Canaux maritime -Corinthe - Canal de la Baltique à la Mer du Nord - Manchester - De la Méditerranée à l’Atlantique

Canaux maritime -Corinthe - Canal de la Baltique à la Mer du Nord - Manchester - De la Méditerranée à l’Atlantique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 308-348).

CANAUX MARITIMES

CORINTHE

CANAL DE LA BALTIQUE À LA MER DU NORD
MANCHESTER

DE LA MÉDITERRANÉE À l’ATLANTIQUE

« Le canal de Suez est le plus grand travail maritime entrepris et accompli de notre siècle. Il a produit la révolution la plus considérable dans le commerce du monde, et j’ajoute que l’histoire de son accomplissement, lorsqu’on la lit aujourd’hui, nous apparaît presque comme un conte de fées. »

Ainsi parlait, il y a quelques semaines, Sir Thomas Sutherland, président de la Compagnie Péninsulaire et Orientale, en recevant à bord de l’Australia, l’un des plus magnifiques paquebots de cette puissante Compagnie, le Congrès international des Travaux maritimes, alors en cours de visite des Docks de la Tamise.

Presque un conte de fées ! Sir Thomas a ainsi traduit d’un mot pittoresque la profonde impression que l’étonnant succès de cette grande œuvre a produite sur l’imagination des peuples. Il n’y a pas encore un quart de siècle que le canal de Suez a été inauguré, et déjà son histoire est devenue légende.

La grandeur de l’idée, les péripéties de sa réalisation, la longue lutte de Ferdinand de Lesseps contre la diplomatie à la fois si agressive et si influente du vieux Pam, ses belles chevauchées à travers le désert, sans repos ni lassitude, comme celles des héros de la romantique chevalerie, son contagieux entrain, son imperturbable confiance, sa foi musulmane dans son étoile, le Khédive subjugué, l’Europe convaincue, les peuples et les rois gagnés à la cause du canal ; et là-bas, dans l’isthme réputé longtemps infranchissable, vingt mille travailleurs venus de toutes les rives de la Méditerranée et de l’Adriatique, aussitôt asservis à la volonté fascinatrice d’Alexandre Lavalley, donnant, sous cette impulsion à laquelle rien ne résistait, tout ce qu’il y avait en eux d’ardeur, d’enthousiasme et de travail, mettant en œuvre d’étonnantes machines inventées de la veille ; jusqu’à ce qu’un jour le canal fût creusé, les deux mers réunies, les deux parties les plus peuplées du monde rapprochées de 2 000 lieues, invitées à commercer fraternellement. Puis, les navires aussitôt se pressant dans ce nouveau Bosphore, les millions de tonnes succédant aux millions de tonnes, les dividendes croissant d’année en année, les souscripteurs de la première heure enrichis, la valeur de leurs actions sextuplée. « Que de merveilles ! que de contrastes saisissans, que de rêves, réputés chimériques, devenus de palpables réalités ! et dans cet assemblage de tant de prodiges, que de sujets de réflexion pour le penseur, que de joies dans l’heure présente, et dans les perspectives de l’avenir que de glorieuses espérances[1] ! »

Rêve, conte de fée, prodige ! les imaginations s’enflammèrent, on chercha de tous côtés des isthmes à percer, des canaux maritimes à ouvrir, des ponts à jeter sur des détroits. Il fut facile d’en découvrir.

Mais l’imagination est un guide fallacieux qui, comme le lutin des légendes, souvent nous égare, nous fait mépriser les obstacles, nier les difficultés, et l’analogie, la décevante analogie, est une base insuffisante pour un syllogisme dont la conclusion est tout d’abord un appel de fonds.

Toute œuvre humaine présente à la fois des difficultés et des avantages : le rapport des unes aux autres est la mesure de l’utilité de l’entreprise, et c’est ce rapport qu’il faut d’abord établir dans chaque cas. Ce n’est qu’ensuite qu’il conviendra de se prononcer sur la question d’exécution et d’en chercher les moyens. Dans les entreprises auxquelles nous faisons allusion, ce calcul n’a, la plupart du temps, été fait que d’une façon fort incomplète. D’un côté, on a, par une tendance naturelle à tout inventeur, exagéré les avantages d’ordres divers que devait procurer la nouvelle voie : quand les chiffres gênaient, on leur a substitué les préoccupations faciles à inquiéter de la défense nationale, ou bien l’on s’est contenté d’un commentaire plus ou moins approprié de l’aphorisme attribué à Macaulay : « Les inventions qui ont réduit la distance ont le plus contribué à la civilisation de notre époque », sans se préoccuper de cette autre vérité que tout effort mal employé est une perte pour l’humanité et un retard dans l’accroissement du bien-être. D’autre part, apprécier exactement l’importance de la difficulté à vaincre, en calculer la valeur, se rendre compte des procédés à employer, de ce qu’il en coûtera, c’est chose toujours délicate, même dans les plus modestes entreprises, à plus forte raison dans celles-ci. On serait tenté de croire qu’une pareille recherche dépasse les forces de l’investigation humaine. De toutes les entreprises que l’exemple du canal de Suez a suscitées, aucune, on peut le dire, n’a échappé à cette sorte de fatalité qu’on appelle l’insuffisance des prévisions.

Je ne dirai rien, — comme on pourrait s’y attendre, — du canal de Panama. L’histoire de cette grande tentative et de son douloureux avortement n’est pas prête encore : il faut attendre le jour où, les passions éteintes, les ombres qui l’obscurcissent pourront être dissipées, et ce jour n’est peut-être pas prochain. Je chercherai, — si le lecteur veut bien me le permettre, — dans des faits plus modestes, quoique encore d’importance considérable, la justification des réflexions qui précèdent. Paulo minora canamus !


I

L’isthme de Corinthe attira tout d’abord les regards. Il n’apparaît sur la carte que comme un mince pédoncule réunissant le Péloponèse à la grande terre grecque, « un pont jeté sur la mer », comme disaient les anciens. Son percement rapprochait le Pirée, et par conséquent Athènes, de l’Europe occidentale, abrégeait la route du commerce de l’Adriatique à la mer Noire et aux côtes de l’Asie Mineure, et permettait d’éviter les dangers du cap Matapan, fécond en naufrages.

Cette configuration particulière avait de tout temps provoqué l’attention. À l’époque antique où la Grèce était le monde, les peuples du Péloponèse regardaient cet étroit passage comme la garantie de leur indépendance : ils le fortifièrent, cherchant à le rendre inaccessible, à faire réellement du Péloponèse l’île de Pelops, à lui donner une sécurité comparable à celle dont les Anglais d’aujourd’hui dans leur île « inviolée » sont si fiers et si jaloux. À plusieurs reprises dans l’histoire, on voit se relever les fortifications de l’isthme de Corinthe. Valérien et après lui Justinien leur demandent d’abriter le Péloponèse contre les invasions que les profondeurs de la Scythie déversaient sur le vieux monde, et les Vénitiens à leur tour les opposèrent — sans grand succès — aux armées des Osmanlis.

Ce n’est pas qu’en même temps on ne sentît tout l’avantage qu’il y avait à réunir les flottes du golfe d’Egine à celles du golfe de Corinthe. Mais, chose remarquable, ce fut d’abord en faisant passer les navires à force de bras par-dessus l’isthme. « Non seulement, dit Beulé, ce transfert d’une mer à l’autre était fréquent, mais un système permanent de machines avait été établi pour cet usage, et l’on appelait Diolcos le chemin par lequel on tirait les vaisseaux, source de grands revenus pour la ville en temps de paix, grand avantage en temps de guerre pour faire manœuvrer les flottes selon le besoin, notamment dans la guerre du Péloponèse. » Pas plus que les canaux, on le voit, le ship-railway, le chemin de fer pour navires, qui compte en Amérique et en Angleterre des partisans convaincus, ne manque d’ancêtres.

Le Diolcos, cependant, ne pouvait, — on s’en doute, — transborder d’une mer à l’autre que de très petits bâtimens. Chaque fois que l’on prévoyait l’accroissement de leurs dimensions, l’idée du canal se représentait à l’esprit. L’histoire grecque relate plusieurs projets de percement ; mais aucune suite n’y est donnée : tantôt, on craint d’irriter Neptune par le sacrilège mélange d’eaux jusque-là séparées ; tantôt, — erreur moins concevable ici qu’en Égypte, — on croit le niveau des eaux du côté de Corinthe beaucoup plus élevé que de l’autre : ouvrir une communication, ce serait submerger Egine et les Cyclades. La Grèce conquise, les empereurs romains songèrent à ouvrir l’isthme au commerce maritime. Néron ne s’en tint pas à l’intention, il fit faire des études, creuser des puits pour explorer la nature des terrains à excaver. L’empereur lui-même voulut inaugurer les travaux ; il le fit avec cette pompe et cet apparat mélodramatiques qui lui étaient chers : invocations à Neptune et à Amphitrite, sacrifices propitiatoires, chants où on célébrait et la grandeur de l’œuvre et la gloire de son promoteur. Même ses mains impériales, maniant un hoyau d’or, donnèrent le premier coup de pioche à ce canal que, dix-huit siècles plus tard, les ciseaux d’or de la reine de Grèce devaient, gracieux symbole, ouvrir enfin à la navigation. Deux ans après, Néron se donnait la mort. Son œuvre inachevée n’eut pas de continuateurs.

C’est peu d’années après l’inauguration du canal de Suez que le général Türr reprit la tentative avortée de Néron. Une semblable entreprise convenait à cette nature ardente, en laquelle la générosité des sentimens s’alliait à l’amour des grandes aventures. Tour à tour compagnon de Kossuth et de Garibaldi, l’un des Mille qui firent l’étonnante conquête de la Sicile, devenu l’ami et l’aide de camp du Re galantuomo, le général Türr, l’Italie une fois faite, ne pouvait s’endormir paisiblement sous ses lauriers. Après la gloire des armes, il chercha celle des œuvres de la paix : après l’affranchissement des peuples, il voulut des routes nouvelles à leurs communications. C’est ainsi que le percement de l’isthme de Corinthe lui apparut comme une suite naturelle de celui de Suez. Il en obtint la concession en 1881, et le public l’encouragea de la façon la plus significative en couvrant cinq fois la souscription au capital de 30 millions de francs.

On avait repris, à peu près exactement, le tracé de Néron, qui coupe l’isthme en ligne droite, depuis Poseidonia au Nord-Ouest jusqu’à Isthmia au Sud-Est, villes nouvelles qui se créèrent alors pour recevoir les travailleurs et dont les noms, réminiscences appropriées, rappellent et Neptune dont on allait braver les défenses et les antiques Jeux qui rapprochaient tant de peuples divers. Le relief du sol est celui de tous les isthmes : au tiers de la largeur, à peu près, une arête montagneuse à section sensiblement triangulaire, dont le sommet est à l’altitude de 80 mètres, et dont les pentes inégales, abruptes vers le golfe d’Egine, adoucies sur le versant occidental, se continuent jusqu’à la mer par des plaines alluviales, sortes de grèves formées des débris arrachés au massif central par l’éternelle oscillation des flots.

Ce massif se compose principalement de roches calcaires traversées de très nombreuses failles, témoins et souvenirs des fréquentes commotions de ce sol que soulèvent encore de temps à autre d’un coup de leurs robustes épaules les Titans antiques, impatiens de leur souterraine prison. La dureté en est variable. Quelques-unes s’exploitent sans peine au pic et à la pioche ; pour d’autres, il faut, pour les désagréger, recourir aux explosifs. — Sur la foi des puits creusés par les ingénieurs de Néron, puits qu’en plusieurs points on retrouva intacts, les parois toujours droites, on s’imagina que, la tranchée une fois faite, les talus pouvaient se tenir presque verticalement. On résolut donc de ne leur donner qu’une très faible inclinaison d’un dixième, ce qui avait l’avantage de diminuer notablement le cube à extraire. Cette considération avait d’autant plus d’importance que cette sorte de Culebra avait son point culminant à 67 mètres de haut. On donna d’ailleurs au plafond de la cuvette la même largeur qu’au canal de Suez, c’est-à-dire 22 mètres. La profondeur devait être de 8m, 50 au-dessous des plus basses mers.

De nombreux et graves mécomptes signalèrent l’exécution des travaux. Une première entreprise y succomba. Avec elle disparut le capital primitif, englouti dans ces travaux préparatoires, ces essais, ces tentatives et ces déceptions qui semblent être les inévitables dons apportés par quelque fée jalouse au berceau de ces grandes œuvres. Deux ans après le commencement des travaux, il fallut se convaincre qu’on s’y était mal pris pour attaquer ce massif central, qui était la vraie difficulté. On n’en avait fait qu’une étude insuffisante, en se contentant, comme moyen d’investigation, des seuls puits de Néron. Au lieu de terrains homogènes et compacts d’allure régulière, on rencontrait des roches disloquées, dures à l’attaque, ébouleuses cependant, et les moyens mis en œuvre, les grandes mines profondes, les dragages à sec, se trouvèrent être inefficaces. Du même coup, il fallut adopter une méthode nouvelle, créer un autre matériel, se pourvoir d’argent et obtenir du gouvernement hellénique une prolongation de délai. Sans trop de peine on eut celle-ci. Le capital fut plus récalcitrant. L’enthousiasme des premières heures était refroidi : le tiers à peine des 60 000 actions émises à la fin de 1887 trouva des souscripteurs. Le Comptoir d’Escompte prit le reste, en garantie des avances qu’il consentait à faire, et, grâce à ce concours providentiel, les travaux reprirent avec entrain. En un an, la nouvelle entreprise déblaya deux millions de mètres cubes de terrains spécialement difficiles, et descendit la tranchée presque au niveau de la mer. On sentait qu’on approchait du but, on se croyait sauvé, lorsque, au mois de mars 1889, la chute du Comptoir d’Escompte entraîna celle de la Compagnie du Canal de Corinthe. Que restait-il encore à faire à ce moment ? Deux millions et demi de mètres cubes de déblai à peine. — Mais, en outre, il fallait soutenir par des maçonneries les talus trop raides dans les parties ébouleuses : c’était plus de cent mille mètres cubes de maçonnerie de toute sorte. Il fallait aussi des bassins de garage à Isthmia, et tous ces aménagemens de la dernière heure, pieux d’amarrage, bouées, signaux, outillage de toute sorte, qui ne sont pas sans représenter une certaine dépense. — Et on n’avait plus d’argent. L’heure n’était guère favorable pour demander aux capitaux français de nouveaux subsides en faveur d’un canal maritime inachevé. Une Société hellénique se substitua à l’ancienne ; c’est elle qui a eu le mérite de terminer l’œuvre interrompue. Le 26 août dernier, le canal de Corinthe a vu passer dans sa profonde tranchée une flottille en tête de laquelle marchait le yacht royal. — Dans le discours qu’il prononça à cette occasion, le roi Georges rendit hommage au général Türr et aux capitaux français qui avaient si largement contribué à l’œuvre dont on célébrait l’achèvement. C’était justice, d’autant que ce sera peut-être là l’unique récompense que recevront jamais et le promoteur et ses premiers actionnaires.

