Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 60-77).
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XXVI


On me conduisit pour cette nuit dans la chambre du geôlier, et les deux hommes y restèrent avec moi. On me fit mille questions, auxquelles je ne répondis guère, mais je me plaignis beaucoup de ma jambe. Je ne pus obtenir à cet égard aucune satisfaction, si ce n’est qu’on me dit : « Au diable, mon garçon ; allez, si ce n’est que cela, nous vous donnerons un onguent pour vous guérir ; nous y mettrons un bon emplâtre de fer. » Dans le fait, ils étaient de fort mauvaise humeur contre moi, pour avoir troublé leur sommeil et leur avoir causé tant d’embarras. Dès le matin ils me tinrent parole ; sans avoir égard à l’enflure excessive de ma jambe, ils me mirent les fers aux deux pieds, et m’attachèrent à un anneau sur le plancher de mon cachot avec une chaîne fermée d’un cadenas. Je leur fis de vives remontrances contre un pareil traitement ; je leur dis que la loi n’avait pas encore prononcé sur moi, et que, par conséquent, à ses yeux, j’étais réputé innocent. Mais ils me dirent de garder tout ce verbiage pour d’autres, qu’ils savaient bien ce qu’ils faisaient, et qu’ils étaient bons pour en répondre devant toutes les cours de justice d’Angleterre.

La douleur que me causaient les fers était insurmontable. Je tentai tous les moyens pour me soulager, et même pour dégager secrètement ma jambe ; mais plus elle était enflée, moins la chose devenait possible. Il fallut donc me résoudre à endurer mon mal avec patience ; mais il augmentait de plus en plus. Après avoir laissé passer deux jours et deux nuits dans cet état de souffrance, je suppliai le tourne-clef de me faire venir le chirurgien ordinaire de la maison, pour qu’il vît ma jambe, ne doutant pas que, si on la laissait sans y rien faire, la gangrène ne vînt à s’y mettre. Mais il me regarda d’un air insolent, en me disant : « Malédiction ! je voudrais le voir. La gangrène serait encore une trop belle mort pour un pareil vaurien ! » J’avais déjà le sang allumé par la fièvre que la douleur m’avait causée, ma patience était tout à fait à bout, et je fus assez sot pour m’irriter au dernier point de ces grossières impertinences.

« Monsieur le tourne-clef, lui dis-je, prenez-y garde. Il y a certaines choses qui sont permises aux gens de votre espèce, et d’autres qui ne le sont pas. Vous êtes ici pour veiller à ce que nous ne puissions nous échapper ; mais il ne vous appartient pas de nous maltraiter par des injures. Si je n’étais pas enchaîné par terre, vous n’oseriez pas me tenir un pareil langage ; et vous pourriez vivre encore assez pour vous repentir de votre insolence, c’est moi qui vous le dis. »

Pendant que je parlais ainsi, cet homme me regardait avec de grands yeux. Il était si peu accoutumé à de pareilles réprimandes, qu’il pouvait à peine en croire ses oreilles ; et le ton dont je lui parlais était si ferme, qu’il parut oublier un moment que je n’avais pas la liberté de me remuer. Mais aussitôt qu’il eut eu le temps de se calmer, il ne daigna pas même se mettre en colère. Il me regarda avec un sourire de mépris, et puis, faisant claquer ses doigts devant moi en signe de moquerie, et tournant sur son talon : « Bien dit, mon jeune coq, s’écria-t-il, chantez, chantez tout votre soûl ; prenez garde seulement de vous étrangler ! » et il ferma la porte sur moi, en contrefaisant la voix du volatile auquel il me comparait.

