Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 1-25).
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XXII


Ce fut lui qui commença en ces termes : « J’ai toujours eu pour maxime de n’être pour aucune créature vivante la cause volontaire d’un mal quelconque ; je n’ai pas besoin de dire tout ce qu’il m’en coûte de me voir obligé à me porter pour dénonciateur d’une action criminelle. J’aurais bien volontiers passé sous silence le tort qui m’a été fait, mais je dois à la société de dévoiler un coupable, et d’empêcher que les autres ne soient déçus, comme je l’ai été moi-même, par une apparence de probité.

— Il serait mieux, interrompit M. Forester, d’en venir droit au fait. Nous ne devons pas, dans un moment comme celui-ci, en faisant notre apologie, jeter, même sans le vouloir, une prévention défavorable sur un individu contre lequel une accusation criminelle ne soulève déjà que trop de préventions.

— Je soupçonne, continua M. Falkland, que ce jeune homme, qui a été l’objet de ma bonté et de ma confiance, m’a fait un vol considérable.

— Quels sont, reprit M. Forester, les motifs de vos soupçons ?

— Le premier motif, c’est la perte que je viens de faire en billets de banque, bijoux et argenterie. Il me manque pour 900 livres sterling de billets, trois montres à répétition en or, d’un très-grand prix, une garniture complète de diamants qui me viennent de ma mère, et plusieurs autres effets.

— Et pourquoi, répliqua mon arbitre, dont la voix et le maintien annonçaient un effort extrême pour conserver son sang-froid, au milieu des émotions de la surprise et de la douleur, pourquoi désignez-vous ce jeune homme comme l’auteur de ce vol ?

— En rentrant chez moi, un jour où le feu avait jeté l’alarme et le désordre dans toute ma maison, je l’ai surpris sortant de la chambre où ces effets étaient déposés. Il a été confondu de me voir, et s’est retiré avec toute la précipitation possible.

— Ne lui avez-vous rien dit sur la confusion que lui avait causé votre apparition imprévue ?

— Je lui ai demandé ce qu’il avait à faire en cet endroit. Il était tellement effrayé et hors de lui, qu’il n’a pu d’abord me répondre ; ensuite il m’a dit, en balbutiant, que, tandis que tous les domestiques étaient occupés à sauver mes effets les plus précieux, il était venu là dans le dessein d’en faire autant, mais qu’il n’avait encore rien emporté.

— Avez-vous sur-le-champ examiné s’il ne vous manquait rien ?

— Non, j’étais accoutumé à me fier à son honnêteté, et cette fois je fus obligé, au moment même, d’aller donner mes soins à l’incendie qui faisait toujours du progrès ; je ne fis donc que tirer la clef de la porte de la chambre, après l’avoir fermée, et, quand je l’eus mise dans ma poche, je courus en hâte où ma présence était indispensable.

— Combien s’est-il passé de temps avant que vous vous soyez aperçu du vol de vos effets ?

— Je m’en aperçus le soir même ; le désordre et le danger du moment avaient banni entièrement de mon esprit cette circonstance, jusqu’à ce que, en allant par hasard près de cette même chambre, tout ce qui s’était passé avec Williams, ainsi que sa conduite singulière et équivoque dans cette conjoncture, me revinrent tout d’un coup à la mémoire. Aussitôt j’entrai, j’examinai le coffre où ces effets étaient renfermés, et, à mon grand étonnement, je trouvai la serrure brisée et les effets enlevés.

— Quelle démarche fîtes-vous d’après cette découverte ?

— J’envoyai chercher Williams, et je lui parlai fort sérieusement sur cet objet ; mais il avait eu le temps de se remettre parfaitement de son trouble, et il me nia, avec beaucoup de sang-froid, avoir la moindre connaissance de ce dont je lui parlais. Je lui remontrai toute l’énormité d’une pareille action ; mais tout ce que je pus lui dire ne lui fit pas la plus légère impression. Je n’aperçus en lui ni la surprise ou l’indignation qu’on aurait pu attendre d’une personne entièrement innocente, ni en même temps cet embarras qui, en général, accompagne le crime : il se tint seulement sur la réserve et garda le silence. Je lui déclarai ensuite que j’agirais d’une manière à laquelle il ne s’attendait peut-être pas ; que je ne voulais pas, comme il n’est que trop d’ordinaire en pareil cas, faire faire des recherches générales, car j’aimais mieux perdre mes effets que d’inquiéter une foule d’innocents par d’injustes perquisitions ; que mes soupçons se fixaient décidément sur lui pour le moment ; mais que, dans une affaire de si grande conséquence, j’étais déterminé à ne pas agir sur un soupçon ; que je ne voudrais jamais courir le risque de le perdre, s’il était innocent, ni en même temps être cause que d’autres fussent exposés à ses friponneries, s’il était coupable ; que je me contenterais donc d’insister sur ce qu’il demeurât à mon service ; qu’il pouvait compter qu’il serait surveillé de près, et que j’espérais que l’événement amènerait la découverte de la vérité ; mais, puisqu’il se refusait à un aveu dans ce moment-ci, c’était à lui à bien prendre garde jusqu’à quel point il pouvait compter, jusqu’au bout, sur l’impunité ; car j’étais bien déterminé à une chose, c’est qu’à la première tentative qu’il ferait pour s’échapper, je la regarderais comme un indice de crime, et j’agirais en conséquence.

