Campagne de l’Armée de Potomac - mars-juillet 1862

Campagne de l’Armée de Potomac - mars-juillet 1862
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 798-867).
CAMPAGNE
DE
L’ARMÉE DU POTOMAC
— MARS-JUILLET 1862. —

Les événemens militaires se succèdent rapidement en Amérique, et le public les suit avec une attention d’autant plus inquiète qu’il ne les comprend pas bien toujours, faute de connaître l’organisation des armées américaines, le caractère des chefs et des soldats, faute surtout d’avoir pu recueillir sur ces mémorables luttes les souvenirs d’observateurs compétens et mêlés eux-mêmes à l’action. Les pages qu’on va lire répondront peut-être à une curiosité si légitime ; elles résument et coordonnent les notes d’un officier qui a pris part aux derniers combats de la Virginie, et qui ne cesse pas de suivre les grandes opérations de guerre sur lesquelles il nous donnera sans doute de nouveaux détails, car notre tâche s’est bornée à réunir et à grouper les impressions, les souvenirs épars dans de nombreuses lettres et dans le journal même de cet officier.


I.

À mon arrivée en Amérique, la toile venait de tomber sur le premier acte de l’insurrection sécessioniste. L’attaque du fort Sumter par les gens de Charleston avait été le prologue ; puis était venu le désastre de Bull’s Run. L’armée du sud campait en vue de Washington. On se hâtait d’élever autour de cette capitale des ouvrages de défense. Le canon grondait de temps en temps aux avant-postes. Au milieu de ces émotions, l’armée du Potomac prenait naissance.

Jusque-là, surpris par les événemens, le gouvernement fédéral n’avait pu que prendre à la hâte des mesures provisoires qui aggravaient le péril au lieu de le conjurer. Tous les avantages, au début de l’insurrection, avaient été en faveur des insurgés. Ils étaient prêts pour une lutte à main armée, le nord ne l’était pas. Depuis longtemps en effet, l’œuvre de la sécession se préparait. Sous prétexte de s’organiser militairement pour la répression des soulèvemens d’esclaves, les états du sud s’étaient donné une milice permanente qui marcherait au premier signal. Des écoles spéciales avaient été fondées, où les fils des propriétaires d’esclaves allaient s’inspirer des qualités bonnes et mauvaises qui font une race de soldats. L’homme du nord, pendant ce temps, se reposant avec confiance dans le jeu régulier de la constitution, restait., uniquement occupé de ses intérêts, derrière son comptoir. L’armée nationale des États-Unis appartenait en outre presque entièrement aux hommes du sud. Depuis nombre d’années, le pouvoir fédéral était dans leurs mains, et ils ne s’étaient pas fait faute de remplir de leurs créatures toutes les administrations, l’école militaire surtout, et par suite l’armée. Longtemps ministre de la guerre, M. Jefferson Davis avait plus qu’un autre agi dans ce sens. Les dispositions des états du nord lui rendaient d’ailleurs la tâche facile. Parmi les populations laborieuses et toujours un peu puritaines de la Nouvelle-Angleterre, la carrière des armes était regardée comme une carrière d’oisifs : l’école de West-Point jouissait auprès d’elles d’une médiocre estime, et les familles en écartaient leurs enfans. Enfin, à la veille même de la crise à laquelle l’élection de M. Lincoln allait donner lieu, le ministre de la guerre de M. Buchanan, M. Floyd, aujourd’hui l’un des généraux de la sécession, avait eu le soin de faire diriger vers le sud le contenu de tous les arsenaux fédéraux et d’envoyer l’armée régulière tout entière au Texas, mettant entre elle et Washington la barrière des états à esclaves afin de rendre impuissant le sentiment du devoir qui pourrait porter les soldats à suivre le trop petit nombre d’officiers restés fidèles à leur drapeau. Rien ne manquait ainsi aux précautions prises par les confédérés. Ils avaient fait pour la marine de même que pour l’armée ; elle était dispersée aux quatre coins du globe.

Quant au nord, il ne faisait rien. Les avertissemens ne lui avaient pas manqué cependant. Depuis bien des années, la sécession était ouvertement prêchée. Un livre curieux, le Partisan leader, publié il y a plus de vingt ans, en fait foi. C’est, sous forme de roman, une peinture vraiment prophétique de la guerre qui désole en ce moment la Virginie, représentée sous des couleurs bien faites pour expliquer l’ardeur avec laquelle les imaginations des dames créoles ont épousé la cause séparatiste ; mais on croyait au nord, comme en tant d’autres lieux, que tout s’arrangerait. On se sentait le plus fort, et on jugeait inutile de se donner du mal à l’avance. C’est toujours la vieille histoire du lièvre et de la tortue. Enfin on comptait au besoin sur ces centaines de mille de volontaires portés sur tous les almanachs comme représentant la force militaire du pays, que l’inexpérience populaire regardait comme irrésistible. On fut vite détrompé. Les gens du sud perdent l’élection présidentielle. Ils ont encore la majorité dans le sénat ; ce n’est pas le pouvoir qui leur échappe, mais c’est une blessure à leur orgueil. Les meneurs et les ambitieux se font de cette blessure un moyen de succès, et ils lèvent l’étendard de l’insurrection. Le pouvoir fédéral, toujours immobile, laisse à la fois écouler la période des compromis, de la conciliation, et celle de la répression énergique et immédiate. On s’arme de part et d’autre pour une lutte devenue inévitable ; mais le sud a les hommes de guerre, il a les armes, il a l’organisation, il a la volonté et la passion. Le nord est impuissant à ravitailler le fort Sumter, et ses volontaires, levés pour trois mois, comme si la campagne ne dût pas durer davantage, se font battre à Bull’s Run, non par manque de courage, car les exemples de courage individuel sont nombreux, non par la faute du général Mac-Dowell, qui les commandait, et dont le plan méritait le succès, mais par défaut d’organisation et de discipline.

Après Bull’s Run, il n’y avait plus de place aux illusions. On avait devant soi une grande guerre. Enivré d’orgueil, encouragé par tous ceux qui, pour un motif ou un autre, voulaient du mal aux États-Unis, le sud, la chose était désormais évidente, ne consentirait à rentrer dans l’Union qu’après des revers. Les espérances des ambitieux qui y dirigeaient les affaires étaient dépassées ; ils tenaient une veine de succès ; à aucun prix, ils ne l’abandonneraient. Au nord, en revanche, l’humiliation avait ouvert tous les yeux. On sentait qu’ayant pour soi, avec la supériorité du nombre et de la richesse, le bon droit et la légalité, qu’ayant le dépôt de la constitution à défendre contre une minorité factieuse qui après tout ne prenait les armes que pour l’extension de l’esclavage, on deviendrait la fable du monde, si on ne résistait pas. On sentait ensuite qu’une fois la doctrine de sécession admise et sanctionnée, elle serait susceptible d’applications infinies ; de morcellement en morcellement, on irait jusqu’au chaos, qui ne tarderait pas à faire la partie belle au despotisme. On sentait enfin que c’était une chimère de prétendre à faire vivre en paix l’une à côté de l’autre deux puissances qui n’avaient point fait encore l’épreuve réelle de leurs forces respectives, séparées radicalement, malgré leur communauté de langue et d’origine, par l’institution de l’esclavage, l’une en voulant le développement et l’autre l’abolition, séparées aussi par des intérêts qu’aucune ligne de douane ne pourrait concilier, et par l’impossibilité de régler sans querelles journalières les nombreuses questions qui se rattachent à la navigation des fleuves de l’ouest. Toutes ces raisons, dont on se rendit compte immédiatement, jointes aux souffrances de l’amour-propre blessé et à la nouveauté d’un mouvement guerrier au milieu de ces contrées paisibles, eurent pour résultat la mise sur pied de l’immense armement avec lequel les états du nord ont jusqu’à ce jour soutenu la guerre contre les puissans efforts de la sécession.

Admirons ici, avant de passer aux nombreuses critiques que nous aurons à faire plus loin, l’énergie, le dévouement, l’esprit d’abnégation courageuse avec lequel la population de ces états, conduisant son gouvernement bien plus qu’elle n’était conduite par lui, a d’elle-même, et sous la seule impulsion de son bon sens patriotique, donné sans compter hommes et argent, sacrifié ses convenances, renoncé volontairement, et pour le bien public, à ses goûts, à ses habitudes, jusqu’au libre parler de ses journaux, et cela, non sous l’empire d’une passion du moment, non dans un transport d’enthousiasme passager, mais froidement, et pour un but éloigné de grandeur nationale.

On s’est donc mis sérieusement à l’œuvre pour créer une armée, une grande armée. Secondé par l’opinion publique, le congrès a résolu la levée de 500,000 hommes, avec les fonds nécessaires pour l’accomplir. Malheureusement il ne lui a pas été donné de décréter les traditions, les connaissances et l’expérience requises pour la formation et la conduite d’une pareille force militaire. Il a bien pu réunir des masses d’hommes, un matériel immense, comme par enchantement ; il n’a pas pu créer par un vote l’esprit de discipline, d’obéissance, le respect hiérarchique, sans lesquels il y a des foules armées, mais il n’y a pas d’armée. Là est un écueil contre lequel sont venus se briser bien de généreux efforts. Là est un vice originel dont nous verrons partout la funeste influence. Nous allons en découvrir le germe en examinant rapidement le mécanisme par lequel s’improvisa cette première création.

D’après les lois américaines, le gouvernement fédéral entretient en temps de paix une armée régulière permanente, il peut de plus, dans les cas de crise, guerre ou insurrection, appeler sous les drapeaux autant de régimens de volontaires qu’il le juge convenable. L’armée régulière, formée par recrutement, ne comptait que 20,000 hommes avant la sécession. Le corps d’officiers, sorti en entier de l’école militaire, était remarquable. Très instruits, versés dans la pratique du métier, comprenant la nécessité d’un commandement absolu, les officiers maintenaient dans leur petite troupe la discipline la plus rigoureuse. Ce noyau d’armée était excellent ; mais l’insurrection en avait amené la dissolution, ainsi que je le disais tout à l’heure. La majeure partie des officiers (plus de trois cents) avaient passé au sud. Les soldats, tous Irlandais ou Allemands, perdus dans les solitudes du Texas, s’étaient dispersés. À peine revint-il 2 ou 3,000 hommes de Californie ou du pays des mormons pour prendre part à la guerre. Ce qu’il y eut de plus précieux, ce fut le retour d’un certain nombre d’officiers qui purent présider à l’organisation telle quelle de l’armée de volontaires qu’on allait lever.

Dans nos pays, où nous avons appris à connaître la valeur comparative du soldat régulier et de ce soldat amateur, dispendieux et capricieux qu’on appelle le volontaire, on se fût désolé de perdre le concours de l’armée permanente, si petite qu’elle fut. Si on l’avait eue, on se serait appliqué à la grossir par un élargissement de cadres et l’incorporation de recrues. Une armée de soixante mille réguliers eût fait bien plus de besogne qu’un nombre double ou triple de volontaires ; mais en Amérique on ne sait pas cela, et, qui plus est, on ne veut pas le savoir. Ce serait renoncer à la croyance générale, et si profondément enracinée, que tout Américain, quand il veut une chose, trouve en lui, sans apprentissage, la force de la faire, et que par conséquent il n’y a pas de volontaire qui, en endossant l’uniforme, n’endosse du même coup toutes les qualités du soldat. Ajoutez que les officiers de West-Point, par le seul fait qu’ils ont reçu une éducation supérieure et qu’ils reconnaissent la nécessité d’une hiérarchie, sont regardés comme des aristocrates. Or tout ce qui est aristocratique est mauvais. De tels officiers étaient bons avec les mercenaires qui consentaient à leur obéir et à aller sous leurs ordres faire la police pénible des tribus indiennes des frontières ; mais placer sous leur commandement une grande armée, pliée à la subordination des camps, c’était s’exposer à de graves dangers politiques. On ne fait pas un 18 brumaire avec des volontaires. Donc, ayant tout à créer, on se décida à créer une armée de volontaires, armée éphémère, comparativement inefficace, et surtout ruineuse, car le volontaire américain est richement payé : sa solde est de 13 dollars (plus de 65 francs) par mois ; de plus, une pension de 40 francs, également mensuelle, est faite à sa femme en son absence, ce qui, soit dit en passant, a amené bien des mariages improvisés à l’heure de se rendre sous les drapeaux. Point de retenues sur la solde pour l’ordinaire, pour l’habillement ni autre fourniture quelconque. Le volontaire est défrayé de tout et nourri avec un luxe tel qu’on le voit jeter journellement une partie de sa ration. On devine ce que coûte une pareille armée. Si encore on eût gagné à cette dépense d’être bien servi ! mais on l’était fort mal faute de discipline : non que les lois et règlemens militaires ne fussent pas suffisamment sévères ; mais ils n’étaient pas appliqués et ne pouvaient l’être par suite de l’organisation première du régiment et de la composition de son corps d’officiers. Ici nous touchons au vice essentiel d’une armée américaine.

Comment se forme en effet un régiment de volontaires ? Dès que le congrès a voté le nombre d’hommes que l’on veut appeler sous le drapeaux, on fait à Washington le calcul de ce que chaque état de l’Union doit fournir suivant ses ressources ou sa population. Ce calcul établi, chaque gouverneur fait annoncer qu’il sera levé dans les limites de sa juridiction tant de régimens. Le régiment, d’un seul bataillon, est l’unité militaire américaine. Les choses se passent alors de cette façon. — Quelques personnes se présentent qui offrent de lever un régiment ; chacun fait valoir ses titres, son influence dans l’état ou dans telle partie de la population de l’état, qui lui permettra de trouver facilement le nombre d’hommes voulu, son dévouement au parti qui occupe en ce moment le pouvoir, etc. Parmi ceux qui se sont ainsi présentés, le gouverneur fait son choix. Généralement celui sur qui il est tombé a posé pour condition première qu’il aura le commandement du régiment, et voilà M. tel ou tel, médecin ou avocat, n’ayant jamais touché une épée, mais se sentant une vocation improvisée, qui d’emblée devient colonel ; le voilà en rapport avec toutes les agences de recrutement et tous les fournisseurs chargés de l’équipement et de l’habillement du régiment futur. Il s’agit de trouver les soldats ; c’est difficile, car il y a beaucoup de concurrence. On s’adresse à tous ses camarades, on parcourt le pays, on s’ingénie. Cela se fait vite et bien en Amérique, où l’on a l’esprit inventif. La plupart du temps, on trouve quelques amis qui, saisis de la même ardeur martiale, promettent d’amener tant de recrues, si on les fait, l’un capitaine, l’autre lieutenant, un autre sergent, et ainsi de suite. Les cadres se forment et se remplissent en partie ; il ne reste plus qu’à compléter. C’est alors qu’on a recours aux moyens extraordinaires, à ces affiches gigantesques faisant valoir en termes pompeux tous les avantages que présente l’entrée au corps. On va chez les prêtres catholiques pour avoir des Irlandais ; on donne le privilège si recherché de la cantine à un individu qui promet le complément d’hommes nécessaire. Puis le régiment se trouve organisé ; on porte les listes au gouverneur, qui approuve tout. Le régiment se rassemble, est habillé, équipé, puis expédié par le chemin de fer au seat of the war. Quelquefois, souvent même, on fait dépendre les grades de l’élection ; mais ce n’est le plus souvent qu’une formalité : tout a été arrangé d’avance entre les intéressés.

Les inconvéniens de ce système sautent aux yeux. Les officiers, depuis le colonel jusqu’au plus bas de l’échelle, ne savent pas le premier mot de l’art militaire, et s’ils ont un fonds d’aptitude réelle, s’ils doivent avoir des qualités guerrières, il leur reste à en faire preuve. Les soldats n’ont sur ce point aucune illusion ; « ils n’en savent pas plus long que nous, nous les connaissons bien, » disent-ils de ceux qui les commandent. Donc pas de supériorité de savoir de la part du chef sur le soldat, pas de supériorité de position sociale non plus dans un pays où l’on n’en reconnaît aucune. Le plus souvent aussi, c’est avec des arrière-pensées de candidatures politiques que l’officier a pris les armes ; c’est pour se faire un nom aux yeux des électeurs. Or ces électeurs futurs, ce sont les soldats. Que deviendrait la popularité dont on tient à jouir auprès d’eux, si on les rudoyait ou si on se montrait trop exigeant dans le service ?

De toutes ces causes résultaient absence d’autorité chez les officiers, absence de respect chez les soldats, partant point de hiérarchie, point de discipline. Tout cela s’est amélioré depuis sous l’empire de la nécessité et à l’école de l’expérience. Dès le début même, il y avait des exceptions ; quelques colonels, poussés par une vraie vocation ou animés d’un patriotisme ardent, savaient vaincre les obstacles placés sur leur route. Quelquefois un officier de l’armée régulière, désireux de se distinguer et ayant assez d’influence dans son état, levait un régiment et en obtenait un résultat admirable. C’est ainsi qu’un jeune lieutenant du génie, nommé Warren, a tiré un merveilleux parti du 5e New-York, dont il était colonel. Ce régiment a fait successivement le service du génie et de l’artillerie au siège de York-Town, et, redevenu infanterie, s’est conduit comme les plus vieilles troupes aux batailles de Chikahominy, où il a perdu la moitié de son effectif. C’étaient pourtant des volontaires, mais ils sentaient le savoir et la supériorité de leur chef. Ils l’auraient suivi partout.

La plupart du temps au contraire, le chef est un camarade ; seulement il porte un autre costume. On lui obéit dans la routine de tous les jours, mais volontairement. Volontairement aussi on ne s’inquiète plus de lui quand les circonstances deviennent sérieuses ; au point de vue de l’égalité américaine, il n’y a aucune lionne raison pour lui obéir. Aux yeux du plus grand nombre d’ailleurs, ce titre de volontaire ne signifie pas le soldat qui se dévoue généreusement et volontairement pour sauver la patrie ou acquérir de la gloire, mais bien le soldat richement payé qui ne fait que ce qu’il veut et ce qui lui plaît. Cela est si vrai que, bien que la paie et le temps de service soient les mêmes pour les volontaires et les réguliers, le recrutement de ces derniers est devenu à peu près impossible. Toute la classe d’hommes qui s’engageait pour l’armée lorsqu’il n’y avait qu’elle, par goût de la vie des camps, passe aujourd’hui dans les volontaires. D’un côté la licence, de l’autre la discipline : le choix est vite fait. Les habitudes créées par le suffrage universel jouent aussi leur rôle là dedans et se retrouvent sur les champs de bataille. D’un accord tacite le régiment va à l’ennemi, il s’avance sous le feu, se met à tirailler. Les hommes sont braves, très braves ; ils se font tuer et blesser en grand nombre, et puis quand, par un accord tacite, on juge qu’on a fait assez pour l’honneur militaire, on s’en va tous ensemble. Le colonel essaie peut-être de donner une direction, une impulsion ; généralement il y perd ses efforts : quant aux officiers, ils n’y songent même pas. Pourquoi l’essaieraient-ils et pourquoi seraient-ils obéis, si la majorité du régiment est d’avis de la retraite ? L’obéissance dans cette armée ressemble à l’obéissance que des enfans qui jouent au soldat montrent à celui de leurs camarades qu’ils ont fait leur capitaine. Est-il besoin d’insister jour faire sentir les inconvéniens d’un pareil état de choses ? On avait néanmoins dans les mains une masse immense d’hommes armés, une multitude de régimens, car le pays avait répondu avec ensemble et vigueur à l’appel des volontaires. Jamais, nous le croyons, aucune nation n’a enfanté d’elle-même, par sa propre volonté, par ses seules ressources, sans coercition d’aucun genre, sans pression gouvernementale et en si peu de temps, un armement aussi considérable. Les gouvernemens libres, quels que soient leurs défauts et les excès auxquels ils ont pu se laisser entraîner, conservent toujours une élasticité, une puissance créatrice que rien ne peut égaler. Seulement les vices d’organisation que nous avons signalés diminuaient singulièrement la valeur réelle de ce rassemblement militaire.

C’est à remédier autant que possible à ces vices que le général Mac-Clellan et les anciens officiers de l’école de West-Point, devenus par la force des choses généraux de brigade et de division, consacrèrent tous leurs efforts. Les régimens furent embrigadés par quatre et les brigades endivisionnées par trois. À chaque division, on donna quatre batteries, trois servies par des volontaires et une par des réguliers. Celle-ci devait servir de modèle aux autres, et son capitaine prenait le commandement de toute l’artillerie de la division. On eut un moment l’idée de mettre un bataillon de réguliers dans chaque division de volontaires, pour y jouer le rôle de fer de lance que lord Clyde attribue aux troupes européennes dans les armées de cipayes ; mais oh y renonça. Il parut préférable de garder réunie la seule troupe réellement disciplinée que l’on eût sous la main. Telle qu’elle fut faite d’ailleurs, la formation divisionnaire était bonne ; elle a été d’une très grande utilité.

Il fallut ensuite pourvoir aux services administratifs, aux vivres, aux munitions, aux transports, organiser les réserves d’artillerie, le génie, les pontonniers, la brigade topographique, les télégraphes, les hôpitaux. Ce travail prodigieux s’accomplit avec une rapidité et un succès extraordinaires, lorsqu’on songe que tout était à créer en l’absence de toute tradition. Non-seulement personne ne savait autrement que par les livres comment se manient tous ces fils indispensables à la conduite d’une armée, et le manque de précédent en pareille matière était complet, mais le nombre même de ceux qui avaient voyagé en Europe et appris par leurs yeux ce que c’est qu’une grande réunion de troupes était infiniment petit.

L’armée américaine n’avait d’autres traditions que celles de la campagne qui conduisit le général Scott à Mexico, campagne brillante, dans laquelle il y eut beaucoup de difficultés à vaincre, mais qui était bien loin d’offrir les proportions gigantesques de la guerre actuelle. Au Mexique d’ailleurs, le général Scott avait avec lui l’armée régulière tout entière, et ici il n’en restait plus que de faibles débris. Au Mexique, c’étaient les réguliers qui avaient été le principal, les volontaires n’avaient été que l’accessoire et comme l’ornement. Le vieux général, à qui l’on demandait un jour comment à cette époque il faisait pour maintenir la discipline dans leurs rangs, répondait : « Oh ! ils savaient que s’ils s’écartaient, ils seraient massacrés par les guérillas. » Les circonstances n’avaient donc plus rien de semblable, et le maniement de ces grandes armées de volontaires, malgré tant d’efforts tentés pour les régulariser, était un problème qui présentait bien des inconnues.

Au sud, l’organisation des forces insurrectionnelles offrait moins de difficultés. Le gouvernement révolutionnaire avait vite pris entre les mains de M. Jefferson Davis la forme dictatoriale. Soutenu par l’oligarchie de trois cent mille propriétaires d’esclaves, dont il était l’élu et dont il personnifiait les violentes passions, M. Davis s’était mis à l’œuvre avec activité pour créer une armée en état de lutter contre les formidables préparatifs du gouvernement fédéral. Ancien élève de West-Point, ancien général de volontaires au Mexique, ancien ministre de la guerre de l’Union, il avait toutes les conditions voulues pour bien remplir sa tâche. Il y appliqua sa rare capacité. Il fut secondé par l’élite de l’ancien état-major fédéral, par l’esprit plus militaire des hommes du sud, et aussi par le concours de tous les aventuriers, flibustiers et autres, que le sud nourrissait toujours en vue de ces envahissemens continuels auxquels le condamne l’esclavage. Je n’ai pas le projet de faire ici un tableau de l’armée séparatiste, mais je veux seulement signaler deux différences importantes qui caractérisent son organisation, comparée à celle du nord. Les officiers étaient choisis et nommés directement par le président ; ils étaient envoyés dans les régimens pour y commander. Point de camaraderie entre eux et les soldats. Ceux-ci ne les connaissaient pas, et par cela seul les croyaient supérieurs. Ils ne devaient pas se retrouver plus tard égaux dans la vie privée. Enfin ces officiers appartenaient à cette classe des maîtres d’esclaves qui, vivant du travail de leurs inférieurs et habitués à les commander, attachés au sol par la transmission héréditaire de la terre paternelle et des serfs noirs qui la peuplaient, avaient dans une certaine mesure les qualités des aristocraties. Entre leurs mains, la discipline de l’armée n’avait rien à craindre ; de nombreuses fusillades la firent respecter, et le jour du combat ils menèrent vaillamment leurs soldats et en furent vaillamment suivis.