Cette réplique me rappela aussitôt à moi-même, et me fit voir toute l’impuissance de mon ressentiment. Mais s’il était venu à bout par là de refroidir mon accès de colère, les tortures de mon corps étaient toujours de plus en plus cruelles. Je me déterminai donc à tenter un autre genre d’attaque. Le même geôlier revint au bout de quelques minutes, et, comme il m’approchait pour poser à terre quelque nourriture qu’il avait apportée, je lui glissai un shelling dans la main, en disant : « Mon cher camarade, pour l’amour de Dieu, appelez un chirurgien ; je suis sûr que vous ne voudrez pas me laisser périr faute de secours. » Le drôle mit le shelling dans sa poche, me jeta un regard assez dur, et sortit en branlant la tête sans proférer une syllabe. Le chirurgien parut aussitôt, trouva la jambe malade très-enflammée, indiqua les remèdes qu’il fallait appliquer, et donna l’ordre exprès qu’on ne me remît plus de fers à cette jambe pendant tout le temps de la cure. Il se passa un mois entier avant que mon mal fût parfaitement guéri, et que ma jambe fût redevenue aussi ferme et aussi souple que l’autre.

Je me trouvai, après cette tentative, dans une situation totalement différente de celle qui avait précédé. J’étais toute la journée enfermé dans mon cachot, sans aucun adoucissement à mon sort, si ce n’est qu’on laissait la porte ouverte quelques heures de l’après-midi, pendant lequel temps les prisonniers venaient me voir et causer avec moi, particulièrement un qui était, il est vrai, bien loin de me tenir lieu de mon pauvre ami Brightwell, mais qui avait néanmoins d’excellentes qualités. Ce n’était autre que ce même individu renvoyé il y avait quelques mois par M. Falkland sur une accusation de meurtre. Son courage était abattu ; le chagrin et la misère l’avaient entièrement défiguré. C’était encore une victime innocente de nos institutions, un homme plein de droiture et de bonté. Il finit, je crois, par être acquitté, et il alla traîner par le monde, dans le malheur et l’obscurité, les restes de son existence.

Mes travaux mécaniques avaient cessé ; toutes les nuits on faisait une perquisition dans mon cachot, et on écartait de moi avec le plus grand soin toute espèce d’outils. La paille qu’on m’avait jusqu’alors accordée m’avait été ôtée sous prétexte qu’elle était propre à cacher des objets défendus, et les seules choses qu’on daigna me laisser étaient une chaise et une couverture.

J’entrevis au bout de peu de temps la perspective de quelque soulagement ; mais le mauvais sort qui me poursuivait fit évanouir cette faible espérance. Le geôlier vint encore une fois me trouver, avec cet air équivoque d’humanité si étranger à sa figure. Il feignit d’être surpris de me voir ainsi manquer de tout. Il me réprimanda fort sévèrement de la tentative que j’avais faite, et il déclara qu’il fallait absolument dans son état renoncer à avoir de bons procédés pour les gens, si, au bout du compte, ils ne sentaient pas le bien qu’on leur faisait ; que dans pareil cas on était bien forcé de laisser aller le cours de la justice, et qu’il serait fort ridicule à moi de me plaindre si j’étais jugé dans les formes, et que les choses vinssent à tourner mal pour moi ; qu’il cherchait tous les moyens pour me faire voir qu’il était mon ami, pourvu que, de mon côté… Il était au milieu de cette circonlocution de son préambule, quand on l’appela pour quelque affaire relative à son emploi. Je me mis alors à méditer sur ces ouvertures, et, quoique je détestasse la source dont je les supposais provenir, je ne pouvais cependant m’empêcher de songer jusqu’à quel point il me serait possible d’en tirer parti pour une nouvelle évasion. Mais mes conjectures furent vaines de ce côté-là. Le geôlier ne reparut pas du reste de la journée, et le lendemain il survint un incident qui mit fin à toutes les espérances que je pouvais fonder sur ses bonnes dispositions.