— Depuis cette époque jusqu’à présent, que s’est-il passé ?

— Rien dont je puisse inférer aucune certitude du crime. Beaucoup de choses qui concourent à fortifier les soupçons. Depuis cette époque, Williams a constamment paru mécontent de sa situation, ayant toujours, comme on le voit bien aujourd’hui, un grand désir de me quitter, mais en même temps n’osant pas risquer une telle démarche sans prendre des précautions. Ce fut peu de temps après cela que vous, M. Forester, vous vîntes passer quelques jours chez moi ; je ne remarquai pas sans déplaisir ses relations toujours de plus en plus intimes avec vous, attendu l’opinion fort équivoque que j’avais de sa probité et la crainte où j’étais qu’il ne parvînt à vous faire la dupe de son hypocrisie : en conséquence, je lui fis des menaces sévères, et je pense que vous avez dû remarquer aussitôt après un changement dans sa manière de se conduire avec vous.

— Je l’ai remarqué, et cela me parut, dans le temps, assez extraordinaire et assez difficile à expliquer.

— Quelque temps après, comme vous savez, il y eut une entrevue entre vous et lui. Si le hasard vous fit rencontrer ensemble, ou si ce fut prémédité de sa part, c’est ce que je ne saurais dire ; mais alors il vous déclara l’état de gêne et d’embarras où il se trouvait, sans vous en découvrir la cause ; il vous proposa ouvertement de l’aider à s’enfuir de ma maison, et, en cas de nécessité, de lui servir de protecteur contre mon ressentiment. Vous lui offrîtes, à ce qu’il me semble, de le prendre à votre service ; mais rien ne pouvait lui convenir, vous dit-il, sinon un lieu de retraite où il me serait impossible de le découvrir.

— Ne dut-il pas vous sembler extraordinaire qu’il pût espérer une protection réelle de ma part, tandis que vous aviez à tout moment entre vos mains les moyens de me convaincre qu’il en était indigne ?

— Peut-être se flattait-il que je ne ferais pas de démarches contre lui, au moins tant que le lieu de sa retraite me serait inconnu, et que, par conséquent, l’événement de ces démarches serait douteux. Peut-être se fiait-il à son adresse, qui n’est pas à mépriser, pour arranger une histoire plausible, ayant surtout pris soin d’avoir en sa faveur la première impression. Au reste, cette protection de votre part n’était simplement qu’une dernière ressource dans le cas où les autres lui manqueraient. Il paraîtrait n’avoir eu à cet égard d’autre idée, si ce n’est que, ses projets pour se mettre hors de la portée de la justice venant à ne pas lui réussir, il vaudrait mieux pour lui s’être assuré un titre à votre protection que d’être dénué de toute espèce d’appui. »

Quand M. Falkland eut ainsi terminé sa déposition, il appela Robert, un de ses valets, pour confirmer ce qui avait rapport à l’incendie.

Robert déclara qu’il lui était arrivé de passer par la bibliothèque ce jour-là, quelques minutes après que M. Falkland eut été rappelé chez lui par la vue du feu ; qu’il m’y avait trouvé debout, immobile, et avec tous les signes du trouble et de l’effroi ; qu’il avait été si frappé de la figure que je faisais en ce moment, qu’il n’avait pu s’empêcher de s’arrêter pour m’observer ; qu’il m’avait parlé deux ou trois fois sans que je lui eusse fait aucune réponse, et que tout ce qu’il avait pu tirer de moi à la fin, c’est que j’étais la plus malheureuse créature du monde.

Il ajouta de plus que, le soir du même jour, M. Falkland l’avait fait venir dans la petite pièce attenant à la bibliothèque, et lui avait commandé d’apporter un marteau et des clous ; qu’ensuite M. Falkland lui avait fait voir un coffre qui était dans la chambre, dont la serrure et la garniture étaient brisées, et lui avait recommandé de bien observer et de se rappeler ce qu’il voyait, mais de n’en parler à personne. Robert n’avait pas su quel était l’objet des ordres de son maître ; mais il n’avait pas de doute que la garniture du coffre n’eût été rompue et arrachée par l’effet d’un ciseau ou de quelque autre instrument pareil qu’on avait glissé sous le couvercle de ce coffre pour le forcer.