En second lieu, M. Davis reconnut vite que le système des volontaires serait impuissant à lui fournir assez d’hommes pour soutenir la lutte fratricide dans laquelle il avait engagé son pays ; il en vint rapidement à la conscription, au recrutement forcé. Ce n’était plus un contrat entre le soldat et son colonel, ou entre le soldat et l’état, laissant toujours une possibilité de résiliation, et n’entraînant pas des obligations absolues. C’était la loi, l’autorité, le pouvoir qui enlevaient tous les hommes valides et les faisaient marcher aveuglément à ce qu’on leur disait être la défense de leur pays. Pas d’hésitation possible. Enchaîné par le lien du devoir, le soldat en devenait à la fois plus soumis et plus disposé au sacrifice. Dans la situation du sud, ces mesures étaient bonnes, et nul doute qu’elles n’aient contribué, au début de la guerre, à procurer de grands avantages à son armée. Néanmoins nous sommes bien loin de faire un reproche à M. Lincoln de n’avoir pas recouru à des moyens aussi violens. Les chefs d’une insurrection ne connaissent aucun obstacle, et ne sont arrêtés par aucun scrupule lorsqu’il s’agit d’assurer le triomphe de leurs vues ambitieuses, et surtout d’échapper aux conséquences qu’entraînerait pour eux la défaite. Ils ne reculent devant rien, et n’ont aucune répugnance aux expédiens révolutionnaires ; mais M. Lincoln et ses conseillers étaient les représentans légitimes de la nation, et s’ils avaient le devoir de réprimer une révolte, ils ne voulaient pas, sans une nécessité absolue, toucher aux garanties qui jusqu’alors avaient fait le peuple américain le plus heureux et en même temps le plus libre de la terre.


II.

Une fois l’armée improvisée, il fallut songer à l’emploi que l’on allait en faire, autrement dit au plan de campagne. Le plan général était simple : on ne pouvait avoir l’idée de conquérir et d’occuper un territoire aussi vaste que celui des états confédérés ; mais, pour conjurer les dangers nés ou à naître d’une aussi redoutable insurrection, il fallait atteindre trois résultats : bloquer efficacement le littoral insurgé, être maître du cours du Mississipi et du système entier des eaux de l’ouest, enfin déloger de Richmond, sa capitale, le gouvernement rebelle.

Par le blocus, on isolait les insurgés, des étrangers, dont la sympathie leur était assurée, on empêchait l’introduction de la poudre et des armes, on arrêtait les exportations et les ressources qu’elles pouvaient procurer, on s’opposait enfin à l’introduction de denrées qui du dehors auraient toujours fini, malgré l’état de guerre, par pénétrer dans le nord, au grand détriment des manufactures nationales et du trésor fédéral. À la marine appartenait la tâche de ce blocus. Elle s’en acquitta d’une manière assez inefficace d’abord, faute de moyens suffisans ; mais peu à peu la surveillance alla en se resserrant, au point de devenir difficile à déjouer.

La possession du Mississipi était une impérieuse nécessité. Le grand fleuve et ses affluens sont le débouché de toutes les contrées qu’ils arrosent. Ce sont les artères des états de l’ouest, états jusqu’ici restés fidèles à l’Union, mais dont les intérêts pourraient bien à la longue refroidir l’enthousiasme et parler même plus haut que les croyances. Refaire l’Union par l’intérêt, sur la base de l’esclavage, est depuis longtemps le programme des meneurs du sud. Leur abandonner les fleuves de l’ouest sans combat, c’était résoudre à moitié la question. On se décida donc à engager la lutte sur ce théâtre. La marine reprit la Nouvelle-Orléans par un coup de main brillant. C’était le principal ; on mettait ainsi la clé dans sa poche. Quant au cours du Mississipi, le soin de le reconquérir fut confié aux armées de l’ouest, admirablement secondées par la flottille de batteries blindées et de béliers à vapeur du commodore Foote. La guerre prit dans ces parages un caractère tout nouveau. Tant qu’on n’eut à agir que par eau, les opérations furent très rapides. L’ennemi ne pouvait intercepter les magnifiques voies navigables, si favorables à l’attaque, qu’offraient les grands fleuves de l’ouest. Par eau, on assiégeait Columbus, sur le Mississipi, tandis qu’en remontant promptement les rivières du Tennessee et du Cumberland, on coupait les communications de l’armée chargée de défendre ce poste important. Une fois isolée de ses chemins de fer, celle-ci dut battre en retraite vers le sud. Elle recula ainsi de position en position, à mesure que la flottille du nord descendait le fleuve, et que son armée se saisissait des principaux embranchemens de chemins de fer. Seulement la marche des fédéraux devint très lente alors que, n’ayant plus pour s’avancer des cours d’eau navigables et parallèles au Mississipi, comme le Tennessee, ils durent reconstruire au fur et à mesure les chemins de fer nécessaires à leur approvisionnement, que l’ennemi détruisait en se retirant.

Restait la dernière opération : chasser de Richmond le gouvernement insurrectionnel. En se concentrant dans les mains de M. Davis, ce gouvernement a pris la forme d’une dictature, et a donné ainsi à son siège l’importance d’une capitale. Là aboutissaient toutes les grandes lignes de chemins de fer, toutes celles des télégraphes. C’est de là que pendant un an ont été datés tous les ordres, toutes les dépêches. En forçant le gouvernement confédéré à abandonner cette capitale, on lui infligeait un échec immense ; aux yeux de l’Europe surtout, on lui ôtait son prestige. Fallait-il brusquer cette attaque aussitôt qu’on aurait réuni les moyens d’action qu’on aurait raison de croire suffisans, sans attendre les résultats du blocus et de la campagne mississipienne ? Les opinions sont partagées à cet égard. Les uns disent oui, en se fondant sur ceci : qu’on ne doit jamais laissera une insurrection le temps de s’établir ; que l’armée fédérale, avec son organisation défectueuse, ne devait valoir guère mieux en mars qu’en novembre ; qu’un succès éclatant des hommes du nord suivant de près Bull’s Run pouvait finir la guerre tout d’un coup, en permettant une grande tentative de conciliation avant que l’on se fût trop aigri de part et d’autre. Les autres disaient non : selon eux, le gros de la besogne pour réduire l’insurrection devait se faire sur la côte et sur le Mississipi. La campagne de Richmond, si on l’entreprenait au printemps avec l’armée du Potomac aguerrie par l’hiver passé sous la tente et remise des funestes impressions de Bull’s Run, serait le coup de grâce donné à la sécession. Ce fut ce dernier parti qui l’emporta, soit qu’il eût été le résultat d’une véritable délibération, soit qu’on s’y fut laissé acculer par nécessité, faute de s’être décidé à temps pour agir pendant les beaux jours de l’automne de 1861.

Et c’est ici le lieu de faire observer en passant un trait caractéristique du peuple américain : en tant que peuple, en tant qu’agglomération d’individus, c’est la lenteur. Cette lenteur à prendre un parti et à agir, si opposée à la promptitude, à la décision, à l’audace auxquelles l’Américain, considéré comme individu, nous avait habitués, est un phénomène inexplicable, qui me cause toujours le plus vif étonnement. Est-ce l’abus de l’initiative individuelle qui tue l’énergie collective, l’habitude de ne compter que sur soi-même et de n’agir que pour soi qui rend hésitant, défiant sur le concours des autres ? Est-ce de n’avoir jamais appris à obéir qui rend si difficile de commander ? Un peu de tout cela sans doute, et d’autres causes encore qui nous échappent, doivent concourir à ce résultat aussi étrange qu’incontestable ; mais cette lenteur, qui semble propre du reste à la race anglo-saxonne, est rachetée par une ténacité, par une persévérance que l’insuccès ne rebute pas.

Laissons donc les flottes fédérales occupées à bloquer le littoral insurgé, à reprendre la Nouvelle-Orléans, à aider le général Halleck à reconquérir le cours du Mississipi, et suivons la carrière de l’armée du Potomac, destinée à combattre la grande armée confédérée, et à lui arracher, si faire se peut, la possession de la capitale virginienne.

L’hiver s’était passé, pour les soldats du nord, à s’organiser, s’exercer, s’approvisionner. De plus ils avaient élevé autour de Washington une série d’ouvrages, de forts détachés, pour nous servir d’une expression connue, qui, armés d’une puissante artillerie, mettaient la capitale à l’abri d’un coup de main, quand même l’armée du Potomac eût été absente. La construction de ces ouvrages donnait à penser à ceux qui cherchaient à deviner les projets du général ; mais tout était depuis longtemps si calme à Washington que ce n’était qu’en passant que l’on s’arrêtait à l’idée d’une entrée en campagne. L’ennemi occupait toujours en grande force ses positions de Manassas et de Centreville, et depuis six mois il n’y avait eu entre les deux armées que des escarmouches de peu d’importance.

Les choses en étaient là lorsqu’un de mes amis, me frappant sur l’épaule le 9 mars au soir, me dit : « Vous ne savez pas ? l’ennemi a évacué Manassas, et l’armée part demain ! » Le lendemain, en effet, toute la ville de Washington était en commotion. Une masse d’artillerie, de cavalerie, de wagons, encombrait les rues, se dirigeant vers les ponts du Potomac. Sur les trottoirs des allées, on ne voyait qu’officiers faisant de tendres adieux à des dames en pleurs. La population civile regardait froidement ce départ. Il n’y avait pas la moindre trace d’enthousiasme. Peut-être était-ce la faute de la pluie qui tombait à torrens. Sur le Long-Bridge, au milieu de plusieurs batteries qui couvraient en défilant laborieusement ce pont éternellement en ruine, je rencontrai le général Mac-Clellan à cheval, l’air soucieux, s’en allant tout seul, sans aides-de-camp, escorté uniquement de quelques cavaliers. Celui qui aurait pu lire ce jour-là dans l’âme du général y aurait déjà vu cette amertume qui plus tard devait s’y amasser d’une façon si cruelle. Au-delà des ponts, nous trouvâmes toute l’armée en mouvement, se dirigeant vers Fairfax-Court-House, où une grande partie campa ce soir-là. La cavalerie poussa jusqu’à Centreville et Manassas, qu’elle trouva abandonnés. On ne joignit l’ennemi nulle part, il avait une trop grande avance. Le quartier-général s’établit comme il put à Fairfax, joli village à grandes maisons de bois clair-semées au milieu des jardins. La population avait fui, à peu d’exceptions près, à notre approche. Le lendemain, j’accompagnai une reconnaissance de cavalerie à Centreville, où je vis les immenses baraquemens que les confédérés avaient occupés pendant l’hiver, et à Manassas, dont les débris fumans laissaient dans l’esprit une profonde impression de tristesse. En revenant nous visitâmes le champ de bataille de Bull’s Run. Le général Mac-Dowell était avec nous, il ne put retenir ses larmes à la vue de ces ossemens blanchis qui lui rappelaient si vivement le cruel souvenir de sa défaite.

Mais, pendant que nous nous promenions ainsi, il survenait dans les hautes régions de l’armée de graves événemens. Il existe, dans l’armée américaine comme dans l’armée anglaise, un commandant en chef qui exerce, au-dessus de tous les généraux, une suprême autorité, règle la répartition des troupes et dirige les opérations militaires. Ces fonctions, très amoindries depuis la guerre de Crimée dans l’armée britannique, s’exerçaient encore en Amérique dans toute leur plénitude. Du vieux général Scott, qui pendant longtemps les avait remplies avec honneur, elles étaient passées au général Mac-Clellan, Nous apprîmes, en arrivant à Fairfax, qu’elles lui étaient retirées. On comprend l’amoindrissement et la gêne que ce coup porté par derrière, à l’heure même de l’entrée en campagne, allait causer au général en chef. Ce n’était cependant qu’une partie du mal. L’entrée en campagne elle-même lui était imposée inopportunément. Mac-Clellan savait depuis longtemps et mieux que personne à quoi s’en tenir sur la force qui occupait Manassas et Centreville. Il connaissait parfaitement l’existence de ces canons de bois mis en batterie sur les ouvrages des confédérés et que l’on a si souvent prétendu l’avoir intimidé pendant six mois[1] ; mais il savait aussi que jusqu’en avril les routes de la Virginie seraient dans un tel état qu’il ne pourrait y remuer ses canons et ses charrois qu’en construisant des espèces de chemins de bois fort en usage dans le pays, travail très long et pendant lequel l’ennemi, ayant des chemins de fer à sa disposition, pourrait ou se retirer comme il venait de le faire, ou aller porter des coups rapides sur d’autres points. En tous cas, eût-on atteint Centreville, l’ennemi l’eût-il défendu et la position eût-elle été emportée, la poursuite était impossible, la victoire stérile. Un pont coupé suffisait au vaincu pour échapper à toutes les atteintes du vainqueur : inestimable avantage des chemins de fer pour la guerre défensive, et qui n’existe pas pour celui qui se porte en avant ! Par contre, il est vrai, une fois rompus sur un point de leur parcours, ils interdisent tout retour offensif à celui qui les a détruits.

Nous croyons donc pouvoir affirmer que le général Mac-Clellan n’avait jamais songé à aller à Centreville. Sa pensée, depuis longtemps arrêtée, était de mettre Washington à l’abri d’un coup de main au moyen d’une grosse garnison fortement établie dans les ouvrages dont nous avons parlé, et de profiter ensuite des grandes voies navigables et de l’immensité des ressources navales du nord pour transporter rapidement l’armée par eau sur un point rapproché de Richmond. Il y avait des semaines, même des mois, que l’exécution de ce projet se préparait très secrètement. Le secret, on le comprend, ainsi que la promptitude, étaient ici la principale condition du succès. Pour que la chose ne s’ébruitât point, il n’avait fallu la confier qu’à un petit nombre de personnes. De là peut-être une des causes de jalousie contre le général en chef.

Quoi qu’il en soit, comme le jour de l’action approchait, ceux qui soupçonnaient la pensée du général et s’indignaient de n’y avoir pas été initiés, les envieux que lui avait suscités sa promotion au commandement suprême, ses ennemis politiques (qui n’en a pas aux États-Unis ?), tout ce qui enfin, à côté ou au-dessous de lui, lui voulait du mal sembla s’être donné le mot pour accuser avec une violence extrême sa lenteur, son inaction, son incapacité. Mac-Clellan, avec un patriotique courage que j’ai toujours admiré, dédaignait ces accusations et ne répondait pas. Il se contentait de poursuivre ses préparatifs laborieusement et en silence. Le moment vint cependant où, malgré l’appui loyal que lui prêtait le président, il ne put plus tenir contre l’orage amassé sur sa tête. Un conseil de guerre de tous les divisionnaires fut tenu ; un plan de campagne qui n’était pas celui du général en chef fut proposé et discuté. Il fallut alors que Mac-Clellan s’expliquât sur ses projets, et dès le lendemain ils étaient connus de l’ennemi. Informé sans doute par ces mille agens féminins qui font pour lui l’espionnage jusque dans les réduits les plus intimes, le chef de l’armée confédérée évacua aussitôt Manassas. Sa manœuvre était habile : incapable de prendre l’offensive, menacé d’être attaqué, soit à Centreville, où sa défense ne servait à rien, soit à Richmond, dont la perte était un grave échec, ne pouvant d’ailleurs couvrir ces deux positions à la fois, il n’avait rien de mieux à faire que de porter toutes ses forces sur la seconde. Pour l’armée du Potomac, cette évacuation était un malheur. Son mouvement était démasqué avant qu’il fût prêt. Les navires de transport n’étaient pas réunis ; une partie était même encore retenue dans les glaces de l’Hudson, Dans cette situation, fallait-il persévérer à exécuter aussi rapidement que possible le mouvement par eau vers la péninsule virginienne ? ou bien fallait-il marcher par terre vers Richmond ? Telle était la grave décision que le jeune général de l’armée du Potomac, enfermé dans une mauvaise chambre d’une maison abandonnée de Fairfax, avait à prendre dans les vingt-quatre heures. C’est en de telles circonstances que lui arrivait la nouvelle qu’il était destitué du commandement en chef, c’est-à-dire qu’il ne pouvait plus compter sur la coopération des autres armées de l’Union avec la sienne, et que les troupes réunies sous ses ordres allaient être divisées en quatre grands corps, sous quatre chefs séparés, nommés tous à l’ancienneté, de manière à faire descendre dans une position subalterne quelques jeunes généraux de division qui avaient sa confiance personnelle. On concevra sans peine qu’il y eût là de quoi rendre soucieux même l’esprit le plus fortement trempé. Sa résolution n’en fut pas moins promptement prise.

Poursuivre l’armée confédérée par terre, et la poursuivre jusqu’à Richmond, était à cette époque de l’année une impossibilité matérielle ; on en faisait à l’heure même l’expérience. Une colonne légère commandée par le général Stoneman avait été lancée à la suite de l’ennemi. Cette colonne le trouva en retraite sur le Rappahannock, le long du chemin de fer de Gordons’ville, et eut avec lui deux engagemens de peu d’importance. Mais des pluies survinrent. Tous les ponts étaient enlevés, les gués devenus impassables, les cours d’eau ne pouvaient plus être franchis, même à la nage, tant ils étaient grossis et torrentueux. Les vivres manquèrent à la colonne, et sa situation fut extrêmement critique. Pour la faire connaître, le général Stoneman dut faire traverser une rivière sur des troncs d’arbres, liés avec des cordes, à deux aides-de-camp du général en chef qui l’avaient accompagné. Tel était le pays dans lequel il eût fallu engager l’armée. On était en mars, et les pluies devaient durer jusqu’au 15 juin. De plus, l’ennemi brûlait et détruisait tous les ponts des chemins de fer. Or, avec les besoins du soldat américain et l’énormité habituelle de sa ration, avec la nécessité de tout apporter dans un pays où l’on ne trouve rien et où le moindre orage rend les chemins impraticables, l’armée ne pouvait subsister, si elle ne s’appuyait dans sa marche soit sur un cours d’eau navigable, soit sur un chemin de fer. Notre administration militaire a pour règle que le charroyage nécessaire à une armée de 100,000 hommes en Europe ne peut approvisionner cette armée à plus de trois jours de sa base d’opérations. Là, dans le désert et sans route, je crois qu’il faut réduire cette limite à une journée. Une armée américaine ne peut donc s’éloigner de plus d’une journée du chemin de fer ou du cours d’eau qui l’alimente, et si la voie qu’elle suit se trouve interceptée par des ruptures de pont, elle doit en attendre la réparation, sous peine de se porter en avant sans munitions et sans vivres. Or il y avait sur les chemins de fer qui conduisaient à Richmond des viaducs qui demandaient six semaines pour être reconstruits.

La marche par terre fut donc abandonnée, et on en revint au mouvement par eau ; mais cette opération avait changé d’aspect et n’était plus telle que le général Mac-Clellan l’avait conçue. La révélation de son plan faite à l’ennemi avait permis à celui-ci de prendre ses précautions contre le danger qui l’aurait menacé. L’évacuation de Manassas avait précédé au lieu de suivre l’entrée en campagne de l’armée fédérale. Le mouvement contre Richmond avait cessé d’être une surprise. Il allait malheureusement aussi perdre l’avantage d’une prompte exécution.

Déjà on avait laissé échapper quelques jours, les jours employés à l’inutile poursuite de l’ennemi à Fairfax-Court-House et Manassas ; ce n’était toutefois que demi-mal, les transports n’étant pas encore réunis. Aussitôt qu’ils commencèrent à paraître, ordre fut donné à l’armée d’aller s’embarquer à Alexandrie. Là toutefois un nouveau mécompte attendait le général en chef. On lui avait promis les moyens de transporter à la fois 50,000 hommes ; c’est à peine si les navires réunis dans le Potomac purent en recevoir la moitié. Au lieu d’emporter d’un seul coup, comme on l’avait espéré, toute une armée avec son artillerie et son matériel, il fallut faire faire à la flottille fédérale de nombreux va-et-vient. C’est le 17 mars que commença le mouvement de l’armée. Son effectif se composait de onze divisions d’infanterie, de 8 à 10,000 hommes chacune, plus de 6,000 réguliers à pied et à cheval, et environ 350 pièces d’artillerie de campagne, le tout pouvant faire 120,000 hommes. Une division fut détachée au moment du départ, pour aller, on ne sait par quel motif, former un commandement indépendant sous les ordres du général Frémont dans les montagnes de la Virginie septentrionale. Nous verrons successivement l’armée du Potomac subir d’autres affaiblissemens non moins inexplicables ; mais n’anticipons pas[2].

Il fallut quinze jours pour conduire l’immense armement que nous venons d’énumérer à Fort-Monroë, lieu choisi pour le débarquement. L’apparition du Merrimac et le terrible essai qu’il avait fait de ses forces ne permettant plus de considérer la marine fédérale comme maîtresse absolue des eaux virginiennes, l’armée n’avait pu trouver, pour prendre terre, de point plus favorable. Fort-Monroë est une citadelle régulière, construite en pierre, à la pointe méridionale de la péninsule de Virginie, et restée depuis le début de la guerre aux mains du gouvernement fédéral. Cette forteresse, croisant ses feux avec ceux d’un fort nommé les Rip-raps, bâti sur un enrochement artificiel, commande la passe qui, de la pleine mer, mène à Hampton-Roads et de là à Richmond par le James-River, ou bien, par l’Elizabeth-River, à Norfolk, où se trouvait le Merrimac. C’est dans ces eaux intérieures que s’étaient passées les deux actions navales dont l’attention publique a été si vivement préoccupée, et qui ont eu sur les destinées de l’armée du Potomac une si grave influence, qu’il ne sera peut-être pas hors de propos de leur donner place dans ce récit.

Je ne ferai pas la description du Merrimac, que tout le monde connaît ; je rappelle seulement que c’était une ancienne et très grande frégate à hélice, rasée jusqu’à la flottaison et recouverte d’un toit en fer assez faiblement incliné pour faire ricocher les boulets. Dans ce toit, quelques sabords étaient pratiqués pour des canons Armstrong de 100 et quelques autres pièces du plus gros calibre. L’avant était armé d’un éperon en fer, comme celui des anciennes galères. Le 8 mars, le Merrimac, escorté de plusieurs canonnières blindées, sort de l’Elizabeth-River et se dirige droit vers l’entrée du James-River, où étaient mouillées les deux vieilles frégates à voiles de la marine fédérale, le Cumberland et le Congress. Toutes deux font feu de toute leur artillerie contre l’ennemi inattendu qui s’approche, mais ce feu est sans effet : tous leurs boulets ricochent sur la toiture. Le Merrimac continue paisiblement sa route, et vient, avec une vitesse de quatre à cinq nœuds seulement, plonger son éperon dans le flanc du Cumberland. Chose singulière, ce choc fut très doux, à peine si on le ressentit à bord du Merrimac, mais il avait suffi pour frapper à mort la frégate fédérale. On la vit couler majestueusement, ensevelissant avec elle deux cents hommes de son équipage, qui, jusqu’au dernier instant, servaient encore leur impuissante artillerie ; grand et glorieux spectacle ; mais dans ce choc fatal le Merrimac avait brisé son éperon. Est-ce pour ce motif qu’il n’essaya pas de couler de même le Congress ? Toujours est-il qu’il se borna à engager avec cette frégate un duel d’artillerie qu’elle ne put longtemps soutenir. Encombrée de morts et de mourans, elle hissa ses voiles, alla s’échouer à terre, amena son pavillon et prit feu. En voulant faire prisonnière une portion de l’équipage, les marins du Merrimac furent exposés à un feu de mousqueterie parti de la côte, et une balle atteignit leur brave et habile capitaine, M. Buchanan.

