Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 14

Lettre XV  ►


QUATORZIÈME LETTRE


Que direz-vous d’une scène qui nous bouleversa hier, ma fille et moi, au point que nous n’avons presque pas ouvert la bouche aujourd’hui, ne voulant pas en parler et ne pouvant parler d’autre chose ? Voilà du moins ce qui me ferme la bouche, et je crois que c’est aussi ce qui la ferme à Cécile. Elle a l’air encore tout effrayée. Pour la première fois de sa vie elle a mal passé la nuit, et je la trouve très pâle.

Hier, milord et son parent dînant au château, je n’eus l’après-dîner que mon cousin du régiment de *** ; ma fille le pria de faire une pointe à son crayon. Il prit pour cela un canif ; le bois du crayon se trouva dur, son canif fort tranchant. Il se coupa la main fort avant, et le sang coula avec une telle abondance que j’en fus effrayée. Je courus chercher du taffetas d’Angleterre, un bandage, de l’eau.

C’est singulier, dit-il en riant, et ridicule ; j’ai mal au cœur. Il était assis. Cécile dit qu’il pâlit extrêmement. Je criai de la porte : ma fille, vous avez de l’eau de Cologne. Elle en mouilla vite son mouchoir ; d’une main elle tenait ce mouchoir qui lui cachait le visage de M de ***, de l’autre elle tâchait d’arrêter le sang avec son tablier. Elle le croyait presque évanoui, dit-elle, quand elle sentit qu’il la tirait à lui. Penchée comme elle l’était, elle n’aurait pu résister ; mais l’effroi, la surprise lui en ôtèrent la pensée. Elle le crut fou ; elle crut qu’une convulsion lui faisait faire un mouvement involontaire, ou plutôt elle ne crut rien, tant ses idées furent rapides et confuses. Il lui disait : chère Cécile ! Charmante Cécile ! Au moment où il lui donnait avec transport un baiser sur le front, ou plutôt dans ses cheveux par la manière dont elle était tombée sur lui, je rentre. Il se lève, et l’assied à sa place. Son sang coulait toujours. J’appelle Fanchon, je lui montre mon parent, je lui donne ce que je tenais, et sans dire un seul mot j’emmène ma fille. Plus morte que vive, elle me raconta ce que je viens de vous dire. — Mais, maman, disait-elle, comment n’ai-je pas eu la pensée de me jeter de côté, de détourner sa tête ? J’avais deux mains ; il n’en avait qu’une. Je n’ai pas fait le moindre effort pour me dégager du bras qui était autour de ma taille et qui me tirait. J’ai toujours continué à tenir mon tablier autour de la main blessée. Qu’importait qu’elle saignât un peu plus ! C’est lui qui doit se faire de moi une idée bien étrange ! N’est-il pas affreux de pouvoir perdre le jugement au moment où l’on en aurait le plus de besoin ? Je ne répondais rien. Craignant également de graver dans son imagination d’une manière trop fâcheuse une chose qui lui faisait tant de peine, et de la lui faire envisager comme un événement commun, ordinaire et auquel il ne fallait point mettre d’importance, je n’osais parler. Je n’osai même exprimer mon indignation contre M. de ***. Je ne disais rien du tout. Je fis dire à ma porte que Cécile était incommodée. Nous passâmes la soirée à lire de l’anglais. Elle entend passablement Robertson. L’histoire de la malheureuse reine Marie l’attacha un peu ; mais de temps en temps elle disait : mais, maman, cela n’est-il pas bien étrange ? était-il donc fou ? — Quelque chose d’approchant, lui répondais-je ; mais lisez, ma fille, cela vous distrait et moi aussi. — Le voilà. Il ne s’est pas fait annoncer, de peur sans doute qu’on ne le renvoyât. Je ne sais comment lui parler, comment le regarder. Je continue d’écrire pour me dispenser de l’un et de l’autre. Je vois Cécile lui faire une grande révérence. Il est aussi pâle qu’elle, et ne paraît pas avoir mieux dormi. Je ne puis pas écrire plus longtemps. Il ne faut pas laisser ma fille dans l’embarras.