M. Forester fit observer, sur cette déposition, qu’à l’égard de ce qui s’était passé le jour du feu, elle paraissait, à la vérité, fournir de puissants motifs de soupçon, et que ce soupçon se trouvait singulièrement fortifié par les circonstances survenues depuis ; que, néanmoins, comme il ne fallait négliger aucun des moyens propres à éclaircir la vérité, il proposait de visiter mes malles, pour voir si on n’y trouverait pas d’indices propres à confirmer l’accusation ; M. Falkland traita fort légèrement cette idée, en disant que, si j’étais le voleur, j’avais sans doute pris mes précautions pour ne pas laisser subsister contre moi des preuves aussi palpables. M. Forester répliqua que, dans les actions et la conduite des hommes, la conjecture la plus raisonnable ne se trouvait pas toujours réalisée, et il donna ordre d’apporter mes malles dans la bibliothèque. Les deux premières qu’on ouvrit ne contenaient rien qui pût faire preuve contre moi ; mais dans la troisième on trouva une montre et plusieurs bijoux, qu’on reconnut aussitôt pour appartenir à M. Falkland. Un témoignage aussi décisif en apparence excita parmi tous les assistants une émotion de surprise pénible ; mais personne ne fit paraître autant d’étonnement que M. Falkland. Il aurait dû sembler improbable que j’eusse laissé ainsi les objets volés ; mais on l’expliqua en disant qu’aucune cachette ne pouvait être plus sûre, et M. Forester fit observer que je pouvais bien avoir jugé plus facile de m’approprier les objets en les laissant après moi qu’en les emportant dans ma fuite précipitée.

Je crus alors devoir répondre qu’il était bien extraordinaire que j’eusse indiqué moi-même le lieu où j’avais recelé mon larcin, et je réclamai une interprétation impartiale de ma conduite.

Cette insinuation contre l’impartialité de M. Forester le fit rougir de colère.

« L’impartialité ! jeune homme, dit-il, vous l’obtiendrez de moi assurément. Dieu veuille qu’elle vous soit favorable. Dites tout ce que vous voudrez pour votre défense. Vous espérez nous persuader de votre innocence, parce que vous n’avez pas emporté ces objets ; mais l’argent a disparu : où est-il ? Nous ne pouvons rendre raison des inconséquences et des imprudences d’un homme dont l’esprit est troublé par la conscience de son crime. Vous dites que c’est vous qui avez indiqué vous-même ces malles. C’est extraordinaire ; c’est presque de la démence ; mais à quoi servent les conjectures, en présence de faits incontestables ? Voilà les malles, monsieur ; seul vous saviez où elles étaient, seul vous en aviez les clefs. Dites-nous comment elles contiennent cette montre et ces bijoux. »

J’étais muet.

Le reste des spectateurs ne voyait autre chose en moi qu’un coupable surpris et convaincu ; mais de tous ceux qui étaient présents à cette scène, j’étais, dans la réalité, le plus embarrassé de deviner où devait aboutir cet enchaînement d’étranges événements, et personne n’avait l’air plus stupéfait et plus interdit à chaque mot qui se disait. Cependant l’horreur et l’indignation l’emportaient alternativement. D’abord je ne pus m’empêcher de faire à plusieurs fois des efforts pour interrompre M. Falkland ; mais je fus toujours arrêté par M. Forester, et je sentis alors combien il importait à ma tranquillité future de rassembler toutes les facultés de mon âme pour repousser l’accusation et établir mon innocence.

Tout ce qu’il était possible de produire contre moi étant sous les yeux de l’assemblée, M. Forester, tournant vers moi un regard plein de douleur et de pitié, me dit que, si j’avais quelque chose à alléguer pour ma défense, c’était le moment de le faire. Sur cette invitation, je pris la parole à peu près en ces termes :

« Je suis innocent ; c’est en vain que les circonstances semblent s’accumuler contre moi. Il n’y a personne au monde moins capable que je ne le suis de la chose dont on m’accuse. J’en appelle à mon cœur ; j’en appelle à l’innocence peinte sur mon visage ; j’en appelle à tout ce qui est sorti de ma bouche jusqu’à présent. »

Je crus m’apercevoir que la chaleur avec laquelle je m’exprimais faisait impression sur tous ceux qui m’écoutaient ; mais au même moment leurs yeux s’étant reportés sur les effets exposés devant eux, il se fit un changement dans leur visage. Je continuai :