Pendant ce temps, toute l’escadre des fédéraux, réunie à Hampton-Roads, s’était mise en mouvement pour aller au secours de ses infortunés compagnons du James-River ; mais cette escadre ne pouvait être que de peu de secours. Elle se composait de trois frégates, dont une seule, le Minnesota, en état de rendre quelques services : c’était une frégate à hélice de même dimension que le Merrimac, mais non blindée. Les deux autres, le Roanoke, également frégate à hélice, mais qui avait perdu son arbre, et le Saint-Lawrence, vieille frégate à voiles, n’étaient bonnes qu’à se faire détruire. Toutes deux, après des efforts infructueux pour se rendre sur le lieu du combat et des échouages partiels, abandonnèrent la partie et retournèrent à leur mouillage. Quant au Minnesota, qui aurait pu avoir quelques chances contre le Merrimac, non avec son artillerie, mais en profitant de sa supériorité de vitesse pour l’aborder et essayer de le couler par le choc, elle tirait six pieds d’eau de plus que le Merrimac, gouvernait fort mal dès qu’elle n’avait plus qu’un pied sous la quille ; aussi ne tarda-t-elle pas à s’échouer dans une position où elle courait les plus grands périls. Nul doute que, si à ce moment de la journée le Merrimac fût venu l’assaillir, elle n’eût eu le même sort que le Cumberland et le Congress. Le Merrimac, sans doute pour venger la blessure de son capitaine, resta à canonner le camp et les batteries de Newport-News, d’où était partie la balle qui l’avait frappé ; puis il rentra à Norfolk pour la nuit, comptant probablement achever le lendemain l’œuvre de destruction… Mais dans la nuit était arrivé le Monitor.

J’ai besoin qu’on me pardonne ici la comparaison très familière dont je vais me servir pour figurer aux yeux du lecteur cet étrange bâtiment. Il n’est personne qui ne connaisse ces biscuits de Savoie cylindriques couverts d’une croûte de chocolat, un des principaux ornemens de la boutique de nos pâtissiers. Qu’on se représente ce gâteau placé dans un plat oblong, et l’on aura une idée exacte de l’apparence extérieure du Monitor. Le biscuit de Savoie est une tour en fer percée de deux ouvertures par lesquelles passe la gueule de ses deux énormes canons. Cette tour a la propriété de tourner sur son axe par un appareil très ingénieux, de manière à diriger son artillerie sur n’importe quel point de l’horizon. Quant au plat oblong sur lequel le gâteau est placé, c’est une espèce de couvercle en fer posé à fleur d’eau sur la coque, qui contient la machine, le logement de l’équipage, les approvisionnemens, et dont le déplacement supporte le tout. De loin on ne voit que la tour, et cette tour flottante, d’un aspect si nouveau, fut la première chose qu’aperçurent le Merrimac et ses compagnons, lorsque, le 9 mars au matin, ils revinrent pour porter les derniers coups au Minnesota, toujours échoué, et probablement se livrer encore à d’autres destructions. Les deux navires ennemis, le James-Town et le York-Town, s’avancèrent les premiers vers le Monitor avec cette curiosité toujours un peu craintive que mettent les chiens à s’approcher d’un animal inconnu. Ils n’attendirent pas longtemps : deux éclairs partirent de la tour, suivis par le sifflement de deux boulets de 120. Il n’en fallut pas davantage pour faire rebrousser chemin au plus vite aux deux explorateurs. Le Merrimac reconnut aussitôt à qui il avait affaire, et il se porta bravement au-devant de l’adversaire, qu’il ne s’attendait pas à rencontrer. Alors commença le duel dont il a été tant parlé, et qui semble appelé à faire une si grande révolution dans l’art naval. Dès l’abord, les deux jouteurs sentirent qu’il fallait se combattre de près ; mais, même à quelques mètres de distance l’un de l’autre, ils semblaient également invulnérables. Les boulets ricochaient ou se brisaient sans faire autre chose que de laisser de légères empreintes. Boulets ronds du poids de 120, boulets coniques de 100, boulets Armstrong, rien n’y faisait. Le Merrimac alors, voulant profiter de sa grande masse, chercha à couler son adversaire en l’abordant violemment par le travers ; mais il ne pouvait prendre d’élan. Le Monitor très court, très agile, très prompt à la manœuvre, s’attachait à lui, tournait autour de lui, échappait à ses coups avec une rapidité que la longueur excessive du Merrimac ne lui permettait pas d’atteindre. Rien de plus curieux que de voir les deux adversaires se remettant alors à tourner en rond l’un autour de l’autre, le petit Monitor décrivant le cercle intérieur, tous deux également attentifs à chercher le point faible de l’ennemi pour y décharger aussitôt à bout portant l’un de leurs énormes projectiles. « Figurez-vous, me disait un témoin oculaire, le pugilat de Heenan et de Tom Sayers ! » La lutte se prolongea ainsi, sans résultats apparens, pendant plusieurs heures. Une seule fois le Merrimac, réussit à frapper avec son avant le travers du Monitor ; mais celui-ci pirouetta sous le coup comme un baquet flottant, et une très légère endenture laissée dans sa muraille fut la seule avarie causée par ce choc formidable. L’épuisement des deux combattans finit par mettre un terme à la lutte. Les confédérés rentrèrent à Norfolk, et le Monitor resta maître du champ de bataille. Le Minnesota et toute l’escadrille de Hampton-Roads étaient sauvés : le pygmée avait tenu tête au géant. Restait à savoir si celui-ci ferait une autre tentative lorsque l’enjeu serait plus tentant, lorsque, au lieu de chercher à détruire un ou deux navires de guerre, il s’agirait de s’opposer au débarquement de toute une armée d’invasion.

C’est dans ces circonstances que j’arrivai à Fort-Monroë. Bientôt la rade se couvrit de vaisseaux venant soit d’Alexandrie, soit d’Annapolis, chargés, les uns de soldats, les autres de chevaux, de canons, de matériel de tout genre. Quelquefois je comptais au mouillage plusieurs centaines de navires, et parmi eux vingt ou vingt-cinq grands transports à vapeur attendant le moment de venir à quai pour y déposer les 15 ou 20,000 hommes qu’ils portaient. Que l’on juge du désastre épouvantable qui fût survenu, si le Merrimac eût apparu soudainement au milieu de cette masse épaisse de bâtimens, les frappant les uns après les autres, et coulant à fond ces sortes de ruches humaines où rien n’eût pu échapper à ses coups ! Il y eut là pour les autorités fédérales, soit navales, soit militaires, quelques jours de la plus vive anxiété. Chaque fois qu’on apercevait une fumée au-dessus des arbres qui cachaient l’entrée de l’Elizabeth-River, le cœur battait violemment ; mais le Merrimac ne vint point ; il laissa s’achever sans encombre le débarquement de l’armée.

Pourquoi ne vint-il point ?

Il ne vint point, parce que de sa position de Norfolk, à l’état de menace constante, il obtenait à cette heure, sans risques, deux résultats d’une égale importance : d’abord il paralysait à Hampton-Roads les forces navales réunies pour concourir avec l’armée de terre à l’attaque de York-Town ; en second lieu, et c’était là l’objet capital, il privait l’armée fédérale de tous les avantages que la possession du James-River lui aurait assurés pour une campagne dont Richmond était la base.

Sans doute, si le Merrimac fût descendu à Hampton-Roads, et qu’il y eût détruit la flotte qui y était réunie, il eût obtenu un immense résultat ; mais toutes les chances n’eussent pas été en sa faveur dans cette entreprise. Le Merrimac aurait d’abord retrouvé devant lui le Monitor. Seul à seul, il ne le craignait pas ; l’artillerie du Monitor avait été impuissante contre son armure, elle le serait encore ; mais si le Merrimac n’avait pas réussi dans la première rencontre à couler le Monitor en l’abordant, il avait pris ses mesures pour être plus heureux une autre fois. Le moyen était un éperon sous-marin, en fer forgé, de dix pieds de long, avec lequel il aurait infailliblement atteint en dessous de son couvercle les œuvres vives du Monitor. Or celui-ci, à fleur d’eau et sans cloisons étanches, coulait dès que l’eau eût commencé à le pénétrer. Au Monitor toutefois se seraient joints, dans cette nouvelle lutte, de nouveaux auxiliaires. Lors de sa première sortie, en le voyant invulnérable à l’artillerie, se faisant comme un jeu d’enfoncer la muraille du Cumberland, et de couler ce malheureux vaisseau, on en était venu aussitôt à penser qu’à défaut de navires de même construction et de même force à lui opposer, le meilleur moyen de le combattre était d’employer de grands bâtimens, à la marche rapide, qu’on réunirait au nombre de cinq ou six, et qu’on lancerait contre lui dès qu’il paraîtrait. Une fois les machines de ces navires en mouvement, il ne fallait que cinq ou six hommes résolus pour les conduire. On avait les navires et on avait aussi les hommes. Si le Merrimac eût paru, ils se fussent précipités sur lui avec des vitesses doubles de la sienne. L’un d’eux au moins eût réussi à le frapper par le travers, et il l’eût coulé infailliblement, car sa cuirasse n’était pas une protection contre un choc de cette nature, ou bien à l’aborder par l’arrière et à lui déranger son hélice, auquel cas le Monitor eût eu beau jeu. D’autres précautions de détail avaient été prises : un réseau de cordages sous-marins avait été tendu à l’embouchure de l’Elizabeth-River, et il n’aurait pas manqué très probablement de s’entortiller autour de l’hélice du Merrimac et de paralyser ses mouvemens. Tout cela combiné, mais surtout les cinq ou six grands navires toujours sous vapeur, toujours l’œil au guet, semblables à une meute qui n’attend qu’un signe pour se jeter sur sa proie, avaient donné à réfléchir aux autorités confédérées. Pour mon compte, je suis convaincu que si le Merrimac se fût hasardé en eaux profondes, en dehors des bas-fonds qui obstruent l’entrée du James et de l’Elizabeth-River, là où ses adversaires eussent pu seulement prendre leur élan, il eût sombré en quelques instans. Les officiers fédéraux, sentant l’importance du résultat à atteindre, étaient profondément résolus à y sacrifier leurs vaisseaux et à se sacrifier du même coup eux-mêmes.

En deux mots, la marine des États-Unis pouvait empêcher le Merrimac de sortir en haute mer, et par suite d’aller troubler les opérations militaires dont le York-River allait être le théâtre ; mais le Merrimac en revanche s’opposait à ces mêmes opérations dans le James-River. Immense service rendu par un seul navire ! On a vu plus haut comment il avait été impossible de faire avancer directement et par terre l’armée du Potomac de Washington à Richmond, par suite de la rupture des chemins de fer nécessaires à son alimentation, et du long temps qu’il eût fallu pour réunir leurs tronçons séparés : ici nous voyons la route directe de Richmond par eau obstruée par un bâtiment, débris heureusement échappé à la destruction de l’arsenal de Norfolk, retiré à moitié incendié du fond d’un bassin, et transformé par des mains aussi intelligentes qu’audacieuses en une machine de guerre formidable. Au lieu de remonter les bords du James-River jusqu’à Richmond, de les remonter rapidement avec l’escorte et l’appui d’une puissante flottille, voilà l’armée fédérale réduite à débarquer au milieu de grands hasards à Fort-Monroë pour prendre la route praticable, mais longue et détournée, du York-River. Il va falloir aller à York-Town d’abord, emporter cet obstacle, puis remonter le York-River et le Pamunkey jusqu’au White-House, où finit la navigation. À partir de ce point, où l’on perdra l’appui des canonnières, il faudra s’avancer le long du York-River-Railway, chemin de fer heureusement sans ponts, et par conséquent difficile à intercepter, mais à travers un pays malsain, avec le redoutable obstacle du Chikahominy barrant le passage à quelques milles de Richmond.

Une opération sûre et rapide se changeait de la sorte en une campagne longue et hasardeuse, et cela pour avoir laissé échapper pour quelque temps et sur un point seulement l’empire des eaux. On avait douté de l’efficacité des navires cuirassés, on avait tenu peu de compte du Merrimac avant de le connaître, on en était cruellement puni. Dans l’ouest, les armées de l’Union marchaient de succès en succès, grâce au concours, à l’énergie, à l’esprit d’entreprise de la marine, admirablement secondée par la structure géographique du pays. Ici c’était le contraire : un seul combat heureux sur mer des confédérés, un seul coup qu’ils avaient su frapper par surprise, allait peut-être paralyser la grande armée fédérale, lui faire perdre des avantages géographiques égaux à ceux qu’elle avait trouvés dans l’ouest, et compromettre, ou tout au moins ajourner la réussite de ses opérations : tant il est vrai que l’expérience n’a pas encore appris, même aux peuples les plus puissans sur mer, tout le parti qu’on peut tirer du concours d’une marine bien organisée dans les guerres de terre !


III.

Pendant que l’on attendait ainsi le Merrimac et qu’on l’attendait en vain, l’armée prenait terre à Fort-Monroë, où régnait une prodigieuse activité. Le 4 avril, six divisions, la cavalerie, la réserve et un nombre immense de chariots étaient déjà débarqués. Le général en chef, arrivé la veille, les mit en mouvement. Keyes, avec trois divisions, prit une route qui longeait les bords du James-River. Mac-Clellan prit avec le reste des troupes la route directe de York-Town. On traversa d’abord les ruines de la ville de Hampton, incendiée quelques mois auparavant par un procédé à la Rostopchin du général confédéré Magruder, C’était lui qui commandait encore, disait-on, les troupes préposées à la défense de York-Town et de la péninsule. Magruder, comme tous les chefs confédérés, avait fait partie jusqu’au moment de l’insurrection de l’armée régulière de l’Union. Ses anciens camarades, placés à la tête des troupes fédérales, étaient familiers avec ses habitudes et son caractère, et cherchaient à en déduire la conduite qu’il tiendrait devant eux. Cette connaissance réciproque que les chefs des deux armées avaient les uns des autres, résultat d’une vie commune commencée dès l’enfance sur les bancs de l’école, et continuée, soit sur les champs de bataille, soit durant les longues garnisons des frontières, était certainement un des traits singuliers de cette singulière guerre. Quelques personnes fondaient encore des espérances de réconciliation sur cette vieille camaraderie, mais ces espérances ne devaient pas se réaliser.

Un autre trait non moins curieux qui se manifesta dès le premier jour et ne cessa pas de se reproduire était l’absence complète de renseignemens sur le pays et sur la position de l’ennemi, l’ignorance totale de ses mouvemens et du nombre de ses troupes. Le peu d’habitans que l’on rencontrait étaient tous hostiles et muets ; les déserteurs et les nègres en disaient généralement beaucoup plus qu’ils n’en savaient pour se faire bien venir, et avec le manque de cartes et de toute connaissance des localités il était impossible de se rendre compte de leurs dires et de débrouiller leurs informations souvent contradictoires. Nous étions à huit lieues de York-Town, et nous ne savions pas quels ouvrages l’ennemi y avait élevés, ni quelles étaient les forces renfermées dans la place. Le cas était d’autant plus extraordinaire que Fort-Monroë n’avait pas cessé d’être occupé par une forte garnison, qui avait certainement dû faire quelques reconnaissances, obtenir des renseignemens ; mais, par une étrange aberration, cette forteresse, devenue la base d’opérations de l’armée du Potomac, avait été, avec les troupes qui la gardaient, spécialement soustraite à l’autorité du général Mac-Clellan, bien qu’il fût supérieur en grade à l’officier qui y commandait. De là des susceptibilités militaires peu favorables à l’échange de communications confidentielles.

Aussi l’armée du Potomac s’en allait-elle à la découverte vers York-Town. On mit deux jours à gagner cette place. Sur la route, la colonne du général en chef avait rencontré quelques positions fortifiées ; mais l’ennemi les avait abandonnées. À peine vit-on quelques cavaliers placés de loin en observation. Dès qu’on arriva sous les murs mêmes de York-Town, on fut aussitôt arrêté par le canon. Quelques canonnières, qui s’étaient présentées à l’entrée du York-River, le trouvèrent gardé par une quarantaine de grosses pièces. La marine jugea qu’elle n’avait pas les moyens de forcer le passage, et, partant, d’investir la place par eau. Lorsqu’on voulut l’investir par terre, on se heurta contre une série d’ouvrages s’étendant, en travers de la péninsule, sur les bords d’un marécage appelé Warwick-Creek, et assez élevés pour rendre cet investissement impossible. Les confédérés avaient fait de distance en distance des barrages dans le marais, de manière à le changer en étang. Ces barrages et tous les points accessibles étaient défendus par des redoutes, de l’artillerie et des rifle pits. Des abatis avaient été pratiqués en avant de ces redoutes, et sur le côté opposé du marais, afin de leur donner un champ de tir étendu. Le général Keyes, en longeant le James-River, avait bientôt rencontré le Warwick-River devant lui, et, en cherchant un endroit pour le passer, il avait le premier donné contre cette ligne de défense. Sa marche avait été très lente. Le pays, entièrement plat, couvert de forêts marécageuses, n’était traversé que par des chemins très rares et à peine dignes de ce nom. Ils me rappelaient les chemins d’exploitation des bois de la Brie, ou cette partie de la forêt de Compiègne connue sous le nom de Boquet-Gras. Les pluies, des pluies torrentielles et telles qu’on en voit rarement, même en cette saison, qui devaient accompagner l’armée jusque sous les murs de Richmond, avaient achevé de rendre ces chemins, puisqu’il n’y a pas d’autre nom à leur donner, entièrement impraticables. L’infanterie parvenait encore à avancer en marchant dans l’eau à travers bois ; mais, dès que deux ou trois canons ou chariots avaient délayé le sol, aucune voiture ne pouvait plus remuer. Force était alors de s’arrêter, car il était impossible de laisser en arrière l’artillerie ni les voitures, ces dernières surtout. Le pays était désert ; il fallait porter avec soi tous ses approvisionnemens. À part le bois et l’eau, on ne trouvait rien. Les soldats, peu habitués soit à marcher, soit à se charger de leurs munitions, n’avaient reçu que deux jours de vivres. Passé ces deux jours, l’armée attendait des wagons toute sa subsistance. Il fallait alors faire ce qu’on appelle en Amérique des corduroy roads. Ce travail consiste à couper des arbres d’égale grosseur, de deux ou trois décimètres de diamètre, et à les coucher les uns à côté des autres sur le sol. Toute l’infanterie qui ne faisait pas le guet aux avant-postes était employée, dans l’eau et la boue jusqu’aux genoux, à ce labeur herculéen, et s’en acquittait à merveille. Le pionnier américain était là dans son élément ; ces routes se faisaient comme par enchantement. Les canons, les wagons arrivaient lentement, mais ils arrivaient là où on avait cru la chose entièrement impossible. Le soir, les soldats n’avaient pas un coin de sol sec pour le bivac. Il fallait s’asseoir sur des troncs d’arbres renversés, ou se construire avec des bâtons des espèces d’étagères sur lesquelles on ne prenait qu’un repos très précaire. Je me souviens d’avoir vu un général de division dont tout l’établissement se composait de cinq ou six perches recouvertes de branches de sapin posées par un bout en terre, c’est-à-dire dans l’eau, et de l’autre appuyées sur un tronc d’arbre abattu. Il couchait là-dessus avec un manteau imperméable déployé sur sa tête.

C’est en cheminant ainsi qu’on était arrivé aux lignes de l’armée confédérée d’où était parti aussitôt un feu très vif d’artillerie. On avait riposté, mais sans faire d’impression sur les ouvrages à fort relief qui couvraient les canons ennemis. On avait été reconnaître la crique et on l’avait trouvée infranchissable à l’infanterie, soit à cause de la trop grande profondeur de l’eau, soit à cause des fondrières dans lesquelles on se fût embourbé sous le feu croisé d’une foule de tirailleurs abrités dans les bois et derrière des épaulemens. Tout le long des sept milles que protégeait cette ligne fortifiée, on avait trouvé la défense sur ses gardes. Partout du canon, partout des camps et des baraquemens.

De tout ceci il résultait que l’armée était arrêtée dès le second jour de la campagne par des forces en apparence considérables, et devant une position qui ne pouvait être enlevée sans de grandes difficultés ; mais ce cas avait été prévu. Afin de gagner du temps et d’éviter les lenteurs d’un siège, le général Mac-Clellan avait songé aux moyens de tourner la position. L’ennemi tenait le James-River avec le Merrimac et ses canonnières ; il fermait le York-River avec les batteries de York-Town et de Gloucester, petite bourgade placée sur l’autre rive. On pouvait toutefois, par un débarquement dans la Severn, au-delà de Gloucester, emporter cette dernière position et rendre plus praticable l’entrée des canonnières fédérales dans le York-River. Remontant ensuite la rive gauche dans la direction de West-Point, on s’avançait si loin sur les derrières de l’armée chargée de la défense des lignes d’York-Town qu’elle aurait été dans une situation des plus périlleuses. Elle n’aurait pas attendu ce péril, et, aussitôt Gloucester au pouvoir des fédéraux, elle se fût en toute hâte repliée sur Richmond. L’exécution de ce coup de main avait été laissée à un des corps de l’armée du Potomac commandé par Mac-Dowell. Ce corps avait dû s’embarquer le dernier de tous à Washington, et on avait calculé qu’il arriverait en masse, à bord de ses transports, devant York-Town au moment où le reste de l’armée, venant de Fort-Monroë, y paraîtrait par terre.

Au lieu de l’y trouver, on trouva l’avis inexplicable et inexpliqué que ce corps, fort de 35,000 hommes, avait reçu une autre destination. La nouvelle fut accueillie avec stupeur dans l’armée, bien que le plus grand nombre ne prévît pas alors les suites déplorables d’un acte accompli sans mauvaise intention, il faut le croire, mais avec une inconcevable légèreté. Quinze jours plus tôt, cette mesure, toujours funeste, l’aurait été beaucoup moins ; on se serait arrangé en conséquence. À ce moment, c’était le rouage principal qui manquait au milieu d’une opération commencée : elle en fut entièrement dérangée.

Parmi les divisions du corps de Mac-Dowell ainsi enlevées au général Mac-Clellan, il s’en trouvait une, celle de Franklin, plus regrettable que toutes les autres, tant à cause des soldats qu’à cause de ceux qui les commandaient. Le général en chef avait particulièrement surveillé son organisation pendant l’hiver, il y tenait beaucoup, il la réclama vivement. On la lui rendit sans motif, sans lui dire pourquoi, comme on la lui avait retirée. Cette belle division, forte de 11,000 hommes, arriva, et il fut un moment question de lui faire exécuter à elle seule le coup de main de Gloucester, mais on y renonça. On en vint alors à se dire qu’il était impossible que ce retranchement, de sept milles de longueur, ne fût pas abordable quelque part. Si on réussissait à le forcer, il arriverait sans doute ce qui arrive toujours en pareil cas : l’ennemi aux deux extrémités se croirait tourné, se démoraliserait, et, si l’on continuait à verser rapidement par l’ouverture pratiquée des forces de plus en plus considérables, on infligerait probablement à cette armée coupée en deux un de ces désastres qui décident du sort d’une campagne. On crut avoir trouvé vers le centre des lignes de Warwick-Creek un point faible à un endroit appelé Lees-Mill. Avec de l’eau à la ceinture, le passage était praticable ; le fond était solide. En face des ouvrages ennemis, il y avait une espèce de plateau découvert sur lequel, pendant le coup de collier, on pouvait amener beaucoup d’artillerie pour les foudroyer. On fit le 16 avril une tentative sur ce point. Dix-huit pièces de campagne ouvrirent leur feu à 500 mètres des batteries confédérées et les firent taire ; puis on fit passer la crique à quelques compagnies des régimens de Vermont. Elles s’avancèrent très bravement, enlevèrent un rifle pit ; mais leurs munitions restées dans leurs gibernes étaient mouillées ; elles ne furent pas soutenues et durent se retirer après avoir perdu une grande partie de leur monde. Sans doute on avait reconnu quelque obstacle imprévu à l’exécution du projet ainsi commencé, car il fut aussitôt abandonné.