Quand un esprit actif s’est une fois attaché à une idée, il lui est difficile de se décider à l’abandonner. J’avais étudié mes chaînes pendant les douleurs extrêmes que me causait la pression du fer sur la cheville qui avait été foulée ; et, quoique l’enflure et la sensibilité de la partie malade eussent rendu impraticables tous les efforts que j’avais tentés pour me soulager, cependant mon attention tendue continuellement sur cet objet m’avait fait acquérir un autre avantage peut-être plus important en lui-même. Pendant la nuit, mon cachot était dans une obscurité complète ; mais quand la porte était ouverte, ce n’était pas tout à fait la même chose. Il est vrai que le passage sur lequel elle donnait était étroit, et la muraille vis-à-vis était si proche, qu’il ne pénétrait dans ma cellule qu’une faible et triste lueur, même en plein midi et quand la porte était toute grande ouverte. Mais, après deux ou trois semaines d’exercice, mes yeux s’accommodèrent si bien à ces ténèbres de prison, que j’appris à distinguer jusqu’aux moindres objets. Un jour que j’étais alternativement à méditer et à porter des yeux inquiets autour de moi, j’eus le bonheur d’apercevoir un clou enfoncé dans la terre à peu de distance. Je conçus aussitôt le désir de me rendre possesseur de cet instrument ; mais, de peur de surprise à cause des gens qui passaient et repassaient continuellement, je me contentai pour le moment d’observer bien exactement la place où il était, afin de pouvoir le retrouver aisément dans l’obscurité. Ma porte ne fut pas plutôt fermée, que je me saisis de ce nouveau trésor ; et, l’ayant façonné pour l’usage que j’en voulais faire, je trouvai que je pouvais, par son moyen, ouvrir le cadenas qui me retenait à mon anneau sur le plancher. L’avantage que je venais d’obtenir ne laissait pas que d’être important, indépendamment du secours dont il devait m’être pour mon grand objet. Ma chaîne ne me laissait la liberté de me mouvoir que de dix-huit pouces environ à droite et à gauche ; ayant eu à supporter cette contrainte pendant plusieurs semaines, la misérable consolation de pouvoir parcourir à mon aise, dans toute son étendue, le trou dans lequel j’étais claquemuré, faisait bondir mon cœur de joie. Cet événement avait précédé de quelques jours la dernière visite de mon geôlier.

Depuis cette époque, j’avais coutume de me mettre en liberté chaque nuit, et de ne replacer les choses en leur premier état que lorsque je me réveillais le matin ; je n’avais qu’un moment, car le tourne-clef ne tardait guère à paraître. La sécurité engendre la négligence. Le matin qui suivit ma conférence avec le geôlier, soit que j’eusse dormi plus tard qu’à l’ordinaire, soit que le tourne-clef eût fait sa ronde de plus grand matin, je ne fus réveillé que par le bruit qu’il fit en ouvrant le cachot qui touchait au mien ; et avec toute la diligence que je pus y mettre, comme il me fallait tâtonner dans l’obscurité pour rassembler tous mes matériaux, je n’eus jamais le temps de rattacher ma chaîne à l’anneau, avant le moment où il entra comme de coutume avec sa lanterne. Il fut surpris de me trouver détaché, et appela aussitôt le geôlier en chef. On me questionna sur les moyens que j’avais employés ; et, comme je vis bien que la dissimulation ne servirait qu’à occasionner des recherches plus exactes et une surveillance plus rigoureuse, je déclarai toute la vérité. L’illustre personnage qui avait le gouvernement de la place, ne tint pas à cette dernière hardiesse de ma part, et se mit sérieusement en colère contre moi. L’adresse et les belles paroles ne pouvaient plus servir à rien. Il s’écria qu’il était bien convaincu, à présent, de la sottise qu’il y avait à montrer de la bienveillance à des coquins comme moi qui était l’écume de la terre ; et il voulait être damné, si jamais on l’y rattrapait ; que je l’en avais guéri pour jamais ; qu’il était étonné que les lois n’eussent pas établi quelque supplice particulier pour les voleurs qui cherchaient à tromper leurs geôliers ; que la pendaison était cent fois trop bonne pour moi ! ! !

