Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 6

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SIXIÈME LETTRE


N’y avait-il pas d’inconvénient, me dites-vous, à laisser lire, à laisser écouter ? N’aurait-il pas mieux valu, etc. ? J’abrège ; je ne transcris pas toutes vos phrases, parce qu’elles m’ont fait de la peine. Peut-être aurait-il mieux valu faire apprendre plus ou moins, ou autre chose ; peut-être y avait-il de l’inconvénient, etc. Mais songez que ma fille et moi ne sommes pas un roman comme Adèle et sa mère, ni une leçon, ni un exemple à citer. J’aimais ma fille uniquement ; rien, à ce qu’il me semble, n’a partagé mon attention, ni balancé dans mon cœur son intérêt. Supposé qu’avec cela j’aie mal fait ou n’aie pas fait assez, prenez-vous-en, si vous avez foi à l’éducation, prenez-vous-en, en remontant d’enfants à pères et mères, à Noé ou Adam, qui, élevant mal leurs enfants, ont transmis de père en enfant une mauvaise éducation à Cécile. Si vous avez plus de foi à la nature, remontez plus haut encore, et pensez, quelque système qu’il vous plaise d’adopter, que je n’ai pu faire mieux que je n’ai fait. Après la réception de votre lettre, je me suis assise vis-à-vis de Cécile ; je l’ai vue travailler avec adresse, activité et gaieté. L’esprit rempli de ce que vous m’aviez écrit, les larmes me sont venues aux yeux ; elle s’est mise à jouer du clavecin pour m’égayer. Je l’ai envoyée à l’autre extrémité de la ville ; elle est allée et revenue sans souffrir, quoiqu’il fasse très froid. Des visites ennuyeuses sont venues ; elle a été douce, obligeante et gaie. Le petit lord l’a priée d’accepter un billet de concert ; son offre lui a fait plaisir, et, sur un regard de moi, elle a refusé de bonne grâce. Je vais me coucher tranquille. Je ne croirai point l’avoir mal élevée. Je ne me ferai point de reproches. L’impression de votre lettre est presque effacée. Si ma fille est malheureuse, je serai malheureuse ; mais je n’accuserai point le cœur tendre d’une mère dévouée à son enfant. Je n’accuserai point non plus ma fille ; j’accuserai la société, le sort ; ou bien je n’accuserai point, je ne me plaindrai point, je me soumettrai en silence avec patience et courage. Ne me faites point d’excuses de votre lettre, oublions-la. Je sais bien que vous n’avez pas voulu me faire de la peine : vous avez cru consulter un livre ou interroger un auteur. Demain je reprendrai celle-ci avec un esprit plus tranquille.

Votre mari ne veut pas que je me plaigne des étrangers qu’il y a à Lausanne, disant que le nombre des gens à qui ils font du bien est plus grand que celui des gens à qui ils nuisent. Cela se peut, et je ne me plains pas. Outre cette raison généreuse et réfléchie, l’habitude nous rend ce concours d’étrangers assez agréable. Cela est plus riant et plus gai. Il semble aussi que ce soit un hommage que l’univers rende à notre charmant pays ; et, au lieu de lui, qui n’a point d’amour-propre, nous recevons cet hommage avec orgueil. D’ailleurs, qui sait si en secret toutes les filles ne voient pas un mari, toutes les mères un gendre dans chaque carrosse qui arrive ? Cécile a un nouvel adorateur qui n’est point venu de Paris ni de Londres. C’est le fils de notre baillif, un beau jeune Bernois, couleur de rose et blanc, et le meilleur enfant du monde. Après nous avoir rencontrées deux ou trois fois je ne sais où, il nous est venu voir avec assez d’assiduité, et ne m’a pas laissé ignorer que c’était en cachette, tant il trouve évident que des parents bernois devraient être fâchés de voir leur fils s’attacher à une sujette du pays de Vaud. Qu’il vienne seulement, le pauvre garçon, en cachette ou autrement ; il ne fera point de mal à Cécile, ni de tort à sa réputation, et M. le baillif ni madame la baillive n’auront point de séduction à nous reprocher. Le voilà qui vient avec le jeune lord. Je vous quitte pour les recevoir. Voilà aussi le petit ministre mort et le ministre en vie. J’attends le jeune faraud et le jeune négociant, et bien d’autres. Cécile a aujourd’hui une journée. Il nous viendra de jeunes filles, mais elles sont moins empressées aujourd’hui que les jeunes hommes. Cécile m’a priée de rester au logis, et de faire les honneurs de sa journée, tant parce qu’elle est plus à son aise quand je suis auprès d’elle, que parce qu’elle a trouvé l’air trop froid pour me laisser sortir.