Camées parisiens/2
e continue, avec une humilité dont vous me saurez gré sans doute ; car, pour pouvoir achever en effet avec la simplicité et la perfection des choses durables cette galerie de portraits parisiens qu’il aura du moins l’honneur d’avoir entreprise, il faudrait que l’humble artiste fervent qui vous offre ici son ouvrage eût à son service la flamme même de l’inspiration et le flot vivant de la lumière, dont il embraserait et ferait rayonner la gemme rebelle ! Mais, cette fois encore, j’espère que votre bonté magique, très-puissante et mère de tous les miracles, suppléera à l’insuffisance de l’ouvrier, et qu’en touchant seulement ces cailloux mal égratignés par mon outil, vos petites mains transparentes et vos doigts de fées en feront des pierres véritablement précieuses !
n regardant le célèbre auteur
d’Hommes et Dieux, ne songe-t-on pas à un de ces portraits du seizième siècle, au visage pâle, mieux accusé encore par des vêtements noirs ; à l’Homme au gant, par exemple, qui
laisse dans l’esprit une impression si profonde ? Il y a dans ces traits fortement accentués et qui restent calmes ; dans ce nez d’aigle, mais dont l’arête est large ; dans cette bouche ferme où parfois s’ébauche un rapide sourire, la
froideur du gentilhomme très-sévère
pour tout ce qui touche à sa dignité,
et jaloux de garder sa vie contre le flot
des sottises courantes. En même temps,
le front haut et vaste, malgré les ondulations d’une belle
chevelure ; les yeux grands, saillants, lumineux, prompts à
s’impressionner ; les sourcils larges et
fins pourtant ; les tempes vastes décèlent le grand artiste qui, en d’autres temps, peintre ou poète, eût donné la
véritable mesure de sa force créatrice,
mais qui, aujourd’hui, en cet âge de
doute où péniblement s’enfante je ne
sais quel avenir, croit avoir le droit de
garder une sorte de réserve hautaine, et
de montrer seulement par quelques
échantillons, parfaits comme les plus
pures médailles antiques, son incontestable parenté avec toute la vaillante race des inventeurs et des génies.
lle eut la majesté d’une reine.
Et, en réalité, elle fut reine du
royaume le plus difficile à conquérir, le
plus périlleux à gouverner, le plus impossible à conserver : reine de ce Paris épique, magnanime, railleur, excellent,
qui fabrique la poésie de notre siècle et
tout ce qui se nomme Esprit dans le
monde entier. L’esprit ! ne semblait-il
pas qu’elle l’avait inventé, qu’elle en
était la souveraine maîtresse et que,
par pure bonté d’âme, elle en dispensait à ses amis la part qu’elle voulait bien
leur laisser, sans toutefois appauvrir
son rare et fabuleux trésor ? Oh ! lorsque
si blanche, si brillante sous sa chevelure d’un blond cendré, véritable couronne dominatrice, dont les longues
boucles soyeuses paraissaient être en
effet le complément d’un riche diadème,
elle donnait ses ordres, son génie, sa
pensée à ses ministres, qui n’étaient
rien moins que Méry, Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Gérard de Nerval et le grand, l’immortel Balzac,
comme il étincelait, ce féerique et
éblouissant esprit, sur son large front
de muse, dans ses grands yeux transparents et doux comme les lacs d’Italie,
sur ce nez long, gracieux et si idéalement aristocratique, sur les belles lèvres arquées de cette bouche si bonne aux
coins malicieux, sur ce menton délicat,
sur ces épaules magnifiques, sur ces
bras si splendides qu’on ne pouvait se
les représenter autrement que nus, sur
ces mains longues, fines et véritablement royales !
ui, dans notre enveloppe physique il y a quelque chose de fatal qui, invinciblement, décide et
trace notre destinée. Si l’on observe le
comte de Nieuwerkerke, chez qui l’intelligence universelle, le vif esprit parisien, la bienveillance élégante s’allient
si curieusement à l’énergique puissance
des traits et à la haute stature du gentilhomme
des âges anciens, on comprend que, né pour recueillir, selon les temps, ou les honneurs mondains ou le
renom de l’artiste, son étoile n’a pu,
en notre âge compliqué et mixte, opter
décidément pour l’une ou l’autre de ces
hautes fortunes, et qu’il a été justement
ce qu’il devait être, un grand seigneur
artiste, gouvernant ses états du Louvre
avec toute la courtoisie d’un homme
bien né et avec toute la sagacité d’un
travailleur qui, lui-même, a fait œuvre
de ses dix doigts et n’ignore pas ce
que toute création exige de labeur
et de génie. Son front droit, haut et
large, ses yeux profonds, sa barbe et ses
cheveux, d’or jadis, de neige maintenant, rejetés
en arrière et d’une grande
tournure, tout un ensemble de traits
majestueux et fiers, permettent au
comte de Nieuwerkerke ce sourire toujours affable,
si nécessaire à un homme
qui a tant de choses à accorder et à refuser,
et qui voudrait pouvoir donner
chaque matin les deux milliards de M. de Rothschild !