Que deviendra par la suite l’exploitation du canal de Corinthe ? Il serait téméraire de vouloir le prédire. Il est indifférent à la grande navigation méditerranéenne. Si Suez est d’intérêt général, Corinthe n’est que d’intérêt secondaire. La nouvelle voie n’améliore que les relations de l’Adriatique avec la Grèce orientale, les Cyclades, le Bosphore, la mer Noire elles côtes de l’Asie Mineure, ce qui représente, il est vrai, plusieurs millions de tonnes. Outre l’avantage d’éviter les parages souvent difficiles, quelquefois dangereux, du cap Matapan, il procurera encore aux navires qui suivent cette route une économie de temps qui peut varier de 24 à 40 heures. C’est sur cette base que paraît avoir été calculé le tarif de 0 fr. 75 par tonne de jauge qui vient d’être publié.

La circulation dans le canal se fera, en outre, dans des conditions assez difficiles, qui peuvent comporter pour la navigation un certain supplément de dépense et réduire l’économie de temps. Dans cet étroit couloir, qui, large de 22 mètres au plafond, n’a, par suite de la presque verticalité de son encaissement, que 23m, 60 au plan d’eau, il n’y a, pour le navire transitant, qu’à suivre l’axe aussi rigoureusement que possible, et, quoique le tracé soit presque exactement rectiligne, il ne sera pas, dans tous les cas, facile de s’y maintenir. Les voiliers, même les plus petites tartanes, n’auront pas à courir de bordées : il leur faudra l’assistance du halage ou du remorqueur. Pour tous, voiliers ou vapeurs, il y aura, à la moindre déviation, à redouter le risque des embardées, mouvemens dans lesquels, inégalement pressé sur ses deux flancs par les eaux qu’il refoule, le navire, subitement indocile au gouvernail, se porte brusquement à droite ou à gauche, jusqu’à toucher la berge ; et cela, d’autant plus souvent que celle-ci est plus proche. Or, ce ne sont pas ici, comme à Suez, des berges de sable et de vase, coussins moelleux sur lesquels une carène peut venir s’appuyer sans crainte. Elle y imprime sa forme, elle ne s’y blesse point. À Corinthe, au contraire, ce sont de véritables maçonneries auxquelles un navire ne pourrait se heurter sans se faire des avaries plus ou moins graves, peut-être même s’ouvrir une voie d’eau.

Ajoutons que cette étroitesse du canal a pour effet d’augmenter la résistance qu’oppose l’eau au mouvement des navires, résistance d’autant plus considérable que le canal est plus resserré et le navire plus large. Des expériences trop peu nombreuses qui ont été faites à ce sujet, on déduit qu’un navire qui, à la marche normale de 40 tours d’hélice à la minute, faisait 10 nœuds en pleine mer, n’en fait plus que la moitié dans un canal dont la section est quatre fois et demie plus grande que la sienne. Si ce n’était que trois fois ou trois fois un quart, la vitesse ne serait plus que de 2 ou 3 nœuds. Puis le rapport des dimensions diminuant encore, le navire fait dans le canal l’effet d’une sorte de piston impuissant à refouler la masse d’eau que les berges inflexibles maintiennent devant lui. Or les grands paquebots ont près de 100 mètres carrés au maître-couple, presque la moitié de la section du canal de Corinthe : à peine pourraient-ils le traverser en quatre ou cinq heures peut-être plus, en déployant la même puissance motrice qui leur fait faire de 12 à 14 nœuds en pleine mer. Mais ces grands navires, réservés aux longues traversées de l’Indo-Chine et de l’Australie, ne fréquentent ni la mer des Alcyons, ni les méandres des Cyclades. Ceux de dimensions plus modestes qui touchent au Pirée, vont à Constantinople et dans la mer Noire, ont environ 60 mètres au maître-couple : ils peuvent donc franchir Corinthe, mais encore en dépensant pour aller très lentement autant que pour aller très vite en pleine mer. Enfin, le canal étant un chemin à voie unique, il faudra pour s’y engager attendre la sortie des navires venant en sens contraire. Un retard de quelques heures a de l’importance quand il s’agit d’un raccourci d’un jour et demi à peine.

Toutes ces circonstances réunies avaient conduit quelques ingénieurs à penser que l’exploitation du canal de Corinthe ne comportait pas la faculté pour les navires, tant à voile qu’à vapeur, de s’y mouvoir par leurs propres moyens. On a bien alors proposé l’installation dans le canal de Corinthe d’un touage sur chaîne immergée, comme celui que nous voyons fonctionner sur la Seine dans la traversée de Paris. Ce procédé, d’invention absolument française, est, en effet, spécialement à propos pour. vaincre les grandes résistances. Plus d’embardées non plus : dans un convoi toué, pour les éviter absolument, il suffit de croiser les remorques. On a calculé, que, dans le canal de Corinthe, un toueur disposant d’une force de traction de 12 000 kilogrammes, le double à peu près de ceux de la Seine, pourrait faire franchir les six kilomètres du canal en une heure, soit à un convoi de 10 petits navires de 1 000 à 1 200 tonneaux, soit à la fois à deux paquebots ou des Messageries ou de la Compagnie du Lloyd Austro-Hongrois, qui fréquentent cette route[2].

Tout cela est fort bien : le touage présente sur tout autre mode de traction des avantages incontestables ; mais il n’est pas sans exiger une assez forte dépense de premier établissement et d’exploitation. On comprend que la Compagnie du Canal désire se laisser convaincre par l’expérience de la nécessité de recourir à cet auxiliaire un peu coûteux. Pour le moment, l’inauguration du canal n’a été faite que par de petits bâtimens, tels que des torpilleurs et de petits yachts. Le plus grand de ces navires, le Samos, n’a qu’un déplacement de 1 250 tonnes. Il n’est donc pas surprenant que, le jour de l’inauguration, la vitesse de marche ait été de 6 nœuds et demi, et que le canal ait été franchi en une demi-heure, comme on l’a publié. Attendons, pour en faire une appréciation définitive, le jour où il sera livré à l’exploitation régulière.

Dès aujourd’hui, toutefois, nous lui souhaitons de grand cœur un succès qui serait pour son promoteur une consolation, sinon une tangible récompense.


II

Le canal maritime qui va bientôt réunir la Baltique à la mer du Nord, ou plus immédiatement la baie de Kiel à l’embouchure de l’Elbe, en aval de Hambourg, ne procède pas exclusivement, comme celui de Corinthe, de la pacifique préoccupation d’abréger les routes du commerce, de les rendre plus faciles et plus sûres, et de rapprocher les idées, les hommes et les choses.

Il n’est pas dû non plus à l’initiative individuelle : «Pour l’honneur de l’Allemagne, pour le bien de l’Empire, pour sa grandeur et sa force», telles furent les paroles par lesquelles l’empereur Guillaume 1er en inaugura les travaux en juin 1887.

L’honneur, on le trouvait dans l’exécution et l’achèvement d’une grande œuvre, rivale en réputation du canal de Suez, dû à des mains françaises ; la force, dans une communication plus facile établie entre les deux grands arsenaux, Wilhemshaven et Kiel, où se construisait la flotte pour laquelle les souverains de l’Allemagne rêvent, avec une évidente prédilection, de glorieuses destinées. Telles sont les raisons pour lesquelles l’Empire est à la fois l’entrepreneur et le propriétaire du canal, et y a consacré une somme de 156 millions de marks, dont le tiers est à la charge exclusive de la Prusse, plus directement intéressée à ce grand travail.

Ce n’est pas que les œuvres de la paix ne doivent aussi tirer bénéfice du canal de la Baltique à la mer du Nord, et peut-être, en parlant de la grandeur et du bien de l’Empire, le vieil empereur avait-il voulu aussi laisser entendre que les avantages commerciaux de la nouvelle voie n’étaient pas en dehors de ses augustes préoccupations. Le principal de ces avantages ne réside pas, comme on pourrait le croire, dans l’abréviation de la distance entre les deux mers. Sans doute, les navires à vapeur qui vont aujourd’hui de l’une dans l’autre en doublant le cap Skagen, et en franchissant les détroits sinueux des Belts et du Sund, emploient, dans les meilleures conditions, à cette navigation difficile, de trente-huit à quarante heures. Pour les voiliers, quand les vents hyperboréens de cette région tourmentée sont favorables, il faut trois ou quatre jours. Par le canal, on leur promet qu’une fois rendus à l’une de ses extrémités, ce qui pour la plupart exige un détour quelquefois assez long, ils en atteindront l’autre en treize, quinze ou dix-huit heures.

La navigation entre les ports allemands des deux mers, celle de la Manche et de l’océan Atlantique avec la Baltique, sont celles qui profiteront de cette économie de temps. Pour les autres, l’avantage diminue à mesure que les ports d’arrivée ou de destination sont situés plus au Nord. C’est ainsi qu’en ce qui regarde la côte orientale de la Grande-Bretagne, dont les relations avec la Baltique sont particulièrement actives, les navires venant de Hull ou y allant sont les derniers qui auront quelque intérêt à passer par le nouveau canal. L’abréviation n’intéresse ni Sunderland ni Newcastle. Les ports de la Norvège et de la Suède occidentale, et à plus forte raison ceux de la monarchie danoise, y sont indifférens. Déduction faite des navires qui ne doivent ainsi vraisemblablement pas être attirés vers le canal, on constate, d’après les statistiques des dix dernières années, que, sur les 43 000 navires doublant annuellement le cap Skagen, 24 000, tant à voile qu’à vapeur, d’un tonnage net total de 8 millions et demi de tonnes, auront intérêt à emprunter la nouvelle voie. Cette route est, en effet, l’une des plus fréquentées du monde entier. Elle le serait bien plus encore, si la déplorable politique économique dans laquelle la Russie persiste avec une obstination si funeste à son développement, n’obstruait pas de tarifs douaniers prohibitifs l’accès des ports qu’à grands frais elle prétend, d’autre part, ouvrir au commerce.

Ainsi parcourue, la route de Skagen des Belts et du Sund est pleine de périls que ne parvient pas à faire toujours éviter le magnifique développement de phares et de balises qui est l’honneur du gouvernement danois et de ses savans ingénieurs. De 1858 à 1891, un tiers de siècle, ces parages redoutés ont vu plus de 8 000 naufrages, soit plus de cinq par semaine :


Exitio est avidum mare nantis.


Une statistique allemande, de date toute récente, y signale la disparition, en cinq ans, de 92 navires portant le pavillon de l’Empire, ayant englouti avec eux 708 personnes.

Les sinistres se produisaient aussi bien aux temps où les statisticiens ne songeaient pas encore à en faire le relevé, et ils étaient proportionnellement d’autant plus fréquens, que la navigation était moins instruite et les dangers moins signalés. Aussi, depuis plusieurs siècles, les peuples que l’inéluctable loi qui préside aux relations humaines poussait à commercer, ont-ils cherché une voie exempte des périls qui attendent le navigateur dans les détroits. Dès la fin du XIVe siècle, la Hanse de Lübeck réunit l’Elbe à la Trave par un canal appelé le Secknitz, qui présente cette particularité d’être l’un des plus anciens canaux à écluses. Cent ans plus tard, le Secknitz devenu insuffisant, une autre communication, plus large et plus profonde, est établie entre l’Œste et l’Alster. Mais Hambourg, jalouse de Lübeck, parvient à la faire combler. Dans tous les temps, autrefois autant qu’aujourd’hui, l’intérêt local ou corporatif, l’une des formes les plus actives de l’égoïsme, est essentiellement anti-social et ennemi du progrès. N’a-t-on pas de nos jours entendu certains hommes déplorer l’accès que le canal de Suez ouvrait aux blés de l’Inde et de l’Australie venant sur les marchés européens combler le déficit de nos récoltes ?

Un prince libéral et éclairé, dont le nom est, à juste titre, resté populaire, Frederick de Danemark, fils et héritier de Christian VII, réunit, dans la première partie du XVIIe siècle, la Baltique à la partie maritime de l’Eider par un canal encore fréquenté aujourd’hui malgré son faible tirant d’eau de 3m, 20 et son étroite largeur de 10 mètres au plafond.

La Prusse avait depuis longtemps contracté envers le Schleswig-Holstein, — insuffisante compensation d’une violente annexion, — L’engagement de mettre le canal de l’Eider en état de recevoir les bâtimens de grand tirant d’eau et de fort tonnage. Le devis de cette importante amélioration ne s’élevait pas à moins de 35 millions de marks. Ce fut là aussi une des raisons invoquées par le gouvernement prussien pour déterminer le Landtag à contribuer aussi largement qu’il l’a fait à l’exécution du nouveau canal.

Au lendemain de la guerre de 1870, il avait été question d’y consacrer une partie de l’indemnité de guerre payée par la France à ses vainqueurs. Mais l’Allemagne n’ambitionnait pas encore le rôle de grande puissance maritime, et la proposition n’eut pas de suite. Un négociant de Hambourg, M. Dallström, la fit revivre et la rendit populaire, si bien que le gouvernement allemand y trouva l’opinion publique toute préparée quand il la reprit.

