cœur aux yeux de tout le monde.

NUDITÉ DE LA VÉRITÉ

« Je le sais bien »

Le désespoir n’a pas d’ailes,
L’amour non plus,
Pas de visage,
Ne parlent pas,
Je ne bouge pas,
Je ne les regarde pas,
Je ne leur parle pas
Mais je suis bien aussi vivant que mon amour et que mon désespoir.

PERSPECTIVE

Un millier de sauvages
S’apprêtent à combattre.
Ils ont des armes,
Ils ont leur cœur, grand cœur,
Et s’alignent avec lenteur
Devant un millier d’arbres verts
Qui, sans en avoir l’air,
Tiennent encore à leur feuillage.

TA FOI

Suis-je autre chose que ta force ?
Ta force dans tes bras,
Ta tête dans tes bras,
Ta force dans le ciel décomposé,
Ta tête lamentable,
Ta tête que je porte.
Tu ne joueras plus avec moi,
Héroïne perdue,
Ma force bouge dans tes bras.

MASCHA RIAIT AUX ANGES

L’heure qui tremble au front du temps tout embrouillé

Un bel oiseau léger plus vif qu’une poussière
Traîne sur un miroir un cadavre sans tête
Des boules de soleil adoucissent ses ailes
Et le vent de son vol affole la lumière

Le meilleur a été découvert loin d’ici.