Après avoir ainsi exhalé sa bile, il se mit à donner tous les ordres que les instigations réunies de la colère et de la crainte purent lui suggérer. On me changea de logement. Je fus conduit à une chambre sombre et spacieuse qu’on nommait la chambre forte, dont la porte ouvrait dans le cachot du milieu, Elle était plus bas que terre, comme tous les cachots, et située sous cette chambre commune dont j’ai déjà parlé. Il y avait plusieurs années qu’on n’en avait ouvert la porte ; l’air en était infect, et les murs tachés de moisissures. J’eus comme auparavant les fers, le cadenas et la chaîne ; mais on y ajouta les menottes. Pour ma première provision, le geôlier ne m’envoya qu’un morceau de pain noir et moisi, avec un peu d’eau fétide et bourbeuse. Je ne sais, à la vérité, si je dois regarder ceci comme un acte gratuit de tyrannie de la part du geôlier ; la loi ayant, dans sa sagesse, décrété que, dans certains cas, l’eau qui serait fournie aux prisonniers serait prise dans l’égout ou la mare la plus voisine de la geôle[1]. Il fut ordonné de plus qu’un des tourne-clefs passerait la nuit dans le cachot ou cabinet qui formait une sorte d’antichambre de mon logement. Bien qu’on eût pourvu cette petite pièce de toutes les commodités convenables pour y recevoir un personnage d’une dignité si supérieure aux malheureux qu’il était chargé de garder, il ne laissa pas de témoigner beaucoup de mécontentement d’une pareille mission ; mais il n’y avait pas d’alternative.

La nouvelle situation dans laquelle on venait de me mettre semblait la plus fâcheuse qu’il fût possible d’imaginer ; mais je ne me décourageai point. Il y avait déjà quelque temps que j’avais appris à ne plus juger sur les apparences. Le logement était sombre et malsain ; mais j’avais acquis le moyen de braver ces inconvénients. Ma porte était fermée continuellement, et tout commerce avec les autres prisonniers m’était interdit. Mais si c’est un plaisir d’entretenir des relations avec nos semblables, la solitude, d’un autre côté, ne laisse pas d’avoir ses charmes. Nous pouvons y suivre sans trouble le cours de nos pensées, et j’avais mille moyens de chasser l’ennui par les plus agréables rêveries. Outre cela, pour quelqu’un qui méditait des projets de la nature de ceux que je roulais dans ma tête, la solitude a des avantages particuliers. À peine fus-je laissé à moi-même, que je me mis à faire l’expérience d’une idée qui m’était venue pendant le temps qu’on m’attachait les menottes ; avec le seul secours de mes dents, je me délivrai de cette entrave. Les heures auxquelles les geôliers me visitaient étaient fixes, et j’avais soin de me tenir sur mes gardes. Ajoutez à cela, que j’avais une fenêtre à barreaux fort étroite, près du plafond, de neuf pouces environ de hauteur perpendiculaire, et d’un pied et demi de large, qui, toute petite qu’elle était, me donnait beaucoup plus de jour que je n’avais été accoutumé d’en avoir pendant plusieurs semaines. Au moyen de cela, je ne me trouvais presque jamais dans une obscurité totale, et j’étais plus à l’abri des surprises que dans ma situation précédente. Toutes ces idées se présentèrent à moi aussitôt après mon entrée dans ma nouvelle demeure.

Il y avait très-peu de temps qu’on m’avait changé de local, lorsque je reçus une visite bien inattendue, celle de Thomas, ce domestique de M. Falkland, dont j’ai déjà eu occasion de parler dans le cours de mon histoire. Un des gens de M. Forester était par hasard venu à la ville, quelques semaines auparavant, dans le temps où je souffrais encore de la blessure de ma chute, et il avait demandé à me voir. Le rapport qu’il avait fait de ma situation avait été pour Thomas une source de mille sensations pénibles. La première visite avait été une affaire de pure curiosité ; mais Thomas n’était pas un domestique de la classe ordinaire. Il fut frappé de l’état où il me vit. Quoique j’eusse alors l’esprit calme et une santé passablement bonne, cependant je n’avais plus ce teint fleuri qu’il m’avait vu ; la vie dure que je menais, et l’habitude du courage avaient fait contracter à mes traits une sorte de rudesse bien différente de cette fraîcheur et de cette douceur de physionomie que j’avais dans mes beaux jours. Les regards de Thomas se portaient alternativement sur ma figure, sur mes mains et sur mes pieds ; ensuite il poussa un profond soupir, et, après une pause :

