Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 25


VINGT-CINQUIÈME LETTRE


Celle qui vous aimait tant est morte avant-hier au soir. Cette manière de la désigner n’est pas un reproche que je lui fais : il y avait longtemps que je lui avais pardonné, et dans le fond elle ne m’avait pas offensé. Il est vrai qu’elle ne m’avait pas ouvert son cœur ; je ne sais si elle l’aurait dû, et, quand elle me l’aurait ouvert, il n’est pas bien sûr que je ne l’eusse pas épousée, car je l’aimais passionnément. C’est la plus aimable, et je puis ajouter qu’à mes yeux, et pour mon cœur, c’est la seule aimable femme que j’aie connue. Si elle ne m’a pas averti, elle ne m’a pas non plus trompé ; mais je me suis trompé moi-même. Vous ne l’aviez pas épousée ; était-il croyable que, vous aimant, elle n’eût pas su ou voulu vous déterminer à l’épouser ? Vous savez sans doute combien je fus cruellement désabusé ; et quoiqu’à présent je me repente d’avoir témoigné tant de ressentiment et de chagrin, je ne puis même encore aujourd’hui m’étonner de ce que, perdant à la fois la persuasion d’en être aimé et l’espérance d’avoir un enfant dont elle aurait été la mère, j’aie manqué de modération. Heureusement, il est bien sûr que ce n’est pas cela qui l’a tuée. Ce n’est certainement pas moi qui suis cause de sa mort, et, quoique j’aie été jaloux de vous, j’aime encore mieux à présent être à ma place qu’à la vôtre. Rien ne prouve cependant que vous ayez des reproches à vous faire, et je vous prie de ne pas prendre mes paroles dans ce sens-là. Vous me trouveriez, et avec raison, injuste et téméraire aussi bien que cruel, car je vous suppose très affligé.

Le même jour que mistriss M*** vous écrivit sa dernière lettre, elle m’écrivit pour me prier de la venir voir. Je vins sans perdre un instant ; je trouvai sa maison comme d’une personne qui se porte bien, et elle-même assez bien en apparence, excepté sa maigreur. Je fus bien aise de pouvoir lui dire qu’elle ne paraissait pas aussi mal qu’elle le croyait ; mais elle me dit en souriant que j’étais trompé par un peu de rouge qu’elle mettait dès le matin, et qui avait déjà épargné quelques larmes à Fanny, et quelques soupirs à James. Je vis le soir les petites filles qu’elle fait élever ; elles chantèrent, et elle les accompagna de l’orgue : c’était une musique touchante, et telle à peu près que j’en ai entendu en Italie dans quelques églises. Le lendemain matin elles chantèrent d’autres hymnes du même genre ; cette musique finissait et commençait la journée. Ensuite mistriss M*** me lut son testament, me priant, si je voulais qu’elle y changeât quelque chose, de le lui dire librement ; mais je n’y trouvai rien à changer. Elle donne son bien aux pauvres, de cette manière. La moitié, qui est le capital de trois cents pièces de rente, sera à perpétuité entre les mains des lords-maires de Londres, pour faire apprendre à trois petits garçons, tirés chaque année de l’hôpital des enfants trouvés, le métier de pilote, de charpentier ou d’ébéniste. La première de ces professions, dit-elle, sera choisie par les plus hardis, la seconde par les plus robustes, la troisième par les plus adroits. L’autre moitié de son bien sera entre les mains des évêques de Londres, qui devront tirer chaque année deux filles de l’hôpital de la Madeleine, et les associer à des marchandes bien établies en donnant à chacune cent cinquante pièces à mettre dans le commerce auquel on les associera ; elle recommande cette fondation à la piété et à la bonté de l’évêque, de sa femme et de ses parentes. Sur les cinq mille pièces dont je lui avais fait présent, elle n’a voulu disposer que de mille en faveur de Fanny, et de cinq cents en faveur de James ; cependant le bien de son oncle qu’elle m’a apporté en mariage vaut au moins trente-cinq mille pièces.