Cette dernière opération, comme celle sur Gloucester, n’ayant pu s’exécuter, restait à faire le siège de la place non investie de York-Town. Tous ces tâtonnemens par malheur avaient pris du temps, et le siège lui-même allait en prendre beaucoup encore, bien qu’on le poussât avec beaucoup d’énergie. Dix mille travailleurs se relevant sans cesse furent employés à faire les abatis à travers bois, les routes, les tranchées, les batteries. C’était un curieux spectacle. Un bras de mer étroit, bordé d’une épaisse et puissante végétation, mélange d’arbres de toutes les essences, morts et vivans, enchevêtrés de lianes et de mousses, s’approchait en serpentant du front d’attaque. On en avait fait la première parallèle. Les bois qui l’entouraient étaient une admirable protection. On couvrit de ponts ce bras de mer ; des routes avaient été pratiquées dans les berges, au milieu des tulipiers, des arbres de Judée, des azaléas en fleurs. De cette parallèle naturelle d’autres partaient, faites de main d’homme, et se rapprochant rapidement de la place. Ses défenseurs faisaient sur les travaux qu’ils voyaient, et surtout sur ceux qu’ils soupçonnaient, un feu violent. Les obus sifflaient de tous côtés dans les grands arbres, coupaient des branches, effrayaient les chevaux, mais faisaient fort peu de mal. Personne ne s’en occupait. Le soir, au moment où toutes les corvées rentraient en bon ordre, le fusil sur le dos et la pelle sur l’épaule, le tu-devenait plus vif, comme si l’ennemi eût remarqué l’heure. On allait à cette canonnade comme à un spectacle, et lorsque par une belle soirée de printemps les troupes s’en revenaient gaîment au son de cette musique martiale à travers les bois en fleur, lorsque le ballon qui servait aux reconnaissances était en l’air, on se fût cru volontiers à une fête, et l’on se prenait à oublier pour un moment les misères de la guerre.

Cependant le siège avançait. Une puissante artillerie avait été amenée, non sans peine : des canons rayés de 100, de 200 même, des mortiers de 13 pouces s’apprêtaient à battre la place. Quatorze batteries avaient été construites, armées et approvisionnées. Si le feu n’était pas encore ouvert, c’est qu’on voulait qu’il le fût partout à la fois, et pour cela on attendait qu’il ne manquât plus rien aux préparatifs. On n’avait pas résisté toutefois au désir d’essayer les canons de 200. Ces énormes pièces se manœuvraient avec une aisance incroyable. Quatre hommes suffisaient pour les charger et les pointer sans plus de difficulté que nos anciens canons de 24. À trois milles de distance, leur tir était d’une justesse admirable. Un jour une de ces grosses pièces eut une sorte de duel avec une pièce rayée un peu moins forte, placée sur un des bastions de York-Town. Les curieux de notre côté montaient sur le parapet pour voir où portait chaque coup ; puis, pendant qu’on se communiquait mutuellement ses observations, l’homme de faction prévenait que l’ennemi tirait à son tour ; mais la distance était si grande qu’entre le coup et l’arrivée du projectile tout le monde avait le temps de descendre sans se presser et de se mettre à l’abri du parapet. Cependant telle était la justesse du tir qu’on était sur de voir passer l’énorme projectile à l’endroit même où le groupe des observateurs était un instant auparavant ; puis il allait frapper la terre à 50 mètres en arrière, son appareil percutant agissait, et il éclatait en lançant en l’air une gerbe de terre aussi haute que le jet d’eau de Saint-Cloud.

Ces expériences d’artillerie, si nouvelles et si curieuses, n’étaient point la seule particularité intéressante de ce siège. En 1781, York-Town avait été assiégé par les armées combinées de France et d’Amérique, sous Washington et Rochambeau, et cette opération de guerre s’était terminée par la capitulation célèbre qui avait assuré l’indépendance des États-Unis. Nous retrouvions à chaque pas les traces de ce premier siège. Ici, dans cette vieille masure, La Fayette avait son quartier-général ; là commençaient les tranchées françaises ; là campaient le régiment de Bourbon et celui de Saintonge. Ailleurs apparaissaient des retranchemens encore visibles, élevés par les soldats de Rochambeau, mais sur lesquels la végétation puissante de cette contrée presque tropicale avait repris son empire. Plus loin on nous montrait la maison habitée par les deux généraux en chef. C’était derrière ces mêmes fortifications de York-Town que Cornwallis et les Anglais avaient si longtemps résisté aux assauts des troupes alliées. C’était sur ces remparts qu’avait été scellée du sang de nos soldats une alliance qui ne s’était jamais démentie jusqu’ici et à laquelle les États-Unis avaient dû leur prospérité et leur grandeur. À part l’émotion avec laquelle se retrouvent ainsi au loin les souvenirs de gloire nationale, à part l’intérêt avec lequel je recherchais les traces de scènes militaires dont j’avais encore connu quelques acteurs, je me demandais si, par un étrange caprice du sort, ces mêmes remparts ne verraient pas se défaire l’œuvre de 1781, et si des lenteurs du nouveau siège d’York-Town n’allaient pas sortir et la ruine de la grande république et le déchirement de l’alliance franco-américaine. Le sort de l’Union était aux mains du Dieu des batailles, nul ne pouvait prévoir ses arrêts ; mais l’alliance franco-américaine, cette alliance si favorable jusqu’ici à toutes les idées généreuses, était plus dépendante des volontés humaines. Sans doute la lutte qui avait lieu devant York-Town était une guerre civile, et, bien que l’on combattît dans les rangs des fédéraux pour la plus juste des causes, rien n’obligeait la France à y envoyer ses soldats ; mais le poids de l’épée de la France se fait sentir de loin comme de près, et les Américains du Nord auraient voulu voir leurs vieux alliés faire peser leur influence du côté où étaient la justice et la liberté.

Il était manifeste qu’avec les moyens puissans dont on disposait, la prise de York-Town n’était qu’une affaire de temps. Ecrasée sous la masse des feux qui allaient s’ouvrir contre elle, sans casemates pour abriter les soldats, sans autre défense que des ouvrages en terre et des palissades, la place n’avait même pas la chance d’opposer une résistance de quelque durée. Tout était prêt pour ce coup décisif. Non-seulement un bombardement terrible allait être dirigé contre la ville, non-seulement des troupes d’élite étaient désignées pour faire suivre ce bombardement d’un grand assaut, mais les transports à vapeur n’attendaient qu’un signe pour pénétrer dans le York-River aussitôt la place prise et aller débarquer les troupes de Franklin au haut de la rivière, sur la ligne de retraite de l’armée confédérée. Une partie de ces troupes était même en permanence à bord des transports. Elles n’auraient mis que quelques heures à parcourir par eau l’espace que l’armée ennemie eût mis deux jours au moins à franchir par terre. Chassée des lignes de York-Town par une attaque de vive force, poursuivie l’épée dans les reins, interceptée sur sa route par des troupes fraîches, cette armée eût été dans une situation très critique, et les fédéraux eussent pu trouver là ce dont ils avaient tant besoin : un succès militaire éclatant.

Ils n’en avaient pas seulement besoin pour éviter les risques fâcheux dont la campagne les menaçait en se prolongeant, l’intérêt politique était peut-être plus pressant encore que l’intérêt militaire. Une victoire, et une victoire décisive, pouvait seule amener le rétablissement de l’Union, ce but ardemment poursuivi par tous les patriotes américains, qui mettaient au-dessus des passions de partis et de sectes la grandeur et la prospérité de leur pays. Bull’s Run, en humiliant un des deux adversaires, avait fermé pour un temps la porte à toute chance de rapprochement. Aussitôt que le gouvernement légal du pays aurait pris sa revanche et fait acte de force, il redevenait possible de négocier et de rétablir d’un commun accord le lien fraternel de l’Union. Pour cela, il fallait se hâter ; les esprits s’aigrissaient de plus en plus de part et d’autre ; les intérêts, les ambitions individuelles, les intrigues étrangères s’interposaient plus actives entre les deux camps, et chaque jour devait rendre plus difficile l’œuvre de la réconciliation. Un grand succès de l’armée fédérale devant York-Town était donc d’une vitale importance pour le gouvernement de Washington. Malheureusement les meneurs et les généraux confédérés en avaient aussi le sentiment, et ils prirent, en gens aussi habiles que résolus, le meilleur parti pour le rendre impossible.

Dans la nuit du 3 au li mai, York-Town et les lignes du Warwick-River furent évacuées. Cette évacuation avait dû être commencée depuis plusieurs jours, mais elle avait été conduite avec un grand secret et une grande adresse. Le 3, le tir des batteries ennemies avait redoublé de vivacité. Les obus lancés par les canons rayés volaient de tous côtés avec des portées qu’on n’avait pas encore soupçonnées. La justesse de leur tir[3] força d’abandonner tous les postes de signaux qu’on avait établis au sommet des grands arbres. Le ballon lui-même, lorsqu’il s’éleva en l’air pour faire sa reconnaissance habituelle, fut salué par une grêle de projectiles, du reste inoffensifs. Tout cela avait pour but de masquer le mouvement de retraite, et y réussit parfaitement.

Le 11 donc, au point du jour, les hommes des rifle pits placés aux avant-postes ne virent plus rien devant eux ; quelques-uns s’avancèrent avec précaution jusqu’aux lignes ennemies. Il y régnait un silence de mort. Bientôt ce ne fut plus un soupçon, ce fut une information précise portée à la fois au quartier-général par toutes les lignes télégraphiques qui le reliaient avec les différens corps d’armée. Les confédérés avaient disparu, les chances d’un brillant succès s’évanouissaient. L’impossibilité du concours de la marine et la fatale mesure qui avait ôté à l’armée du Potomac le corps de Mac-Dowell s’étaient jointes à la fermeté de l’ennemi pour empêcher d’enlever York-Town par un coup de main ; on avait ensuite perdu un mois en travaux gigantesques, mais devenus inutiles, et après tout cela les confédérés se retiraient, satisfaits d’avoir gagné du temps pour préparer la défense de Richmond, et comptant désormais sur la saison des chaleurs et des maladies qu’elles engendrent pour leur venir en aide contre l’armée unioniste au milieu des marais de la péninsule virginienne. Les fédéraux, en nombre de plus en plus restreint, voyaient s’ouvrir devant eux la perspective d’une campagne de plus en plus laborieuse et diminuer dans la même proportion les chances d’un accommodement amiable. Il y avait là matière à de sérieuses et même à de tristes réflexions ; mais à la guerre les instans sont précieux, et c’est faiblesse de les perdre à se lamenter. Il était probable que l’armée ennemie n’était pas loin ; elle ne pouvait avoir pris une grande avance, et, en se jetant rapidement à sa poursuite, on pouvait atteindre au moins son arrière-garde, y mettre le désordre et lui faire des prisonniers.

Quelques heures après la nouvelle de l’évacuation, toute l’armée fédérale était en mouvement. La cavalerie de Stoneman franchissait la première les retranchemens. Comme elle les traversait, plusieurs machines infernales, lâches instrumens de destruction, éclatèrent sous les pieds des chevaux et tuèrent quelques hommes. On n’eut que le temps de jeter un coup d’œil sur les ouvrages formidables élevés par l’ennemi, et sur lesquels il avait laissé soixante-douze pièces d’artillerie ; puis, en passant rapidement à travers les camps abandonnés, les magasins en feu, au milieu desquels on entendait encore des explosions, on prit la route de Williamsburg, petite ville située sur un point où la péninsule virginienne, resserrée entre deux criques ou bras de mer, offrait une très forte position défensive. On s’attendait à rencontrer sur cet isthme l’arrière-garde ennemie. Stoneman marcha donc rapidement sur Williamsburg avec toute la cavalerie et quatre batteries d’artillerie à cheval. L’infanterie suivit aussi vite que le permettait le petit nombre de routes étroites dont on disposait. On peut dire qu’il n’y en avait que deux : une directe, venant de York-Town, et l’autre venant de la gauche des lignes fédérales. Celle-ci traversait le Warwick-Creek à Lees-Mill, sur un pont qu’on n’avait pu rétablir qu’au bout de trois heures. Lorsque la division Smith, qui le franchit la première, se fut un peu avancée, elle rencontra une portion de l’armée confédérée qui se repliait devant elle. Smith en avertit le général Mac-Clellan. Celui-ci, pensant que Stoneman pourrait gagner de vitesse cette colonne ennemie et l’intercepter à l’embranchement des deux routes en avant de Williamsburg, lui expédia l’ordre de presser sa marche pour l’atteindre. Malheureusement il était difficile d’aller vite. Les chemins, et en particulier celui que suivait la cavalerie, étaient étroits, à une seule voie, et pleins de bourbiers affreux, d’où l’artillerie se tirait avec la plus grande peine, quoique le temps fût beau et sec depuis plusieurs jours. En toute autre circonstance, on se fût arrêté devant le spectacle qu’offrait une contrée charmante, couverte de bois vierges, coupés çà et là par une clairière, et rappelant les plus riantes parties du Devonshire, cette Provence de l’Angleterre ; mais ces bois pouvaient cacher l’ennemi, et l’on ne s’occupait qu’à les fouiller. Le duc de Chartres, qui allait en éclaireur avec quarante chevaux, tomba tout à coup au milieu d’une brigade confédérée. C’était l’arrière-garde de la colonne, signalée par le général Smith. Le jeune prince revint avec une quinzaine de prisonniers, et sur son rapport Stoneman fit un nouvel effort de vitesse pour atteindre ces troupes avant leur jonction avec le gros des forces ennemies, que l’on supposait aux environs de Williamsburg.

Bientôt on arriva à l’embranchement des deux routes, celle qui partait d’York-Town et que suivait Stoneman, et celle qui partait de Lees-Mill et par laquelle se retirait l’armée confédérée ; mais, au moment où elle débouchait sur le point de jonction, la cavalerie fédérale fut accueillie par un feu d’artillerie venant des nombreux ouvrages de campagne élevés en avant de Williamsburg. Un coup d’œil rapidement jeté fit reconnaître la position. Comme nous l’avons dit plus haut, la péninsule virginienne va en se resserrant à la hauteur de Williamsburg. Deux criques ou baies, remontant l’une du James-River, l’autre du York-River, et se terminant l’une et l’autre par des marais, la rétrécissent encore davantage. Il se forme entre ces deux marécages une espèce d’isthme étroit sur lequel aboutissaient les deux routes d’York-Town et de Lees-Mill. Au sud de l’isthme, c’est-à-dire du côté par où on l’approche de York-Town, le pays est entièrement boisé. Au nord au contraire, du côté de Williamsburg, il est découvert ; ce sont de grands champs de blé derrière lesquels on aperçoit les tours et les clochers de la ville. Sur cet espace ouvert, l’ennemi avait d’abord construit un ouvrage bastionné considérable, le fort Magruder, placé sur la chaussée en face de l’isthme, puis une série de redoutes et de rifle pits faisant face à tous les points du marais par lesquels il aurait été possible à l’infanterie de s’avancer. Il avait ensuite fait de grands abatis, de manière à ouvrir au feu de son artillerie et de sa mousqueterie les abords du marais et de l’embranchement des routes. C’est au milieu de ces abatis que la colonne fédérale déboucha au trot ; c’est là qu’elle fut saluée par une grêle d’obus que lui envoya le fort Magruder.

Dans les intervalles entre ce fort et les redoutes, l’infanterie et la cavalerie confédérées étaient en bataille. Stoneman, voyant que l’ennemi couvrait ainsi l’embranchement et qu’il ne pouvait s’y maintenir devant lui, essaya de le déloger par un coup de vigueur. Il fit avancer toute son artillerie à cheval, qui se mit brillamment en batterie en face des abatis, et répondit au feu des redoutes, après quoi il fit charger sa cavalerie. Le 6e régiment de cavalerie fédérale s’élança vaillamment sur celle des confédérés, passa, pour la joindre, sous le feu croisé des redoutes, et eut avec elle un de ces combats à l’arme blanche, si rares aujourd’hui. Tout cela cependant était de la valeur dépensée en pure perte. L’ennemi ne se troublait pas ; il avait l’avantage du nombre et de la position. Enlever ces ouvrages avec de la cavalerie seule était impossible On commençait à perdre du monde, des chevaux surtout. « Il me manque trente et un hommes, » disait le major Williams, qui venait de mener la charge du 6e, en saluant gracieusement Stoneman du sabre avec cet air de gens résolus qui veut dire : « Nous sommes prêts à recommencer ; mais cela ne sert à rien. » Stoneman ordonna alors la retraite. On repassa à travers les abatis et on alla attendre dans une clairière, à un demi-mille en arrière, l’arrivée de l’infanterie pour recommencer l’attaque avec elle. Le malheur voulut qu’en traversant le marécage une des pièces de l’artillerie à cheval s’enfonçât dans la boue de manière à n’en pouvoir être retirée. En vain doubla-t-on les attelages ; l’ennemi concentrait son feu sur cet unique point et tuait tous les chevaux. Il fallut abandonner la pièce, la première qu’eût encore perdue l’armée du Potomac. On ne pouvait s’en consoler. Le soir, de nouveaux efforts furent faits pour la reprendre ; mais les abatis étaient remplis de tirailleurs ennemis qui en rendaient l’approche impossible. Le jour baissait. La colonne confédérée venant de Lees-Mill échappa et réussit à s’abriter derrière les retranchemens de Williamsburg. Quant à l’infanterie fédérale, elle n’arriva que très tard. Il y avait eu de grands encombremens sur les routes étroites par lesquelles elle cheminait. À la tombée de la nuit, le général Sumner, qui avait pris le commandement, voulut faire une attaque de vive force sur les ouvrages de la défense ; malheureusement l’obscurité était devenue complète avant que ses troupes ne débouchassent des bois et des marais : force fut de tout remettre au lendemain. Alors survint un de ces contre-temps fâcheux, trop communs à la guerre, et qui ne furent pas épargnés à l’armée dans le cours de sa pénible campagne. La pluie commença de tombera torrens, et dura sans discontinuer pendant trente heures. Le pays se changea en un vaste lac, les routes en fondrières épaisses et profondes. Les troupes passèrent la nuit au bivac, et au plus triste des bivacs, là où elles se trouvaient.

Au jour, le combat recommença, mais dans des conditions nécessairement défavorables aux fédéraux. Les deux routes qui se dirigeaient vers Williamsburg étaient encombrées de troupes. Sur celle de gauche, venant de Lees-Mill, se trouvaient les divisions Hooker et Kearney, du corps d’Heintzelman, mais séparées par une masse énorme de wagons chargés de bagages et pour la plupart embourbés. Sur celle de droite s’avançaient deux autres divisions, avec plus de peine encore. L’état du sol était tel que des canons s’enfonçaient dans la boue liquide des routes jusqu’à y enfouir leur affût tout entier. De ce pêle-mêle d’hommes et de bagages sur des chemins étroits et défoncés était résulté un désordre considérable. Il n’y a pas aux États-Unis de corps d’état-major. Le système américain de chacun pour soi, individuellement appliqué par les officiers et les soldats de chaque corps les uns envers les autres, l’est également par les corps entre eux. Point de service spécial chargé de régulariser, centraliser, diriger les mouvemens de l’armée. Dans un cas comme celui dont nous parlons, nous aurions vu les officiers d’état-major d’une armée française veiller à ce que rien n’entravât la marche des troupes, arrêter ici un détachement de wagons et le faire ranger pour dégager le passage, envoyer là des hommes de corvée pour réparer la route ou retirer un canon du bourbier, pour communiquer à chacun des chefs de corps les instructions du général. Ici rien de tout cela. Les fonctions de l’adjudant-général se bornent à la transmission des ordres du chef, sans en surveiller le moins du monde l’exécution. Le général n’a pour porter ses instructions que des aides-de-camp pleins de bonne volonté, bons pour répéter machinalement un ordre verbal, mais fort peu écoutés s’ils veulent exercer une initiative quelconque. Jusqu’ici, bien que cette absence d’un corps d’état-major se fut fait souvent sentir, les conséquences n’en avaient pas été graves. On avait le télégraphe, qui suivait partout l’armée et qui en reliait constamment les divers corps entre eux : les généraux pouvaient causer ensemble et se communiquer ce qu’il y avait d’important ; mais, une fois en marche, on n’avait plus la ressource du télégraphe, et dès lors peu ou point de communications. L’absence d’état-major ne se faisait pas moins sentir pour recueillir et transmettre les renseignemens nécessaires au moment où l’action allait s’engager. Personne ne connaissait le pays ; les cartes ne servaient à rien, tant elles étaient défectueuses. Du champ de bataille fortifié sur lequel allait combattre l’armée on savait peu de chose. Ce champ de bataille avait cependant été vu la veille et reconnu par les troupes qui avaient pris part à l’échauffourée de Stoneman : on en savait assez pour combiner un plan d’attaque et assigner à chacun son rôle… Eh bien ! non : chacun garda pour soi ses observations, non par mauvais vouloir, mais parce que nul n’avait ce travail d’ensemble dans ses attributions spéciales. C’était l’organisation qui manquait, et avec les meilleurs élémens une armée qui n’est pas organisée ne saurait espérer de grands succès, trop heureuse si elle évite les grandes catastrophes.

Grâce à ce vice constitutif de l’armée fédérale, la division Hooker, qui faisait tête de colonne sur la route de gauche et qui avait reçu la veille un ordre général de marcher sur Williamsburg, déboucha le 5 au matin sur l’isthme où s’était livré le combat de Stoneman, sans se douter de ce qu’elle y rencontrerait. Accueillie à son apparition par le feu nourri des ouvrages ennemis, elle se déploya résolument dans les abatis et engagea l’action ; mais elle était arrivée seule et petit à petit, tandis que la défense lui opposait 15 ou 20,000 hommes fortement retranchés ; c’était trop pour elle. Hooker, qui est un admirable soldat, tint néanmoins pendant quelque temps, mais il dut finir par céder et se replier, laissant dans ces terribles abatis et dans les bois qui étaient en arrière 2,000 des siens, tués ou blessés, avec quelques canons qu’il avait été impossible de tirer à bras des bourbiers après que leurs chevaux avaient été tués. L’ennemi le suivit dans sa retraite ; la division Kearney, ayant réussi à dépasser les encombremens de la route et marchant au canon au pas de course, rétablit le combat. La lutte n’était plus à ce moment à la lisière de la plaine, elle était engagée dans les bois, et elle restait très vive, car l’ennemi recevait de nombreux renforts. Les fédéraux n’en combattaient pas avec moins de vigueur, encouragés par l’énergie de leurs chefs, Heintzelman, Hooker et Kearney. Kearney surtout, qui a perdu un bras au Mexique et fait dans les rangs de l’armée française les campagnes de Mouzaïa et de Solferino, avait déployé le plus rare courage. Il avait vu tomber autour de lui tous ses aides-de-camp, et, resté presque seul, il électrisait ses hommes par son intrépidité.

Pendant ce temps, la partie de l’armée massée sur la route de droite demeurait inactive. Une division formant tête de colonne était seule arrivée, et les généraux ne pouvaient se résoudre à l’employer avant de voir paraître les troupes qui devaient la soutenir. Or ces troupes étaient arrêtées par les ruisseaux débordés, les routes encombrées, les voitures brisées et embourbées. Pourtant on entendait la terrible fusillade de Hooker décimé et battant en retraite. On l’avait entendue en avant, puis de côté ; elle reculait toujours. Les boulets et les obus arrivaient en sifflant et déchirant les arbres jusqu’au milieu de ces troupes immobiles. Il était trois heures. On se décida enfin à agir : une division pénétra dans les bois pour prendre en travers les régimens confédérés qui ramenaient Hooker, pendant qu’à l’extrême droite une brigade passait la crique sur une vieille digue de moulin que l’ennemi avait négligé de garder, et débouchait en plaine au-delà des marais sur le flanc des ouvrages qui couvraient Williamsburg. Les confédérés ne s’attendaient pas à une attaque de ce côté. Si elle réussissait, elle débordait toute la position. Ils envoyèrent aussitôt deux brigades qu’on vit s’avancer résolument au milieu des blés verts pour chasser la brigade fédérale. Celle-ci les laissa froidement arriver et les reçut avec un feu d’artillerie terrible. Les confédérés, sans être ébranlés, poussèrent en avant jusqu’à 30 mètres de la gueule des canons, criant à tue-tête : Bull’s Run ! Bull’s Run ! comme jadis les Suisses : Granson ! Granson ! Mais là ils commencèrent à hésiter, et le général fédéral Hancock, saisissant le moment, cria à sa brigade en agitant sa casquette : « Maintenant, messieurs, à la baïonnette ! » et se précipita avec elle sur l’ennemi, qui ne put résister au choc et se débanda, jonchant la plaine de ses morts. Au même moment le général en chef, retenu jusque-là à York-Town, parut sur le champ de bataille. Il faisait sombre, la nuit arrivait à grands pas, la pluie tombait toujours à torrens. Sur trois côtés de l’espèce de plateau où se trouvait le général, le canon et la fusillade roulaient sans interruption. Le succès d’Hancock avait été décisif, et les réserves amenées par le chef, s’élançant au pas de course, l’achevèrent par leur seule présence. Je vis alors le général Mac-Clellan, passant devant le front du 6e cavalerie, qui était là en colonne par escadron, donner la main au major Williams, avec quelques paroles sur sa brillante charge de la veille. Le régiment n’avait pas entendu ces paroles, mais il les avait comprises, et il était sorti de toutes ces poitrines une de ces formidables et mâles acclamations qui ne s’entendent que les jours de bataille. Ces acclamations, répétées sur toute la ligne, glacèrent l’ennemi. On le vit monter sur les parapets de ses redoutes et regarder interdit et immobile ; puis le feu s’éteignit, et la nuit se fit sur ce combat que l’on appelle en Amérique la bataille de Williamsburg.