Partant de Holtenau, port situé de la façon la plus favorable sur la rive occidentale de la profonde baie de Kiel, à 5 kilomètres au nord du grand port de guerre, le canal se développe dans une dépression naturelle, sorte de limite géologique, aux contours incertains, où finissent les plateaux du Lauenbourg, où ne commencent pas encore les terres hautes du Schleswig. Dans un intérêt d’économie, les ingénieurs allemands ont voulu suivre aussi exactement que possible le Secknitz qui, dans cette partie du tracé, recherche soigneusement les points les plus bas du sol naturel. Cette préoccupation les a conduits à multiplier les courbes de 1 000 mètres de rayon, dans lesquelles les navires d’une longueur de 100 mètres et plus, — ils sont fréquens aujourd’hui, — ne peuvent cheminer qu’avec une extrême difficulté. Il est fort probable qu’à l’usage on reconnaîtra la gravite de cet inconvénient, et qu’ici, comme on l’a fait à Suez, on le corrigera en élargissant notablement les parties en courbe. — Ce tracé présentait encore l’avantage de passer à travers une série de lacs naturels dont des dragages, sans coûteuse importance, pouvaient, à peu de frais, faire des garages convenablement espacés pour le croisement. C’est ainsi qu’à 15 kilomètres de Holtenau, le canal maritime pénètre dans le Flemshüde-See. Mais si la profondeur de ce lac est grande, le niveau naturel en est de 7 mètres plus élevé que le plan d’eau du canal. Le faire baisser d’autant c’eût été assécher pour toujours les terres environnantes et en décider la stérilisation. On sut y parer en établissant autour de la partie du lac mise en communication avec le canal, une puissante digue en terre argileuse, à l’extérieur de laquelle circule, maintenue au niveau primitif, une dérivation de la rivière Eider. Le canal d’eau douce est ainsi suspendu en quelque sorte à 7 mètres au-dessus du canal maritime. Il est difficile, se rappelant l’adage qui veut que toute digue se rompe au moins une fois, de ne pas trouver une semblable disposition quelque peu inquiétante. Le soin extrême apporté à la confection de l’ouvrage parvient à peine à rendre le sentiment d’une certaine sécurité.

À 53 kilomètres du Flemshüde-See, le canal, après avoir passé sous les murs de la vieille ville de Rendsburg, atteint à Grünenthal le seuil où se fait, entre la Baltique et la mer du Nord, le partage des eaux. Il l’entame au moyen d’une tranchée de 44 mètres de profondeur, au-dessus de laquelle un pont en arc, dont la disposition paraît inspirée du célèbre viaduc de Garabit, rétablit les communications du chemin de fer du Holstein et des grandes routes qui relient le Jutland à l’Allemagne. Ensuite, ce ne sont plus, jusqu’à Brunsbûttel, terminus du canal dans l’embouchure de l’Elbe, que terres humides, tourbières et marécages, encore périodiquement submergés par les hautes marées de la mer du Nord. Pour pouvoir, dans cette masse vaseuse et inconsistante, creuser le canal et en maintenir le-profil, il a d’abord fallu en faire les rives, en quelque sorte, au moyen de déblais sablonneux provenant de la tranchée de Grünenthal. Cette partie délicate de l’entreprise n’est pas celle qui a présenté le moins de difficultés.

De Holtenau à Brunsbüttel, le canal ainsi tracé a exactement 98m, 650. La profondeur en doit être telle que les plus grands cuirassés de la flotte allemande, qui calent 8m, 50, y aient, aux basses mers de l’estuaire de l’Elbe, 0m, 50 d’eau sous la quille, ce qui est un strict minimum pour la gouverne des bâtimens, mais oblige à descendre le creusement à la profondeur de 9 mètres. Le plafond a 22 mètres de large, dimension empruntée sans qu’on sache pourquoi, ici comme à Corinthe, au canal de Suez. Mais dans le canal allemand, les talus ont l’inclinaison rationnelle de 2 à 3 pour 1, qui n’existe pas à Corinthe. Sa section est donc plus favorable que celle du canal hellénique à la marche des navires. Ceux de grande dimension y rencontreront encore de la résistance, — mais elle ne sera pas invincible. — Les dimensions transversales néanmoins sont encore loin d’être suffisantes pour que les lames et les courans provoqués par le déplacement des navires n’exercent pas une corrosion énergique sur les berges. On a voulu y pourvoir, mais les enrochemens employés sont composés d’élémens trop légers pour ne pas être déplacés, et ne descendent pas assez bas pour préserver efficacement la partie inférieure des talus. Ceux-ci seront d’ailleurs affouillés d’autant plus rapidement qu’ils sont formés de terres friables et peu consistantes. On en retrouvera les débris, formant dans la cuvette des seuils et des hauts-fonds, et maintenir la profondeur du canal constituera peut-être une sujétion plus importante et beaucoup plus onéreuse qu’on ne le présume. Ce n’est là toutefois qu’une question d’entretien. Ce qui est plus grave, c’est la présence d’une écluse à chaque extrémité du canal.

Certes, la théorie du canal de niveau réunissant librement deux mers est à la fois rationnelle et séduisante : elle assure d’une façon complète l’utilisation du canal ; elle a reçu au canal de Suez une consécration éclatante ; mais elle n’est pas toujours applicable, soit parce que sa réalisation nécessiterait des déblais trop considérables et par suite des dépenses excessives, soit parce que les différences de niveau des deux mers à certains momens détermineraient dans l’étroit bosphore qui les réunit des courans énergiques, destructeurs des berges du canal et gênans pour la navigation. C’est le cas du canal allemand. Le niveau moyen de l’estuaire de l’Elbe est sensiblement le même que celui de la baie de Kiel ; mais au moment des syzygies, il le dépasse de 5 mètres à haute mer, et descend de plus de 3 mètres au-dessous, à marée basse. La différence totale est de 8m,50. En morte-eau l’écart est encore de 2m,80. À l’autre extrémité du canal, la baie de Kiel n’a pas de marée sensible. Mais les vents y exercent une influence équivalente. Celui de l’Est, chassant les flots vers les détroits, fait baisser le niveau de la Baltique ; mais en même temps il refoule les eaux dans la baie de Kiel, les y emprisonne en quelque sorte : elles s’y accumulent et dépassent quelquefois de 2m,70 le niveau moyen. Est-ce au contraire le vent d’Ouest qui règne, ses effets sont inverses : la Baltique monte, le golfe de Kiel baisse et peut descendre jusqu’à 2m, 50 au-dessous de sa tenue ordinaire. Ainsi, en cas de coïncidence du niveau le plus haut à une extrémité avec le plus bas à l’autre, la dénivellation peut varier de 6 mètres à 7 mètres et demi. Serait-elle moins accentuée, que les courans qui en résulteraient dans le canal seraient encore trop violens pour n’être pas dangereux. Il a donc fallu se résigner à pouvoir intercepter la libre communication entre les deux mers quand la différence de niveau en imposerait la nécessité. On a construit une grande écluse à Brunsbüttel, une autre à Holtenau, assez semblables comme importance et comme forme à celles qui, dans nos ports de l’Océan, ouvrent aux grands transatlantiques l’accès des bassins de flot. Elles ont coûté d’autant plus de peine, de soin et d’argent, que, pour en établir les fondations dans des sols inconsistans et difficiles à étancher, on n’a pas eu recours à ce procédé de l’air comprimé, d’origine française il est vrai, grâce auquel nos constructeurs entreprennent victorieusement aujourd’hui les travaux les plus difficiles : on a voulu, comme on le faisait chez nous il y a cinquante ans, avant l’invention de Triger, fonder dans des enceintes délimitées par des batardeaux. On a pu épuiser celle de Holtenau ; on n’y a pas réussi dans l’Elbe, et force a été de couler sous l’eau les masses énormes de béton sur lesquelles on avait à asseoir l’ouvrage. Quelque soin qu’y aient mis les ingénieurs allemands, il est permis de faire quelques réserves quant à la sécurité que peut donner un semblable procédé de fondation.

Bien que le commerce prussien soit le plus directement intéressé au canal[3], on a voulu, en raison des avantages militaires qu’on croit y trouver, en faire une œuvre commune à tous les États de l’Empire. La Prusse, il est vrai, contribue à la dépense pour un tiers ; mais le reste est fourni par ses augustes alliés, et c’est une commission fédérale, relevant immédiatement du chancelier, qui dirige les travaux. Quand cette organisation exceptionnelle fut décidée, en juin 1886, le prince de Bismarck était au pouvoir, et rien ne faisait alors prévoir que ce colosse eût des pieds d’argile. Les journaux officieux, la Gazette de Voss entre autres, publièrent que l’envie de saisir une occasion propice pour l’expérimentation du socialisme d’État n’aurait pas été étrangère à l’initiative prise, en cette circonstance, par le chancelier. En réalité cependant, sous cette haute inspiration, la commission fédérale n’a pas fait autre chose que ce qu’eût fait tout entrepreneur intelligent, soucieux de ses intérêts. Dans ces régions marécageuses, où les fièvres paludéennes et les maladies intestinales étaient à craindre, on a logé les ouvriers dans des baraquemens confortables, on leur a donné de chauds vêtemens et assuré une nourriture saine et bien choisie. Les cabarets ont été réglementés en vue de réprimer le fléau tout particulièrement septentrional de l’ivrognerie. On s’est même vanté, — ce qui est au moins une naïveté, — d’avoir exclu des chantiers les ouvriers entachés de socialisme. Mais on a dû y admettre une certaine proportion d’étrangers. Danois, Italiens, et même des Belges, malgré les suspicions que l’idiome dont ils se servent devait faire naître chez des fonctionnaires hantés de l’hallucination de l’espionnage. Enfin, — ce qui est plus particulièrement prussien, — on a multiplié les brigades de gendarmerie ; moyennant quoi, on déclare que les chantiers du canal maritime constituent une très convaincante démonstration de la supériorité du socialisme d’Etat sur la doctrine libérale et subversive de l’initiative individuelle.

Les travaux sont très avancés. L’année 1894 verra sans doute l’inauguration du canal de la Mer du Nord à la Baltique ; une fois de plus les harangues officielles proclameront la puissance de création du génie allemand.

La dépense dépassera probablement d’un certain nombre de millions les calculs primitifs. L’entretien en sera, comme nous l’avons dit, plus onéreux qu’on ne veut le croire. Dès aujourd’hui, on prévoit que la taxe de 75 pfennings par tonne nette qu’on prélèvera sur les navires transitans ne constituera, les frais annuels prélevés, qu’une insuffisante rémunération du capital engagé. Néanmoins, et bien que pendant plusieurs semaines chaque hiver le canal doive être fermé par les glaces, l’utilité de cette grande œuvre n’est pas contestable pour les navires auxquels elle permet d’éviter les dangers de la navigation des détroits. Les produits allemands qui ont Hambourg pour débouché maritime, notamment les charbons et la métallurgie de la Ruhr, qui y parviennent par le canal de l’Ems, espèrent pouvoir aller par la nouvelle voie concurrencer dans la Baltique leurs similaires d’origine britannique. Mais, d’autre part, Copenhague s’organise en port franc, et offrira au commerce international des facilités économiques qui peuvent le séduire plus encore que le raccourci du canal allemand

Restent, il est vrai, les préoccupations d’ordre belliqueux. Est-il bien certain qu’ouvrir entre les deux grands arsenaux maritimes de l’Empire, Wilhemshaven et Kiel, une voie directe à l’abri des canons danois, c’est, comme on l’a dit, doubler la force de la marine allemande ? Une berge rompue, une porte d’écluse avariée, et ce sont accidens possibles, qu’un ennemi peut toujours provoquer, car il y a des Curtius chez tous les peuples, et le canal est impraticable au moment où la jonction des deux flottes devient une nécessité stratégique. Et puis, dans quelle éventualité l’Allemagne pourrait-elle, en cas de guerre maritime, dégarnir l’une de ses deux côtes ? Les nombreuses anfractuosités du Jutland et des îles du Belt et du Sund ne peuvent-elles pas abriter l’escadre ennemie, prête à fondre sur celui des rivages laissé sans défense ? C’était l’opinion du vieux Moltke, qu’en toute hypothèse il faudrait, dans le cas d’une guerre maritime, s’assurer d’abord que l’Allemagne n’aurait rien à craindre du côté du Danemark, euphémisme suffisamment intelligible dans une bouche germanique. Et alors, l’Allemagne maîtresse du Danemark, ou tout au moins sûre de ne pas être attaquée par lui, la valeur stratégique du canal diminue considérablement. Souhaitons qu’on n’en fasse jamais l’épreuve. Aussi bien, la plus grande sécurité offerte à la navigation, les richesses garanties, les existences humaines préservées du naufrage, suffisent amplement à justifier la construction du canal qui permettra au commerce de communiquer sans danger de la Baltique à la Mer du Nord.


III

Le canal de Corinthe est terminé, celui de la Baltique le sera bientôt. De toutes les voies du même genre qu’on rêve ou qu’on a tenté d’ouvrir depuis vingt ans entre deux mers, ce sont les seules, pour le moment, dont l’exécution ait été poussée jusqu’à l’achèvement. Nous dirons tout à l’heure quelques mots des autres, mais les réflexions que nous soumettrons à leur sujet à l’appréciation des lecteurs, gagneront à ne venir qu’après ce que nous leur demandons la permission de leur dire au sujet d’une autre catégorie de canaux maritimes.

Il ne s’agit plus ici d’une communication à établir entre deux mers séparées par la nature, mais d’une pénétration, en quelque sorte, de la mer à l’intérieur des terres. Ce n’est plus une nouvelle voie qu’on veut ouvrir, c’est un port qu’on veut créer, sorte de terminus auquel viendra directement aboutir la navigation de haute mer.