Elle m’a prié de garder Fanny, disant que je lui ferais honneur par là aussi bien qu’à une fille qui méritait cet honneur, et qui, n’ayant jamais servi à rien que d’honnête, ne devait pas être soupçonnée du contraire. Elle donne ses habits et ses bijoux à mistriss***, de Norfolk, sa maison de Bath, et tout ce qu’il y a dedans, à sir Harry B. Elle veut que, ses funérailles payées, son argent comptant et le reste de son revenu de cette année soient distribués par égales portions aux petites filles et aux domestiques qu’elle avait, outre James et Fanny. S’étant assurée qu’il n’y avait rien dans ce testament qui me fît de la peine, ni qui fût contraire aux lois, elle m’a fait promettre, ainsi qu’à deux ou trois amis de lord L*** et de son oncle, de faire en sorte qu’il fût ponctuellement exécuté. Après cela elle a continué à mener sa vie ordinaire, autant que ses forces, qui diminuaient tous les jours, pouvaient le lui permettre, et nous avons plus causé ensemble que nous n’avions jamais fait auparavant. En vérité, monsieur, j’aurais donné tout au monde pour la conserver, la tenir en vie, fût-ce dans l’état où je la voyais, et passer le reste de mes jours avec elle.

Beaucoup de gens ne voulaient pas la croire aussi malade qu’elle l’était, et on continuait à lui envoyer, comme on avait fait tout l’hiver, beaucoup de pièces en vers qui lui étaient adressées, tantôt sous le nom de Caliste, tantôt sous celui d’Aspasie ; mais elle ne les lisait plus. Un jour je lui parlais du plaisir qu’elle devait avoir en se voyant estimée de tout le monde : elle m’assura qu’ayant été autrefois fort sensible au mépris, elle ne l’était jamais devenue à l’estime. — Mes juges ne sont, dit-elle, que des hommes et des femmes, c’est-à-dire ce que je suis moi-même, et je me connais bien mieux qu’ils ne me connaissent. Les seuls éloges qui m’aient fait plaisir sont ceux de l’oncle de lord L***. Il m’aimait sur le pied d’une personne telle que, selon lui, on devait être, et, s’il avait eu à changer d’opinion, cela l’aurait fort dérangé. J’en aurais été fâchée comme de mourir avant lui. Il avait besoin en quelque sorte que je vécusse, et besoin de m’estimer.

On ne l’a jamais veillée. J’aurais voulu coucher dans sa chambre, mais elle me dit que cela la gênerait. Le lit de Fanny n’était séparé du sien que par une cloison qui s’ouvrait sans effort et sans bruit : au moindre mouvement, Fanny se réveillait et donnait à boire à sa maîtresse. Les dernières nuits, je pris sa place, non qu’elle se plaignît d’être trop souvent réveillée, mais parce que la pauvre fille ne pouvait plus entendre cette voix si affaiblie, cette haleine si courte, sans fondre en larmes. Cela ne me faisait certainement pas moins de peine qu’à elle ; mais je me contraignais mieux. Avant-hier, quoique mistriss*** fût plus oppressée et plus agitée qu’auparavant, elle voulut avoir son concert du mercredi comme à l’ordinaire ; mais elle ne put se mettre au clavecin. Elle fit exécuter des morceaux du Messiah de Haendel, d’un Miserere qu’on lui avait envoyé d’Italie, et du Stabat Mater de Pergolèse. Dans un intervalle, elle ôta une bague de son doigt, et elle me la donna. Ensuite elle fit appeler James, lui donna une boîte qu’elle avait tirée de sa poche, et lui dit : portez-la-lui vous-même, et, s’il se peut, restez à son service ; c’est la place, et dites-le-lui, James, que j’ai longtemps ambitionnée pour moi. Je m’en serais contentée. Après avoir eu quelques moments les mains jointes et les yeux levés au ciel, elle s’est enfoncée dans son fauteuil, et a fermé les yeux. Je lui ai demandé, la voyant très faible, si elle voulait que je fisse cesser la musique ; elle m’a fait signe que non, et a retrouvé encore des forces pour me remercier de ce qu’elle appelait mes bontés. La pièce finie, les musiciens sont sortis sur la pointe des pieds, croyant qu’elle dormait ; mais ses yeux étaient fermés pour toujours.

Ainsi a fini votre Caliste, les uns diront comme une païenne, les autres comme une sainte ; mais les cris de ses domestiques, les pleurs des pauvres, la consternation de tout le voisinage, et la douleur d’un mari qui croyait avoir à se plaindre, disent mieux que des paroles ce qu’elle était.

En me forçant, monsieur, à vous faire ce récit si triste, j’ai cru en quelque sorte lui complaire et lui obéir ; par le même motif, par le même tendre respect pour sa mémoire, si je ne puis vous promettre de l’amitié, j’abjure au moins tout sentiment de haine.


fin des lettres de lausanne