IV.

Le lendemain, le jour se leva sans nuages. L’air avait cette pureté qui, dans les pays chauds, suit les orages, les bois toute la fraîcheur d’une belle matinée de printemps. Partout un riant paysage, partout des fleurs éclatantes, nouvelles pour nos yeux européens ; mais à côté de tout cela les ravages du champ de bataille, le sol jonché de morts, de mourans, de débris de toute sorte, formaient un douloureux contraste. Pendant la nuit, les confédérés avaient évacué leurs ouvrages. Nous y fûmes bientôt, et nous pûmes voir les colonnes bleues de l’infanterie fédérale qui entraient, bannières déployées, dans la ville de Williamsburg, au milieu de l’explosion des magasins et des caissons abandonnés. Peu après le quartier-général entra aussi à son tour par une grande et belle rue bordée d’acacias. Toutes les boutiques étaient fermées, mais les habitans se tenaient, pour la plupart, sur leurs portes ou derrière leurs fenêtres, observant d’un air inquiet et sombre. Les nègres seuls se montraient sourians, et nombre d’entre eux prenaient des airs conquérans assez grotesques, ou décampaient dans la direction de Fort-Monroë, c’est-à-dire de la liberté, emmenant femmes et enfans dans de petites charrettes. Tous les édifices publics, églises et autres, étaient surmontés du drapeau jaune et remplis de blessés laissés par l’ennemi. Au bout de la grande rue, on débouchait sur une place de belle apparence, ornée d’une statue de marbre et entourée des bâtimens d’un collège célèbre, fondé par le gouvernement anglais lorsque la Virginie était sa colonie bien-aimée. Ce collège avait été aussi changé en hôpital, et les blessés encombraient jusqu’aux marches du péristyle.

La première pensée du général Mac-Clellan fut de soulager tant de souffrances. On dépêcha un parlementaire aux arrière-gardes confédérées pour inviter les chirurgiens à venir prendre soin de leurs blessés, liberté entière leur étant garantie. Il en arriva bientôt un certain nombre vêtus de l’uniforme gris feuille-morte à collet vert de l’armée confédérée, qui les faisait ressembler à des officiers de chasseurs autrichiens. Après ce soin vint celui de placer des sentinelles dans toutes les-rues pour assurer le maintien de la plus exacte discipline. Cette précaution était superflue, car si l’obéissance du soldat envers l’officier laissait beaucoup à désirer dans les rangs des fédéraux quant au service militaire, jamais, je crois, aucune armée n’a montré plus de respect pour les habitans et les propriétés particulières. Pendant tout le temps que j’ai suivi l’armée du Potomac, le seul exemple de désordre qui soit venu à ma connaissance est le pillage d’un grenier rempli du plus fin tabac de Virginie, découvert au-dessus d’un hangar abandonné. J’ajoute que les circonstances donnaient quelque mérite à cette stricte observance de la discipline. Les troupes qui campèrent autour de Williamsburg le lendemain du combat que nous venons de raconter furent un moment à court de vivres par suite de l’état impraticable des chemins, et supportèrent avec résignation l’attitude hostile des habitans, qui répondaient par un refus unanime à leurs offres de payer des provisions argent comptant. Après les premiers momens de crainte passés, lorsqu’il fut évident qu’il n’y avait aucun risque à courir, on vit des dames de la ville s’en aller porter avec affectation à leurs blessés des rafraîchissemens qu’elles n’avaient pas pour les blessés fédéraux, et quand, suivies de leurs nègres porteurs de paniers remplis de provisions, elles rencontraient un soldat fédéral sur le trottoir, elles ramassaient ostensiblement les plis de leurs robes, comme si elles eussent craint de se souiller par le contact d’un animal immonde. Les vainqueurs se bornaient à sourire de ces taquineries d’enfans mal élevés. D’autres, à leur place, auraient peut-être été moins patiens.

Le général établit son quartier-général à Williamsburg dans la maison que le chef de l’armée confédérée, Johnston, avait occupée la veille, car ce n’était plus Magruder que nous avions devant nous depuis quelque temps, Johnston, aux yeux des amis comme des ennemis, dans l’opinion surtout de ses anciens camarades de l’armée régulière, passait pour être un homme de guerre de premier ordre. À un grand courage il joignait, dit-on, une volonté de fer et un remarquable coup d’œil sur le terrain. Avec M. Jefferson Davis, sa grande intelligence pour concevoir, sa toute-puissance pour préparer, et Johnston pour exécuter, l’armée confédérée était en bonnes mains, et nous ne le voyions que trop. En tenant ainsi deux jours devant Williamsburg, Johnston avait donné le temps à son matériel et au gros de ses troupes de filer sans être inquiétés par les routes étroites sur lesquelles ils marchaient et, malgré la pluie qui mit les chemins dans un état affreux, il arriva encore au haut du York-River, deux jours après la bataille, à temps pour livrer aux soldats de Franklin, qui venaient de débarquer, un combat par lequel il acheva de couvrir son mouvement de retraite. Désormais on ne devait plus le rencontrer que devant Richmond.

L’armée fédérale passa trois jours à Williamsburg, occupée à rechercher ses blessés perdus dans les solitudes de la forêt et à enterrer les morts. Les blessés furent évacués par eau sur les villes des états du nord, à bord de ces grands paquebots si connus pour leur comfort et leur élégance. Grâce aux criques dont la contrée est déchiquetée, ils vinrent presque les prendre jusque sur le champ de bataille. Quant aux morts, leur inhumation se fit sur place. Ceux de l’ennemi étaient nombreux : dans un seul rifle pit, on en compta soixante-trois. Le général Mac-Clellan lança à la suite des confédérés quelques escadrons de sa cavalerie, qui eurent nombre de petits engagemens avec leur arrière-garde. Le premier jour, on ramassa beaucoup de prisonniers et sept ou huit pièces de canon ; mais dès le lendemain la retraite se fit avec ordre, et la poursuite était presque sans objet. Si d’ailleurs l’ennemi avait abandonné quelques-unes de ses pièces, il en emmenait un nombre à peu près égal, prises sur la division Hooker, et destinées, comme autant de trophées, à réchauffer un zèle que de longues et continuelles retraites commençaient à refroidir.

La masse des troupes fédérales fut retenue par la nécessité d’attendre de York-Town les vivres, dont l’état des routes rendait l’arrivage difficile. On les reçut enfin, et, le beau temps séchant rapidement les chemins, on rejoignit, après deux jours de marche, le corps qui avait débarqué au haut du York-River et formé là un point d’approvisionnement. L’armée tout entière se rallia autour de ce dépôt ; puis elle reprit sa route vers Richmond en suivant le Pamunkey, affluent navigable du York-River. Rien de plus pittoresque que cette marche militaire le long des bords d’un beau fleuve, à travers un pays magnifique, paré de toutes les richesses d’une végétation printanière. C’était un enchantement perpétuel pour nos yeux que le cours sinueux du Pamunkey dans une vallée entrecoupée de prairies d’une verdure éclatante et de collines boisées. Partout des fleurs, surtout au bord de l’eau, où les magnolias, les jasmins de Virginie, les azaléas et les lupins bleus abondaient. Les oiseaux-mouches, les colibris, des oiseaux inconnus de toutes couleurs, se jouaient en foule dans les branches. Parfois on passait devant une habitation de belle apparence, rappelant nos vieux châteaux de France, avec de grandes fenêtres dans le toit ; autour de la maison, un beau jardin, et par derrière les maisonnettes des esclaves. À l’approche de l’armée, les habitans déployaient un drapeau blanc ; un cavalier du grand-prévôt mettait pied à terre à la porte, et, rassurées par sa présence, les dames en longues robes de mousseline, entourées d’un cortège de petites négresses aux cheveux hérissés et aux jambes nues, paraissaient sur la verandah pour voir passer les troupes. Souvent elles avaient avec elles un vieillard en longs cheveux blancs, chapeau à larges bords, traits fortement accentués ; jamais de jeunes gens. Bon gré, mal gré, le gouvernement insurgé avait enlevé tous les hommes valides pour les incorporer parmi ses défenseurs. Si un officier descendait de cheval et se présentait aux dames, il était accueilli avec bonne grâce ; on lui offrait dans une écuelle emmanchée au bout d’un bâton le verre d’eau classique, et la conversation s’engageait tristement. Hommes et femmes demandaient avant tout des nouvelles ; ils ne savaient rien, la censure des journaux sécessionistes était complète, et on mettait en doute le peu qu’ils disaient. Puis on parlait de la guerre. Les dames faisaient naturellement des vœux pour le parti où étaient leurs frères ; mais elles désiraient avant tout la fin de la lutte et des maux incalculables qu’elle appelait sur leur pays. — Hélas ! à qui la faute ? leur répondait-on. Qui avait allumé cette malheureuse guerre ? Qui avait tiré, sans cause et sans motifs, les premiers coups de canon ? — On ne répondait rien, mais les regards allaient machinalement se promener sur toutes ces têtes noires qui se pressaient sur les portes de leurs cabanes. Jamais dans ces entretiens passagers il n’était question de l’esclavage ; le seul mot « esclave » prononcé par hasard eût suffi pour remplir d’inquiétude et de haine les yeux jusque-là les plus bienveillans.

D’autres fois les propriétaires blancs avaient fui, et l’on ne trouvait que les esclaves, avec lesquels la conversation roulait sur d’autres sujets. Je me souviens d’une mulâtresse qui nous présentait avec orgueil son fils, bel enfant d’un jaune clair, avec ces mots significatifs : « C’est le fils d’un blanc ; il vaut déjà 400 dollars. J’ai commencé à quinze ans, et j’en ai maintenant dix-neuf. J’en ai déjà fait quatre. »

On s’avança ainsi d’étape en étape le long de la rivière. Les canonnières, ouvrant la marche, en exploraient les bords au loin ; puis les officiers du service topographique s’en allaient à travers bois, sous l’escorte de piquets de cavalerie, faisant la reconnaissance du pays, et levant à vue d’œil et à la boussole des cartes provisoires que l’on photographiait au quartier-général pour l’usage des généraux. Le lendemain, à l’aide de ces cartes, l’armée se mettait en mouvement, entremêlée avec l’immense quantité de wagons qu’elle traînait à sa suite. Un quart environ de chaque régiment était employé à escorter le matériel des corps, empilé, vivres, munitions, tentes et mobilier, sur une dizaine de chariots par bataillon. Je dis mobilier, car on emportait jusqu’à des tables, des chaises et des fauteuils. S’il y avait eu des femmes, on eût cru, en nous voyant, à une émigration armée plutôt qu’à une marche de soldats. Les troupes combattantes s’avançaient par brigades, mais suivies de leurs bagages, et ces longues files de wagons, attelés chacun de quatre chevaux ou de six mules, avec un seul postillon, faisaient que l’armée, dans ces chemins étroits à travers les forêts, couvrait des espaces immenses. De là aussi d’immenses retards : il eût été impossible de faire de longues marches, à moins de laisser la queue des colonnes éparpillée ou égarée dans les bois à la nuit. Deux lieues étaient le maximum de l’espace parcouru. Les étapes ont pu être quelquefois plus longues : il est arrivé à des corps détachés, allégés de tout, de faire de grandes journées ; mais c’était l’exception. Les troupes du reste avaient bonne mine. Les hommes étaient forts, vigoureux, et avaient l’air intelligent. L’uniforme de toute l’armée était le même : un pantalon bleu de ciel généralement enfoncé dans des bottes, une blouse, ou veste, ou tunique courte gros bleu. Quelque chose de rouge dans ce costume marquait l’artillerie, un peu de jaune la cavalerie. La coiffure la plus commune était le képi, mais souvent aussi un chapeau noir en feutre mou, avec quelques ornemens de cuivre. Les officiers, vêtus comme les soldats, se distinguaient par de petits galons sur l’épaule et une ceinture amarante. Rien de plus simple, de plus commode et de plus militaire que cet uniforme lorsqu’il était bien porté. Le soir, en arrivant au terme de l’étape, le camp se formait avec beaucoup d’ordre et de régularité. Les tentes, abris des soldats, se montaient en un clin d’œil. Les états-majors plantaient les leurs, plus grandes et plus commodes. Le quartier-général s’établissait dans une position centrale, avec la tente du général en chef au milieu et deux rangées de tentes parallèles de chaque côté. Les officiers de cavalerie venaient rendre compte de leurs reconnaissances et des échauffourées sans nombre qu’ils avaient avec l’ennemi. Le télégraphe amenait son fil, fixé sur les poteaux ordinaires, ou enveloppé de gutta-percha, et déroulé sur le sol au grand trot d’une petite voiture que les employés suivaient à cheval avec l’appareil en bandoulière. Tous les services s’organisaient, et l’imprimerie fonctionnait aussi régulièrement qu’elle l’eût fait à Washington.

Rendons justice aux Américains ; ils entendent cette vie des camps mieux que personne. Leurs habitudes de locomotion, le spectacle que beaucoup d’entre eux ont eu de la marche patriarcale de colonnes d’émigrans à travers les prairies de l’ouest, l’existence nomade que leurs officiers ont tous menée au milieu des tribus indiennes, tout cela les rend plus propres que ne le seraient d’autres soldats à cette façon de vivre. Ce campement d’une armée de cent mille hommes, l’établissement quotidien de cette ville de tentes était un spectacle vraiment curieux : cela rappelait les descriptions de la Bible ; mais ce qui n’était pas de l’âge biblique, c’était la forêt de navires de transport, la plupart à vapeur, qui arrivaient par eau au milieu de nuages de fumée, aussitôt que le camp était assis, et qui, laissant échapper avec fracas leur vapeur, s’accrochaient aux berges de la rivière et y improvisaient des quais où régnait bientôt une activité extraordinaire. Des milliers de wagons accouraient de tous côtés par des chemins que la hache leur ouvrait dans les bois en quelques instans et s’en retournaient bientôt chargés de toutes les denrées nécessaires à une armée : biscuit, viande salée, café, sucre, avoine, maïs, foin, etc. On embarquait les malades, hélas ! de plus en plus nombreux, car la saison était à la fois pluvieuse et brûlante, et ces belles prairies des bords du Pamunkey engendraient des fièvres meurtrières. Puis la nuit venait et n’était troublée que par le cri fatigant de l’oiseau moqueur. Le lendemain, flottille et armée se remettaient en marche, laissant derrière elles la nature silencieuse, mais déflorée par leur passage.

Le 16 mai, on arriva à White-House, belle habitation, jadis la propriété de Washington et appartenant à ses descendans, la famille Lee. Le chef de cette maison, le général Lee, était l’un des principaux officiers de l’armée confédérée ; un de ses neveux servait dans les rangs des fédéraux. Le général Mac-Clellan, toujours soigneux de maintenir le respect dû à la propriété, fit placer des sentinelles autour de la demeure du général ennemi, défendit d’y pénétrer, et ne voulut pas y entrer lui-même ; il alla planter sa tente dans une prairie voisine. Ce respect des propriétés du sud a été reproché au général dans le congrès ; l’opinion de l’armée était autre, et elle s’associait au sentiment délicat de son chef. Ce sentiment y était poussé si loin que, les gens d’un général ayant trouvé dans une maison abandonnée un panier de vin de Champagne, ce général le renvoya ostensiblement le lendemain par un de ses aides-de-camp. On pourra sourire de cette austérité de mœurs un peu puritaine, à laquelle nous ne sommes guère accoutumés en Europe ; pour moi, je dois avouer qu’elle a toujours fait mon admiration.

À White-House finissait la navigation du Pamunkey. Le York-River-Rail-Road, qui unissait cette rivière à Richmond, la traversait à cet endroit sur un pont que l’ennemi avait détruit, puis se dirigeait presque en droite ligne vers la capitale virginienne. Ce chemin était resté à peu près intact ; n’ayant ni remblais ni viaducs, il était difficile à détruire. Quelques rails seulement se trouvaient enlevés, ils furent vite remplacés ; tout le matériel roulant avait été emmené, mais l’armée fédérale avait sur ses navires de transport des locomotives et de nombreux wagons qui furent aussitôt mis à terre. Toute la flottille de transport vint se décharger à White-House, où l’on forma, sous la protection des canonnières, un vaste dépôt, et où régna bien vite toute l’activité d’un port de mer ; puis l’armée reprit sa marche vers Richmond, en suivant le chemin de fer qui allait servir d’artère vitale à ses opérations.

Que faisait l’ennemi pendant ce temps ? Nous avons montré Johnston combattant successivement l’avant-garde fédérale le 5 mai à Williamsburg, puis le 7 le corps de Franklin, sur le lieu même de son débarquement à Breek-House, au haut du York-River, afin de donner le temps au gros de ses troupes de se replier sans encombre dans la direction de Richmond. Les reconnaissances de cavalerie, poussées dans toutes les directions, démontraient que l’armée ennemie presque entière avait repassé le Chikahominy, et tout portait à croire qu’on n’aurait plus affaire avec elle que sous les murs de la capitale ; mais tout indiquait en même temps que les forces confédérées s’y concentraient pour faire une résistance désespérée. On avait ramassé quelques prisonniers appartenant à un corps jusqu’alors stationné en face du général fédéral Burnside dans la Caroline du nord ; il était donc évident que ce corps avait rejoint l’armée de Virginie. On ne tarda pas à apprendre l’évacuation de Norfolk et l’occupation de cette ville par le général Wool. Il était manifeste que Davis ne s’était résigné à ce sacrifice qu’afin d’appeler à Richmond le général Huger et les 18,000 hommes qui jusque-là avaient défendu le grand arsenal virginien. Enfin le chef des confédérés avait ordonné la levée en masse de tous les individus en état de porter les armes. On les faisait passer dans des camps d’instruction, puis ils étaient incorporés dans les vieux régimens, dont l’effectif se trouvait ainsi presque doublé. Tout cela allait faire perdre à l’armée du Potomac la seule supériorité qu’elle eût eue jusqu’ici, celle du nombre, et malheureusement tout conspirait à hâter ce changement. Pendant que l’ennemi se concentrait et grossissait ses forces, cette armée fondait à vue d’œil. Nous avons déjà vu comment, au départ d’Alexandrie, une division lui avait été enlevée et donnée à Frémont. Devant York-Town, elle avait perdu deux autres divisions, celles du corps de Mac-Dowell retenues devant Washington. Depuis, il avait fallu laisser des garnisons à York-Town, Gloucester, Williamsburg ; on avait perdu du monde par le feu et les maladies ; grand nombre de traînards enfin étaient restés en arrière, et rien n’était venu combler ces vides. Lorsqu’un régiment de volontaires américains part pour la guerre, il y va tout entier et ne laisse rien après lui. Pas de dépôt, pas de renouvellement du personnel, à mesure qu’il se consomme, par des recrues exercées venant réparer les pertes et grossir l’effectif. On comprend combien il y avait lieu de s’inquiéter de cette diminution de l’armée, alors qu’on savait les confédérés accroissant chaque jour leurs forces, et qu’en s’enfonçant au cœur de leur pays on allait s’éloigner de sa base d’opérations et perdre en même temps la protection matérielle et morale de la marine, dont le concours avait été jusque-là si puissant et si utile.

Je sais bien que l’évacuation de Norfolk par les gens du sud avait été suivie d’un événement important et fort heureux pour les fédéraux. Le Merrimac, qui n’était plus commandé par le brave Buchanan, ne sachant plus où aller, avait été incendié par son nouveau capitaine. Désormais le James-River était ouvert à la marine des États-Unis ; il l’était malheureusement trop tard. Les canonnières blindées le Galena, le Monitor, le Nangatuck remontèrent jusqu’à sept milles de Richmond ; mais là elles trouvèrent la rivière barrée par une estacade infranchissable, et sur la rive élevée qui borde le James-River une batterie de gros calibre, nommée Fort-Darling, qu’elles ne réussirent pas à faire taire. Le gros canon du Nangatuck éclata, le Monitor ne put donner assez d’élévation à ses pièces pour atteindre le fort. Quant au Galena, sa cuirasse de trois pouces et demi d’épaisseur fut insuffisante à le protéger contre les boulets coniques de 100 ; il dut se retirer, après une lutte héroïque, avec une grande partie de son équipage hors de combat. Pour forcer le passage, il aurait fallu prendre le fort avec des troupes ; mais en face des confédérés réunis en masse à quelques milles de là, devant Richmond, une telle opération n’eût exigé rien moins qu’un effort de l’armée tout entière. Le général Mac-Clellan eût dû alors, dès le moment où la nouvelle de la destruction du Merrimac lui arriva, abandonner le plan de campagne qu’il avait commencé à exécuter, et par une marche oblique gagner rapidement le James-River, afin de relier ses opérations à celles de la marine sur ce fleuve. Aujourd’hui, avec l’expérience des événemens qui se sont accomplis, je suis porté à croire que cela eût mieux valu. Sans doute la marche du Pamunkey au James-River aurait eu quelque chose de hasardeux ; le passage du Bas-Chikahominy ou du James-River, suivant que l’on se serait décidé à opérer sur la rive gauche ou la rive droite du fleuve, eût été difficile et délicat en ayant sur son flanc la grande armée confédérée ; cela eût mieux valu toutefois que la triste position dans laquelle on s’est trouvé pendant un mois dans les marais du Chikahominy. Mais qui pouvait prévoir alors qu’au moment décisif de la campagne, des inondations sans exemple en cette saison de l’année viendraient contrarier les efforts et paralyser les mouvemens de l’armée du Potomac, ainsi qu’au jour de la bataille de Fair-Oaks ? Qui pouvait prévoir aussi que les 80,000 hommes réunis devant Washington ne feraient-rien, moins que rien, pour aider cette armée à vaincre la concentration de forces qui se faisait devant elle ?

