Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 8

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HUITIÈME LETTRE


Il arriva l’autre jour une chose qui me donna beaucoup d’émotion et d’alarme. Je travaillais, et mon Anglais regardait le feu sans rien dire, quand Cécile est revenue d’une visite qu’elle avait faite, pâle comme la mort. J’ai été très effrayée. Je lui ai demandé ce qu’elle avait, ce qui lui était arrivé. L’Anglais, presque aussi effrayé que moi, presque aussi pâle qu’elle, l’a suppliée de parler. Elle ne nous répondait pas un mot. Il a voulu sortir, disant que c’était lui sans doute qui l’empêchait de parler : elle l’a retenu par son habit, et s’est mise à pleurer, à sangloter pour mieux dire. Je l’ai embrassée, je l’ai caressée, nous lui avons donné à boire : ses larmes coulaient toujours. Notre silence à tous a duré plus d’une demi-heure. Pour la laisser plus en repos, j’avais repris mon ouvrage, et il s’était remis à caresser le chien. Elle nous a dit enfin : il me serait bien difficile de vous expliquer ce qui m’a tant affectée, et mon chagrin me fait plus de peine que la chose même qui le cause. Je ne sais pourquoi je m’afflige, et je suis fâchée surtout de m’affliger. Qu’est-ce que cela veut dire, maman ? M’entendriez-vous quand je ne m’entends pas moi-même ? Je suis pourtant assez tranquille dans ce moment pour vous dire ce que c’est. Je le dirai devant monsieur. Il s’est donné trop de peine pour moi ; il m’a montré trop de pitié pour que je puisse lui montrer de la défiance. Moquez-vous tous deux de moi si vous le voulez : je me moquerai peut-être de moi avec vous ; mais promettez-moi, monsieur, de ne dire ce que je dirai à personne. — Je vous le promets, mademoiselle, a-t-il dit. — Répétez : à personne — A personne. — et vous, vous, maman, je vous prie de ne m’en parler à moi-même que quand j’en parlerai la première. J’ai vu milord dans la boutique vis-à-vis d’ici. Il parlait à la femme de chambre de Madame de ***. Elle n’en a pas dit davantage. Nous ne lui avons rien répondu. Un instant après milord est entré. Il lui a demandé si elle voulait faire un tour en traîneau. Elle lui a dit : non, pas aujourd’hui, mais demain, s’il y a encore de la neige. Alors, s’étant approché d’elle, il a remarqué qu’elle était pâle et qu’elle avait les yeux gros. Il a demandé timidement ce qu’elle avait. Son parent lui a répondu d’un ton ferme qu’on ne pouvait pas le lui dire. Il n’a pas insisté ; il est resté rêveur ; et, un quart d’heure après, quelques femmes étant entrées, ils s’en sont allés tous deux. Cécile s’est assez bien remise. Nous n’avons reparlé de rien. Seulement en se couchant elle me dit : Maman, en vérité, je ne sais pas si je souhaite que la neige se fonde, ou qu’elle reste. Je ne lui répondis pas. La neige se fondit ; mais on s’est revu depuis comme auparavant. Cécile m’a paru cependant un peu plus sérieuse et réservée. La femme de chambre est jolie, et sa maîtresse aussi. Je ne sais laquelle des deux l’a inquiétée ; mais, depuis ce moment-là, je crains que tout ceci ne devienne bien sérieux. Je n’ai pas le temps d’en dire davantage aujourd’hui ; mais je vous écrirai bientôt.

Votre homme m’a donc enfin entendue, puisqu’il a dit : Si un roi peut n’être pas un gentilhomme, un manant pourra donc en être un. Soit ; mais je suppose, en faveur des nobles de naissance, que la noblesse de sentiment se trouvera plus souvent parmi eux qu’ailleurs. Il veut que, dans mon royaume, le roi anoblisse les héros ; un de Ruiter, un Tromp, un Fabert : à la bonne heure.