« J’affirme encore quelque chose de plus ; M. Falkland n’est pas dans l’erreur ; il sait parfaitement que je suis innocent. »

À peine ces derniers mots furent-ils proférés, qu’un cri général d’indignation s’éleva de tous les coins de la salle. M. Forester, se tournant vers moi de l’air le plus sévère :

« Jeune homme, me dit-il, prenez bien garde à ce que vous faites ; c’est le privilége de l’accusé de dire tout ce qu’il juge propre à sa défense, et j’aurai soin que vous jouissiez de ce privilége dans toute son étendue ; mais vous imaginez-vous que des assertions aussi impudentes et aussi insoutenables puissent tourner sous aucun rapport à votre avantage ?

— Je vous rends grâce du plus profond de mon cœur, lui répliquai-je, de l’avertissement que vous me donnez ; mais je sais ce que je fais. J’affirme ce que j’ai avancé, non-seulement parce qu’il est de toute vérité, mais parce qu’il est inséparablement lié à ma défense. Je suis accusé, et l’on me dira que je ne puis espérer d’être cru sur une simple déclaration de mon innocence ; je n’ai pas d’autres témoins à produire, j’en appelle donc à M. Falkland ; c’est son témoignage que j’invoque ; je lui demande :

« Ne vous êtes-vous pas vanté à moi en particulier que vous aviez le pouvoir de me perdre ? Ne m’avez-vous pas dit que dans ce cas j’aurais beau préparer une histoire, quelque plausible, quelque vraie même qu’elle pût être, vous sauriez bien faire en sorte que le monde entier m’eût en exécration comme un imposteur ? Ne sont-ce pas là vos propres termes ? N’avez-vous pas ajouté que mon innocence ne me servirait à rien, et que vous vous ririez d’une si faible défense ? Je vous le demande : le matin même du jour de mon départ, n’avez-vous pas reçu de moi une lettre dans laquelle je vous demandais votre consentement pour m’en aller ? Aurais-je fait cette démarche si ma fuite eût été celle d’un voleur ? Je défie qui que ce soit de concilier les expressions de ma lettre avec une telle accusation ? Aurais-je commencé par vous déclarer que j’avais formé le projet de quitter votre service, si les motifs de ce projet eussent été tels que vous les supposez maintenant ? Aurais-je osé vous demander pourquoi vous vouliez m’assujettir à une punition éternelle ? »

En disant ceci, je tirai de ma poche une copie de ma lettre, et la posai sur la table.

M. Falkland ne fit aucune réponse à mes interpellations. M. Forester se tourna vers lui, en disant : « Eh bien, monsieur, que répondez-vous au défi que vous porte votre domestique. »

M. Falkland répondit : « Un pareil mode de défense ne mérite presque pas de réplique ; mais voici la mienne : Jamais je n’ai eu cette conversation ; jamais je ne me suis servi de ces expressions ; jamais je n’ai reçu cette lettre. À coup sûr, pour faire tomber une accusation, il ne suffit pas au criminel de la repousser avec une grande volubilité de langue et une contenance intrépide. »

M. Forester se tourna ensuite vers moi. « Si c’est sur la vraisemblance de vos assertions, me dit-il, que vous vous fondez pour votre justification, il faut au moins faire en sorte qu’elles soient conséquentes et qu’elles répondent à tout. Vous ne nous avez pas dit quelle était la cause de l’inquiétude et de l’embarras que Robert déclare avoir remarqués en vous, pourquoi vous étiez si impatient de quitter le service de M. Falkland, et enfin, comment il se fait qu’une partie de ses effets se soient trouvés dans une de vos malles.

— Toutes ces circonstances, monsieur, sont vraies, repartis-je. Il y a des choses que je n’ai pas dites. Si je les disais, elles seraient à l’avantage de ma cause et feraient paraître encore bien plus étonnante l’accusation qui m’est intentée. Mais il m’est impossible, au moins quant à présent, de prendre sur moi de les mettre au jour. Est-il nécessaire de donner des motifs précis et particuliers du désir que j’ai manifesté de changer de condition ? Vous connaissez tous la situation malheureuse de M. Falkland ; vous savez combien il a de hauteur et de réserve dans les manières. Quand je n’aurais pas eu d’autres motifs, certainement il m’était bien permis de désirer une autre place, sans donner lieu à aucune présomption défavorable contre moi.