La préoccupation des frais de transport a dominé de tout temps, et, aujourd’hui plus que jamais, domine toutes les spéculations du commerce et de l’industrie. C’est parce que le transport maritime est beaucoup plus économique que celui qui s’effectue par les voies terrestres, si perfectionnées qu’elles soient, que les peuples ont toujours cherché à rapprocher le plus possible les navires des lieux de consommation et de production.

Certains grands fleuves, la Tamise, le Tage, en Europe, la Plata dans l’Amérique du Sud, l’Hoogly à Calcutta, la rivière de Saigon, celles de Hong-Kong et de Canton, d’autres encore, sont naturellement navigables à une certaine distance au delà de leur embouchure. Au contraire, il en est qui ne le sont devenus ou ne le deviendront que par l’effort de l’homme ; et c’est alors le cas d’agir avec discernement et de n’améliorer les fleuves qu’autant qu’il en doit résulter des avantages qu’on ne peut pas se procurer plus économiquement d’une autre façon.

Sans doute, Glasgow a bien fait d’approfondir la Clyde et Newcastle la Tyne : l’une et l’autre cité avaient à exporter charbons, fontes, fers, choses lourdes et encombrantes, et dont la faible valeur commerciale ne se fût pas accommodée d’un transport onéreux ; sans doute aussi les admirables travaux qui ont fait de Montréal un grand port de mer sont justifiés, car ils ouvrent l’accès de l’Europe aux abondans produits du Nord-Ouest américain ; sans doute encore, les Hollandais ont avec raison amélioré la Meuse de façon à permettre aux grands paquebots d’accoster aux quais de Rotterdam ; et chez nous, l’amélioration de la Gironde et de la Seine sont des entreprises justifiables par les résultats qu’elles promettent, Il ne faudrait pas aller plus loin, vouloir faire Paris port de mer[4], ou prétendre donner à Agen la facilité d’embarquer directement ses pruneaux dans le navire qui doit les porter aux épiciers de New-York, l’avantage ne compenserait pas alors l’énormité des frais.

L’art difficile d’organiser de grands chantiers a fait depuis trente ans des progrès considérables, et l’exemple de ceux de Suez a été particulièrement instructif. Les perfectionnemens de la mécanique industrielle, de celle en particulier qui s’emploie dans les terrassemens, les dragages, les travaux à la mer, ont suivi de près ceux si merveilleux de la métallurgie. Les grandes dragues à couloir d’Alexandre Lavalley, les excavateurs de Couvreux, sont dépassés aujourd’hui. Employées depuis quinze ans par les Hollandais et presque en même temps par les habiles ingénieurs qui ont rouvert les passes de Dunkerque, fait Boulogne et Calais, les dragues à succion ont prouvé leur efficacité dans tous les terrains meubles. Celle que M. Lyster, l’infatigable créateur, on peut le dire, du Liverpool moderne, essaie en ce moment sur la barre de la Mersey promet un déblai de 1 500 à 2 000 mètres, non pas par jour, mais à l’heure. On est devenu plus hardi se sentant mieux armé, et beaucoup d’entreprises ont paru possibles auxquelles, il y a quelques années, il eût été téméraire de songer.

Des villes qui n’étaient situées ni sur les rivages, ni dans la partie maritime des grands fleuves, ont alors voulu devenir de grands ports. Amsterdam ne communique avec la mer que par l’étroit passage du Helder et le Zuiderzée, lequel n’a pas la profondeur exigée par la marine d’aujourd’hui ; l’ancien canal du Nord-Holland, qui débouche à Nieuwe-Diep, n’est plus accessible qu’aux petits caboteurs, et l’une et l’autre voie imposent d’ailleurs un long détour à la navigation. C’était à bref délai, au profit de Rotterdam, d’Anvers et des ports allemands, la décadence de la Venise du Nord, de cette grande et belle cité, aux siècles passés métropole maritime de l’Europe entière.

Le canal d’Ymuiden, creusé en droite ligne à travers des polders et des dunes, débouchant hardiment sur la côte sablonneuse de la mer du Nord, ouvre aujourd’hui l’accès d’Amsterdam aux grands navires transatlantiques. Il n’a que 24 kilomètres de long ; sa profondeur est de 7m, 75 et sa largeur au plafond de 32m, 20, dimension beaucoup plus rationnelle que celle de 22 mètres, qui ne permet pas le croisement de deux vapeurs de dimensions ordinaires.

Le canal d’Ymuiden a coûté 60 millions de francs, et l’entretien de son avant-port, assiégé sans relâche par des flots chargés de sable et de vase, coûte à peu près un million de francs annuellement. Le produit des péages ne couvre encore complètement ni les frais d’entretien ni les intérêts et l’amortissement du capital de premier établissement. Mais le commerce d’Amsterdam, les industries qui s’y rattachent, trouvent leur compte dans la diminution des frais de transport et le plus facile accès des navires.

Des considérations du même genre ont déterminé Manchester à entreprendre, pour se mettre en communication avec la grande navigation transatlantique, une œuvre d’une tout autre importance que le canal d’Ymuiden.

Manchester est aujourd’hui le centre de la région la plus peuplée et la plus productive du globe entier. Sur 1 850 kilomètre carrés, — le tiers à peine de la superficie de notre département du Nord — vivent près de 4 millions d’habitans, soit une densité de 2108 habitans par kilomètre carré, plus grande dix-neuf fois que celle du reste de l’Angleterre, et treize fois plus que celle de la Belgique, dont la population passe pour être la plus dense du monde[5]. La grande industrie cotonnière, celle des produits chimiques, l’exploitation des houilles du Lancashire et du South-Yorkshire, celle des salines du Cheshire, les usines métallurgiques, les fabriques de poteries du Straffordshire, occupent cette laborieuse fourmilière. Sans parler de la consommation intérieure, elle fournit près des deux tiers de l’exportation britannique, soit une valeur de plus de 4 milliards, et donne lieu à un mouvement commercial de près de 21 millions de tonnes, dont 16 millions entrent ou sortent par le port de Liverpool et les autres ports moins importans de la Mersey maritime, Garston, Widnes, Runcorn, Ellesmere.

48 kilomètres à peine, en pays plat, séparent Manchester de Liverpool. Trois chemins de fer parallèles, reliés par de nombreuses lignes transversales, puis le canal de Bridgewater, celui formé par la canalisation de la Mersey et de l’Irwell, la rivière même de Manchester, réunissent le grand port de la Mersey à la capitale de King Cotton. Mais à quel prix ?

Il semblerait, à première vue, que cette multiplicité des voies de communication aurait dû assurer aux industriels de la région de Manchester le bénéfice de la concurrence, c’est-à-dire le bas prix des transports. Mais Stephenson disait avec raison |qu’il n’y avait concurrence que lorsque les concurrens étaient trop nombreux pour pouvoir s’entendre. Une coalition permanente, ce que la langue protectionniste, dans sa pudeur hypocrite, appelle un syndicat, réunit tous ces transporteurs interposés entre les deux villes, et leur concert fait supporter aux marchandises des tarifs exorbitans. De Liverpool à Manchester, le coton paie 8 fr. 60, le sucre 13 fr., les céréales 7 fr. 10 par 1 000 kilos. La distance étant, par la voie ferrée la plus courte, de 51 kilomètres, ce sont, comme l’on voit, des tarifs de 17,25 et 14 centimes par tonne-kilomètre. Le reste est taxé à l’avenant.

Ce n’est pas tout : le port de Liverpool a coûté fort cher et on y dépense encore beaucoup d’argent. La dette du Mersey Dock and Harbour Board dépasse aujourd’hui 425 millions de francs. C’est une lourde charge. Aussi les droits de port sont-ils multiples et fort élevés. Ajoutons qu’à Liverpool, plus peut-être que partout ailleurs, l’axiome « Les quais aux portefaix » est une coûteuse réalité. Le maître arrimeur a le monopole de la manutention à bord des navires ; le maître portefaix, celui du transport du camion au navire ou réciproquement, et le camionneur, à son tour, a seul le droit de voiturer la marchandise entre le port et la gare du chemin de fer ou la station d’embarquement du canal. Et il faut payer à chaque fois, sans pouvoir se soustraire à ces taxes, car cette organisation de rançons successives et obligatoires résulte de coutumes séculaires qu’après plusieurs tentatives infructueuses le commerce et le Parlement lui-même ne se sentent pas assez forts pour modifier. C’est donc avec une part égale d’exactitude que, dans l’enquête parlementaire relative au Ship Canal de Manchester, les représentans de Liverpool, d’un côté, ont pu dénoncer les tarifs excessifs des chemins de fer, tandis que, de l’autre, la North Western Railway C° reprochait à Liverpool d’être le port le plus cher des Trois-Royaumes[6]. L’industrie de Manchester et de tous les pays avoisinans unit les deux reproches et en fait la base de sa prétention à se créer à elle-même une voie de transport qui l’affranchisse de ce qu’elle considère comme une oppression.

Telle est, en effet, la raison déterminante du Ship-Canal de Manchester, M. Daniel Adamson, qui s’en est fait l’ardent et infatigable promoteur, s’est tout de suite trouvé soutenu par l’opinion publique de la région dont Manchester est la métropole commerciale. Dès 1877, il entreprit une de ces campagnes de meetings et de publications que les Anglais savent conduire avec tant d’énergie et de persévérance. En 1881, il réunit sans peine le capital d’action parlementaire indispensable à tout projet d’initiative privée qui frappe aux portes de Westminster[7]. Il constitua, sans tarder, un comité d’étude dont les travaux aboutirent au projet qui fut dès l’année suivante soumis au Parlement. Liverpool et les compagnies de chemins de fer, qui disposent d’influences puissantes, y firent une opposition violente, et longtemps son sort fut incertain. Rejeté une première fois par les Communes, puis accueilli par cette Chambre après quelques modifications de forme sans grande importance, le bill subit chez les lords le dédaigneux échec de la question préalable. Sans se décourager, M. Adamson et ses amis le représentent à la haute assemblée dans une session suivante. Renvoyé devant les Communes, il est soumis à une longue et minutieuse instruction, à la suite de laquelle il est de nouveau repoussé comme pouvant nuire aux passes de Liverpool.

Le projet primitif plaçait, en effet, l’entrée et la première partie du canal de Manchester dans l’estuaire même de la Mersey, Les digues qui l’y délimitaient paraissaient devoir, en provoquant des dépôts de l’alluvion, diminuer l’étendue de l’estuaire et réduire, par suite, le volume d’eau qui s’y introduit à chaque marée, et qui, par ses mouvemens successifs de jusant et de flot, assure le maintien des profondeurs. C’était prêter à l’objection de violer les droits acquis à Liverpool par deux cents ans d’efforts et de dépenses[8]. Le tracé fut remanié ; l’entrée du canal, placé à East-Ham, sur la rive gauche, dégageait entièrement l’estuaire. Le projet revint de nouveau devant le Parlement, porté vers le succès par un mouvement d’opinion tellement irrésistible, que Liverpool, les chemins de fer et les autres adversaires renoncèrent à le combattre davantage. Le 13 juin 1885, le bill est adopté. La compagnie se constitue aussitôt : cinquante-cinq mille souscripteurs répondent en un jour à l’appel du comité fondateur et fournissent un capital de 200 millions de francs, dont la moitié est aussitôt appelée. On se met à l’œuvre, et les travaux, conduits avec une grande activité et une rare intelligence du métier, prennent tout de suite tournure.

Le Ship-Canal de Manchester, comme nous l’avons dit et par les raisons que nous venons d’exposer, a son origine à East-Ham, sur la rive gauche ou méridionale de la Mersey, à 11 kilomètres à peu près en amont de Birkenhead, annexe aujourd’hui et demain rivale de Liverpool, qui, en face, sur l’autre rive, développe superbement la série sans cesse allongée de ses docks et de ses quais.

Jusqu’à Runcorn, où, 23 kilomètres plus haut, finit l’estuaire, le canal en suit fidèlement le contour, en recevant au passage le tribut appréciable des eaux de la Weaver. Puis, successivement, il absorbe en son tracé un ancien canal à petite section, l’Old Quay Canal, détache vers Warrington un embranchement qui est un grand port, s’empare à Latchford du lit de la Mersey supérieure, à Irlam de celui de l’Irwell, et, suivant les traces de cette dernière, pénètre au cœur même de Manchester à travers les faubourgs du Sud-Ouest pour ne s’arrêter qu’à la passerelle de Woden-Street.

Sur ce parcours de 57 kilomètres, le Ship-Canal intercepte huit grandes routes, cinq lignes de chemins de fer et le canal de navigation intérieure de Bridgewater. Pour les routes et pour le canal, les communications sont rétablies au moyen de ponts tournans, placés à 5 mètres au moins au-dessus du plan d’eau, et qui s’ouvriront au passage des navires, en dégageant une passe libre de 36m, 60[9].

Mais pour les voies ferrées, le Parlement, on ne peut que l’en louer, a exigé des ponts fixes. Ils sont au nombre de quatre, dont trois supportent chacun quatre voies. Placés de biais par rapport à l’axe du canal, ils n’ont cependant que des portées assez ordinaires, variant de 47 à 89 mètres. Ils laissent au-dessous d’eux une hauteur libre de 22m, 80, ce qui est strictement suffisant pour le passage des steamers transatlantiques, à la condition encore qu’ils amènent leurs hauts-mâts. Les déviations de lignes, conséquences de ces nouveaux passages, ont été fort coûteuses. Elles ont, en outre, été pour les compagnies de chemins de fer une dernière occasion de manifester à la Compagnie du Ship-Canal des sentimens peu bienveillans, et, jusqu’au dernier moment, ont donné lieu à d’ardentes contestations.

Arrivé à son terminus, le canal s’épanouit en vastes bassins présentant une superficie de 62 hectares et un développement de quais de près de 9 kilomètres. Connexes à ceux de deux canaux de navigation intérieure, ces quais sont, en outre, reliés par des voies ferrées aux gares des quatre grands chemins de fer qui passent à Manchester. La profondeur sera partout, et à tout moment, de 8m, 60, soit sensiblement celle du canal de Suez aujourd’hui. La largeur du plafond est de 36m, 60, ce qui permettra, mieux encore qu’à Amsterdam, le croisement en route de la plupart des navires.