Monsieur de *** s’est approché de moi quand il m’a vue poser la plume. — Me bannirez-vous de chez vous, madame ? m’a-t-il dit. Je ne sais moi-même si j’ai mérité une aussi cruelle punition. Je suis coupable, il est vrai, de l’oubli de moi-même le plus impardonnable, le plus inconcevable, mais non d’aucun mauvais dessein, d’aucun dessein. Ne savais-je pas que vous alliez rentrer ? J’aime Cécile ; je le dis aujourd’hui comme une excuse, et hier, en entrant chez vous, j’aurais cru ne pouvoir jamais le dire sans crime. J’aime Cécile, et je n’ai pu sentir sa main contre mon visage, ma main dans la sienne, sans perdre pour un instant la raison. Dites à présent, madame, me bannissez-vous de chez vous ? Mademoiselle, me bannissez-vous, ou me pardonnez-vous généreusement l’une et l’autre ? Si vous ne me pardonnez pas, je quitte Lausanne dès ce soir. Je dirai qu’un de mes amis me prie de venir tenir sa place au régiment. Il me serait impossible de vivre ici si je ne pouvais venir chez vous, ou d’y venir si j’y étais reçu comme vous devez trouver que je le mérite. Je ne répondais pas. Cécile m’a demandé la permission de répondre. J’ai dit que je souscrivais d’avance à tout ce qu’elle dirait. — Je vous pardonne, monsieur, a-t-elle dit, et je prie ma mère de vous pardonner. Au fond, c’est ma faute. J’aurais dû être plus circonspecte, vous donner mon mouchoir et ne le pas tenir, détacher mon tablier après en avoir enveloppé votre main. Je ne savais pas la conséquence de tout cela ; me voici éclairée pour le reste de ma vie. Mais, puisque vous m’avez fait un aveu, je vous en ferai un aussi qui vous sera utile peut-être, et qui vous fera comprendre pourquoi je ne crains pas de continuer à vous voir. J’ai aussi de la préférence pour quelqu’un. — Quoi ! S’écria-t-il, vous aimez ! Cécile ne répondit pas. De ma vie je n’ai été aussi émue. Je le croyais ; mais le savoir ! Savoir qu’elle aime assez pour le dire et de cette manière ! Pour sentir que c’est un préservatif, que les autres hommes ne sont point à craindre pour elle ! M de ***, sur qui je jetai les yeux, me fit pitié dans ce moment, et je lui pardonnai tout. — L’homme que vous aimez, mademoiselle, lui dit-il d’une voix altérée, sait-il son bonheur ? — Je me flatte qu’il n’a pas deviné mes sentiments, répondit Cécile avec le son de voix le plus doux et une expression dans l’accent la plus modeste qu’elle ait jamais eue. — Mais comment cela est-il possible ? dit-il ; car, vous aimant, il doit étudier vos moindres paroles, vos moindres actions ; et alors ne doit-il pas démêler… — Je ne sais pas s’il m’aime, interrompit Cécile, il ne me l’a pas dit, et il me semble que je le verrais par la raison que vous me dites. — Je voudrais savoir, reprit-il, quel est cet homme assez heureux pour vous plaire, assez aveugle pour l’ignorer. — Et pourquoi voudriez-vous le savoir ? dit Cécile. — Il semble, dit-il, que je ne lui voudrais point de mal, et cela, parce que je ne le crois pas aussi amoureux que moi. Je lui parlerais tant de vous, avec tant de passion, qu’il ferait une plus grande attention à vous, qu’il vous en apprécierait mieux, et qu’il mettrait son sort entre vos mains ; car je ne puis croire qu’il soit malheureusement lié comme moi. J’aurais eu au moins le bonheur de vous servir, et je trouverais quelque consolation à penser qu’un autre ne saura pas être heureux autant que je le serais à sa place. — Vous êtes généreux et aimable, lui dis-je ; je vous pardonne aussi de tout mon cœur. Il pleura et moi aussi. Cécile baissait la tête, et reprit son ouvrage. — L’aviez-vous dit à votre mère ? Lui dit-il. — Non, lui dis-je, elle ne me l’avait pas dit. — Mais vous savez qui c’est. — Oui, je le devine. — Et si vous cessiez de l’aimer, mademoiselle ? — Ne le souhaitez pas, lui dis-je, vous êtes trop aimable pour qu’en ce cas-là je pusse ne vous pas bannir. Il me vint du monde, il se sauva. Je dis à Cécile de rester le dos tourné à la fenêtre, et je fis apporter du café que je la priai de me servir, quoiqu’il ne fût guère l’heure d’en prendre. Tout cela l’occupant et la cachant, elle essuya peu de questions sur sa pâleur et sur son indisposition de la veille. Il n’y eut que notre ami l’Anglais à qui rien n’échappa. — J’ai rencontré votre parent, me dit-il tout bas. Il m’aurait évité s’il l’avait pu. Quel air je lui ai trouvé ! Dix jours de maladie ne l’auraient pas plus changé qu’il n’a changé depuis avant-hier. Vous me trouvez bien pâle, m’a-t-il dit. Figurez-vous, en me montrant sa main, qu’une piqûre, profonde à la vérité, m’a changé de la sorte. Je lui ai demandé où il s’était fait cette piqûre. Il m’a dit que c’était chez vous avec un canif, en taillant un crayon ; qu’il avait perdu beaucoup de sang et s’était trouvé mal. Cela est si ridicule, a-t-il ajouté, que j’en