» La question de savoir comment ces effets de M. Falkland se trouvent aujourd’hui mêlés parmi les miens est d’une nature plus sérieuse. Mais c’est une question à laquelle je ne saurais répondre. Je m’attendais au moins aussi peu qu’aucune autre personne de l’assemblée à les trouver là. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ayant la plus parfaite assurance que M. Falkland a la conviction intime de mon innocence (car observez bien que je ne me dépars point de cette assertion), je réitère ici avec une nouvelle confiance ce que j’ai affirmé à cet égard ; en conséquence, je crois fermement que ces effets ne se trouvent ainsi placés que par le fait de M. Falkland lui-même. »

Je n’eus pas plutôt prononcé ces derniers mots, que je fus encore interrompu par une exclamation involontaire de tous ceux qui étaient présents. À leurs regards furieux, il semblait qu’ils eussent voulu me déchirer en pièces. Je continuai :

« J’ai répondu à tout ce qui est allégué contre moi.

» M. Forester, vous êtes ami de la justice ; je vous conjure de ne pas la violer en ma personne. Vous êtes un homme plein de lumières et de pénétration. Trouvez-vous rien en moi qui décèle un coupable ? Rappelez-vous tout ce que vous avez pu y remarquer. Vous semblé-je avoir une âme capable de ce qu’on m’impute ? Un vrai criminel se montrerait-il aussi ferme, aussi calme, aussi inébranlable que je l’ai paru devant vous ?

» Mes camarades de service ! M. Falkland est un homme de naissance et de fortune ; il est votre maître. Moi, je suis un pauvre garçon de village ! sans un ami dans le monde. Ce sont des circonstances qui établissent entre nous deux, jusqu’à un certain point, une différence réelle ; mais ce ne sont pas des causes suffisantes pour renverser les principes de la justice. Ne perdez pas de vue les conséquences de la situation où je me trouve ; songez qu’une décision donnée contre moi dans une affaire où je proteste si solennellement devant vous de mon innocence, tend à me priver pour jamais de ma réputation et de mon repos, à conjurer contre moi la haine et le mépris du monde entier, et à décider peut-être irrévocablement de ma liberté et de ma vie. Si votre conscience, si vos yeux, si les faits que vous connaissez vous disent que je suis innocent, parlez pour moi. Ne souffrez pas qu’une timidité pusillanime vous empêche de sauver de l’abîme un de vos semblables, qui ne mérite pas d’avoir une seule créature humaine pour ennemi. Pourquoi la faculté de parler nous est-elle donnée, si ce n’est pour communiquer aux autres nos sentiments ? Je ne croirai jamais qu’un homme plein de la conviction de son innocence ne puisse pas faire apercevoir aux autres que ce sentiment est dans son cœur. Est-ce que vous n’entendez pas toutes les puissances de mon âme qui me crient que je ne suis pas coupable !

» Vous, M. Falkland, je n’ai rien à vous dire. Je vous connais et sais jusqu’à quel point vous êtes impénétrable. Dans ce moment même où vous me chargez d’imputations aussi odieuses, vous admirez ma résolution et ma grandeur d’âme. Mais je n’ai rien à espérer de vous. Vous pouvez contempler d’un œil inaccessible aux remords ou à la pitié la ruine de votre victime. La plus grande de mes infortunes, c’est d’avoir à combattre un adversaire tel que vous. Vous me forcez à dire de vous des choses pénibles à entendre ; mais j’en appelle à votre cœur si j’ai mis dans mes paroles de l’exagération ou de l’animosité. »

Tout ce qu’il était possible d’alléguer de part et d’autres étant dit, M. Forester commença ses observations sur toute l’affaire.

« Williams, dit-il, il y a une masse énorme de charges contre vous ; les preuves directes sont fortes, les circonstances, qui viennent à l’appui sont nombreuses et frappantes. Je conviens que vous avez mis dans vos réponses une adresse extrême ; mais, jeune homme, vous apprendrez à vos dépens que l’adresse, quelle qu’elle puisse être, ne saurait tenir contre la force insurmontable de la vérité. Il est heureux pour les hommes que l’empire du talent ait ses bornes, et qu’il ne soit pas au pouvoir de l’esprit le plus subtil de renverser les distinctions du juste et de l’injuste. Croyez-moi, le mérite de la cause contre laquelle vous avez à lutter est trop solide pour que tout l’art des sophismes puisse le détruire ; la justice prévaudra, et la malignité impuissante sera vaincue.

» Pour vous, M. Falkland, la société vous est redevable pour avoir mis dans son véritable jour cette triste affaire. Ne permettez pas que les traits envenimés, dirigés contre vous par une main criminelle, portent atteinte à votre tranquillité. Croyez bien que tout le monde saura les juger. Je n’ai pas le moindre doute que tous ceux qui les ont entendus n’en aient conçu autre chose qu’une plus haute estime pour votre caractère. Nous sentons tout le malheur de votre situation, d’avoir à entendre de pareilles calomnies d’une personne coupable envers vous de la plus honteuse des bassesses. Mais considérez-vous à cet égard comme un martyr de la cause publique. La pureté de vos motifs et les qualités de votre cœur sont hors de l’atteinte de la plus noire méchanceté. La vérité et la justice réservent inévitablement l’infamie à votre calomniateur ; à vous, l’amour des hommes et l’approbation générale.