« Bonté divine ! s’écria-t-il d’un ton qui annonçait assez les sentiments de commisération dont son cœur était plein, est-ce bien vous ?

— Pourquoi non, Thomas ? Vous saviez bien que j’avais été envoyé en prison, n’est-ce pas ?

— En prison ! Et il faut que les gens qui sont en prison soient enchaînés et garrottés de cette façon-là ?… Et où couchez-vous donc la nuit ?

— Ici.

— Ici ! Et il n’y a pas de lit !

— Non, Thomas, on ne me donne pas de lit. J’avais autrefois de la paille, mais on me l’a ôtée.

— Mais on vous débarrasse de tous ces fers pendant la nuit ?

— Non ; on me laisse pour dormir, précisément comme vous me voyez.

— Pour dormir ! Bon Dieu, je croyais que nous étions dans un pays de chrétiens ; mais on n’aurait pas le cœur de traiter un chien de cette façon-là ?

— Il ne faut pas dire cela, Thomas. Ce sont des choses que le gouvernement a réglées ainsi dans sa sagesse.

— Peste, j’ai été bien pris pour dupe, toujours ! Ils ne font que nous dire que c’est une si belle chose que d’être Anglais ! avec leurs grands mots de liberté, de propriété et ce qui s’ensuit, je vois que tout cela c’est autant de chansons. Seigneur Dieu ! que nous sommes sots ! Voilà ce qui se passe pourtant sous notre nez, et nous n’en savons seulement rien, pendant qu’un tas de graves docteurs, avec un air capable, viennent nous jurer que ces choses-là n’arrivent jamais qu’en France et dans d’autres pays semblables !… Mais enfin, vous avez été jugé, n’est-ce pas ?

— Non.

— Et qu’est-ce que cela signifie donc d’être jugé, quand on commence d’abord par faire à un homme pis que de le pendre ? Ma foi, tenez, maître Williams, vous avez été bien méchant, il faut en convenir, et je crois, Dieu me pardonne, que j’aurais eu du plaisir à vous voir pendre. Mais je ne sais comment cela se fait ; avec le temps, le cœur s’attendrit malgré qu’on en ait, et la pitié finit par prendre le dessus. Cela ne devrait pas être, j’en conviens ; mais, quand je parlais de vous voir pendre, je n’entendais pas que vous auriez encore toutes ces choses-là à souffrir par-dessus le marché. »

Thomas me quitta aussitôt après cette conversation. L’idée de la liaison qui avait eu lieu si longtemps entre nos familles revenait à sa mémoire, et il avait le cœur plus navré que moi-même de mes souffrances. Je fus surpris de le revoir dans l’après-midi. Il me dit que je ne lui sortais pas de l’esprit, et qu’il espérait que je ne serais pas fâché s’il était revenu pour me dire adieu. Je crus voir qu’il avait quelque chose à me dire dont il ne savait comment se débarrasser. Chaque fois qu’il était venu, un des guichetiers l’avait accompagné et n’avait pas quitté la chambre. Cependant je ne sais quelle affaire, un bruit, je crois, qu’on faisait dans le passage ayant excité la curiosité du tourne-clef, celui-ci s’avança jusqu’à la porte pour voir ce que c’était ; Thomas, qui épiait le moment, me glissa dans la main un ciseau, une lime et une scie en me disant d’un air affligé : « Je sais bien que je fais mal ; mais, dût-on me pendre à mon tour, je ne saurais qu’y faire : c’est plus fort que moi. Pour l’amour de Dieu, tirez-vous d’ici ; je ne peux pas y tenir seulement que d’y penser… »

Je reçus avec une grande joie son présent, que je serrai bien vite dans mon sein, et, aussitôt qu’il fut parti, je cachai le tout dans la paille de ma chaise. Pour lui, dès qu’il avait eu rempli l’objet de sa visite, il avait pris congé de moi.