De l’écluse d’East-Ham au quai de Woden-Street, la différence d’altitude est de 18m, 45. Les navires s’élèvent progressivement à cette cote par quatre écluses réparties sur le parcours, ayant, à quelques centimètres près, 20 mètres de large et 183 mètres de long, dimensions qui les rendent accessibles à tous les navires — sauf trois ou quatre — actuellement construits. Des écluses, dira-t-on, voilà une imperfection : ne pouvait-on l’éviter ? La question des écluses ne se pose pas à l’égard d’un canal de pénétration de la même façon que pour un canal de transit. Dans les deux cas, l’écluse est incontestablement une entrave à la marche et une chance d’accident ; mais dans le canal de transit, dont les deux extrémités sont au même niveau, cette complication ne serait justifiable que par des raisons très sérieuses d’économie dans la construction. Lorsqu’il s’agit au contraire de faire pénétrer des navires au cœur d’une ville éloignée de la mer et située à une certaine altitude, il y a toujours nécessité de les y placer à la hauteur des quais : il faut donc les élever, et les écluses sont, dans ce cas, les plus économiques des machines élévatoires, en même temps que, judicieusement réparties sur le parcours, elles diminuent notablement la profondeur à laquelle il faut excaver.

Notons aussi qu’à Manchester on a compris, mieux qu’ailleurs, la nécessité de protéger efficacement les berges du canal contre les lames et les courans que provoque le déplacement du navire. Là où ces berges ne sont pas naturellement taillées dans une roche résistante, elles ont été revêtues sur toute leur hauteur d’un muraillement fait avec un soin extrême, et qui assure leur maintien au grand bénéfice de la conservation et de l’entretien du canal. Dans cette voie large, profonde et sûre, les navires pourront, sans danger, développer une vitesse de 6 nœuds à 6 nœuds et demi, soit 11 à 12 kilomètres. Le passage des écluses leur prendra bien, il est vrai, deux à trois heures ; mais, somme toute, de l’estuaire de la Mersey à Manchester, la durée du trajet ne semble pas devoir être de plus de huit à neuf heures. C’est beaucoup de temps gagné sur l’état actuel. C’est aussi pour le commerce une grande économie d’argent.

Sur les canaux de Suez, d’Amsterdam et de Corinthe, la taxe ne frappe que la jauge du navire. En vertu de l’acte de concession du Ship-Canal de Manchester, la taxe sur la jauge ne constitue qu’une recette accessoire peu importante. La compagnie paraît même disposée à n’en pas faire état. C’est principalement la marchandise qui, par des droits de péage, de quai et de manutention, doit rémunérer l’entreprise. Si l’on met en regard les frais qui pèsent actuellement sur les marchandises, qui vont des quais de Liverpool à Manchester, avec ceux que, d’après les tarifs déjà connus, ces mêmes marchandises auront à supporter sur le Ship-Canal, on constate que l’économie variera de 55 à 45 p. 100[10]. Le coton, par exemple, supporte aujourd’hui 16 fr. 57 : il ne paiera plus que 8 fr. 40, soit une économie de 8 fr. 17, et Manchester en reçoit, bon an mal an, la prodigieuse quantité de 620 à 650 millions de kilogrammes ; les céréales, un million de tonnes, réaliseront une économie de 6 fr. 57 par tonne, et ainsi de suite. Des évaluations qui semblent appuyées sur des investigations précises portent à 10 millions de tonnes la quantité de marchandises de toutes sortes qui, presque dès le début, voudra profiter de ces économies considérables. On estime, sur les mêmes bases, qu’une fois le courant commercial établi, les recettes nettes de la compagnie atteindront rapidement 42 ou 44 millions de francs.

En présence de ces résultats, qui ne peuvent guère être contestés, il importe peu que l’entreprise, au cours des travaux, ait éprouvé de graves déceptions d’ordre financier[11]. Le capital-actions de 200 millions était absorbé, et avec lui 63 millions d’obligations, que les travaux n’étaient encore qu’aux deux tiers de leur achèvement. Les deux villes de Manchester et de Salford ont, en 1891, avancé 75 millions qui n’ont pas encore suffi. Il a fallu de leur part une nouvelle contribution de 30 millions. Il semble qu’avec ce dernier secours l’entreprise arrivera à ses fins, et que nous apprendrons prochainement l’inauguration du canal de Manchester. Ce sera le jour du triomphe pour ceux qui ont apporté à cette œuvre utile le concours de leur foi, de leur dévouement, de leur habileté. Ce sera aussi le début, il n’en faut point douter, d’une nouvelle ère d’activité productive dans cette région déjà si laborieuse, un nouveau moyen pour elle de maintenir et d’augmenter la suprématie commerciale dont elle jouit déjà dans le monde. Facilities beget Trade.


IV

Le canal de Manchester est un exemple qui, comme celui de Suez, a sa contagion. Dès 1883, au moment où, pour la première fois, le Ship-Canal comparaissait devant le Parlement, sir Édouard Watkin le prédisait à la Chambre des communes : « Le canal, disait-il, ouvrira en Angleterre l’ère des grands canaux maritimes. » Les conditions dans lesquelles se trouve Manchester, au point de vue des transports, se retrouvent dans la plupart des grandes cités manufacturières de la Grande-Bretagne. Les chemins de fer, qui leur imposent des tarifs qu’elles estiment onéreux, ont su, pour éviter toute importune concurrence, se rendre maîtres des canaux de navigation intérieure. Mais en même temps, grâce à l’heureuse configuration de l’île, aucune de ces cités n’est très distante de la mer, et, poussées par l’irrésistible nécessité de diminuer leurs prix de revient, elles tendent à s’en rapprocher[12]. Un acte du Parlement en date de 1889 autorise un groupe d’industriels de Sheffield à acquérir trois canaux qui depuis plus de quarante ans ont été aux mains des compagnies de chemins de fer. C’est la seule voie navigable que possède Sheffield pour accéder à la mer. On projette de l’approfondir et de l’améliorer de façon à livrer passage à des navires de mer, qui pénétreront ainsi jusqu’à près de 100 kilomètres à l’intérieur. Birmingham songe à se réunir par des canaux à large section, d’un côté au port de Bristol, de l’autre à celui de Liverpool. La puissance industrielle de ces grandes villes, la facilité relative d’exécution, et la nécessité, en diminuant les frais de transports, de réduire les prix de revient, justifient de semblables projets. Ceux qui consisteraient à traverser la grande île britannique par des canaux maritimes de transit, comme celui du Forth à la Clyde, ce doublement du canal calédonien, se heurtent à la double objection de l’énormité de la dépense et d’une moindre utilité. Sir Michaël Hicks-Beach, alors qu’il présidait le Board of Trade dans le cabinet de lord Salisbury, l’a fait observer avec beaucoup de justesse : ce sont là des entreprises privées. Il ne se trouverait pas un chancelier de l’Echiquier, whig ou tory, pour y engager les finances de l’Etat, c’est-à-dire, suivant les propres expressions de sir Michaël, the money of tax payers, l’argent des contribuables. Aussi peut-on s’attendre à ce que de tous ces projets, les Anglais n’exécutent que ceux qui présenteront des avantages certains.

Sur le continent, où l’on est moins respectueux de l’argent de l’Etat, où quelquefois les imaginations remplacent plus facilement les raisons positives par des rêves pour le moins nuageux, les inventeurs de canaux se sont donné plus libre carrière. Il s’en est trouvé pour vouloir transformer en ports de mer des villes qui n’avaient pour cela aucune des raisons décisives de Manchester ou même de Sheffield. — Nous avons, ici même, dit ce que nous pensions du Paris port de mer, dont on n’a encore pu démontrer les avantages, en face d’inconvéniens certains, ce qui n’empêche pas ce projet d’avoir eu l’honneur inattendu de figurer sur certains programmes électoraux, entre les trois-huit et la séparation de l’Église et de l’État. Rome et Cologne ont leurs projets de canaux maritimes, et j’ai reçu il y a quelques années une brochure intitulée : Vienne port de mer. L’auteur voulait, par des canaux de grande navigation, réunir la capitale de l’Autriche à l’Adriatique, à la mer Noire, et je crois même à la Baltique, sans trop s’inquiéter des plateaux de Bohême et de Silésie, obstacles colossaux qu’une entreprise plus modeste de navigation intérieure hésite aujourd’hui à franchir. Tous les projets ne sont pas, il faut s’empresser de le dire, comparables à celui-ci.

Quand Bruxelles et Louvain demandent à devenir des ports de mer, elle peuvent faire valoir leur proximité de l’estuaire de l’Escaut et, par suite, la dépense relativement faible qu’entraînerait la réalisation de leur désir. Il est cependant permis de demander si le grand port d’Anvers si parfaitement aménagé et desservi par le réseau à mailles serrées de la canalisation d’eau douce et des chemins de fer n’est pas déjà un débouché suffisant pour l’activité industrielle et commerciale de la Belgique. La question serait d’autant moins indiscrète que l’État belge, propriétaire et exploitant des chemins de fer, a participé, en outre, pour une très grosse somme à l’amélioration du port d’Anvers, et que les promoteurs des canaux brabançons lui demandent cependant de contribuer encore à la construction de ceux-ci. Il n’est toutefois pas impossible que, sous la pression des influences parlementaires, le gouvernement du roi Léopold II se croie un jour obligé de se faire ainsi concurrence à lui-même.

Il y a aussi une question de Bruges port de mer, car la vieille ville monastique a des velléités de redevenir une puissante cité commerciale, comme au beau temps de la lutte contre la maison d’Autriche. Quelques kilomètres de canal à travers des plaines basses et sablonneuses lui suffiraient pour cela. Sa prétention à la résurrection est d’autant plus intéressante qu’un canal maritime comporte un port d’accès, et celui-ci serait peut-être avant tout un port de refuge, asile nécessaire et depuis longtemps désiré sur cette longue côte semée de bancs et de hauts-fonds, où, de Dunkerque à l’Escaut, les navires chassés par la tempête ne peuvent trouver d’abri.

Par sa forme même de péninsule allongée, l’Italie était prédestinée aux entreprises des perceurs d’isthmes. Certain ministre, grand stratège à son heure, a eu, dit-on, la velléité d’unir la Spezzia à Venise, — et, qui sait ? peut-être à Fiume, — au moyen d’un canal large et profond. La longueur n’eût pas été moindre de 270 à 280 kilomètres, et porter une flotte sur le Massa Carrara peut passer pour une tentative au moins audacieuse. On semble y avoir renoncé. On est descendu plus au sud ; à vol d’oiseau la distance d’un rivage à l’autre est moindre. De Montalto di Castro sur la mer Tyrrhénienne, on irait à Fano sur la rive Adriatique. Mais là aussi l’Apennin est récalcitrant : le sommet du Catria est à 1669 mètres d’altitude ; puis la distance encore est longue, guère moins de 200 kilomètres, et surtout le devis s’élève à 650 millions de francs, — sans tenir compte du change. L’intérêt commercial, d’ailleurs, est plus que médiocre. On n’y gagnerait rien. On voudrait bien cependant montrer au puissant allié, qu’au sud de la Triplice on peut tout aussi bien qu’au nord faire un canal stratégique. Mais le mal d’argent force à rester sage. Béni soit-il !

C’est à d’autres points de vue qu’on envisage la question des canaux maritimes dans l’Empire russe.

Il s’en faut de peu aujourd’hui que Pétersbourg port de mer ne soit une réalité, et dans les conditions où elle se produit, c’est une œuvre parfaitement raisonnable. On parle aussi fort souvent en Russie d’une jonction de la mer Blanche avec le golfe de Finlande. Cette voie semble dessinée à l’avance par la nature, au moyen de cette sorte de chapelet de lacs qui se succèdent depuis la Neva jusqu’à l’embouchure glacée de la Wyg. La distance est de 280 kilomètres environ, et la rigueur du climat hyperboréen y rendrait sans doute le canal plus ordinairement accessible aux traîneaux qu’aux navires. À l’autre extrémité de l’empire slave, on étudie encore divers moyens de réunir la Mer-Noire à la Caspienne. Pour le coup, les deux mers ne sont pas au même niveau, et il y aurait là une difficulté à une jonction directe qu’il est peut-être sage de vouloir tourner. Lorsqu’il fait à Zaritzin le coude qui ramène son cours dans une direction presque perpendiculaire à la rive nord-ouest de la Caspienne, le Volga n’est distant du Don à vol d’oiseau que de 100 kilomètres environ. Franchir cette distance au moyen d’un canal à grande section, ce serait réunir les deux grands fleuves et par là même les mers où ils portent leurs eaux. Il faudrait, il est vrai, franchir, au moyen d’écluses successives[13], le col qui, à son point le plus bas, a encore 100 mètres au-dessus des vallées. À cette première difficulté s’en ajoutent d’autres résultant de la nature des terrains à excaver et de la configuration du sol. Il ne s’agit plus, il est vrai, de donner ici au canal des profondeurs de 7m, 50 ou de 8 mètres. Le Don, et après lui la mer d’Azov, dans laquelle il débouche, n’offre pas à la navigation un mouillage de plus de 4m, 75, Il serait sans utilité de donner davantage au canal de jonction. C’est une simplification. Néanmoins on a hésité jusqu’ici devant la dépense. Un autre projet, peut-être un peu moins coûteux, consisterait à emprunter les lits du Manitoch, affluent du Don, et de la Kouma qui se jette dans la Caspienne au nord du territoire du Terek, — en les élargissant et en les approfondissant, bien entendu, l’un et l’autre. Un canal facile à tracer dans les plateaux marécageux, aux altitudes douteuses, qui continuent vers Stavropol les ondulations des collines de l’Ergheni réunirait les deux rivières. On réaliserait ainsi la communication si désirée entre les deux mers orientales de l’empire. Que décidera le gouvernement russe ? On ne le sait pas encore. Le percement de l’isthme de Perekop qui unit la Crimée au continent serait une manifestation de l’intention impériale d’améliorer les voies maritimes dans ces régions encore si neuves. La navigation entre Odessa et Mariapol, à l’embouchure du Don, est aujourd’hui plus courte de 125 milles. Mais ce raccourcissement n’aurait d’importance économique que lorsque les deux fleuves et par conséquent les deux mers seraient réunis.