» Vous entendez, Williams, ce que je pense de votre affaire ; mais je n’ai pas le droit d’être votre juge en dernier ressort. Quelque désespérée que me paraisse votre cause, je veux vous donner un avis, comme si j’étais choisi pour vous assister en qualité de conseil. Retranchez de votre défense tout ce que vous y avez mis d’injurieux contre M. Falkland. Défendez-vous de votre mieux, mais n’attaquez pas votre maître. Vous ne devez rien négliger pour faire naître quelque prévention en votre faveur dans l’esprit de ceux qui vous entendent ; mais la récrimination à laquelle vous avez eu recours n’excitera jamais que de l’indignation. Un crime contre la probité peut quelquefois trouver de l’indulgence : la méchanceté froide et délibérée que vous avez fait voir est mille fois plus atroce. Elle prouve que vous avez l’âme d’un démon plutôt encore que l’âme d’un voleur. Toutes les fois qu’il vous arrivera de répéter de pareilles noirceurs, tous ceux qui vous entendront vous réputeront coupable par cela seul, et quand même l’insuffisance des autres indices serait clairement démontrée. Si vous voulez donc bien consulter votre intérêt, qui me paraît être la seule considération qui vous touche, il est important pour vous de vous rétracter sur ce point au plus tôt et par tous les moyens possibles. Si vous voulez qu’on vous croie honnête, il faut commencer par faire voir que vous êtes en état de sentir et de juger la vertu dans les autres. Ce que vous pouvez faire de mieux pour le bien de votre cause, c’est de solliciter le pardon de votre maître, c’est de rendre hommage à la probité et au mérite, même quand ils demandent vengeance contre vous. »

On concevra facilement que la décision de M. Forester me porta un coup terrible ; mais quand je l’entendis m’inviter à me rétracter et à m’humilier devant mon accusateur, je sentis mon âme tout entière se soulever d’indignation. Je répondis :

« Je vous ai déjà dit que j’étais innocent. Je ne me crois pas capable, s’il en était autrement, de l’effort qu’exige l’invention d’une défense plausible. Vous venez de dire qu’il n’était pas au pouvoir de l’esprit le plus subtil de renverser les distinctions du juste et de l’injuste, et dans ce moment même je les vois renversées. C’est en vérité un moment bien épouvantable pour moi. Jeune et sans expérience, je ne connais rien des affaires du monde que ce qu’on m’en a pu dire et ce que j’en ai lu dans les livres. Mes premiers pas ont été accompagnés de cette ardeur et de cette confiance inséparables de mon âge. Dans chacun de mes semblables j’ai cru voir un ami. Je n’ai pas l’habitude des détours en usage parmi les hommes, et je ne sais pas jusqu’où va leur injustice. Je n’ai rien fait pour mériter leur haine ; mais, si j’en juge par ce que je viens de voir et d’entendre, je suis destiné à perdre pour jamais les avantages de l’honneur et de la probité. Je me vois enlever l’amitié de tous ceux que j’ai connus jusqu’à présent, et fermer tous les moyens d’acquérir celle des autres. Je suis donc réduit à chercher en moi seul la source de mon bonheur. Comptez bien que je ne commencerai pas cette carrière par de lâches et honteuses concessions. Si je n’ai plus rien à espérer de la bienveillance des autres, au moins saurai-je maintenir l’indépendance de mon âme. M. Falkland est mon implacable ennemi. Quelque mérite qu’il puisse avoir sous d’autres rapports, il se montre envers moi sans humanité, sans principes, sans remords. Pensez-vous que j’irai jamais faire des soumissions à celui qui me traite avec tant d’injustice, que j’irai tomber aux pieds d’un homme qui est une furie pour moi, et baiser une main teinte de mon sang ?

— À cet égard, reprit M. Forester, faites comme vous le jugerez à propos. J’avoue que votre fermeté et votre obstination me confondent. Vous ajoutez à l’idée que je m’étais faite des facultés de l’homme ; peut-être, tout bien considéré, avez-vous choisi le rôle qui va le mieux à votre but, quoique pourtant je pense que plus de modération vous aurait été plus favorable. Votre extérieur d’innocence pourra, j’en conviens, ébranler les personnes qui auront à décider sur votre sort ; mais il ne l’emportera jamais sur des faits clairs et incontestables. Pour moi, je n’ai plus rien à vous dire. Vous me montrez un nouvel exemple de l’abus qu’on fait si généralement de ces talents qu’admire une aveugle multitude. Je ne vous vois qu’avec horreur. Tout ce qui me reste à faire à votre égard pour m’acquitter de mon devoir, c’est de vous livrer à la justice de votre pays, comme un monstre de scélératesse.