Le lendemain, les geôliers, je ne sais pourquoi, mirent plus de soin que de coutume dans leurs perquisitions, disant, sans pourtant donner aucun motif de leurs soupçons, qu’ils étaient sûrs que j’avais en ma possession quelque instrument qu’il fallait m’enlever ; mais le lieu que j’avais choisi pour mon dépôt échappa à leur vigilance.

Depuis ce jour-là, je laissai passer la plus grande partie de la semaine pour attendre un beau clair de lune. Il me fallait nécessairement travailler pendant la nuit, et il n’était pas moins indispensable que toutes mes opérations fussent consommées entre la dernière visite du soir de mes geôliers et la première du lendemain, c’est-à-dire entre neuf heures du soir et sept du matin. Dans mon cachot je passais, comme je l’ai déjà dit, de quatorze à seize heures sur vingt-quatre sans être dérangé ; mais, depuis que je m’étais acquis une réputation par mon industrie, on avait fait pour moi une exception aux règles générales de la prison.

Il était dix heures, quand je mis la main à l’œuvre pour ma grande entreprise. La chambre dans laquelle j’étais renfermé était assurée par une double porte. Cette précaution était bien superflue, puisqu’il y avait un homme qui faisait sentinelle à l’extérieur ; mais elle était très-heureuse pour mon projet, parce que ces deux portes empêchaient la communication du bruit et me garantissaient assez du danger d’être entendu pour peu que je prisse de précaution. Je commençai par me délivrer des menottes. Ensuite je me mis à limer et mes fers et trois des barreaux qui défendaient ma fenêtre, à laquelle je grimpai en partie par le moyen de ma chaise et en partie à l’aide de quelques inégalités du mur. Tout ceci fut l’ouvrage de plus de deux heures. Quand les barreaux furent limés, il me fut aisé de les forcer un peu hors de la ligne perpendiculaire et de les tirer ensuite l’un après l’autre de dedans le mur, où ils n’étaient enfoncés que d’environ trois pouces, sans qu’on eût pensé à les fixer autrement. Mais l’ouverture ne se trouva pas assez large pour pouvoir donner passage à mon corps. Il fallut donc que je me misse, partie avec mon ciseau, partie avec un des barreaux, à élargir la croisée en démolissant la maçonnerie, et, quand je fus ainsi venu à bout de détacher quatre ou cinq briques, je redescendis et les entassai sur le plancher. Je répétai cette opération trois ou quatre fois. Alors, m’étant glissé à travers l’ouverture, je m’avançai jusque sur une espèce de hangar qui était en dehors.