Dans cet immense empire, le développement des voies de communication prépare l’avenir. Ce n’est pas aujourd’hui peut-être que la Russie recueillera tout le bénéfice du chemin de fer Transcaspien et du Transsibérien dont la section orientale va bientôt être inaugurée. C’est au même point de vue qu’il convient de se placer pour apprécier l’utilité des projets de canaux dont nous venons de dire quelques mots. Leur exécution sera une avance faite à la civilisation et à la prospérité des générations futures. Souhaitons qu’ils aient, eux aussi, leur Annenkof.


V.

Ce genre d’entreprise a certainement des côtés grandioses propres à frapper les imaginations et à séduire les esprits chez lesquels l’amour d’une certaine aventure s’unit à des sentimens généreux. Aussi, à la suite du succès de l’œuvre vraiment française de Suez, a-t-on vu surgir dans notre pays nombre de projets de percemens d’isthmes, et pendant assez longtemps on a considéré que c’était là une spécialité française.

Même aujourd’hui, il y a encore à l’étranger certaines personnes s’imaginant qu’en dépit des dures leçons de l’expérience, les Français ont toujours en tête l’idée de quelque percement. Notre politique coloniale nous conduit à demander au roi de Siam la réparation d’injures trop longtemps supportées avec une patience qui, en Orient, passe toujours pour de la faiblesse. On s’étonne, de l’autre côté du détroit, de cette velléité d’énergie. Que veulent donc les Français au Siam ? S’y demande-t-on. Et tout aussitôt, sir Charles Dilke, qui a toujours l’œil ouvert sur ce qu’il appelle l’ambition française, insinue que nous allons chercher à Bangkok l’autorisation de construire un canal dans la péninsule de Malacca[14]. Il est vrai ; sur les données fournies par des explorateurs anglais, un ingénieur civil français a étudié, il y a quelques années, la possibilité de l’exécution d’une voie maritime à travers l’isthme de Kraw. L’entreprise paraît faisable.

Sur le versant occidental, le fleuve Pack-Cham n’a pas moins de 3 kilomètres de large à son embouchure, avec des fonds de 42 à 13 mètres. À 25 kilomètres en aval, au confluent du Kou-mou-Yaï aux eaux bleuâtres, la profondeur est encore de 9 mètres. Sur l’autre versant, le Tay-Oung, qui devient le Tseompéon quand il approche du golfe de Siam, est également navigable dans la plus grande partie de son cours. Quelques travaux d’approfondissement dans le haut des deux vallées, et, pour les réunir, un canal de 11 kilomètres seulement, franchissant la chaîne sauvage du Tenasserim par un col qui n’est qu’à 30 mètres de hauteur, la communication serait établie. La nouvelle voie aurait, il est vrai, quelques écluses, mais son parcours ne serait que de 70 kilomètres. Son utilité, et elle ne serait pas négligeable, consisterait à permettre aux navires de passer de l’océan Indien aux mers de Chine en dix ou onze heures au lieu des quatre jours de navigation difficile qu’exige le détour par le détroit de Malacca. Ce raccourcissement serait favorable sans doute à nos relations avec le monde indo-chinois. Mais le principal bénéfice en reviendrait encore au pavillon anglais qui représente plus des trois quarts du mouvement maritime d’une mer à l’autre. Pourquoi donc sir Charles s’émeut-il ?

Soumis à ce fatidique sic vos non vobis qu’on pourrait inscrire au frontispice de notre histoire nationale, ne sont-ce pas les Français qui percent les isthmes et les Anglais qui y passent ?

Qu’on se rassure d’ailleurs à Westminster et dans la Cité. L’épargne française ne paraît pas, pour le moment, disposée aux lointaines spéculations. On lui en propose de plus voisines, de purement françaises, en faveur desquelles on surexcite cette sorte de nervosisme inquiet, confondu à tort avec la noble émotion du patriotisme, et qui n’est qu’un chauvinisme plus facile à circonvenir qu’à éclairer.

C’est en effet en le qualifiant d’« entreprise de préservation nationale » qu’il y a treize ans de cela, un sénateur du Midi, fort mêlé toute sa vie aux grandes entreprises de travaux publics, et dont je ne veux pas mettre en doute l’intention généreuse et désintéressée, lança dans le public et soumit au gouvernement un projet de canal maritime de l’Océan à la Méditerranée. Ce devait être la compensation de la perte — Toujours douloureuse — De nos deux provinces, françaises entre toutes, l’Alsace et la Lorraine[15] ; c’était aussi Gibraltar annihilé notre puissance maritime au moins doublée, le Gothard, Brindisi, Salonique rendus inutiles, et le commerce universel ramené vers la France, centre du transit de l’Europe avec le reste du monde. Perspectives émouvantes, bien dignes d’enflammer l’enthousiasme de tous les cœurs vraiment français ! Hélas ! ce n’était qu’un beau rêve : la froide réalité le fit bien voir. Le projet de 1880 ne résista pas à l’examen, et il parut alors admis que c’était ailleurs et d’une autre façon qu’il fallait chercher la grandeur, la sécurité et la richesse de notre pays.

Mais l’imagination ne cède pas facilement à la raison ; le projet du Canal des Deux-Mers n’a jamais été abandonné. Il vient d’être repris, et son exhumation ne se fait pas sans quelque tapage, destiné à rappeler sur lui l’attention publique et à intimider les importuns faiseurs d’objections.

Dans le projet de 1880, le canal proprement dit part du bassin à flot de Bordeaux. Après avoir, par un long circuit atteint Pessac, il suit le canal latéral à la Garonne, franchit plusieurs fois la rivière sur des ponts-canaux de 200 à 210 mètres de longueur et atteint Toulouse où doit se trouver son point culminant. Puis, suivant la route que lui trace le canal du Midi, par la vallée du Lhers, il atteint le col de Naurouze, point de partage des eaux entre l’Océan et la Méditerranée, rendu à jamais fameux par le souvenir de Riquet. Le col de Naurouze franchi par une tranchée de 40 mètres taillée dans le roc, le canal projeté descend vers la Méditerranée en passante Villefranche, Castelnaudary, Carcassonne, traverse l’Aude, évite, en la contournant, la montagne d’Alaric, haute de 600 mètres ; puis, au col de Moux, entrant dans la vallée de l’Orbieu, il vient enfin déboucher à Narbonne, après un parcours de 400 kilomètres dans lequel il s’est élevé, — pour aspirer bientôt à en descendre, — à l’altitude de 182 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il lui faut pour cela 63 écluses de 5 mètres de chute environ dans le premier projet, ou seulement 38 de 6 à 9 mètres dans un autre qui a suivi. Il intercepte dans son parcours 239 grandes voies de communication, routes et chemins de fer. On les rétablira au moyen de 140 ponts tournans dont 13 pour les chemins de fer, et d’un certain nombre de souterrains, ménagés à travers les puissans massifs de maçonnerie sur lesquels seront étages les gigantesques escaliers d’écluses. 140 ponts tournans ! voilà les communications de la région pyrénéenne avec le reste de la France rendues singulièrement précaires, pour peu que le canal soit fréquenté. Et les promoteurs comptent sur un mouvement de 14 millions de tonnes, — presque le double de ce qui passe à Suez, — ce qui implique une circulation presque continue de navires, et les ponts toujours tournés. On y obviera, affirme-t-on, en formant les navires en convois que des locomotives circulant sur les berges, — alliance imprévue et quelque peu risquée de puissances rivales, — remorqueront à heures fixes. Il n’y aura, promet-on, pas plus de 10 de ces trains par jour en chaque sens : soit 20 en tout. Le service fonctionnera avec une telle régularité, qu’en dépit de ces 20 interruptions, convois de chemins de fer, voitures, charrettes, mulets et piétons trouveront toujours les ponts tournans prêts à leur livrer passage. Singulière illusion ou prétention, comme l’on voudra, que cet horaire à l’exactitude chronométrique imaginé pour atténuer l’intolérable gêne qui, pour plus de huit grands départemens, pour nos relations avec la péninsule Ibérique, résulterait de la présence d’un pareil obstacle.

Primitivement, sur une partie considérable du parcours, les berges devaient être en remblais, ce qui semble obligatoire, puisque le canal d’une façon à peu près générale s’élève au-dessus du niveau des terres environnantes. Les commissions techniques auxquelles le Gouvernement confia l’examen du projet et dans lesquelles se trouvaient des ingénieurs qui savent le degré de confiance qu’il convient d’accorder aux barrages en terre, firent des objections dans l’intérêt des pays riverains, exposés à un déluge en cas de rupture d’une des berges. Quoique nombre des partisans du canal aient toujours affiché le plus parfait mépris-pour les commissions officielles, et que quelques-uns aient même, dans la presse et dans des brochures, parlé en termes peu courtois de ceux qui en faisaient partie, il fallut bien cependant reconnaître la portée de l’objection. On assure aujourd’hui que le tracé sera modifié de façon à mettre le canal en tranchée sur presque tout son parcours[16].

Comme on ne parle pas en même temps d’abaisser la cote de passage au col de Naurouze, ce qui constituerait une aggravation sensible de la difficulté, il est permis de se demander comment on y atteindra sans élever les plans horizontaux des biefs successifs au-dessus du terrain naturel. Réserve-t-on la solution de ces difficultés contradictoires à une étude ultérieure, suivant la formule consacrée ? Ce serait quelque peu téméraire. En tous cas, cette modification hasardée du projet primitif, — en admettant même qu’elle fût réalisable, — entraînerait un surcroît sensible de dépense.

On croit, il est vrai, trouver à cet égard une compensation d’un autre côté. Puisque l’un des objets essentiels du canal projeté était de faire passer d’une mer à l’autre non seulement les grands vapeurs qui font la navigation d’Extrême Orient, mais surtout la flotte de guerre, on avait dû prévoir une profondeur correspondant à la calaison des plus grands bâtimens. On s’était arrêté à celle de 8m, 50 qui est le minimum strict. Beaucoup de cuirassés, en effet, calent 8 mètres et même quelquefois davantage, et plus un navire est grand, plus il lui faut d’eau sous la quille. Une délibération prise en 4885 par le Conseil d’amirauté est venue fort à propos tirer de souci sur ce point les auteurs des projets. Les chefs de nos forces navales ont à l’unanimité déclaré qu’en aucune hypothèse ils ne consentiraient à courir le risque d’engager les cuirassés dans le canal projeté. Si cette décision retirait au canal le caractère, si cher à son premier promoteur, d’« œuvre de préservation nationale », elle permettait, en manière de compensation, de moins se préoccuper de la profondeur. On s’y résigna donc assez allègrement. Ce ne sera plus 8m, 50, nous dit-on : il nous suffit de 7m, 60 pour la marine du commerce. Au même moment, la Compagnie du Canal de Suez reconnaissait la nécessité de porter la profondeur utile à 8m, 50 au moins, les navires de 7m, 93 de tirant d’eau devenant de plus en plus nombreux. En somme, le nouveau canal se trouvait ramené, quoi qu’on en dise, au rôle plus modeste de voie de grand cabotage. Moindre profondeur et aussi section réduite, car le nouveau canal se contente de 20 mètres au plafond dans les tranchées en terre, de 32 mètres dans quelques parties rocheuses, et uniformément partout de 44 à 45 mètres au plan d’eau. Ainsi la section sera la plupart du temps le triple à peine de celle des grands paquebots et des gros cargo-boats, dont on persiste quand même à réclamer la clientèle. La résistance au mouvement qui en résultera, la traction des locomotives en aura raison. On ne se préoccupe pas d’ailleurs de ce que ce mode nouveau de halage ne s’est encore fait connaître que par une tentative malheureuse sur une toute petite section des canaux du Nord.

Quant à la destruction des berges, qui serait l’infaillible conséquence de l’insuffisante issue laissée aux courans de retour de l’eau déplacée par les navires dans cette étroite rigole, on ne s’en préoccupe pas davantage. Est-ce parce que la précaution de murailler les berges ici, comme on l’a fait à Manchester, à Corinthe, comme il faudra le faire dans le canal de la Baltique, entraîne une trop grosse dépense ? C’est possible, mais de telles imprévisions ne seraient pas sans créer à l’exploitation future des charges très lourdes et une besogne fort compliquée.

Autre difficulté. Un pareil canal ne fonctionnera pas sans consommer beaucoup d’eau. Pour s’élever d’écluse en écluse jusqu’au bief de partage, chacun de ces vingt grands convois que l’on prévoit exigera 55 000 mètres cubes d’eau ; autant pour redescendre le versant opposé, soit, pour les vingt, 2200 000 mètres cubes par jour, ou 25 mètres cubes par seconde. C’est déjà le débit d’une rivière importante. Ce n’est pas tout. On prétend, du même coup, faire servir le canal aux irrigations et aux submersions destructives du phylloxéra. Ce n’est même pas là une des perspectives les moins séduisantes, à l’aide desquelles on a cherché à la fois à gagner les suffrages des pays vinicoles qu’on traverse, et à décider les souscripteurs qu’on sollicite. 50 000 hectares de terres et de prairies, 30 000 hectares de vigne, en doivent éprouver le bienfait. C’est encore beaucoup d’eau, 35 à 40 mètres cubes par seconde s’ajoutant au débit nécessaire à la navigation !