— Non pas, reprit M. Falkland, je ne consentirai jamais à cela. Je me suis contenu jusqu’ici, parce qu’il était juste de laisser à la vérité le temps de s’établir. J’ai fait violence à mes habitudes et à mes sentiments, parce que le bien public exigeait que l’hypocrisie fût démasquée. Mais je ne puis me contraindre plus longtemps. L’emploi de toute ma vie a été de protéger ceux qui souffrent, bien loin d’ajouter à leurs peines ; et dans cette circonstance j’agirai encore de même. Ces attaques impuissantes contre mon honneur n’excitent pas en moi le plus léger ressentiment ; je me ris de la malignité qui les a dictées, et elles n’ont diminué en rien les sentiments de bienveillance que j’ai toujours eus pour celui qui en est l’auteur. Qu’il dise tout ce qu’il voudra, il ne saurait m’atteindre. Il était à propos qu’il fût couvert d’une ignominie publique, afin que d’autres ne pussent être trompés par lui, comme nous l’avons été nous-mêmes. Mais il n’y a aucune nécessité d’aller plus loin, et j’insiste pour qu’il lui soit permis de se retirer partout où bon lui semblera. Je suis seulement fâché que l’intérêt de la société le menace d’une aussi affreuse perspective que celle qui l’attend.

— M. Falkland, répliqua M. Forester, ces sentiments font honneur à votre humanité ; mais il m’est impossible de m’y rendre. Ils ne servent qu’à faire ressortir encore davantage la noirceur de ce reptile envenimé, de ce monstre d’ingratitude qui, après avoir volé son bienfaiteur, cherche encore à l’outrager… Misérable que vous êtes, rien ne peut donc vous émouvoir ? Vous êtes donc inaccessible aux remords ? Quoi ! vous n’êtes pas confondu de tant de bontés si peu méritées ! Vil calomniateur ! vous êtes l’exécration de la nature, l’opprobre de l’espèce humaine, et le moment où vous serez exterminé délivrera la terre d’un fardeau qu’elle ne supporte qu’avec horreur… Souvenez-vous, monsieur, que ce monstre, au moment où vous exercez envers lui un acte inouï de clémence et de bonté, ose vous accuser de le poursuivre pour un crime dont vous le savez innocent ; et même, bien plus, d’avoir glissé exprès parmi ses hardes des effets prétendus volés, à dessein de le perdre. Cette scélératesse sans exemple vous fait un devoir de délivrer le monde d’une telle peste, et, pour votre propre intérêt, vous oblige à ne pas vous relâcher de vos poursuites, de peur que votre indulgence pour lui ne donne du crédit à ses abominables mensonges.

— Je ne m’inquiète pas des conséquences, reprit M. Falkland, j’obéis à l’impulsion de mon cœur. Je ne concourrai jamais personnellement à réformer l’espèce humaine par les haches et les gibets ; je suis convaincu que les choses n’iront jamais bien que lorsque l’honneur et non la loi sera l’arbitre souverain du monde ; que lorsque le vice aura appris à reculer devant l’irrésistible puissance et la dignité de la vertu, mais non devant les froides et mesquines formalités d’un code ; si mon calomniateur était digne de mon ressentiment, ce serait mon épée et non pas le glaive du magistrat qui me ferait justice de son insolence ; mais ici je me ris de sa malice, je me résous à l’épargner, comme le roi généreux des forêts laisse vivre l’insecte qui ose attenter à son repos.

— Vous tenez là des discours romanesques, dit M. Forester, au lieu de parler le langage de la raison. Cependant il m’est impossible de ne pas être vivement frappé du contraste dont je suis témoin entre l’élévation sublime de la vertu et l’injustice opiniâtre et inébranlable du crime. Tandis que votre cœur montre un excès de bonté, rien ne peut toucher l’âme de cet intrépide scélérat. Je ne me pardonnerai jamais de m’être laissé abuser un instant par ses détestables artifices. Ce n’est pas ici le moment de discuter le procès entre la chevalerie et la loi. Tout ce qu’il y a, c’est que, comme magistrat, ayant fait l’information du délit, j’insiste sur ce qui est de mon devoir, c’est-à-dire sur ce que la justice ait son libre cours, et que l’accusé soit transféré dans la prison du comté. »