e lis dans Les Niebelungen : Voici venir Brunehilt. Elle est armée comme si elle voulait combattre pour la terre d’un roi. Elle porte sur son vêtement de soie de nombreuses lames d’or. Sa brillante fraîcheur éclate à ravir sous cet appareil. Et plus loin : Voilà qu’on apporte à la vierge une pique lourde et grande, large, énorme, forte, invincible, et dont le tranchant coupait terriblement. C’était celle dont elle se servait toujours. L’œil de Christine Nilsson, tantôt vert, tantôt d’un bleu limpide et parfois à reflets d’or, a
la froide et cruelle beauté des soleils
aveuglants et transis sur le Falberg
toujours couronné de neige et de glace,
et il ressemble aussi à ce gouffire du
Maelstrom à propos duquel Edgar Poë
nous parle de l’étrange et ravissante
sensation de nouveauté qui confond le
spectateur. Chose étrange ! de loin vague
et fuyante apparition. Nuit couronnée
d’étoiles, cette svelte figure du Nord,
quand on la voit de près, montre des
traits taillés largement, comme dans les
statues primitives ; les joues et le menton sont
solides et rassurants comme la
Force ; les roses y brillent sur une
neige frappée d’argent, et les immenses
boucles blondes à la lumière grise et
rose qui, par derrière, tombent jusqu’à
la ceinture, semblent être la crinière
vivante et farouche d’un casque invisible
posé sur la jeune tête souriante.
l semble que les chauds soleils de
l’Andalousie, que les ciels brûlants
de l’Afrique aient laissé leurs flammes
dans l’œil éclatant, fixe et dominateur
de ce grand peintre, où l’on voit passer
l’ombre des pensées dont son front déborde. La bouche,
désabusée et navrée, par moments retrouve un sourire d’une
fraîcheur et d’une jeunesse adorables.
Quand Dehodencq partit pour l’Espagne,
sa chevelure brune, épaisse. presque courte et d’un jet si rebelle,
donnait à son visage césarien une sauvagerie charmante ; les souffrances, les travaux, qui ont dénudé son front,
n’ont pu ôter à ses traits le grand caractère que leur conservent encore une pâleur mate, un menton d’une fière
ligne romaine et le regard de feu. On
se demande quel nuage obstiné voile
ce masque fiévreux, éloquent, mobile
et d’une vie si intense ; mais quelle
tristesse ne doit pas séjourner dans l’âme
d’un artiste merveilleux, qui, après
avoir peint là-bas tant de chefs-d’œuvre
pour les princes d’Orléans, n’a pu retrouver au retour
son rang et sa place, même après les plaidoyers passionnés
qu’a, dix fois de suite, écrits à sa louange
le maître glorieux, le juge impeccable,
Théophile Gautier !
oyez comme les nobles lignes de
ce visage primitif, auquel nos
yeux rêvent les bandelettes sacrées, ressemblent à celles des plus purs bas-reliefs d’Égine ! La ligne du nez continue celle du front, comme aux âges heureux où les divinités marchaient sur
la terre, car il a été donné au poète que ses filles fussent véritablement créées et modelées à l’image de sa pensée. Les cheveux noirs sont légèrement frisottants et crespelés, ce qui leur donne l’air ébouriffé : le teint d’un brun mat, les dents blanches, petites et espacées, les lèvres pourprées d’un rouge de corail, les yeux petits et un peu enfoncés, mais très-vifs, et qui prennent l’air malin quand le Rire les éclaire, les narines ouvertes, les sourcils fins et droits, l’oreille exquise, le col un peu fort et très-bien attaché, sont d’une sphynge tranquille et divine, ou d’une guerrière de Thyatire, dont la beauté simple, accomplie et idéalement parfaite ne peut fournir aucun thème d’illustration aux dessinateurs de La Comédie Humaine. Telle fut sans doute aussi cette mystérieuse Tahoser, que le poète nous montre coiffée d’un casque formé par une pintade aux ailes déployées, et portant sur la poitrine un pectoral composé de rangs d’émaux, de pertes d’or et de grains de cornaline. Judith Walter a écrit, et cette strophe délicieuse et savante évoque son image, bien mieux que je n’ai su le faire : Derrière les treillages de sa fenêtre, une jeune femme qui brode des fleurs brillantes sur une étoffe de soie, écoute les oiseaux s’appeler joyeusement dans les arbres.