rougis. En effet, il a rougi, et n’en a été le moment d’après que plus pâle. J’ai vu qu’il disait vrai, mais qu’il ne disait pas tout. En entrant ici, je vous trouve un air d’émotion et d’attendrissement. Mademoiselle Cécile est pâle et abattue. Permettez-moi de vous demander ce qui s’est passé. — Parce que vous avez été confident une fois, lui ai-je répondu en souriant, vous voulez toujours l’être ; mais il y a des choses que l’on ne peut dire, — Et nous avons parlé d’autre chose. On a travaillé, goûté, joué au piquet, au whist, aux échecs comme à l’ordinaire. La partie d’échecs a été fort grave. Le Bernois faisait jouer Cécile d’après Philidor que j’avais fait chercher. Milord, que cela n’amusait guère, lui a cédé sa place et demandé à faire un robber au whist. à la fin de la soirée, la voyant travailler, il a dit à Cécile : Vous m’avez refusé tout l’hiver, mademoiselle, une bourse ou un portefeuille ; il faudra bien pourtant, quand je partirai, que j’emporte un souvenir de vous, et que vous me permettiez de vous en laisser un de moi. — Point du tout, milord, répondit-elle ; si nous devons ne nous jamais revoir, nous ferons fort bien de nous oublier. — Vous avez bien de la fermeté, mademoiselle, dit-il, et vous prononcez ne nous jamais revoir comme si vous ne disiez rien. Je me suis approchée, et j’ai dit : Il y a de la fermeté dans son expression ; mais vous, Milord, il y en a eu dans votre pensée, ce qui est bien plus beau. — Moi, madame ? — Oui, quand vous avez parlé de départ et de souvenir, vous pensiez bien à une éternelle séparation. — Cela est clair, a dit Cécile en s’efforçant pour la première fois de sa vie à prendre un air de fierté et de détachement. Au reste, je crois que, si le détachement n’était que dans l’air, la fierté était dans le cœur. Le ton dont il avait dit quand je partirai l’avait blessée. Il fut blessé à son tour. N’est-il pas étrange qu’on ne se soucie d’être aimé que quand on croit ne le pas être ; qu’on sente tant la privation, et si peu la jouissance ; qu’on se joue du bien qu’on a, et qu’on l’estime dès qu’on ne l’a plus ; qu’on blesse sans réflexion, et qu’on s’offense et s’afflige de l’effet de la blessure ; qu’on repousse ce qu’on voudrait ensuite retirer à soi ? — Quelle journée ! me dit Cécile dès que nous fûmes seules. M’est-il permis, maman, de vous demander ce qui vous en a le plus frappée ? — Ce sont ces mots : j’ai aussi de la préférence pour quelqu’un. — Je ne me suis donc pas trompée, reprit-elle en m’embrassant ; mais ne craignez rien, maman. Il me semble qu’il n’y a rien à craindre. Je me trouve, comme il dit, de la fermeté, et j’ai une envie si grande de ne pas vous donner de chagrins ! Ce matin vous savez que nous n’avons presque point parlé. Eh bien ! Je me suis occupée pendant notre silence de la manière dont il me conviendrait que vous voulussiez vivre pendant quelque temps. Cela sera un peu gênant pour vous, et bien triste pour moi ; mais je sais que vous feriez des choses beaucoup plus difficiles. — Comment faudrait-il vivre, Cécile ? — Il me semble qu’il faudrait moins rester chez nous, et que ces trois ou quatre hommes nous trouvassent moins souvent seules. La vie que nous menons est si douce pour moi et si agréable pour eux ; vous êtes si aimable, maman ; on est trop bien, rien ne gêne, on pense et on dit ce qu’on veut. Il vaudra mieux, au risque de s’ennuyer, aller chercher le monde. Vous m’ordonnerez d’apprendre à jouer, il ne sera plus question d’échecs ni de dames. On se désaccoutumera un peu les uns des autres. Si on aime, on pourra bien le montrer, et enfin le dire. Si on n’aime pas, cela se verra plus distinctement, et je ne pourrai plus m’y tromper. — Je la serrai dans mes bras : — Que vous êtes aimable ! Que vous êtes raisonnable ! m’écriai-je. Que je suis contente et glorieuse de vous ! Oui, ma fille, nous ferons tout ce que vous voudrez. Qu’on ne me reproche jamais ma faiblesse ni mon aveuglement. Seriez-vous ce que vous êtes, si j’avais voulu que ma raison fût votre raison, et qu’au lieu d’avoir une âme à vous, vous n’eussiez que la mienne ? Vous valez mieux que moi. Je vois en vous ce que je croyais presque impossible de réunir, autant de fermeté que de douceur, de discernement que de simplicité, de prudence que de droiture. Puisse cette passion, qui a développé des qualités si rares, ne vous pas faire payer trop cher le bien qu’elle vous a fait ! Puisse-t-elle s’éteindre ou vous rendre heureuse ! Cécile, qui était très fatiguée, me pria de la déshabiller, de l’aider à se coucher et de souper auprès de son lit. Au milieu de notre souper, elle s’endormit profondément. Il est onze heures, elle n’est pas encore levée. Dès ce soir, je commencerai à exécuter le plan de Cécile, et je vous dirai dans peu de jours comment il nous réussit.