Puis, il y a l’évaporation sous le chaud soleil du Midi, les pertes par les portes des écluses, qu’on ne peut songer à faire, pas plus ici qu’ailleurs, absolument étanches, et enfin les pertes par infiltrations, aléa redoutable qui ne peut être chiffré d’avance. Bref, c’est 65 à 66 mètres cubes d’eau par seconde qu’il faut amener d’abord dans le bief de partage au-dessus de Toulouse. On prétend, il est vrai, réduire ce chiffre à 52 ou 53 mètres cubes. Mais ce serait en recourant à des bassins dits d’épargne qui emmagasineraient, pour la leur restituer ensuite, l’eau dépensée par les sas au moment des éclusées. Faut-il faire fond sur ce procédé, coûteux d’exécution, d’une exploitation compliquée et qui, déjà essayé en quelques endroits, a été délaissé partout ?

D’où faire venir ce fleuve au bief de partage chargé de le distribuer sur les deux versans ? Sans doute la Garonne est là. Mais pendant 65 jours, en moyenne chaque année, cette rivière aux allures torrentielles n’apporte que l’insuffisant tribut de 38 mètres cubes ; c’est la période d’étiage. Celle des eaux moyennes dure 238 jours, avec un débit de 70 à 80 mètres cubes ; les crues ne durent que 62 jours, le sixième de l’année environ. C’est cependant seulement pendant cette courte période qu’on pourrait y puiser sans nuire aux riverains. Pour l’alimentation de la ville et de sa banlieue, pour celle du canal latéral et les besoins de ses usines et de diverses concessions, Toulouse exige de 60 à 70 mètres cubes d’eau par seconde. De l’autre côté, les ressources disponibles de l’Aude sont absorbées par les irrigations et les submersions, par le canal du Midi, par les besoins des nombreuses populations assises sur ses bords. Que faire ? Les auteurs de projets ne sont pas embarrassés pour si peu. Ils étageront de nombreux réservoirs dans les vallées pyrénéennes de l’Ariège, du Saumès et du Jo. Peu leur importe qu’on n’ait encore aujourd’hui sur les ressources hydrauliques de ces régions que des renseignemens incomplets et sujets à vérification, et qu’il soit impossible de mesurer la difficulté des constructions rêvées ; en quelques années, dédaigneux des obstacles, ces esprits imaginatifs réaliseront, à titre de simple annexe de leur conception principale, cette œuvre gigantesque qui, depuis Riquet, fait hésiter des générations d’ingénieurs. Ici, comme tout le long de leur projet, comme pour les consommations d’eau, comme pour l’étanchéité des terrains, comme pour le touage, comme pour le maintien des communications d’une rive à l’autre, comme pour tout, ils prennent leurs désirs pour des réalités :


Une flatteuse erreur emporte alors leurs âmes,


et, sans craindre de rester Gros-Jean comme devant, ils résolvent de même façon toutes les difficultés auxquelles se heurte leur projet.

Leur projet ? Remarquons qu’il part de Bordeaux et aboutit à Narbonne. Aux deux extrémités, on est encore loin de la mer. Il faut la joindre. Ce sera l’affaire de l’Etat, avait-on dit d’abord. Celui-ci s’étant montré réfractaire, force a bien été aux demandeurs de se charger aussi de ces deux terminus. — Du côté de l’Atlantique, on avait d’abord parlé d’utiliser la Gironde ; puis, la trouvant précaire et insuffisante, on avait poussé le canal jusqu’au Richard, dans la baie de Trompe-le-Loup, soit un prolongement de 54 kilomètres. En dernier lieu, sans doute pour punir Bordeaux d’un certain manque d’enthousiasme, le projet le plus récent dévie le canal vers la baie d’Arcachon. Celle-ci, il est vrai, pour se rendre digne de cet honneur embarrassant, devra se creuser et s’ouvrir sur la mer un accès large et profond à travers des barres encore aujourd’hui à peine accessibles aux petits navires de pêche. De l’autre bout, Narbonne est moins loin de la Méditerranée que Bordeaux de l’Océan : un prolongement de 14 kilomètres permet d’atteindre cette côte inhospitalière, d’où les vents et les courans ont éloigné jusqu’ici les navigateurs. Il n’importe ; on a fait le plan du port futur. Où le mettra-t-on ? À Gruissan, plage battue de la tempête, sans horizon et sans profondeur, au Grau du Grazel ou à celui de la Vieille-Nouvelle, qui ne valent pas mieux comme atterrissages ? Ici ou là ce sera le point de débouquement du Canal. Mais, à défaut des cuirassés que les amiraux refusent d’y compromettre, on espère encore, pour conserver au canal un semblant d’importance stratégique, que les croiseurs légers, les avisos, les torpilleurs, consentiront à s’en servir. Et, tout de suite, on nous en prévient, il faut alors aux nouveaux ports des défenses, des forts, des batteries, des canons. Ce sera ici une annexe de Toulon, là-bas, un second Cherbourg, Nouvelles dépenses ; mais celles-ci, on l’espère bien, l’Etat rougirait de ne pas s’en charger. L’Etat rougit à moins. — Avec ces complémens obligatoires, le canal, le vrai canal des Deux-Mers, celui qui véritablement ira d’une mer à l’autre, n’aura pas moins de 500 kilomètres.

L’œuvre est immense, comme l’on voit : que coûtera-t-elle ? Il ne faut évidemment pas s’en tenir aux évaluations sans aucun doute optimistes et d’ailleurs variables des auteurs de projets. On avait d’abord parlé de 500 millions. Puis, après l’examen défavorable des premières commissions, on s’était résigné à avouer un milliard. C’est trop peu encore. La Commission spéciale de 1886,

après une étude aussi approfondie que le permettaient les documens qui lui furent soumis, atteignit un chiffre voisin de deux milliards<ref>
ÉVALUATION DE LA DEPENSE DANS LES DIVERSES HYPOTHÈSES :

¬¬¬

DE BORDEAUX à Narbonne. DÉBOUQUEMENS et ports, non compris des ouvrages militaires. ÉVALUATION approximative des ouvrages militaires. TOTAUX.
Avec irrigations et submersions et sans bassins d’épargne auxiliaires 1 696 000 000 francs. 1 998 000 000 francs.
Avec bassins d’épargne 1 690 000 000 1 992 000 000
Sans irrigations ni submersions. Sans bassins d’épargne 1 465 000 000 1 767 000 000
Avec bassins d’épargne 1 484 000 000 216 000 000 francs. 86 000 000 francs. 1 786 000 000

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Souhaitons que ce ne soit pas plus encore, et qu’au cours de la construction, si jamais on l’entreprenait, d’inévitables imprévus ne viennent pas trop gravement modifier les estimations premières. Suez, creusé dans un terrain sans valeur qu’il n’y a pas eu à exproprier, qui n’a ni écluses ni ponts tournans, qui n’a pas eu besoin de détourner fleuves, rivières et torrens pour s’alimenter, a cependant coûté 2 700 000 francs, près de 3 millions le kilomètre ; Corinthe en a coûté 7, et Manchester près de 5. — Mettons en parallèle le projet énorme et autrement compliqué du Canal des Deux-Mers, avec ses 38 écluses, ses canaux de dérivation, qui constituent à eux seuls l’ouvrage hydraulique le plus considérable qui ait été jamais entrepris, avec ses ponts-canaux jetés par-dessus de larges vallées, avec ses 140 ponts tournans, ses 1 000 kilomètres de pesante voie ferrée nécessaires aux locomotives chargées du halage des navires, avec ses deux grands ports, leurs jetées, leurs forteresses, avec ses expropriations coûteuses sur 500 kilomètres de long, dans un pays riche et peuplé, avec les intérêts intercalaires qu’il faudra servir au capital, pendant la durée forcément longue de semblables travaux, avec enfin tous ces autres frais, plus ou moins avouables, mais toujours fort lourds, qui grèvent les entreprises de cette taille, il n’y aura rien d’excessif à pré- voir une dépense de 4 millions par kilomètre, soit les deux milliards de la Commission, et ce serait certainement là un minimum.

Mais enfin, si, quelque coûteuse qu’elle puisse être, cette conception colossale avait une utilité en rapport avec la dépense, si, suivant les promesses de ses auteurs, elle devait rémunérer un jour ses actionnaires, enrichir le pays, augmenter sa puissance, peut-être faudrait-il ne pas y faire d’objection et chercher même à faire surgir — D’où ? ce serait peut-être la difficulté — L’énorme capital qui paraît indispensable.

Les ingénieurs qui ont étudié la question avec le calme que donne la compétence et l’absence de parti pris n’estiment pas à moins de 30 millions les frais d’exploitation et d’entretien, ce qui n’a rien d’excessif, en songeant à la longueur du canal, aux réservoirs, aux dérivations, aux écluses, aux ponts à manœuvrer, aux locomotives et à leurs voies. Le capital, pour ses intérêts, exigerait aux environs de 100 millions, soit 130 millions annuels à se procurer. Or la taxe prélevée sur les navires serait, dit-on, de 3 fr. 758 par tonne de jauge. Pour que l’entreprise fût à peu près rémunératrice, il faudrait donc être assuré d’un transit de 33 à 34 millions de tonnes. Il en passe de 22 à 23 millions par Gibraltar, dont la majeure partie n’a aucun intérêt à se détourner de la route qu’elle suit aujourd’hui. Il ne faut, en effet, compter ni sur les steamers en provenance ou à destination de l’Amérique, pour lesquels la distance est à peu près la même par les deux routes, ni sur l’active navigation qui circule entre, d’une part, les Iles Britanniques et les ports septentrionaux de l’Europe, et, de l’autre, la partie de la Méditerranée à l’est de la Sicile, navigation qui comprend les neuf dixièmes de celle qui passe par le canal de Suez. Le tout représente de 16 à 18 millions de tonnes. Ceux de ces navires qui marchent encore à la faible vitesse de 9 nœuds, il y en a peu, gagneraient à passer par le canal quelques heures, insuffisantes d’ailleurs à compenser le surcroît de dépense qui résulterait du paiement de la taxe. Ceux d’une vitesse supérieure n’y trouveraient économie ni de temps ni d’argent[17]

Reste la navigation entre l’Océan et la partie occidentale de la Méditerranée (côte est d’Espagne, côte sud de France, côte ouest d’Italie). C’est celle qui trouverait dans le passage par le canal une certaine économie de temps. Et encore ! dans l’hypothèse la plus avantageuse, celle du parcours entre Marseille et le point B d’Ouessant[18], cette économie de temps se traduit, si tout marche à souhait, par une abréviation d’une journée pour les navires de 12 nœuds de vitesse, de quatre jours pour ceux ne marchant qu’à 7 nœuds. C’est quelque chose sans doute sur des traversées qui, par Gibraltar, sont dans le premier cas de six jours, dans le second de neuf jours.

S’il n’en devait rien coûter pour franchir le canal, les navires qui font cette navigation, les voiliers surtout, feraient peut-être bien de délaisser Gibraltar. Mais il faut payer, et on ne voit pas d’autre moyen qu’une taxe payée par les navires pour couvrir les frais d’exploitation et les intérêts du capital. L’avantage d’une moindre durée de navigation a tout aussitôt pour compensation une aggravation de frais. Pour le navire rapide, elle sera de 3000 à 3500 francs par 1 000 tonnes ; pour l’autre, elle se tiendra entre 1 000 et 1 200 francs.

Je ne parle que des steamers. Les voiliers ont des frais beaucoup moindres par jour, et par conséquent l’abréviation de parcours a beaucoup moins d’influence sur le résultat financier du voyage. Ajoutons que ce grand cabotage ne compte au plus que 4 à 5 millions de tonnes, et que les voiliers et les steamers à très petite vitesse y tiennent, d’année en année, une moindre place.

Tel serait, en somme, pour la navigation, le bénéfice de cette grande œuvre qu’on annonce devoir modifier les relations commerciales de l’univers. Oui, on peut le dire de Suez ; on pouvait l’espérer de Panama. Il s’agit alors d’économiser des mois, au moins des semaines, tout en évitant le cap Horn ou celui de Bonne-Espérance. Mais ici, ce gain chanceux de quelques heures, de quelques minutes, avec, en regard, une aggravation de dépenses, est-il de nature à attirer les navires dans un canal où ponts et écluses, se succédant à intervalles rapprochés, constituent sur 500 kilomètres une suite non interrompue d’écueils et de dangers ?

On n’a rien répondu à ces objections, qui tendent à démontrer l’inutilité commerciale du canal. Battu sur ce point essentiel, on s’est repris à parler de l’irrigation et de la force motrice, sans mettre suffisamment en regard l’énorme surcroît de dépenses que ces nouvelles moutures tirées du même sac exigeraient tout d’a- bord. Enfin, ce sera, a-t-on dit, « l’instrument le plus sûr de notre relèvement industriel et commercial ». Toulouse deviendra Manchester ; Aubin, Carmaux, Graissessac, vont se transformer en autant de Cardiffs ! Qu’une voie de communication nouvelle soit un avantage pour les localités qui auront à s’en servir, c’est assez probable, quoiqu’il faille, en cela comme en tout, garder une certaine mesure. Mais quelle peut être ici l’importance de cet avantage ? Vaut-il le prix qu’on nous demande d’y mettre ? Ne peut-on l’obtenir plus économiquement ? Autant de questions auxquelles on se garde de répondre, peut-être tout simplement parce qu’on n’y a pas songé.

En dernier lieu, et comme en un réduit qu’on prétend inexpugnable, on s’est rejeté sur ce qu’on a appelé l’intérêt de la défense nationale. L’argument avait si bien réussi à certains chemins de fer électoraux, sans voyageurs ni marchandises ! Certes la défense nationale est chose sacrée ; il faut y penser toujours et même en parler quelquefois, mais encore faut-il que ce soit à bon escient : il y a une sorte de sacrilège, en la mettant au service des projets les plus discutables, à en faire une manière de poudre aux yeux que des rhéteurs s’en vont débitant, comme leurs prédécesseurs et modèles faisaient jadis des grandes vertus de l’orviétan.

