E. Sansot & Cie Éditeurs (Les Célébrités d’aujourd’hui) (p. 56-58).

OPINIONS ET DOCUMENTS


De Léon Cladel


Comment nouâmes-nous amitié ? Par hasard. En automne, un soir, il y a quelques années, au moment où je me disposais à gagner les hauteurs voisines de mon domicile, afin d’oublier, en présence du spectacle de la nature, les basses actions des hommes (on portait en triomphe, ce jour-là, le corps du pire des liberticides au Père-Lachaise), le facteur rural me remit en mains propres un très bel in-octavo dont tel est le titre : Courbet et ses œuvres ; et ce livre illustré d’aqua-tintes par MM. Collin, Desboutin, Courtry, Trimolet et Waltner, était signé : Camille Lemonnier. « Un flamand », murmurai-je avec cette aversion instinctive des races du Midi pour les froids septentrionaux, « oh ! ma foi, plus tard ; aujourd’hui, laissons cela ». Néanmoins j’emportai le tome et le lus à l’ombre des chênes… Bien m’en avait pris de ne pas jeter ce volume au tas, ainsi que les maréchaux des lettres y fourrent les essais de leurs obscurs sous-lieutenants, car je rentrai chez moi ravi, ne songeant plus à cette lugubre mascarade commencée, dans la journée, à Notre-Dame-de-Lorette, continuée sur les grands boulevards et terminée enfin au cimetière de l’Est. « Tenez, dis-je aux miens accourus à ma rencontre, voici quelqu’un ! » Et je leur montrai mon compagnon de route. « Apportez-le vite aux relieurs, ajoutai-je, et qu’on le vête d’une couverture

Camille Lemonnier, buste de Jef Lambeaux

fine et solide comme lui. » Puis j’adressai sur-le-champ à l’auteur un de ces billets sincères, sans rien de théâtral ni de convenu que se rappellent avec une égale émotion, au bout de vingt ans, et celui qui l’a envoyé et celui qui l’a reçu. La réponse du destinataire ne tarda pas à me parvenir. Un nouvel ami m’était né. Curieux de mieux nous connaître, nous correspondîmes pendant près d’un an, et bientôt il fut entre nous question d’une entrevue. Elle eut lieu vers les premiers de juin, aux alentours de la porte de Hal, à Bruxelles, en Brabant, d’où le conteur, à qui nous sommes redevables de ces Charniers, dont demeurera longtemps transi quiconque les aura parcourus, est originaire. Il suffit parfois d’un coup d’œil entre eux échangé pour que deux hommes étrangers jusque-là l’un à l’autre s’aiment ou se détestent. Or, si je ne parus pas être désagréable à qui m’accueillait à bras ouverts en son modeste paradis, où dans le giron de sa tendre compagne rutilaient les flamboyantes chevelures de deux petits anges féminins, s’il sied d’attribuer un sexe à ces créatures immaculées ! il est certain que lui me plut beaucoup. Imaginez le plus authentique des Wallons malgré sa structure germanique et son teint de Batave ; un magnifique poil-roux aux yeux smaragdins, haut en couleur et découplé comme le Tombeau-des-Lutteurs lui-même, mangeant, buvant, tapant comme un flamingant d’Audenarde ou d’Alost, avec des jovialités rabelaisiennes et des outrecuidances castillanes, mais souriant aussi comme un pur parisien…

(Préface pour la réédition des Charniers, Lemerre, 1881.)