Après quelques débats encore de part et d’autre sur le même point, M. Falkland, trouvant M. Forester obstiné, et intraitable, retira son opposition. En conséquence, on manda un officier de justice du village voisin ; le mandat fut délivré, et une des voitures de M. Falkland fut préparée pour me conduire à la geôle. On peut aisément s’imaginer combien cette décision fut pénible pour moi. Je jetais des yeux inquiets sur les domestiques qui avaient été spectateurs de l’information ; mais pas un d’eux, ni par parole ni par geste, ne manifesta le moindre signe de compassion pour mes malheurs. Le vol dont j’étais accusé leur semblait atroce, à cause de son énormité ; et, quand même quelques étincelles de commisération auraient pu s’échapper de leurs âmes simples et ingénues, elles auraient été bientôt étouffées par l’indignation, à cause de la noirceur qu’ils voyaient dans ma récrimination contre leur digne et excellent maître. Mon sort étant ainsi décidé, et un des domestiques ayant été dépêché vers l’officier de justice, M. Forester et M. Falkland se retirèrent et me laissèrent à la garde de deux autres domestiques.

L’un de ceux-là était le fils d’un fermier du voisinage qui avait été longtemps l’intime ami de mon père. J’avais envie de connaître précisément le fond de l’âme de ceux qui avaient été témoins de cette scène, et qui avaient eu occasion d’observer auparavant mes mœurs et ma conduite. Je cherchai donc à entrer en conversation avec celui-ci, « Eh bien, mon bon Thomas, lui dis-je en hésitant et avec un accent plaintif, ne suis-je pas une bien malheureuse créature ?

— Ne me parlez pas, maître Williams ; allez, vous m’avez donné une telle secousse, que je n’en serai remis de longtemps. Vous avez été couvé par une poule, comme on dit, mais il faut que vous soyez sorti de l’œuf d’un basilic. Je suis vraiment bien aise que l’honnête fermier Williams soit mort ; car votre coquinerie lui ferait maudire le jour où il est né.

— Thomas, je suis innocent ! Je le jure par le Dieu du ciel qui doit me juger un jour, je suis innocent.

— Ne jurez pas, je vous en prie, pour l’amour de Dieu, ne jurez pas ! votre pauvre âme est déjà bien assez damnée sans cela. Ma foi, grâce à vous, mon garçon, je ne me fie plus jamais à personne et je ne crois plus aux apparences, quand ce serait un ange. Bonté divine ! comme vous nous en avez débité ! comme vous avez la langue dorée ! À l’entendre, on l’aurait cru innocent comme l’enfant qui vient de naître ; mais, à d’autres. Vous ne ferez pas croire aux gens que le noir est blanc ; pour mon compte, c’est bien fini avec vous. Je vous aimais hier tout comme si vous aviez été mon frère. Aujourd’hui j’ai tant d’amitié pour vous que je ferais de tout mon cœur dix milles à pied pour vous voir pendre.

— Bon Dieu, Thomas, pouvez-vous me dire cela ! Quel changement dans votre cœur à mon égard ! Je prends Dieu à témoin que je n’ai rien fait pour le mériter. Quel monde que celui où nous vivons !

— Arrêtez donc votre langue maudite ! les cheveux me dressent à la tête seulement à vous entendre. Pour tout l’or du monde je ne passerais pas une nuit sous le même toit que vous. Je craindrais à tout moment de voir tomber la maison pour vous écraser ! Je m’étonne que la terre ne s’ouvre pas pour vous engloutir tout vivant. C’est un poison rien que de vous regarder en face ! Si vous allez ce train-là, je crois, Dieu me pardonne, que les gens à qui vous parlerez finiront par vous déchirer par morceaux, et qu’ils ne vous laisseront jamais le temps de gagner la potence. Oh ! oui, je vous le conseille, plaignez-vous. Le pauvre petit innocent ! C’est dommage qu’il crache du venin tout autour de lui comme un crapaud et qu’il empoisonne la terre de son écume partout où il passe. »

Quand je vis que celui à qui je parlais était aussi inaccessible à tout ce que je pouvais dire, et considérant que, même en venant à bout de le ramener de sa prévention, je n’en tirerais pas grand avantage, je me conformai à son avis et gardai le silence. Il ne se passa pas beaucoup de temps sans que tout fût disposé pour mon départ, et on me conduisit à la même prison qui avait renfermé peu auparavant les innocents et malheureux Hawkins. Ils avaient été aussi les victimes de M. Falkland. Je voyais en lui une image fidèle, quoiqu’en raccourci, de ce que sont les monarques, qui comptent les prisons d’État au nombre des instruments de leur pouvoir.