Je me trouvais dans une cour étroite entre deux murs : savoir, celui de la chambre commune des criminels et le mur de clôture de la prison. Mais je n’avais pas, comme l’autre fois, des instruments pour m’aider à escalader ce mur, qui était d’une hauteur considérable. Il n’y avait pour moi d’autre ressource que celle de faire une brèche suffisante dans le bas du mur, qui ne laissait pas d’être fort, étant de pierre à l’extérieur et revêtu de briques en dedans. Les chambres des prisonniers pour dettes formaient angle droit avec le bâtiment d’où je venais de m’évader ; et, comme il faisait clair de lune, j’eus un moment la crainte d’être découvert par eux, particulièrement dans le cas où j’aurais fait quelque bruit, plusieurs de leurs croisées donnant sur cette cour. C’est pourquoi je me déterminai à me servir du hangar comme d’un abri pour me cacher. Il était fermé à clef ; mais avec un des anneaux rompus de mes fers, que j’avais eu la précaution de porter avec moi, je n’eus pas beaucoup de peine à ouvrir la serrure. Dès lors j’avais un moyen suffisant de me mettre hors d’état d’être vu, pendant que je travaillais à ma besogne ; et le seul inconvénient que je trouvais, c’était d’être obligé de laisser la porte, que j’avais forcée, un peu ouverte pour avoir de la clarté. Au bout de quelque temps, j’étais déjà venu à bout de démolir une partie assez considérable de la couche de briques du mur ; mais quand j’en vins à la pierre, l’entreprise me parut plus difficile. Le mortier qui liait la maçonnerie, s’étant presque pétrifié, ne cédait pas plus à mes premiers efforts que n’eût fait un rocher du diamant le plus dur. Il y avait déjà six heures que j’étais à travailler sans relâche ; à la première tentative que je fis contre ce nouvel obstacle, mon ciseau se brisa dans mes mains. Après la fatigue que j’avais déjà endurée, rencontrant un dernier obstacle en apparence insurmontable, je conclus qu’il fallait m’arrêter où j’en étais et abandonner toute idée d’aller plus loin. En même temps, la lune, dont la lumière m’avait été d’un si grand secours, s’éclipsa, et je demeurai dans une obscurité totale.

Toutefois, après un répit de dix minutes, je revins à la charge avec une nouvelle vigueur. Il ne me fallut pas moins de deux heures pour arracher la première pierre. Une heure de plus, et l’ouverture fut assez grande pour me permettre le passage. Le tas de briques que j’avais laissé dans la chambre forte était considérable, mais ce n’était rien en comparaison des décombres que j’avais abattus du mur extérieur de la prison. Je suis sûr que l’ouvrage que j’avais fait aurait été l’ouvrage de deux ou trois jours pour un ouvrier ordinaire qui aurait été muni de tous les outils convenables.

Mais les difficultés, au lieu d’être à leur fin, semblaient ne faire que commencer pour moi. Le jour vint à paraître avant que j’eusse achevé l’ouverture ; dans dix minutes encore les geôliers allaient vraisemblablement entrer dans ma prison et apercevoir tout le dégât que j’avais fait. La ruelle qui joignait le côté de la prison par où je m’étais échappé avec la campagne adjacente, était formée principalement par deux murs de clôture, avec des écuries de côté et d’autre, quelques magasins et un petit nombre de maisons occupées par des familles de la dernière classe du peuple. Je n’avais rien de mieux à faire pour ma sûreté que de traverser la ville le plus tôt possible et de chercher mon salut en pleine campagne. J’avais les bras enflés et meurtris par le travail ; — mes forces étaient épuisées. Je sentais l’impossibilité de soutenir une course rapide, et, quand je l’aurais pu, à quoi m’eût servi toute ma vitesse avec un ennemi qui me serrait de si près ? Il me semblait que je me retrouverais à peu près dans la même situation où j’avais été cinq ou six semaines auparavant, lorsque, après avoir accompli tout à fait mon évasion, je m’étais vu obligé de me rendre sans résistance à ceux qui me poursuivaient. Je n’étais pourtant pas actuellement hors d’état de marcher comme alors ; il me restait encore quelque force, sans pouvoir dire jusqu’où elle me mènerait ; enfin je sentais très-bien que, si je venais à échouer une seconde fois dans mon dessein, la difficulté en augmenterait d’autant pour toutes les nouvelles tentatives que je voudrais faire par la suite. Telles furent les considérations qui se présentèrent à moi sur les risques de mon évasion ; et, quand même je serais venu à bout de surmonter tous ces obstacles, j’avais encore à compter, parmi ceux qui me restaient à vaincre, mon dénûment absolu, ne possédant pas un shelling dans le monde.



  1. En cas de peine forte et dure. — Voyez les procès criminels d’État, vol. I, année 1615.