e jeune homme a raison d’écrire,
après l’Histoire d’Apelles, l’histoire d’Alcibiade ;
car, n’est-ce pas le seul écrivain aujourd’hui vivant qui ait
pu se proposer de peindre un pareil
héros sans avoir rien à envier à son modèle ? Sa mère, si admirablement belle, et qui si prématurément disparut d’un
monde où elle régnait par la toute-puissance de la grâce, eut sans doute les meilleures fées pour amies, car elles étaient présentes autour du berceau de
Henry Houssaye, et elles se sont plu
à lui donner la beauté, l’esprit et le
reste. Il a déjà le front du penseur, et
ses yeux, où l’arcade sourcillière est
avancée et hardie plus que dans aucune
tête contemporaine, donnent quelque
chose de mâle et de viril à ses traits de
jeune pâtre syracusain que réclamerait
l’Églogue ; ses lèvres sont charnues,
presque toujours entr’ouvertes, et d’un
rouge vif. Un nez fin et droit, un peu
serré au bout, atteste la résolution et la
bravoure ; la barbe, vierge, soyeuse et
crespelée, est fournie, tandis que la
moustache naît à peine. Grand, élancé
et savant à l’escrime, Henry Houssaye
a quelque chose d’un fils de Byron,
— et c’est par là seulement qu’il se
sauve de ressembler à Daphnis ; quant
à la toison blonde qui fait que sa tête
ressemble par l’arrangement à celle de
Lucius Verus, le mot chevelure ne
la désigne que bien imparfaitement.
Énorme, touffue, ébouriffée, emmêlée
comme les cheveux de l’archer dont
le nom signifie à la fois Épouvante et Lumière, il faudrait vraiment, pour
la peindre au naturel, les épithètes
ensoleillées de la Pléiade, et les mots
violents du seizième siècle, tels que les
forgeait Ronsard ; car avec ses colères
et ses sauvageries hautaines, elle arrive
résolument à la crinière démesurée du
jeune dieu !
ien de plus joli, de plus lumineux
et de plus sain à voir que le beau
rire éclatant de ces petites dents magnifiquement blanches de Suzanne Lagier.
Oh ! comme ici la tradition est outrageusement violée !
car, avec son grand front haut et large et ses cheveux bien
plantés, Suzanne a de très-grands yeux,
qui cependant sont vifs et pleins d’intelligence, et une bouche qui, bien que petite, a de l’esprit comme un diable,
— anomalie absolument nouvelle et créée pour cette circonstance spéciale.
Musicienne dont l’oreille n’affecte aucune petitesse, Suzanne avait inventé, dans une farce récente, un bien délicat
et amusant rappel de couleur, fait pour
réjouir les vrais amants de la palette :
une perruque rose d’une fraîcheur de
ton énivrante, et parfaitement raccordée au ton de sa robe rose.
Le corps de Suzanne (quand je pense que nous
l’avons vue mince à tenir dans un bracelet !) est, je crois, une puissante ironie de la nature. Par là, sans doute,
cette grande Nourrice raille cruellement l’abominable maigreur de notre esprit moderne, et rappelle à notre
souvenir la bonne reine Gargamelle, qui
d’une seule fois mangea tant de tripaille, à savoir seize muids,
deux bussards et six tupins. Ô la folle comédienne ! sur son
visage éclate une joie immense, surnaturelle ; pour plaire aux
hommes, elle a tout, et, par un autre
caprice de la destinée, elle a, pour
désarmer aussi les femmes, un nez…
qui est le nez même de Bressant !
n nez, et rien de plus. Mais, au
lieu de se cacher dans le perfide
cheval de bois, l’armée tout entière des
Achéens aurait pu tenir à l’aise dans ce
nez aux flancs sonores, qui ressemble à
quelque mont Athos taillé par un statuaire géant.
Ne pas prendre au sérieux le petit front fuyant, les yeux
percés à la vrille, et le crâne sur lequel
voltige un rare duvet blanc ; la chevelure naturelle
d’Hyacinthe est sa perruque de Jocrisse, et, sur son nez
blanc, pourpré, éclatant, dont les ailes
sont ouvertes et effrayantes comme
celles de l’oiseau Roc, une déesse Fantaisie, comme Célestin Nanteuil les dessinait pour Renduel, mignarde,
longue et vêtue d’un voile tremblant,
est accoudée dans une pose romantique, et tient à la main un drapeau, sur lequel je lis couramment :
Nommons Labiche ! Mais quand le fils de
l’Eurotas expirait sous le disque d’Apollon,
il ne soupçonnait pas, sans
doute, que son nom de fleur serait
porté en même temps par un prédicateur célèbre et par un comédien bouffon, élève de Madame Louise Fusil !
h ! qu’elle a raison de demander
à l’art, d’arracher à la nature vaincue ces crépons, ces frisons, ces neiges, ces nappes de chevelures, ces boucles,
ces coques, ces tire-bouchons en délire
qui lui font une couronne, une coiffure, un manteau,
un vêtement de muse parisienne affolée et affolante !