Par le canal, nous dit-on, vous évitez les canons de Gibraltar ; vous réunissez l’escadre de la Méditerranée à celle de la Manche ; vous mettez à exécution le plan rêvé au camp de Boulogne ; notre marine venge enfin Aboukir et Trafalgar. Car ce n’est que dans le cas d’une guerre avec l’Angleterre que l’on doit se préoccuper de ce que cette puissance tient, les clefs du détroit. Il faut vraiment plier les hypothèses au gré de ses rêves pour s’imaginer qu’il n’y aurait pas alors à la fois une escadre anglaise dans la Méditerranée et une autre dans la Manche, Celle de nos côtes que l’on dégarnirait au profit de l’autre ne serait-elle pas aussitôt livrée aux insultes de l’ennemi ? Qui sacrifiera-t-on ? Toulon et Marseille, ou bien le Havre et Cherbourg, cibles ouvertes a tous les feux ? Le hasard des voyages m’a, au cours d’une longue traversée, procuré l’honneur de me rencontrer avec l’amiral Courbet au moment où il revenait de la Nouvelle-Calédonie. Les journaux d’Europe que nous trouvâmes à Aden étaient remplis du projet que M. Duclerc cherchait pour la deuxième ou troisième fois à faire accepter par l’opinion. « Quelle illusion ! ai-je alors entendu dire au futur vainqueur de la guerre de Chine ; comment s’imaginer qu’on pourra librement, d’une mer à l’autre, aller chercher l’ennemi là où on voudra ? Ne faudra-t-il pas, au contraire, l’attendre partout et ne se dégarnir nulle part ? » Et il ajoutait : « s’il n’y a que cette considération de stratégie navale à faire valoir, qu’au lieu de faire ce canal, dont nous ne nous servirons point, on mette en navires l’argent qu’il aurait coûté : ce sera contribuer bien plus efficacement à la défense nationale. » Rappelons que le maréchal de Moltke en disait tout autant à propos du canal de la Baltique.

Celui-ci cependant, dont, pour stimuler l’opinion française, on invoque quelquefois le précédent, a pour lui la brièveté du parcours, le petit nombre des écluses ; ses extrémités débouchent non pas en pleine côte ouverte à toutes les agressions comme à tous les vents, mais dans des baies intérieures, sûres et faciles à protéger. Puis, les détroits qu’il permet d’éviter constituent une sorte de Gibraltar se continuant sur plus de 200 kilomètres. Il n’y a donc pas de comparaison à faire. Ce n’est pas parce que les Allemands font le canal de la Baltique que la France doit faire ce qu’on appelle le Canal des Deux-Mers. Dans l’hypothèse, même assez difficile à admettre, où, libre d’un côté, notre flotte aurait le loisir de passer de l’autre, la voit-on engagée à la file indienne dans ce long canal de 500 kilomètres, encombré d’écluses et de ponts, sa marche à la merci d’une porte faussée, d’une berge crevée, que sais-je ? peut-être d’un pont-canal écroulé ? Ici, plus encore que dans le canal allemand, un homme déterminé peut provoquer un accident qui obstrue la circulation, et voilà toute la flotte immobilisée. « c’est une souricière », disait l’amiral Fourichon. Ses collègues et ses successeurs, nous l’avons dit, partagent son avis.

Que reste-t-il de ce projet gigantesque dont on ne craignait pas de dire que son exécution importait au salut du pays ? Sans importance (stratégique, il est sans utilité commerciale ; les modestes services qu’il pourrait rendre au petit cabotage à voile ne sont pas à mettre en regard de l’énormité de la dépense. Il n’y a aucune suite à donner à cette conception née dans des esprits généreux peut-être, mais d’imagination trop prompte. La géographie a toujours ignoré ce qu’on appelle depuis quelque temps l’isthme Franco-Ibérique, d’autres disent Gascon : ne l’inventons pas aujourd’hui pour l’unique plaisir d’avoir à le couper.


On le voit par les quelques exemples que j’ai pris la liberté de soumettre au lecteur : en fait de canaux maritimes, il ne peut y avoir de théorie générale ; ce sont questions d’espèces. Les analogies, les hypothèses, les rêveries, les aspirations plus ou moins généreuses ne doivent pas être les coefficiens de ces grosses équations. Ce serait aboutir à des solutions imaginaires. Pour en dégager l’inconnue, il faut calculer de plus près et faire appel au bon sens.


J. FLEURY.

  1. Baüer, Discours prononcé à la cérémonie d’inauguration du canal de Suez à Port-Saïd, le 17 novembre 1869.
  2. Voy. le Canal de Corinthe, communication de M. Saint-Yves, inspecteur général des ponts et chaussées en retraite, au Congrès de navigation intérieure, session de Manchester, 1890. — Voir également les observations et les réserves faites avec une sage prudence par M. le baron Quinette de Rochemont, également inspecteur général des ponts et chaussées, dans le rapport officiel des délégués du Ministère des Travaux publics à ce même congrès.
  3. Sur 100 bateaux portant pavillon allemand qui franchissent actuellement le Sund, 89 sont prussiens.
  4. Voir la Revue du 1er avril 1891.
  5. La densité de la population française est d’environ 72 habitans par kilomètre carré. Celle du département du Nord est de 293 habitans sur la même unité superficielle.
  6. Dans un rapport sur le canal maritime de Manchester, plein de renseignemens instructifs, et auquel j’ai fait plus d’un emprunt, M. de Pulligny, ingénieur des ponts et chaussées, donne des frais qui grèvent quelques marchandises, depuis leur arrivée à Liverpool, jusqu’à leur réception par le destinataire de Manchester, un détail très complet qu’il me paraît intéressant de reproduire ici : ¬¬¬
    DE LA CALE DU NAVIRE

    À LIVERPOOL à la station du chemin de fer ou à quai de la rivière à Manchester.

    DROITS DE PORT

    et taxe d’arrimage ou de désarrimage.

    FRAIS

    du maître portefaix.

    FRAIS DE QUAI.

    Surveillance, couverture, etc.

    CAMIONNAGE

    jusqu’au rail ou jusqu’à la péniche.

    TRANSPORT

    par rail ou par eau.

    TOTAL DES FRAIS

    par tonnage

    Cotons. 3 60 fr. c. 1 50 fr. c. 1 20 fr. c. 1 50 fr. c. 8 60 fr. c. 16 57 fr. c.
    Laines 4 20 1 80 1 20 1 50 11 00 19 92
    Sucres raffinés (en pains) 3 60 2 20 1 20 1 50 13 00 21 75
    — bruts 2 50 1 40 1 20 1 50 8 00 14 77
    Salaisons 2 60 1 70 1 20 1 50 11 00 18 21
    Conserves en boites 4 80 2 40 1 20 1 50 11 00 21 11
    Thés 3 00 3 10 1 20 1 50 13 00 22 06
    Céréales (en sacs) 1 60 0 80 0 30 1 20 8 00 12 07
    Fruits (oranges, ananas, etc.) 1 50 1 90 1 20 2 40 11 00 18 21
    Pétroles 2 00 1 60 1 20 1 50 11 00 17 51
    Suifs 2 70

    1 30

    1 20 1 50 9 50 16 39
    Minerais de fer 0 30 1 40 0 10 1 50 5 00 8 40
    Bois de charpente et de mine 1 20 2 10 « « 8 00 11 47

    Il est peut-être intéressant de mettre en regard de ces chiffres les prix de trans- port par voie ferrée entre le Havre et Rouen : ¬¬¬

    COTON BRUT COTON MANUFACTURE CEREALES
    Prix kiolométrique Prix total Prix kiolométrique Prix total Prix kiolométrique Prix total
    Liverpool-Manchester (51km,5) 0 168 fr. c. 8 60 fr. c. 0 160 fr. c. 8 20 fr. c. 0 155 fr. c. 8 00 fr. c.
    Havre-Rouen (96km,5) 0 069 6 70 3 375 7 30 0 044 4 20

    Comme on le voit, nos filateurs normands sont, à ce point de vue, dans de bien meilleures conditions que leurs concurrens anglais. Et cependant, que de plaintes au moment où s’est fait le tarif de douanes !

  7. La procédure à laquelle sont soumis les projets d’initiative privée (private bills) devant les commissions parlementaires est fort coûteuse. (Voy. de Franqueville, Enquête sur les chemins de fer en Angleterre, qui donne à cet égard des détails fort intéressans.) — La propagande nécessaire comporte également des dépenses considérables. Les avances faites de ces divers chefs par les promoteurs du Ship-Canal se sont élevées à près de 4 millions de francs.
  8. Liverpool date du commencement du XVIIIe siècle. En 1708, Thomas Steers y construisit le premier bassin à flot. La population de Liverpool n’était alors que de 8 000 habitans. 84 petits bateaux, de 70 tonnes à peu près, constituaient toute sa flotte.
  9. C’est la première fois, dans le monde entier, qu’on se hasarde à construire un pont-canal tournant. — Celui de Bridgewater, par l’ingéniosité de son mécanisme d’étanchement, est digne de l’attention avec laquelle l’examinent tous les gens du métier.
  10. Économies réalisées par les marchandises empruntant la voie du Ship-Canal : ¬¬¬
    MARCHANDISES. FRAIS

    ACTUELS.

    FRAIS SUR LE CANAL

    PAR TONNE :

    ÉCONOMIE

    RÉALISÉE.

    Péage. Quai. Manutention. Ensemble.
    Cotons 16 57 5 10 2 10 1 20 8 40 8 17
    Laines 19 92 6 00 2 10 1 20 9 30 10 62
    Sucres raffinés 21 75 5 00 1 80 1 20 8 00 13 75
    — bruts 14 77 4 00 1 30 0 60 5 90 8 87
    Salaisons 18 21 6 00 1 30 0 60 7 90 10 31
    Conserves en boîtes 21 11 6 00 2 40 1 20 9 60 11 51
    Thés 22 06 7 00 1 50 1 80 10 30 11 76
    Céréales 12 07 4 10 0 80 0 60 5 50 6 57
    Fruits 18 21 6 00 0 80 0 60 7 40 10 81
    Pétroles 17 51 5 50 1 00 0 60 7 10 10 41
    Suifs 16 39 5 00 1 40 0 60 7 00 9 39
    Minerais de fer 8 40 2 50 0 30 0 60 3 40 5 00
    Bois de charpente 11 47 4 50 0 60 0 60 5 70 5 77
  11. « j’ai souscrit 4000 liv. st. dès le début, me disait en 1890 un filateur de Manchester. Que cette somme soit perdue, peu m’importe, pourvu que le canal se fasse : je serai bien vite rentré dans mes avances. »
  12. « There had been a constant complaint in this country during recent years, that commerce and trade were being gradually attracted to the coast, and that the inland towns were keeping up their manufactures under great difficulties. » (Closing adress delivered to the Congress of inland Navigation held in Manchester on July 1890 — by the Righ. Hon. lord Balfour of Burleigh.)
  13. Les écluses ne sont pas les seuls dispositifs à l’aide desquels on puisse faire passer des bateaux ou des navires d’un niveau à un autre. Il y a encore les ascenseurs et les plans inclinés. Ces derniers n’ont encore été l’objet d’aucune application importante. Un spécimen, d’échelle réduite, intéressant cependant, fonctionne aux environs de Meaux. Il sert à l’échange entre l’Ourcq et la Marne de ces petits bateaux appelés flûtes de l’Ourcq, qui ne portent pas plus de 70 à 80 tonnes. Il y a, au contraire, quelques ascenseurs en service sur des canaux de navigation intérieure, notamment en Angleterre à Anderton, en Belgique à la Louvière et en France aux Fontinettes, près de Saint-Omer, sur le canal de Neufossé, jonction de la Lys avec le canal d’Aire à l’Aa. Ces appareils ne sont destinés à soulever que des péniches de 280 tonnes. Même réduits à cette utilisation relativement modeste, leur construction et leur fonctionnement présentent des difficultés graves dont la solution fait le plus grand honneur à leurs auteurs. On n’a pas pu faire cependant qu’ils ne soient des machines compliquées, plus délicates, plus exposées à des interruptions de service que les écluses, dont la qualité essentielle est la simplicité. — Quant à des ascenseurs pouvant soulever des bâtimens de mer de 3 ou 4 000 tonnes et plus, il ne semble pas possible, quelques merveilleuses ressources dont dispose aujourd’hui l’industrie mécanique, qu’on puisse en tenter la construction. M. Boyer, qui a été pendant quelques mois directeur des travaux de Panama, y avait cependant songé, dit-on, pour franchir la Culebra. La mort prématurée de cet ingénieur distingué ne permet pas d’affirmer que ce fût là chez lui autre chose qu’une de ces idées séduisantes mais fugitives qui se dissipent à la première réflexion.
  14. Séance des Communes du 18 août 1893.
  15. Société d’études du canal maritime de l’Océan à la Méditerranée. — Paris, imprimerie Wittersheim et Cie, 1880, p. 1 : « La France est diminuée : notre devoir est de reconstituer l’équivalent des forces qu’elle a perdues. »
  16. Journal des Travaux publics du 9 février 1893. — Projet Pocard-Kerviller : Canal des Deux-Mers.
  17. Prenons comme caractéristique de cette navigation le parcours entre le point B des cartes, à l’ouest d’Ouessant, et le port de Malte.
    La distance par Gibraltar est de 1930 milles.
    Par le canal, il faut compter :
    1° La partie maritime : ¬¬¬
    (a) Du point B à la Coubre (embouchure de la Gironde.) 276 milles.
    De Gruissan à Malte 690 —
    Ensemble 966 —

    2° Le transit par le Canal, qui peut durer de 83 à 103 heures. D’autre part, les frais d’armement et de navigation peuvent s’évaluer à 0 fr. 75 par jour et par tonne, terme moyen. — On peut alors dresser le tableau suivant :

  18. Du point B d’Ouessant à Marseille :
    1° Par Gibraltar
    2° Par le canal :
    ¬¬¬
    (a) Partie maritime D’Ouessant à la Coubre, 1635 milles
    De Guissan à Marseille 100 —
    376

    (b) Plus le transit par le canal de 83 à 103 heures.