On continua donc la marche directe en avant, et, malgré des pluies presque continuelles qui mettaient les chemins dans un état affreux, on ne tarda pas à atteindre les bords du Chikahominy, à un point nommé Bottom-Bridge, situé à dix nulles de Richmond, et où le York-River-Rail-Road, que l’armée suivait depuis White-House, passait la rivière sur un pont pour le moment détruit par l’ennemi. Parvenu là, on était à la porte de Richmond. Jusqu’alors la campagne avait été, sinon brillante, au moins fertile en résultats. York-Town, une des positions militaires les plus importantes de l’ennemi, avait succombé. Norfolk, le magnifique arsenal d’où le sud tirait la plus grande partie de son matériel de guerre, avait dû être abandonné, et cet abandon avait entraîné la destruction du redoutable Merrimac. Enfin le général Mac-Clellan avait réussi à venir asseoir son camp sans accident en face de la capitale des états sécessionistes et de leur principale armée. Les confédérés ne pouvaient reculer plus loin sans perdre aux yeux de leurs partisans et du monde entier tout leur prestige. Ils étaient donc mis en demeure d’accepter là une bataille décisive. Dans les circonstances où l’on se trouvait placé, ce n’était pas un petit mérite d’avoir acculé ses adversaires à une semblable nécessité. Je sais bien qu’il fallait gagner cette bataille et qu’on ne l’a pas fait ; mais ici la responsabilité est loin d’appartenir tout entière à l’armée et à son chef. Quels étaient les hommes qui, les obligeant à une entrée en campagne intempestive, avaient ainsi révélé à l’ennemi le secret des opérations préparées contre lui avant que l’on fut prêt à les exécuter ? Le général Mac-Clellan avait-il à répondre du manque d’unité dans le but et dans l’action qui avait entravé les mouvemens des armées fédérales depuis qu’on lui avait enlevé le commandement en chef et la direction supérieure de toutes ces armées ? Mac-Clellan enfin était-il responsable de l’amoindrissement systématique qui, en face de l’agglomération des forces ennemies, lui avait enlevé successivement, depuis l’ouverture de la campagne, la division Blenker, donnée à Frémont, et les deux tiers du corps de Mac-Dowell, sans compensation aucune, sans l’envoi d’un seul homme pour combler les vides causés par le canon et les maladies ? En dépit de toutes ces contrariétés, il était parvenu à conduire son armée sous les murs de Richmond ; mais il n’avait plus les moyens de frapper le grand coup qui très probablement eût terminé la guerre. Dans un pays ennemi couvert de bois, où l’on ne voit rien et où l’on sait fort peu de chose, on est sans cesse exposé à des surprises ; ce qui paraît une simple reconnaissance peut être en réalité une attaque sérieuse et générale. Il faut beaucoup de monde pour se garder contre ces surprises, et il en faut davantage encore pour s’assurer une ligne de communications qui ne peut être sans danger interrompue. Évidemment on avait besoin d’être renforcé. Pouvait-on l’être ? Les fédéraux pouvaient-ils répondre par une concentration puissante à celle qui s’était opérée chez l’ennemi, et que leur attestaient les explorations des aéronautes aussi bien que le témoignage journalier des déserteurs ? Telle fut la première question que l’on se posa.

Le général Wool, de Norfolk, Burnside, de la Caroline du nord, pouvaient envoyer quelques troupes, mais c’était peu de chose, tandis que dans la Virginie septentrionale, aux abords de Washington, plus de 80,000 hommes étaient rassemblés. Sur ces 80,000 hommes, il y en avait la moitié employée à tenir tête au partisan Jackson, dont on signalait toujours la présence dans la vallée de la Shenandoah. Le reste était réuni, sous les ordres de Mac-Dowell, à Fredericksburg, à vingt lieues seulement au nord de Richmond. Ils avaient rebâti le pont sur lequel le chemin de fer qui va du Potomac à Richmond traverse le Rappahanock ; en suivant ce chemin de fer, il leur était possible de joindre en trois ou quatre jours l’armée de Mac-Clellan. Il n’y avait pas à craindre qu’ils découvrissent rien en quittant Fredericksburg ; nul ennemi ne tenait la campagne dans ces parages. Leur séjour dans cette ville était si notoirement inutile à la cause fédérale, que c’était un sujet de raillerie dans les journaux confédérés, où l’on appelait ce corps d’armée la cinquième roue à un carrosse. On savait en même temps dans l’armée du Potomac que le général Mac-Dowell désirait ardemment donner un démenti à ces railleries, en venant, au moment décisif, apporter à la cause de l’Union un concours qui eût été la victoire. Aussi, lorsqu’il arriva devant Richmond, la première pensée du général Mac-Clellan fut-elle de chercher à quoi s’en tenir sur ce qu’il devait attendre de ce côté. Aucun avis officiel soit de Washington, soit de Mac-Dowell lui-même, n’avait informé Mac-Clellan de la présence de celui-ci à Fredericksburg, bien qu’une vingtaine de lieues les séparât seulement l’un de l’autre ; mais le bruit public mettait une telle persistance à représenter Mac-Dowell comme se portant au-devant de l’armée fédérale, et ce mouvement était si évidemment commandé par les circonstances, que le général en chef se décida à faire une tentative pour établir avec lui ses communications.

Il fit partir dans la nuit du 26 au 27, par un orage affreux, le général Porter avec une division d’infanterie et quelques escadrons de cavalerie pour Hanover-Court-House, village situé à vingt milles environ au nord de Richmond, là où le chemin de fer qui vient de Fredericksburg traverse le Pamunkey. Les troupes de Porter marchèrent rapidement, et vers le milieu du jour arrivèrent auprès de Hanover-Court-House, qu’elles trouvèrent gardé par la division ennemie du général Branch. Elles l’attaquèrent vivement, la culbutèrent en lui enlevant un canon. Assaillies en queue à leur tour par des troupes confédérées, qui, cachées dans les bois, les avaient laissées passer à dessein, elles revinrent sur elles et les dispersèrent. Ce combat brillant, qui ne coûta aux fédéraux que 400 hommes, laissa entre les mains du général Porter un canon, 500 prisonniers et les ponts, non-seulement celui du chemin de fer de Fredericksburg, mais aussi celui de Gordonsville. Les avant-postes de Mac-Dowell étaient auprès de Bowlinggreen, à quinze milles de ceux de Porter. Il n’eût fallu que le vouloir, les deux armées se réunissaient alors, et la possession de Richmond était assurée. Hélas ! on ne le voulut pas. Je ne puis penser à ces funestes momens sans un véritable serrement de cœur. Assis à l’ombre d’un verger, au bivac de la division Porter, au milieu de la joyeuse excitation qui suit un combat heureux, je voyais des cavaliers du 5e régiment ramener prisonnières des compagnies entières de confédérés avec armes et bagages, leurs officiers en tête ; mais ni cette confiance du triomphe parmi les fédéraux ni l’abattement de l’ennemi ne me faisaient illusion, et je me demandais tristement combien, parmi cette vaillante jeunesse qui m’entourait en me racontant ses exploits de la veille, paieraient de leur vie l’erreur déplorable que l’on allait commettre !

Non-seulement les deux armées ne se réunirent pas et ne communiquèrent même pas ensemble, mais l’ordre arriva par le télégraphe de Washington de brûler les ponts dont on venait de se saisir. On disait par là aussi clairement que possible à l’armée du Potomac et à son chef qu’ils devaient en tout cas renoncer à l’appui des armées de la Haute-Virginie : le moyen de se rejoindre leur était enlevé. Cette fâcheuse mesure avait été prise à la nouvelle d’une pointe hardie que faisait en ce moment le général confédéré Jackson sur le Haut-Potomac. Ce chef habile, trouvant les forces fédérales dans ces parages dispersées en une foule de petites armées indépendantes sous les ordres des généraux Frémont, Banks, Siegel, etc., avait profité de cet état d’anarchie pour les combattre les uns après les autres. Il avait rejeté Banks de l’autre côté du Potomac et créé une confusion telle qu’on l’eût cru déjà près d’entrer à Washington. Avec plus de 40,000 hommes pour protéger cette ville, la ligne du Potomac si facile à défendre, et le vaste camp retranché qui entourait la capitale, on-ne s’y sentait pas en sûreté. On appela en toute hâte Mac-Dowell pour concourir à la poursuite de Jackson. Mac-Dowell, comme il fallait s’y attendre, arriva trop tard. Les ponts qui pouvaient relier ses opérations à celles de Mac-Clellan n’en restaient pas moins coupés : probablement, au milieu du trouble où l’on était à Washington, l’ordre de les détruire avait-il été donné, afin d’empêcher les confédérés de se servir de cette voie pour envoyer des renforts à Jackson.

Mais laissons là cet affligeant spectacle, laissons Jackson se jouer par ses rapides mouvemens des quatre généraux qui lui sont opposés. Il avait atteint son but. Sa pointe audacieuse avait empêché la jonction de Mac-Clellan et de Mac-Dowell à l’heure où elle eût pu être décisive. Désormais l’armée du Potomac, réduite à ses seules ressources, n’avait plus à compter que sur elle-même. Il fallait se presser d’agir, car chaque jour augmentait la disproportion entre les forces des deux adversaires, et il était à craindre que les fédéraux, campés au milieu des marais du Chikahominy, n’eussent beaucoup à souffrir des grandes chaleurs dont on commençait à ressentir les atteintes. On était depuis quelques jours en présence les uns des autres. Les avant-postes fédéraux campaient à cinq milles de Richmond. Les escarmouches étaient journalières, et, avec l’acharnement qu’on y portait de part et d’autre, une action générale devenait inévitable. Le général Mac-Clellan attendait pour attaquer deux choses : que les routes défoncées par les pluies devinssent plus solides et praticables à son artillerie, et en second lieu que de nombreux ponts qu’il faisait construire pour passer le Chikahominy fussent jetés ou près de l’être. Ces ponts étaient d’une indispensable nécessité ; on ne pouvait rien faire sans eux. La disposition des lieux, l’impossibilité de s’écarter du chemin de fer qui faisait vivre l’armée et le besoin de se mettre en garde contre un mouvement tournant de l’ennemi avaient forcé le général à partager ses troupes en deux ailes sur les deux côtés de la rivière. Or il importait de pouvoir les réunir rapidement soit sur la rive droite, pour prendre l’offensive contre l’armée confédérée qui couvrait Richmond, soit sur la rive gauche, pour s’opposer au mouvement tournant dont nous parlons, et qui était fort à craindre. Les confédérés en effet étaient restés maîtres de plusieurs ponts sur le haut du Chikahominy, par lesquels ils pouvaient venir occuper les excellentes positions qu’offrait sa rive gauche, aussitôt que l’armée du nord les aurait abandonnées. Ils l’eussent de cette manière enfermée sur la rive droite, bloquée, affamée, et placée par suite dans une position singulièrement critique.

Malheureusement tout traînait en longueur du côté des fédéraux. Les chemins étaient longs à sécher, les ponts longs à construire. « Jamais nous n’avons vu une saison aussi pluvieuse, » disait the oldest inhabitant. « Jamais nous n’avons vu de ponts aussi difficiles à construire, » disaient les ingénieurs. La maudite rivière déjouait tous leurs efforts. Trop étroite pour recevoir un pont de bateaux, trop profonde et trop vaseuse pour des chevalets, ici n’étant qu’un ruisseau large de 10 mètres, mais coulant entre deux plaines de sable mouvant où les chevaux enfonçaient jusqu’au poitrail et qui n’offraient aucun appui, là divisée en mille filets d’eau, sur une largeur de 300 mètres, à travers un de ces marécages boisés remplis de fondrières propres aux pays tropicaux, changeant enfin tous les jours de niveau et de lit, dans son régime inégal et capricieux elle défaisait ou annulait le travail de la veille, travail pénible, fait sous un soleil brûlant et souvent sous le feu de l’ennemi. Et les journées, des journées bien précieuses, s’envolaient ainsi ! Peut-être, disons-le franchement, n’était-on pas non plus aussi pressé d’agir qu’on aurait dû l’être. Aller au-devant de l’ennemi, l’aborder sur son terrain, était une tentative aventureuse, un peu en dehors des habitudes d’une armée américaine. On y aime avant tout la guerre méthodique, lente et circonspecte, qui ne donne rien au hasard. Cette lenteur, nous l’avons déjà dit, est dans le caractère national ; elle est aussi, dans une certaine mesure, commandée aux généraux par la nature de leurs troupes. Ces troupes sont très braves, mais, comme nous avons essayé de le montrer, le lien hiérarchique y étant très faible. il s’ensuit que l’on n’est jamais sûr de leur faire exécuter exactement ce que l’on veut. Les volontés individuelles, capricieuses comme les majorités populaires, y jouent un beaucoup trop grand rôle. Le chef est obligé de se retourner pour voir si on le suit, il n’a pas l’assurance que ses subordonnés tiennent à lui par le lien de la discipline et du devoir. De là de l’hésitation et par suite des conditions défavorables pour exécuter un coup d’audace. « Si nous pouvons être attaqués et avoir une bataille défensive, ai-je entendu dire bien des fois, ce sera la moitié du succès, » On eut ce qu’on désirait. Ce fut l’ennemi qui attaqua le premier. Le 31 mai, il mit fin à toutes les incertitudes et à tous les efforts d’imagination qui se faisaient pour savoir comment on irait le chercher, en se jetant résolument avec toutes ses forces sur l’armée du Potomac. Le sanglant conflit qui eut lieu dans la soirée de ce jour et la matinée du lendemain a pris le nom de bataille de Fair-Oaks.

Au moment où elle fut ainsi attaquée, l’armée fédérale occupait une position ayant la forme d’un V. La base du V est à Bottom-Bridge, où le chemin de fer traverse le Chikahominy. La branche de gauche s’avance vers Richmond avec ce chemin de fer et la route de cette ville à Williamsburg. Là était l’aile gauche, formée de quatre divisions échelonnées les unes derrière les autres, entre les stations de Fair-Oaks et de Savage, et campées dans les bois des deux côtés de la route. L’autre branche du V, celle de droite, suit la rive gauche de la rivière ; c’est l’aile droite. Il y a là cinq divisions et la réserve. Si l’on veut communiquer d’une extrémité à l’autre de ces deux ailes, en passant par Bottom-Bridge, le parcours est très long ; il n’y a pas moins de 12 à 15 milles. À vol d’oiseau, la distance au contraire est très peu de chose, mais entre les deux branches du V coule le Chikahominy. C’est pour relier entre eux les deux jambages que l’on avait commencé à faire trois ou quatre ponts, dont un seul était praticable le 31 mai. Il avait été construit par le général Sumner, à peu près à mi-chemin entre Bottom-Bridge et le point le plus avancé des lignes fédérales. Il sauva ce jour-là l’armée d’un désastre. Les autres ponts étaient prêts, mais ne purent être jetés au moment décisif, et c’est ce qui sauva les confédérés.

Ce fut contre l’aile gauche de l’armée que se porta tout l’effort de l’ennemi. Elle avait ses avant-postes à la station de Fair-Oaks, sur le York-River-Rail-Road, et à un endroit nommé Seven-Pines, sur la route de Williamsburg. Là les fédéraux avaient élevé une redoute dans une clairière où l’on voyait quelques maisons, et fait des abatis pour augmenter le champ de tir des troupes qui y étaient postées. Le reste du pays était entièrement couvert de bois. Il y avait eu la veille un orage épouvantable avec des torrens de pluie ; les chemins étaient affreux.

Tout à coup, vers une heure de l’après-midi, par un temps gris et sombre, une fusillade très vive se fait entendre. Les piquets et les grand’gardes sont ramenés violemment ; les bois qui entourent Fair-Oaks et Seven-Pines se remplissent de nuées de tirailleurs ennemis. Les troupes courent aux armes et se battent en désespérées ; mais les forces de leurs adversaires ne cessent d’augmenter, et leurs pertes ne les arrêtent pas. La redoute de Seven-Pines est entourée, ses défenseurs se font tuer bravement. Le colonel d’artillerie Bailey, entre autres, y trouve sur ses pièces une mort glorieuse. La redoute prise, un peu de désordre se manifeste parmi les gens du nord. En vain les généraux Keyes et Naglee s’épuisent en mille efforts pour retenir leurs soldats, ils ne sont pas écoutés. Dans ce moment de confusion ils aperçoivent un petit bataillon français, connu sous le nom de gardes Lafayette, qui est resté en bon ordre. Ils vont à lui, se mettent à sa tête, chargent l’ennemi et reprennent une batterie. Le bataillon perd un quart de son monde dans cette charge, mais, en vrais Français, toujours les mêmes partout, ils s’écrient : « On peut nous appeler les gardes Lafourchette maintenant ! » faisant allusion à un mauvais sobriquet qu’on leur avait donné.

Cependant Heintzelman accourt à la rescousse avec ses deux divisions. Comme à Williamsburg, celle de Kearney arrive au bon moment pour rétablir le combat. La brigade Berry de cette division, composée de régimens du Michigan et d’un bataillon irlandais, s’avance, ferme comme un mur, au milieu de la masse désordonnée qui flotte sur le champ de bataille, et elle fait plus par son exemple que les plus puissans renforts. On a perdu un mille de terrain environ, quinze pièces de canon et le camp de la division d’avant-garde, celle du général Casey ; mais maintenant on tient bon. On forme une espèce de ligne de bataille à travers les bois, perpendiculairement à la route et au chemin de fer, et là on résiste aux assauts répétés des masses ennemies. On ne peut être tourné par la gauche, où se trouve le White-Oak-Swamp, marécage impraticable, mais on peut être enveloppé par la droite. À cette heure même en effet, une forte colonne de confédérés a été dirigée de ce côté. Si elle réussit à s’interposer entre Bottom-Bridge et les troupes fédérales qui tiennent en avant de Savage-Station, toute l’aile gauche est perdue. Elle n’aura plus de retraite et est condamnée à succomber sous le nombre ; mais précisément à ce moment, c’est-à-dire à six heures du soir, de nouveaux acteurs entrent en scène. Le général Sumner, qui a réussi à passer le Chikahominy, avec la division Sedgwick, sur le pont construit par ses troupes, et qui, en brave soldat, a marché droit au canon à travers bois, arrive à l’improviste sur le flanc gauche de la colonne avec laquelle l’ennemi s’efforce de couper Heintzelman et Keyes. Il plante dans une clairière une batterie qu’il a réussi à amener avec lui. Ce ne sont point de ces canons rayés, objet de l’engouement moderne, bons pour être tirés de sang-froid et à grande distance dans un pays découvert ; ce sont de vrais canons de combat, des canons obusiers de 12, vieux modèle, lançant soit un gros projectile rond qui ricoche et qui roule, soit un gros paquet de mitraille. Le tir simple et rapide de ces pièces fait dans les rangs opposés de terribles ravages. En vain Johnston envoie contre cette batterie ses meilleures troupes, celles de la Caroline du sud, la légion d’Hampton entre autres, en vain il accourt lui-même : rien ne peut ébranler les fédéraux, et ce sont eux qui, à la tombée de la nuit, vaillamment enlevés par le général Sumner en personne, se jettent sur l’ennemi à la baïonnette, le poussent avec furie en en faisant un affreux carnage, et le ramènent jusqu’à la station de Fair-Oaks.

La nuit mit fin au combat. Des deux côtés, on ne savait de l’issue de la bataille que ce que chacun avait vu de ses yeux. Amis et ennemis, perdus dans des bois qu’ils ne connaissaient pas, couchèrent parmi des tas de morts et de blessés, là où l’obscurité les avait surpris. La fatigue de cette lutte opiniâtre, aussi bien que les ténèbres de la nuit, avaient imposé aux combattans une de ces trêves tacites si fréquentes à la guerre.

Évidemment Johnston s’était flatté, en jetant toutes ses forces sur les quatre divisions de l’aile gauche fédérale, de les anéantir avant qu’aucun secours pût leur venir du gros de l’armée, demeuré sur la rive gauche du Chikahominy. Pour le moment, il avait échoué devant la résistance énergique de ces quatre divisions, et aussi devant l’attaque furieuse et imprévue des troupes de Sumner. Nul doute qu’il n’eut compté sur l’orage terrible de la veille pour grossir le Chikahominy, y rendre impossible l’établissement d’aucun pont, ou faire emporter par ses eaux débordées ceux qui existaient ; mais la capricieuse rivière déjoua sa combinaison, comme elle déjoua quelques heures plus tard celle de ses adversaires. L’effet du déluge tombé la veille ne fut point immédiat ; la crue des eaux tarda vingt-quatre heures à se manifester. Mit-on à profit ce délai inespéré avec toute l’activité désirable du côté des fédéraux ? C’est une question qui restera toujours controversée, comme tant d’autres du même genre, qui forment un des chapitres obligés de l’histoire de la plupart des grandes batailles.

C’était seulement à une heure de l’après-midi que l’action avait commencé. On avait attendu quelque temps pour savoir si l’attaque de ce côté n’était pas une feinte destinée à y attirer les troupes fédérales, pendant que le gros des forces ennemies s’apprêtait à déboucher sur la rive gauche. On avait été promptement tiré d’incertitude par la violence de l’attaque et par les rapports des aéronautes, qui voyaient toute l’armée confédérée se diriger sur le lieu du combat. On avait alors donné à Sumner l’ordre de passer l’eau avec ses deux divisions. Il l’avait exécuté avec rapidité, marchant à l’aventure avec la tête de sa colonne, sans autre guide que le bruit du canon, et il arriva juste à l’heure et à l’endroit critiques. Or quelques personnes pensaient alors et pensent encore aujourd’hui que si, au moment où Sumner recevait l’ordre de franchir la rivière, le même ordre eût été donné à toutes les divisions de l’aile droite, il eût été exécutable. On devine ce qui serait advenu, si, au lieu de jeter 15,000 hommes sur le flanc de Jonhston, on en eût jeté 50,000. Le pont de Sumner n’eût pas suffi sans doute au passage de tant de monde. À minuit, la queue de sa colonne y était encore engagée, luttant contre toutes les difficultés que présentent à des chevaux et à de l’artillerie des ponts formés de troncs d’arbres qui tournent sous les pieds, des marais vaseux et une nuit obscure, rendue plus profonde encore par l’épaisseur des bois. Plusieurs ponts cependant étaient près d’être jetés sur d’autres points. Il fallait travailler sans perdre une minute à les établir, et ne pas s’inquiéter des obstacles que l’ennemi n’eût pas manqué d’apporter à cette entreprise. Il avait promené une brigade d’une manière ostensible et en guise d’épouvantail en face des points naturellement indiqués pour le passage ; mais l’enjeu était si gros, le résultat à poursuivre si important, l’occasion se présentait si imprévue et si favorable de jouer une partie décisive, que rien, selon nous, n’eût dû empêcher de tenter à tout prix cette opération. Ici encore on porta la peine de cette lenteur américaine, qui appartenait bien plus au caractère de l’armée qu’à celui de son chef. Ce ne fut qu’à sept heures du soir qu’on prit le parti d’établir sans délai tous les ponts et de faire passer toute l’armée au point du jour sur la rive droite du Chikahommy. Il était trop tard. Quatre heures avaient été perdues, et l’occasion, cet instant si fugitif, à la guerre plus que partout ailleurs, s’était envolée. La crue sur laquelle Johnston avait en vain compté, et qui n’avait pas empêché Sumner de passer, survint pendant la nuit. La rivière s’éleva subitement de deux pieds et continua de grossir avec rapidité, emportant les nouveaux ponts, soulevant et entraînant les arbres qui formaient le tablier de celui de Sumner, et couvrant toute la vallée de ses eaux débordées. Rien ne passa.

Aux premières lueurs du jour, le combat reprit avec acharnement sur la rive gauche. L’ennemi venait en masse, mais sans ordre ni méthode, se ruer sur les fédéraux, qui, se sachant si inférieurs en nombre et sans espoir d’être soutenus, ne prétendaient à rien de plus qu’à résister et à garder leur terrain. On se battait avec une sauvage énergie de part et d’autre, sans bruit, sans cris ; lorsqu’on était trop pressé, on faisait une charge à la baïonnette. L’artillerie placée en arrière dans les clairières tirait à obus par-dessus les combattans. Ah ! j’aurais voulu que tous ceux qui, oublieux du passé et poussés par je ne sais quels calculs égoïstes, avaient prodigué leurs encouragemens à la funeste rébellion des propriétaires d’esclaves, assistassent à cette lutte fratricide. Je leur aurais souhaité, comme châtiment, le spectacle de cet effroyable champ de bataille où morts et mourans étaient entassés par milliers. J’aurais voulu qu’ils vissent les ambulances provisoires formées autour de quelques habitations qui se trouvaient çà et là. Que de misères ! que de souffrances ! Les ambulances avaient quelque chose de particulièrement horrible. Les maisons étaient beaucoup trop rares pour contenir la moindre partie des blessés, et l’on était réduit à les entasser alentour ; mais, bien qu’ils ne proférassent pas une plainte et supportassent leur sort avec le plus stoïque courage, leur immobilité sous les rayons de midi d’un soleil de juin devenait bientôt intolérable ; on les voyait alors, ramassant ce qui leur restait de forces, ramper pour chercher un peu d’ombre. Je me souviendrai toujours d’une touffe de rosiers dont j’admirais les fleurs parfumées tout en causant avec un de mes amis, lorsqu’il me fit remarquer sous le feuillage un de ces malheureux qui venait d’expirer. Nous nous regardâmes sans mot dire, le cœur serré par la plus douloureuse émotion. Tristes scènes, dont la plume de l’écrivain, comme l’œil du spectateur, a hâte de se détourner ! Vers midi, le feu diminua graduellement et s’éteignit, l’ennemi se retirait ; mais les fédéraux n’étaient pas en état de le poursuivre. On ne savait pas alors quelle perte les gens du sud venaient de faire dans la personne de leur chef, le général Johnston, grièvement blessé. C’est à son absence que l’on devait en grande partie le décousu des attaques dirigées dans la matinée contre l’armée fédérale. Lorsqu’à midi le feu cessa, les confédérés, las de la longue lutte qu’ils venaient de soutenir et n’étant plus commandés, étaient, dit-on (car au milieu de ces bois immenses on ne voit rien, et l’on est réduit à tout deviner), dans un état de confusion inextricable. Qu’on juge ce qui fût arrivé, si à ce moment les 35,000 hommes de troupes fraîches laissés sur l’autre rive du Chikahominy eussent paru sur le flanc de cette masse en désordre, après avoir heureusement traversé les ponts !