— Ses traits ! on n’a jamais que ceux
qu’on paraît avoir : malins et délicats,
ils empruntent une séduction étrange à l’œil tantôt glauque ou noir, et parfois tout en feu.
Cette Bordelaise, —
voyez quels ragoûts savants et compliqués !
a la bonne humeur madrée et
gauche d’une commère normande ; sa
gaucherie infiniment gracieuse est le
tremplin sur lequel bondit insolemment
la gaudriole inattendue ; puis, voyez-la, par moments brutale comme un couperet, ou fine, blasée et emporte-pièce,
comme toutes les Parisiennes en une
seule ! Ce n’est pas sans raison que,
décolletée dans le dos jusqu’à la ceinture, avec le collier à quatre rangs de perles, elle porte ce manteau traînant
et cette couronne de duchesse régnante ;
car, en effet, elle est l’incarnation
même de ce qui règne sur l’antique
tréteau sacré ; elle est en chair et en os,
parole et musique, la dernière forme
de notre art national : je veux dire
l’Absurdité dédaigneuse et folâtre !
e mot de Figaro, affirmant
que la misère l’a engraissé, est empirique
peut-être, mais non pas tant qu’il le
paraît, puisque ni les austérités, ni les
veilles, ni les fatigues de l’étude n’ont
pu empêcher le léger embonpoint qui,
par une antithèse singulière, donne un
caractère d’originalité inattendu au visage sérieux
et sévère du père Hyacinthe, si calme et réfléchi dans les
moments où les ardeurs et la passion de l’éloquence ne lui communiquent
pas cette vie tumultueuse dont l’effet
est irrésistible. La largeur des joues
dissimule un peu celle du front, vaste
et lumineux pourtant sous sa courte et
mince couronne de cheveux plats ; mais
la bouche, où la lèvre supérieure se
montre de beaucoup la plus développée,
est toute spirituelle ; le menton,
comme l’oreille fine, achevée et délicate, dénote une intelligence prodigieuse, et l’œil, quoique gonflé et rapetissé, est éclairé par je ne sais quelle puissante vision. L’illustre prédicateur
a commencé par être poète, et en lui,
comme en tout orateur digne de ce
nom, il y a un grand comédien : quel
comédien doit être celui dont la parole
a pu convaincre Marguerite Thuillier
et Sylvanie Hessy, ces deux charmeresses qui donnaient la flamme et ne la recevaient pas !
’est ainsi, avec une singulière
puissance magnétique du regard
clair et doux, avec la bouche dédaigneuse et
triste quand un sourire voulu
ne ranime pas, mince, élégante, faite
de rien et d’une aristocratie suprême,
qu’on se représente la chère création de
Balzac, l’adorée duchesse de Maufrigneuse, soit lorsque, transfigurée en ange dans les flots vaporeux
de mousseline, elle inspire au jeune d’Esgrignon, d’un premier coup d’œil profond
et virginal, le furieux désir de la faire
descendre du ciel, — soit à ce beau
coup de théâtre du dénoûment, lorsque,
travestie en homme, une rose du Bengale à sa
boutonnière, elle traverse avec
lui en tilbury la rue Saint-Blaise, « tous
deux gais, riant, causant ! » Lia Félix
a la distinction d’une duchesse, et elle
est du peuple par l’inénarrable expression de ses lèvres
où se lit le ressentiment d’une longue souffrance ; et une
fois emportée par les tourmentes du
Drame, cette sœur de Rachel a des sanglots, des épouvantes,
des cris, des éclairs de passion à la Dorval. Rien qu’à
la voir, silencieuse et calme, un observateur devine la beauté de sa voix musicale, si merveilleusement nuancée et
timbrée pour dire les vers, comme nous
l’avons entendue quand elle récitait
avec un enthousiasme hautain l’harmonieuse
tragédie de Lamartine.
Mesdames, Cy finist la Deuxième Douzaine des derniers Camées Parisiens. Après qu’il a nommé ces dieux, Lamartine et Balzac, le patient ouvrier de ces futilités ne conserve aucun prétexte à parler de lui-même, fût-ce en un mot, et pour réclamer comme toujours votre indulgence. Toutefois, vous dont l’âme est exempte de tout sentiment vulgaire, n’imitez pas ces envieux qui, pour accorder leur admiration aux bons poètes, attendent que la grande Gloire les ait irrévocablement sacrés, car une telle conduite n’est ni généreuse ni prudente, et le Mélésigène a très-justement dit aux potiers de terre : Si vous me donnez une récompense, ô potiers, je me mettrai à chanter : Viens ici, Athènè, protège ce fourneau !
- Février 1868.