Tel est le récit de cette bataille singulière qui, toute compliquée qu’elle fût par des incidens supérieurs aux volontés humaines, n’en peut pas moins être prise comme type des batailles américaines[4]. Le conflit avait été sanglant, puisque l’armée du nord avait perdu 5,000 hommes, celle du sud au moins 8,000 ; mais de part et d’autre les résultats étaient négatifs. Les confédérés, en nombre très supérieur, avaient attaqué avec vigueur, fait reculer leurs adversaires un mille environ, pris quelques canons, et s’étaient arrêtés Là, satisfaits d’avoir acquis ainsi le droit de chanter victoire. Les fédéraux avaient eu la bataille défensive qu’ils désiraient, avaient repoussé l’ennemi, pris un général et fait bon nombre de prisonniers ; mais, arrêtés par des obstacles naturels qui n’étaient peut-être pas insurmontables, ils n’avaient tiré aucun parti de leur succès. En réalité, on avait échoué des deux côtés faute d’organisation, faute de hiérarchie, faute du lien qui en résulte entre l’âme du chef et ce grand corps qu’on appelle une armée, lien puissant qui permet à un général de demander à ses soldats et d’en obtenir aveuglément ces efforts extraordinaires qui gagnent les batailles. Cependant, bien que les pertes de l’ennemi fussent plus considérables que celles des fédéraux, l’échec était surtout funeste pour ces derniers. Ils avaient perdu une occasion unique de porter un coup décisif. Ces occasions ne reviennent pas, et d’ailleurs, dans les circonstances où ils se trouvaient, le temps était contre eux.


V.

Le lendemain de cette bataille, Mac-Clellan reprit sans coup férir les positions de Fair-Oaks et de Seven-Pines, en sorte que les deux armées se retrouvèrent exactement dans la même situation qu’auparavant. Pendant près d’un mois, elles restèrent ainsi en présence, dans une inaction qui n’était pas cependant le repos. Bien au contraire ce mois, avec ses alternatives de pluie et de chaleurs accablantes, avec les travaux immenses que le soldat eut à exécuter, avec des alertes et des combats partiels qui se renouvelaient sans cesse, fut très dur à passer.

L’armée fédérale ne voulait ni engager elle-même ni provoquer de la part de l’ennemi une autre lutte comme celle de Fair-Oaks, tant que ses ponts ne seraient pas construits et ses deux ailes reliées entre elles. Des pluies diluviennes retardèrent cette construction. On avait été en outre instruit par l’expérience, et l’on voulut donner à ces ponts, avec une solidité monumentale, une étendue qui embrassât non-seulement le cours de la rivière, mais toute la vallée. De cette façon on n’avait plus rien à craindre des inondations ; mais un tel travail demandait beaucoup de temps et d’efforts. Tant qu’il resta inachevé, l’aile gauche demeurait toujours exposée à l’attaque de toute la masse des forces confédérées ; aussi se hâta-t-on, pour parer autant que possible à ce danger, de se retrancher fortement sur toute la ligne. Ce fut une besogne immense. Comme partout ailleurs, il fallait élever des redoutes avec des épaulemens, creuser des rifle pits, et cela sous les ardeurs d’un soleil brûlant ; il fallait de plus abattre les bois sur tout l’espace occupé par ces ouvrages et à quelque cent mètres en avant, afin de voir un peu devant soi. En quelques endroits on n’élevait aucune construction en terre, on se bornait à découper la forêt de manière à lui donner le contour de fortifications régulières. Une portion de bois plus fournie que les autres, laissée debout et s’avançant en saillie au milieu d’un vaste abatis, jouait le rôle d’un bastion. L’artillerie et les tirailleurs placés dans ce bois flanquaient de leurs feux les lisières droites qui simulaient des courtines. Seulement les défenseurs de ces ouvrages d’un nouveau genre n’avaient d’autre protection contre le feu de l’ennemi que l’abri de feuillage derrière lequel ils ne pouvaient être ajustés directement.

Tous ces travaux se faisaient avec une énergie et une intelligence admirables. Sous ce rapport, le soldat américain est sans rival : dur à la fatigue, rempli de ressources, excellent terrassier, excellent bûcheron, bon charpentier et même un peu ingénieur civil. Il est arrivé plusieurs fois dans le cours de la campagne de rencontrer un moulin à farine ou à scier mû par une roue hydraulique ou une machine à vapeur que l’ennemi, en se retirant, avait mise hors de service. On trouvait à l’instant, dans le premier régiment venu, des hommes capables de les réparer, de les reconstruire et de les remettre en mouvement pour les besoins de l’armée. Mais ce qui était surtout remarquable, c’était de voir une corvée se mettre à l’œuvre dans la forêt pour y faire ce qu’on appelle en langue militaire des abatis. On ne saurait se figurer la célérité avec laquelle s’accomplissait cette besogne. Je me souviens de quarante hectares de futaie séculaire de chênes et autres bois durs mis à terre en une seule journée par un seul bataillon. Tous ces travaux pourtant ne se faisaient pas sans beaucoup de fatigue matérielle et morale, par suite d’une activité sans repos sous un feu incessant.

Dans ces forêts immenses dépourvues de routes, où l’on est à chaque instant exposé à des attaques imprévues, on ne peut hasarder au loin ses avant-postes : ce serait leur faire courir la chance continuelle d’être surpris et enlevés. On forme alors ce qu’on appelle en Amérique la ligne des piquets, ligne non interrompue de sentinelles soutenues par de fortes réserves et qui ne s’écartent jamais beaucoup du corps auquel elles appartiennent. Or les deux armées étaient si rapprochées et si attentives à ne pas se céder un pouce de terrain que leurs piquets se tenaient à portée de voix les uns des autres. Généralement ils faisaient assez bon ménage et se bornaient à s’observer réciproquement. Quelquefois il s’établissait entre eux des communications amicales : on trafiquait de maints petits objets, on échangeait les journaux de Richmond contre le New-York Herald. Il arriva même un jour que des officiers fédéraux furent invités par leurs camarades confédérés à se rendre au bal à Richmond, à la condition toutefois de se laisser bander les yeux pour l’aller et le retour ; mais il suffisait d’un coup de feu parti au hasard pour interrompre soudainement ces bons rapports ; on se fusillait pendant un quart d’heure et on se tuait ou blessait une centaine d’hommes avant que le calme se rétablit.

D’autres fois les troupes étaient surprises dans leurs camps par une pluie d’obus venus on ne sait d’où, par-dessus les piquets, réveil assez désagréable quand cela arrivait la nuit. Si c’était de jour, on montait au sommet de quelque grand arbre pour voir d’où partaient les coups. La fumée indiquait l’emplacement, et l’on apercevait aussi quelque soldat confédéré grimpé lui-même au haut d’un arbre culminant de la forêt, qui, de là, dirigeait le tir des canonniers. On ripostait aussitôt, et surtout on cherchait à descendre le pointeur aérien. Ces taquineries isolées, soit qu’elles fussent un picket-firing ou un long-range-shelling, n’inquiétaient guère que les troupes qui y étaient immédiatement exposées, car elles étaient de tous les instans, et il n’est rien qui ne passe en habitude ; mais parfois le canon et la mousqueterie se mêlaient ensemble avec une vivacité à laquelle personne ne se trompait, qui faisait prendre les armes à tout le monde et monter à cheval les états-majors. L’ennemi faisait une démonstration en force, et on y répondait. Allait-il en sortir une bataille ? Cette incertitude de tous les instans était singulièrement fatigante. Cependant la bataille ne venait pas. Les généraux du sud, pas plus que ceux du nord, ne se souciaient d’engager prématurément une action générale. Ils avaient leurs projets et s’en remettaient au temps de les mûrir. Chaque jour leur amenait de nouveaux renforts, et ils en attendaient encore. Toutes les forces vives de la rébellion allaient être bientôt réunies autour de Richmond. Pendant ce temps, la maladie faisait de grands ravages parmi les soldats fatigués de l’armée fédérale. L’extrême chaleur, jointe aux émanations des marécages, engendrait des fièvres, qui prenaient presque immédiatement le caractère typhoïde. Telle division, déjà fort affaiblie par le feu de l’ennemi, comptait jusqu’à deux mille malades. Un système de congés temporaires et irréguliers, qui s’était établi dans l’armée, contribuait aussi à en réduire l’effectif. Maint colonel s’arrogeait le droit de donner des permissions de quelques jours à des soldats qu’on ne revoyait plus. Il est juste pourtant de dire que, dans cette difficile position, le général Mac-Clellan avait reçu quelques renforts. Une de ses anciennes divisions, celle de Mac-Call, lui avait été rendue. De plus, Fort-Monroë ayant enfin été mis sous ses ordres, il en avait tiré 5 ou 6,000 hommes. C’était quelque chose ; mais c’était trop peu, beaucoup trop peu pour combler les vides qui s’étaient faits dans les rangs, et que chaque jour agrandissait.

Ces jours écoulés dans l’inaction avaient encore l’inconvénient d’encourager les partisans ennemis à de hardis coups de main. Celui que tenta le colonel confédéré Lee fut un des plus singuliers de cette guerre. À la tête de 1,500 chevaux, il alla attaquer quelques escadrons qui faisaient le guet du côté d’Hanover-Court-House, et, les ayant dispersés, il fit une incursion heureuse sur les communications de l’armée. Son projet était de couper, à la faveur de la nuit, le York-River-Rail-Road ; il n’y réussit point. On eut là seulement le curieux spectacle d’un combat de cavalerie contre un train de chemin de fer ; le train, chargeant à la lettre et les cavaliers ennemis et les obstacles placés sur la voie, s’échappa sans autre perte que celle de quelques hommes tués et blessés par la fusillade. Mais si le colonel Lee n’avait pas réussi à détruire le chemin de fer, il avait fait une brillante razzia sur les magasins de l’armée, et, le coup exécuté, il avait pu s’échapper sans accident. Le malheur était que des tentatives de ce genre pouvaient se renouveler, et qu’on n’avait pas assez de monde pour s’y opposer partout à la fois. Quoiqu’au milieu de tant d’épreuves le moral[5] du soldat restât excellent, il n’y avait plus à se dissimuler que l’armée ne fût dans une position critique, qui ne pouvait que s’aggraver. Diminuée de plus d’un tiers depuis son entrée en campagne, décimée par les maladies, menacée sur ses derrières, elle se trouvait au cœur du pays insurgé, ayant devant elle des forces deux ou trois fois plus nombreuses que les siennes. On ne pouvait songer à demeurer indéfiniment en face de l’ennemi, comme on l’avait fait pendant l’hiver devant Washington, et plus récemment à Corinthe. Le général Mac-Clellan le sentait ; aussi, dès que ses ponts furent fixés, se décida-t-il à agir. Un projet s’était tout d’abord présenté à son esprit : il consistait à transporter l’armée tout entière à dix-sept milles du point qu’elle occupait, en abandonnant sa ligne de communication du York-River pour aller chercher, avec l’appui de la marine, sur le James-River une nouvelle base d’opérations. Si le mouvement réussissait, si l’on parvenait à dérober sa marche, les chances d’une grande bataille qu’on livrerait au bord du fleuve, et dans laquelle les canonnières couvriraient un des flancs de l’armée, seraient bien meilleures ; mais ce mouvement avait aussi ses dangers : ce n’était pas chose facile de l’accomplir en présence de toutes les forces ennemies, sans compter l’inconvénient moral de paraître battre en retraite.

On y renonça donc, ou au moins on l’ajourna. Avec la ténacité américaine, qualité qui chez ce peuple va de pair avec la lenteur et qui jusqu’à un certain point la compense, on était déterminé à ne reculer que si on y était matériellement forcé. On voulait pousser jusqu’au bout les opérations commencées ; mais on n’en prit pas moins la sage précaution de diriger à tout événement sur City-Point, dans le James-River, des navires chargés de vivres, de munitions et d’approvisionnemens de tout genre. Cela fait, le général Mac-Clellan s’efforça de provoquer une action générale sur le terrain situé entre son armée et Richmond, terrain dont il avait fait une étude approfondie dans de nombreuses reconnaissances. Ces reconnaissances avaient donné lieu à bien des incidens. Une fois le général était monté avec plusieurs de ses officiers au sommet d’un grand arbre, et là, établis chacun sur leur branche, ils avaient tenu, la lunette à la main, une sorte de conseil de guerre. La chose se passait à cent pas des piquets ennemis, à qui aucun des mouvemens des observateurs ne pouvait échapper. Nous tremblions d’entendre le bruit de la carabine de ces fameux chasseurs d’écureuils du sud ; mais ils se montrèrent magnanimes, et la reconnaissance se termina sans fâcheux événement. Une autre fois un état-major ennemi parut en même temps que celui de l’armée fédérale sur les bords du Chikahominy. Aussitôt ces messieurs firent galamment avancer une de leurs musiques, qui joua un air populaire ; mais à peine fut-il achevé que les musiciens furent remplacés par une batterie qui, arrivant au galop, ouvrit un feu terrible, auquel les fédéraux ne tardèrent pas à répondre. Ces explorations révélaient en général que l’ennemi n’était pas oisif, et qu’il avait élevé des ouvrages armés de gros canons précisément aux points où on l’aurait le moins désiré.

Enfin, après bien des tâtonnemens, l’action fut entamée, Hooker reçut le 25 juin l’ordre de se porter à un mille en avant jusqu’à une vaste clairière sur la route directe de Richmond. On calculait que ce mouvement attirerait une résistance générale des confédérés à l’aide de laquelle on recommencerait la bataille de Fair-Oaks, sur le même terrain, mais avec des ponts solidement établis, et par suite avec le concours de l’armée tout entière. Si le défi n’était pas accepté, on avait fait un pas en avant ; on en ferait un autre le lendemain, et ainsi de suite on arriverait aux portes de Richmond. On se fiait à sa bonne étoile pour le reste. Hooker, monté sur un cheval blanc, qui dans le bois le rendait visible pour tous et surtout pour l’ennemi, s’avança intrépidement. L’espace de terrain qu’il devait conquérir fut pris, repris, et finalement occupé par sa division, avec une perte de 4 à 500 hommes. Les deux braves généraux de brigade Grover et Sickles prêtèrent à leur chef en cette rencontre la plus énergique assistance ; mais pendant le combat des nouvelles graves étaient survenues. Les déserteurs, les transfuges nègres, le télégraphe de Washington lui-même, généralement si sobre de renseignemens, s’accordaient à donner le même avis : de nombreux renforts venaient d’arriver du sud à Richmond ; Beauregard en outre, laissé libre par l’évacuation de Corinthe et la suspension des opérations dans l’ouest, avait apporté, à l’heure décisive, le concours de sa capacité militaire et surtout de son prestige à la cause esclavagiste. Enfin le partisan Jackson, laissant les 80,000 hommes qui couvraient inutilement Washington tout ahuris de leur infructueuse campagne contre lui, était venu lui-même compléter la concentration de toutes les forces confédérées contre l’armée du Potomac. Il avait voyagé en chemin de fer, et on signalait déjà ses avant-postes aux environs de Hanover-Court-House. Grossi de la division Whiting, le corps qu’il commandait pouvait compter 30,000 hommes. L’effort commencé par les fédéraux contre Richmond ne pouvait plus désormais se poursuivre : la présence de Jackson à Hanover-Court-House annonçait chez lui l’intention manifeste de se porter sur leurs communications, et de les intercepter en coupant le York-River-Rail-Road. Bientôt il n’y eut plus de doute sur cette manœuvre. On vit un corps de troupes considérable, parti de Richmond, traverser le cours supérieur du Chikahominy, afin de se réunir à Jackson et d’exécuter ce mouvement tournant dont nous avons plus haut signalé le danger. Profitant de sa supériorité numérique, l’ennemi offrait la bataille à la fois des deux côtés de la rivière.

Toutes les chances de succès étaient pour lui. Reportons notre pensée à ce V dont nous nous sommes déjà servi dans notre récit de la bataille de Fair-Oaks. La situation de l’armée de Mac-Clellan est la même qu’alors ; seulement les deux jambages du V sont aujourd’hui reliés par des ponts permanens, offrant toutes facilités pour transporter rapidement les différens corps d’une rive à l’autre. Le gros des troupes fédérales, huit divisions, mais des divisions bien réduites, est sur le jambage de gauche, sur la rive droite du Chikahominy, et occupe les retranchemens qui font face à Richmond. Ces troupes ont devant elles la masse de l’armée ennemie, établie, elle aussi, dans des positions retranchées. Sur le jambage de droite, c’est-à-dire sur la rive gauche de la rivière, se trouve le général fédéral Fitz-John Porter avec deux divisions et la réserve des réguliers. C’est contre lui que marchent Jackson et le corps du général Hill, venu de Richmond, le tout sous les ordres du général Lee, qui, depuis la blessure de Johnston l’a remplacé dans le commandement en chef. En fait, l’armée du Potomac allait être aux prises avec deux armées dont chacune l’égalait par le nombre. Des batailles ont été gagnées quelquefois dans de pareilles circonstances ; mais il n’y a pas à compter sur une de ces rares faveurs de la fortune. Le mieux qui pût advenir était de bien se tirer de la position critique dans laquelle on était placé. Il n’y avait pas d’autre parti à prendre que celui d’une prompte retraite ; ce parti lui-même était malheureusement loin d’être simple, et il n’y avait à choisir qu’entre des dangers. Si l’on se concentrait sur la rive gauche du Chikahominy, on abandonnait l’entreprise contre Richmond, et on s’exposait à une retraite désastreuse sur White-House et York-Town, avec toute l’armée confédérée à ses trousses, dans un pays où l’on ne trouverait aucun point d’appui. Il n’y avait rien de bon à espérer de ce plan. Si au contraire on faisait passer toutes les troupes sur la rive droite, il fallait s’attendre à voir l’ennemi se saisir aussitôt du chemin de fer qui nourrissait l’armée et la couper de ses communications avec White-House. Force serait alors de s’en ouvrir de nouvelles avec le James-River, et pour cela de s’y porter en masse et sans retard. C’était toujours une retraite, mais on ne reculait que de quelques milles, et pour peu que l’on fût suffisamment renforcé, avec l’appui de la marine, on pouvait se flatter de reprendre promptement l’offensive, soit sur la rive gauche contre Richmond même, soit sur la rive droite contre Petersburg, dont la prise eût entraîné celle de Richmond. On s’arrêta à ce dernier parti. Ainsi que nous l’avons dit, le général Mac-Clellan y songeait depuis longtemps, comme à une des nécessités de sa situation, et il avait même pris quelques dispositions éventuelles qui allaient se trouver singulièrement justifiées ; mais autre chose était de faire cette retraite à son heure, par un mouvement libre et spontané, autre chose de la faire précipitamment sous la menace de deux armées ennemies.

Il n’y avait plus néanmoins à délibérer ; la résolution prise devait à la minute être exécutée. Le trajet de Fair-Oaks au James-River n’était pas long ; il n’y avait que dix-sept milles, avons-nous dit ; mais il fallait faire filer le matériel et le bagage sur une seule route, en prêtant le flanc tout le temps à l’ennemi, qui, par de nombreux chemins rayonnant tous de Richmond, pouvait amener sur plusieurs points à la fois des forces considérables. La célérité avec laquelle l’opération fut conduite déjoua ses calculs ; il supposa probablement qu’on tâtonnerait avant de se décider ; probablement aussi il espéra que le général Mac-Clellan ne saurait se résoudre à abandonner sa ligne de communication sur White-House, et il agit en conséquence.

Les troupes du général confédéré Hill, dont nous avons parlé tout à l’heure, après avoir passé le Chikahominy à Meadow-Bridge le 26, c’est-à-dire le lendemain de l’affaire de Hooker, attaquèrent dans l’après-midi même celles du général Mac-Call, qui faisait l’avant-garde de Porter sur la rive gauche. Ce premier combat fut très vif, mais Mac-Call occupait une bonne position sur le Beaver-Dam, espèce de ravin bordé de beaux catalpas qui étaient alors en fleur. Il avait là fait des abatis, remué un peu de terre, si bien qu’il ne put être entamé malgré la durée du combat qui se prolongea jusqu’à la nuit. Cette vigoureuse résistance obligea l’ennemi à faire passer la rivière à de nombreux renforts. C’était précisément ce que désirait le général Mac-Clellan. Son intention était d’attirer de ce côté l’attention des confédérés pendant que le mouvement qui devait transporter l’armée sur le James-River se préparait sur la rive droite du Chikahominy.

La nuit en effet fut employée à faire passer sur cette rive tous les bagages du corps de Porter et à les réunir au grand convoi qui devait commencer sa marche le 27 au soir. Ordre fut ensuite donné de rembarquer ou de détruire tous les magasins et approvisionnemens établis sur la ligne ferrée qui allait à White-House, et d’évacuer ce grand dépôt. Le général Stoneman, avec une colonne légère, fut chargé de couvrir cette opération en retardant l’arrivée des coureurs ennemis. Il devait ensuite se replier sur York-Town. Tout cela fut exécuté de point en point.

Le 27 au jour, Mac-Call reçut l’ordre de se retirer sur les ponts construits en face de Gaine’s Hill, sur le Chikahominy. Suivi rapidement, comme on devait s’y attendre, il vint se rallier aux autres troupes du corps de Porter, la division Morell et celle des réguliers commandée par le général Sykes. La mission de Porter, et elle demandait autant de sang-froid que de vigueur, était de résister en avant des ponts, pour donner au mouvement général que faisait l’armée le temps de s’accomplir. Il ne devait les repasser que le 27 au soir, et les détruire derrière lui. L’attaque commença de bonne heure contre ces trois divisions. Le corps de Jackson, arrivant d’Hanover-Court-House, vint prendre part au combat. On se battait sur un terrain ondulé, en grande partie boisé, mais laissant cependant sur certains points de grands espaces découverts. La lutte fut très vive ; les fédéraux résistèrent avec succès : il y eut même un moment où Porter put se croire victorieux. C’eût été un grand bonheur, et la situation en eût été singulièrement modifiée. Aussi, dans ce moment d’espérance, Mac-Clellan se hâta-t-il d’envoyer sur la rive gauche toutes les troupes qui n’étaient pas absolument indispensables à la garde des lignes fédérales faisant face à Richmond. Une division, celle du général Slocum, passa les ponts avant quatre heures, et se mêla aussitôt à l’action. Une autre, celle de Richardson, n’arriva sur le terrain qu’à la chute du jour. Au moment où ces renforts commencèrent à prendre part à la lutte, la scène contemplée dans son ensemble a ait un caractère imposant de grandeur. Nous avions 35,000 hommes engagés, partie dans les bois, partie en plaine, formant une ligne d’un mille et demi d’étendue. Une nombreuse artillerie tonnait de tous côtés. Dans la vallée du Chikahominy, la cavalerie des lanciers aux fanions flottans était en réserve, et ce tableau si animé de la bataille avait pour encadrement un paysage pittoresque, éclairé par les derniers rayons du soleil qui se couchait dans un horizon couleur de sang.

Tout à coup la fusillade prend une intensité extraordinaire. On fait mettre debout les réserves que l’on avait jusqu’ici tenues couchées dans des plis de terrain, on les excite par des hourras, et on les fait entrer dans les bois. La mousqueterie devient de plus en plus violente et s’étend vers la gauche. Plus de doute que l’ennemi ne tente de ce côté un dernier effort. Les réserves sont toutes engagées ; on n’a plus personne sous la main. Il est six heures, le jour s’en va rapidement ; si l’armée fédérale tient encore une heure, elle a bataille gagnée, car partout ailleurs elle a repoussé l’ennemi, et les efforts de Jackson, de Lee, de Hill, de Longstreet, dont elle a les soldats devant elle, auront été frappés d’impuissance. À défaut d’infanterie, le général Porter met trois batteries en potence à son extrême gauche pour appuyer les troupes qui y soutiennent un combat inégal ; mais ces troupes sont fatiguées, elles se battent depuis le matin, elles n’ont presque plus de cartouches. Les réserves confédérées viennent d’arriver à leur tour : elles se jettent en ligne et régulièrement déployées contre la gauche des fédéraux, qui cède, se rompt, se débande, et dont le désordre gagne de proche en proche jusqu’au centre. Il n’y a pas panique, on ne court pas avec l’effarement de la peur ; mais, sourds à tout appel, les hommes s’en vont délibérément, le fusil sur l’épaule, comme des gens qui en ont assez et qui ne croient plus au succès. En vain les généraux, les officiers de l’état-major-général, le comte de Paris, le duc de Chartres se jettent-ils dans la mêlée le sabre à la main pour arrêter ce mouvement désordonné, la bataille de Gaine’s-Hill est perdue. Il ne s’agit plus que d’empêcher un désastre. L’ennemi en effet s’avance toujours en plaine, toujours dans le même ordre, son infanterie déployée par régimens en échelons, et à chaque minute serrant de plus près la masse confuse des troupes fédérales. La fusillade et la canonnade sont telles que la grêle de projectiles qui frappe le sol y soulève une poussière permanente. On commande alors à la cavalerie de charger. Je me trouvais par hasard auprès d’elle en ce moment. Je lui vois mettre le sabre à la main avec cet élan électrique de gens résolus et dévoués. Comme elle s’ébranlait, je demandai à un jeune officier quel était le nom de son régiment. « C’est le 5e cavalerie, » me répondit-il en brandissant son sabre avec tout l’orgueil de l’esprit de corps. Infortuné jeune homme ! Je revis son régiment le lendemain. De la charge de la veille il n’était revenu que deux officiers : il n’en était pas ! Cette charge ne pouvait réussir contre les épais bataillons de l’infanterie ennemie, et les débris des régimens, galopant dans des nuages de poussière au milieu des canons et des fuyards de l’infanterie, ne firent qu’augmenter la confusion. Les chevaux d’artillerie sont tués, et je vois avec une triste émotion des pièces qu’on ne peut plus emmener et que les artilleurs servent avec un courage désespéré. Ils tombent les uns après les autres. Deux sont encore debout, et ils continuent à faire feu presque à bout portant. La brume du soir qui s’épaissit ne me permet plus alors de rien voir. Toutes ces pièces étaient perdues. Le général Butterfield avait fait inutilement des efforts surhumains pour les sauver. À pied, son cheval ayant été tué, un éclat d’obus dans son chapeau, une balle sur son sabre, entouré de ses aides-de-camp qui tombaient à ses côtés, il avait essayé de rallier de l’infanterie autour d’un drapeau planté en terre. Il avait réussi, mais ce n’avait été que pour quelques instans : le mouvement précipité de la retraite l’avait entraîné. Heureusement la nuit arrivait, et après avoir perdu un mille de terrain, on trouva les brigades fraîches de Meagher et de French formées en bon ordre. Elles poussèrent de vigoureux hourras, et quelques pièces mises de nouveau en batterie ouvrirent leur feu sur l’ennemi, qui s’arrêta devant cette suprême et énergique résistance.

Au moment où se tiraient les derniers coups de canon de cette bataille, une vive fusillade se faisait entendre près de Fair-Oaks, de l’autre côté de la rivière. C’étaient les confédérés qui attaquaient les ouvrages de l’armée fédérale ; mais cette attaque, qui n’était sans doute qu’une démonstration, fut vigoureusement repoussée. La journée avait été rude : dans l’engagement principal, celui de Gaine’s-Hill, 35,000 fédéraux n’avaient pas pu vaincre 60,000 confédérés, mais ils les avaient contenus. On ne pouvait guère se promettre davantage. Dans la nuit, les troupes fédérales repassèrent dans le plus grand ordre les ponts du Chikahominy et les détruisirent. Elles laissaient derrière elles un champ de bataille couvert de morts (car dans cette lutte acharnée les pertes avaient été considérables), un grand nombre de blessés, trop gravement atteints pour pouvoir être transportés, une douzaine de canons, enfin quelques prisonniers, et parmi eux le général Reynolds. Le corps de Keyes, qui faisait l’avant-garde, se replia également vers le James-River, et alla occuper les passages d’un grand marais, le White-Oak-Swamp, qui traverse la route que l’armée devait suivre, ainsi que les débouchés des principales communications par lesquelles la marche pouvait être inquiétée.

Les journées du 28 et du 29 furent employées à faire filer le convoi de cinq mille voitures, le parc de siège, un troupeau de deux mille cinq cents bœufs, etc., vers la même direction, tâche immense lorsqu’on songe que l’on n’avait qu’une seule route à sa disposition. Le premier jour, rien ne vint troubler cette grande opération ; l’ennemi était fatigué du combat de la veille ; il semblait en outre étonné, déconcerté, et ne comprenait pas bien encore ce que faisait l’armée fédérale. Celle-ci était réunie tout entière sur la rive droite du Chikahominy, tandis que les forces principales des confédérés étaient sur la rive gauche, avec les ponts coupés devant eux. Pour passer la rivière, il leur fallait ou faire de nouveaux ponts, ou remonter très loin en arrière jusqu’à Mechanic’s Bridge, ce qui, dans les deux cas, demandait beaucoup de temps. Or ici le temps était tout, et l’armée en retraite le mettait à profit. Ce ne fut que dans la journée du 29 que les colonnes du sud parurent devant les arrière-gardes fédérales. Elles engagèrent immédiatement le combat auprès de la station de Savage, sur le York-River-Rail-Road ; mais elles furent vigoureusement reçues, et après les avoir repoussées, on attendit la nuit pour continuer le mouvement. Le télégraphe, en cessant de fonctionner la veille, avait appris que les confédérés étaient maîtres de White-House. Ils avaient trouvé ce poste abandonné. La matinée du 29 avait été consacrée à détruire dans les camps fédéraux tout ce qui ne pouvait être emporté. Un train complet, locomotive, wagons, etc., resté sur le chemin de fer, fut lancé à toute vapeur sur le pont coupé du Chikahominy. On ne laissa aux mains de l’ennemi que trois canons de siège qu’il avait été impossible de remuer, et que l’on négligea d’enterrer. Ce furent les seuls qui tombèrent en son pouvoir, bien que l’on ait répété partout qu’il resta maître de tout le parc de siège de l’armée fédérale. Ce parc au contraire, moins ces trois pièces, arriva intact au James-River. Le grand malheur fut d’être obligé d’abandonner un nombre de blessés très considérable, non-seulement à Gaine’s-Hill, à Savage-Station, mais aussi tout le long de la ligne que l’on suivait en se retirant. Ici le malheur était inévitable ; ce n’était qu’en se battant sans relâche qu’on pouvait protéger la retraite, et le transport de tant de blessés eut exigé des moyens qu’on n’avait pas.

Le général Mac-Clellan, pendant la journée du 29 et la matinée du 30, resta près du White-Oak-Swamp, pressant le passage de son immense convoi. La chaleur était accablante ; ses aides-de-camp, obligés de courir sans cesse de l’avant-garde à l’arrière-garde, étaient épuisés de fatigue. Tant que ce vaste encombrement coupait, comme en plusieurs tronçons, le corps de l’armée, le danger était grand ; mais rien ne troublait la sérénité du général en chef. Ce jour-là même, il s’était arrêté pour se reposer un moment à une maison de campagne située sur la route et s’était assis sous la verandah, lorsque la maîtresse de la maison vint se plaindre à lui que les soldats mangeaient ses cerises. Le général se leva en souriant et alla lui-même faire cesser ce maraudage ; mais il ne put empêcher les obus ennemis de venir le lendemain incendier la maison de sa jolie hôtesse. Le 30, au point du jour, Mac-Clellan eut la satisfaction de voir toutes ses troupes, tout son matériel, tout le convoi au-delà du White-Oak-Swamp, qui allait opposer une nouvelle barrière aux efforts de la poursuite. La veille au soir, les corps de Keyes et de Porter avaient marché jusqu’au James-River et s’étaient mis en communication avec la flottille des canonnières. Le convoi avait suivi le mouvement sur divers chemins indiqués par des nègres qu’on avait pris pour guides. Les têtes de colonne n’avaient trouvé devant elles que quelques détachemens de cavalerie et les avaient culbutés. Le plus difficile était fait ; mais on ne pouvait douter que l’ennemi ne tentât de nouveau de jeter le désordre dans la retraite de l’armée. Aussi le général en chef prit-il de bonne heure ses dispositions. Il laissa Sumner et Franklin pour faire l’arrière-garde et défendre les passages du White-Oak-Swamp, et plaça Heintzelman, avec les divisions Hooker, Kearney, Sedgwick et Mac-Call, à cheval sur le point où se rencontrent les diverses routes débouchant de Richmond. Sous la protection de ces troupes, le convoi acheva sa marche et atteignit le James-River au moment précis où les transports chargés de vivres et de munitions, ainsi que les navires-hôpitaux, qu’une sage prévoyance avait mandés dix jours auparavant, y arrivaient de Fort-Monroë.

Pendant ce temps, comme on s’y était attendu, Franklin et Sumner étaient vivement attaqués au White-Oak-Swamp, où les généraux confédérés avaient amené une grande force d’artillerie. Ils se retirèrent pied à pied. Plus tard, dans la journée, Heintzelman était également attaqué aux cross roads. Là, le combat eut lieu dans les bois avec des chances diverses. La division Mac-Call eut beaucoup à souffrir et perdit son chef, fait prisonnier ; mais Hooker et Kearney, venant à son aide, repoussèrent les assaillans en leur faisant éprouver de grandes pertes. Enfin une dernière attaque tentée sur le corps de Porter échoua complètement devant le feu combiné de l’artillerie de campagne et de celle des vaisseaux. La position occupée par Porter, à un endroit appelé par les uns Turkey-Bend, et par les autres Malvern-Hill, était superbe. C’était un plateau élevé, découvert, et qui s’abaissait en pente douce vers les routes par lesquelles l’ennemi pouvait déboucher. La gauche était appuyée à la rivière, sur laquelle se trouvaient le Galena, le Monitor et la flottille des canonnières. L’armée fédérale n’avait donc rien à craindre de ce côté, et par conséquent n’avait à garder qu’un de ses flancs, facile à couvrir avec des ouvrages et des abatis. Le 30 au soir, toutes les divisions étaient réunies dans cette forte position ; le convoi tout entier, le parc de siège, y étaient à l’abri. L’armée enfin s’y trouvait en communication avec les transports et maîtresse de ses approvisionnemens. Le grand et hardi mouvement par lequel elle avait échappé à un grave danger et changé une base d’opérations impossible à garder contre une autre plus sûre était accompli ; mais après un si long effort les troupes étaient exténuées : depuis cinq jours, elles ne cessaient pas de marcher et de combattre. La chaleur avait encore ajouté à l’excès de ses fatigues ; beaucoup d’hommes n’avaient pu y résister : quelques-uns tombaient comme foudroyés par l’ardeur du soleil ; d’autres quittaient les rangs pour se joindre à la grande masse des malades et des blessés qui suivaient l’armée comme ils pouvaient, tant qu’ils pouvaient, et dont la vue offrait un spectacle lamentable. Sans doute il y avait eu, pendant le cours de cette difficile retraite, des momens de trouble et de désordre ; mais quelle est l’armée qui, en pareille circonstance, y pourrait échapper complètement ? Il restait toujours ce fait, qu’assaillie, au milieu d’un pays qui ne lui offrait que des obstacles, par des forces au moins doubles des siennes, l’armée du Potomac avait réussi à gagner une position où elle était hors de péril, et d’où elle aurait pu, si elle avait été suffisamment renforcée, s’il avait été répondu à la concentration des forces ennemies par une concentration semblable, ne pas tarder à reprendre l’offensive.

Comme nous venons de le raconter, chacune de ses parties forcément disséminées avait eu depuis cinq jours à résister aux plus rudes assauts, et l’avait fait avec vigueur. Maintenant qu’elle était rassemblée tout entière sur les rampes de Malvern-Hill, il se pouvait que l’armée confédérée, également réunie, voulût tenter contre elle un dernier effort. Aussi le général Mac-Clellan prit-il pendant la nuit du 30 juin au 1er juillet les dispositions nécessaires pour la bien recevoir. Il mit en batterie toute l’artillerie, au moins trois cents pièces, sur ces hauteurs, en la disposant de telle sorte qu’elle ne gênât pas le feu de l’infanterie le long de l’espèce de glacis que les assaillans auraient à gravir à découvert. Au feu de cette artillerie devaient se joindre les boulets de cent des canonnières qui, comme la veille, étaient chargées de flanquer la position. C’était folie que de se ruer contre de tels obstacles. Les confédérés cependant l’essayèrent. À plusieurs reprises, dans la journée du 1er juillet, ils s’efforcèrent d’enlever Malvern-Hill, mais sans avoir un seul moment la chance de réussir. Cette journée ne fut pour eux qu’une inutile boucherie. Leurs pertes furent très considérables, celles des fédéraux insignifiantes. Ce succès tint à deux causes : d’abord à l’heureuse prévoyance du général, qui, en dépit de tous les obstacles opposés par la nature du sol à sa nombreuse artillerie, n’avait rien épargné pour la mener avec lui, et ensuite à la fermeté des troupes qu’il commandait. On ne fait pas une campagne comme celle qu’elles venaient de faire, on ne traverse pas une série d’épreuves comme celles qu’elles venaient de traverser, sans en sortir plus ou moins aguerri. Si leur organisation primitive eut été meilleure, les survivans de cette rude campagne, je ne crains pas de l’affirmer, eussent pu marcher de pair avec les premiers soldats du monde.

Le soir de ce dernier combat, l’ennemi épuisé se retira pour ne plus reparaître, et l’armée du Potomac alla prendre position et se reposer à Harrison’s-Bar, lieu choisi par ses ingénieurs et par la marine comme offrant des facilités plus grandes à la défense et à l’approvisionnement. La campagne contre Richmond était terminée, sans succès, non pas sans honneur. L’honneur était sauf ; mais ceux qui avaient compté sur le succès pour la prompte reconstruction de la grande Union américaine dans un élan de conciliation généreux et patriotique avaient vu leurs espérances malheureusement évanouies.


VI.

Je m’arrête ici. J’ai eu pour but, dans le cours de ce récit, de définir le caractère d’une armée américaine, de faire connaître les singularités de la guerre dans ces contrées si différentes des nôtres, les difficultés de toute nature contre lesquelles on a eu à lutter. J’ai raconté avec une égale franchise mes impressions bonnes et mauvaises. Le bien m’a souvent pénétré d’admiration, le mal n’a jamais pu affaiblir les sentimens de profonde sympathie que j’éprouve pour le peuple américain. J’ai voulu aussi faire toucher du doigt le triste enchaînement de fautes et d’accidens qui ont fait échouer le grand effort tenté pour le rétablissement de l’Union. Je n’essaierai pas d’interroger l’avenir sur toutes les conséquences de cet avortement. Elles ne se produiront que trop vite. Il serait oiseux et ridicule aujourd’hui de chercher à prédire quel sera à la longue le sort des combattans, lequel des deux partis engagés montrera le plus de ténacité, aura, qu’on nous passe ce terme, l’haleine la plus longue. Une chose est certaine : la campagne manquée de Mac-Clellan contre Richmond est destinée à faire répandre des flots de sang, elle prolonge une lutte dont les suites fatales ne se font pas sentir seulement en Amérique ; elle ajourne enfin la solution la plus désirable de la crise actuelle, le retour à l’Union, à la vieille Union. Je dis à la vieille Union avec intention, parce que je suis de ceux qui pensent que si le nord était vaincu, décidément vaincu, si le droit des minorités de résister par les armes aux décisions du suffrage universel était victorieusement établi, l’Union n’en aurait pas moins certaines chances de se refaire. Seulement elle se referait par la réhabilitation éclatante de l’esclavage.

Si le lien fédéral devait être définitivement rompu entre le nord et le sud, il le serait bien vite entre les divers états qui forment le faisceau septentrional. Chacun d’eux ne regarderait alors qu’à son intérêt, tandis que la confédération du sud serait de plus en plus étroitement unie par le lien puissant de l’esclavage. Elle aurait donné la mesure de sa force, acquis un grand prestige, et elle exercerait cette attraction qui s’attache toujours au succès et à la puissance. Victorieuse, elle étendrait les mains non-seulement sur les états contestés aujourd’hui du Missouri, du Kentucky, de la Virginie, mais même sur le Maryland. Baltimore serait l’entrepôt de toutes les marchandises étrangères. Les fers anglais arriveraient par là presque au cœur de la Pensylvanie. Qui peut dire si cet état, dont la population n’a peut-être guère moins de répugnance pour un nègre libre que pour un nègre esclave, ne se déciderait pas à faire sa paix avec la puissante confédération, moyennant les droits protecteurs que celle-ci s’empresserait d’accorder ? Car les états du sud ne sont libre-échangistes que pour les besoins momentanés de leur cause. Une fois les maîtres, ils redeviendraient Américains avant tout. New-York suivrait l’exemple de la Pensylvanie. Le commerce n’est pas le fait des gens du sud ; ils auraient besoin de quelqu’un pour faire leurs affaires. Le même mouvement, selon toute vraisemblance, entraînerait les états de l’ouest, dont tous les débouchés seraient aux mains des confédérés. Seuls, les états de la la Nouvelle-Angleterre, où les croyances puritaines ont conservé tout leur empire et où la haine de l’esclavage est sincère, resteraient dans une situation isolée, vivant des produits de leur agriculture et des ressources que saurait se créer l’esprit d’entreprise de leur population maritime si active et si nombreuse.

À part ces six petits états, à part aussi probablement la Californie, qui, séparée du reste du monde, a des intérêts tout à fait exceptionnels, l’ancienne Union serait ainsi refaite ; seulement les idées du sud y seraient prépondérantes. La glorification et l’extension de l’esclavage seraient la commune devise. Fondée par les armes, la confédération devrait être avant tout une puissance militaire. L’aristocratie esclavagiste aurait gagné ses éperons, elle aurait connu les enivremens de la gloire, elle ne subirait plus aucun frein. Conservatrice à l’intérieur, mais agressive au dehors, elle ne serait plus contenue, comme jadis, par l’intérêt commercial, le bon sens froid et un peu britannique des marchands des états du nord. Avec l’impulsion que le retour de la paix donnerait aux affaires et la prospérité qui en serait la suite, la confédération, ainsi constituée, deviendrait une puissance formidable, et ceux qui désirent avant tout le maintien d’un grand état dans l’Amérique septentrionale pourraient lui accorder leurs sympathies, à la condition toutefois qu’elle eût des chances de durée.

Mais là est la difficulté. On peut faire de grandes choses avec l’esclavage : acquérir en peu de temps une richesse fabuleuse, comme autrefois à Saint-Domingue ; mettre sous les armes, pendant que les noirs cultivent la terre, toute la population libre, et soutenir victorieusement avec elle une lutte disproportionnée, comme nous le voyons aujourd’hui en Virginie ; mais ce sont là des efforts passagers, et à la longue l’esclavage épuise, ruine, démoralise tout ce qu’il touche. Comparons les destinées de deux grandes villes voisines, de Louisville et de Cincinnati ; comparons ce que la première, malgré l’immensité de ses avantages naturels, est devenue sous l’influence énervante de l’esclavage avec le développement inouï que sa rivale doit à la liberté : le sort de l’Union esclavagiste serait celui de Louisville. La vieille Union au contraire, avec sa marche lente, prudent mais sûre, vers une émancipation graduelle, aurait ressemblé à Cincinnati. La vieille Union était un peuple de marchands fournissant avant tout à l’Europe des matières premières qui lui sont indispensables, en même temps qu’un débouché sans limites à ses produits. Elle était utile à tout le monde, et n’était au fond, quelles que fussent les apparences, hostile à personne. La nouvelle serait avant tout militaire et envahissante, ce qui pourrait aider les uns, mais aussi contrarier les autres ; la première libérale et pacifique, l’autre sans esprit de progrès, sans autre moyen d’assimilation que celui de la guerre et de la conquête.

Tels seraient, nous le croyons, les résultats amenés par le triomphe du sud, si ce triomphe était destiné à s’accomplir. Que si au contraire la lutte entre les deux partis aujourd’hui en armes doit se prolonger, si la solution de leur grand débat doit encore se faire attendre, il en pourra sortir alors des maux d’un autre genre. Poussé par les passions et les nécessités de la lutte, le gouvernement fédéral peut décréter l’abolition immédiate de l’esclavage et même être entraîné à l’emploi d’un terrible moyen de guerre en armant les esclaves contre leurs maîtres ; mais cette mesure, outre ce qu’elle aurait en elle-même de violent et de barbare, ne saurait profiter à ceux qui l’auraient prise ; elle amènerait au sein des états du nord des scissions éclatantes, bien plus profitables que contraires à la cause sécessioniste.

Est-il besoin d’ajouter que, dans cet avenir tel qu’on vient de l’envisager, rien ne saurait répondre aux vœux des amis de la liberté et de la grandeur américaine ? Après les côtes du sud entièrement bloquées comme elles l’ont été, après le cours du Mississipi rentré au pouvoir de la marine fédérale, ils eussent souhaité le triomphe de l’armée du Potomac devant Richmond, parce qu’il eût facilité un rapprochement complet sur les bases de l’ancienne Union. Ce triomphe a manqué, on en a vu les causes, et la réconciliation telle qu’elle eût été désirable et possible alors semble bien difficile aujourd’hui. Je ne suis pas de ceux pourtant qui en concluront que la cause fédérale est une cause perdue. Comparées à celles du sud, les ressources du nord sont loin d’être épuisées. Et qui sait tout ce que peut au jour du péril l’énergie d’un peuple libre combattant pour le droit et pour l’humanité ?


A. TROGNON.

  1. Il y avait même un tuyau de poêle figurant canon, dont il avait entendu parler, et que les curieux qui ont pris d’assaut les ouvrages de Centreville n’ont pas retrouvé.
  2. Une carte des environs de Richmond, placée en tête de ce récit, permettra de suivre dans tous leurs détails les importantes opérations dont la Virginie fut le théâtre à partir du mois de mars 1862.
  3. Je ne sais s’il faut mettre sur le compte de cette justesse du tir ennemi un coup bien extraordinaire qui eut lieu pendant le siège. Des ingénieurs topographiques étaient penchés sur leur planchette, occupés à faire un relevé ; ils furent aperçus, et on leur envoya un coup de canon, un seul. L’obus, bien que tiré à une immense portée, vint juste éclater sur la planchette et tua l’officier avec son assistant.
  4. Je ne puis me refuser à citer ici un trait de mœurs caractéristique : des vendeurs de journaux criaient les derniers numéros des gazettes de New-York sur le champ de bataille même, pendant le combat, et trouvaient des acheteurs.
  5. Je n’ose ranger parmi les causes qui auraient pu agir sur ce moral le spectacle désagréable des affiches gigantesques qu’un embaumeur déployait au milieu du camp sous les yeux des soldats, et par lesquelles cet industriel, spéculant à la fois sur les pertes de l’armée et es affections de famille, promettait d’embaumer les morts et de les expédier à domicile au plus juste prix. Cet aventureux émule de Gannal sauva du reste la vie à un colonel qu’un évanouissement prolongé causé par un éclat d’obus avait fait regarder comme mort, et qui, mis à part pour être embaumé, revint à lui pendant l’opération.