Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 232-242).
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XVII


Dans un des intervalles lucides, si je puis les appeler ainsi, qui eurent lieu pendant cette période, on amena un jour devant M. Falkland, en sa qualité de juge de paix, un paysan accusé du meurtre d’un de ses camarades. Comme M. Falkland passait dès lors pour un homme valétudinaire et atteint de mélancolie, il est vraisemblable qu’il n’eût pas été appelé à siéger dans cette circonstance, si ce n’est que deux ou trois des juges de paix du voisinage, se trouvant à la fois absents, il n’y en avait aucun autre à plusieurs lieues à la ronde auquel on pût s’adresser. Quoique je me sois servi du terme de démence en décrivant les symptômes de son mal, il ne faut pas que le lecteur s’imagine que M. Falkland fût le moins du monde regardé, par la généralité de ceux qui avaient occasion de le voir, comme une espèce d’insensé. Il est vrai qu’en certaines circonstances sa conduite était singulière et inexplicable ; mais, dans toutes les autres, elle portait un tel caractère de dignité, de circonspection et de prudence ; il savait si bien commander le respect et l’obéissance ; il régnait dans ses manières tant d’égards et de politesse que, bien loin qu’il eût rien perdu de la confiance des malheureux, tous les environs ne retentissaient que de ses louanges.

J’étais présent à l’examen de l’affaire de ce paysan. Dès l’instant que j’avais appris le sujet qui amenait cette foule de survenants, une idée m’avait soudain frappé. J’avais conçu la possibilité de faire servir cet incident à la grande recherche qui absorbait toutes mes facultés. Je me dis : Cet homme est accusé de meurtre, et le mot seul de meurtre est le grand ressort de la sensibilité de M. Falkland. Je vais l’observer ; je ne le perdrai pas un instant de vue ; je veux suivre pas à pas le dédale de ses pensées ; à coup sûr, voici le moment où le secret de son âme va se dévoiler dans ses traits ; à coup sûr, si j’y mets bien tous mes soins, je vais le voir condamner ou absoudre par le plus redoutable et le plus infaillible des tribunaux.

Je pris mon poste de la manière la plus favorable à l’objet qui m’occupait tout entier. Quand M. Falkland entra, il me fut aisé d’apercevoir dans sa figure une extrême répugnance pour l’affaire dont il était obligé de s’occuper ; mais il n’y avait pas pour lui possibilité d’éluder. Sa contenance était inquiète et embarrassée. À peine aperçut-il une seule des personnes de l’assemblée. Il n’y avait pas longtemps que l’examen de l’affaire était commencé, lorsqu’il vint à tourner les yeux vers l’endroit de la salle où j’étais. Il nous arriva dans cette circonstance, comme dans plusieurs autres, que nous échangeâmes en silence un regard qui nous disait à l’un et à l’autre un million de choses. M. Falkland changea plusieurs fois de couleur. Je compris parfaitement ce qui se passait dans son âme, et j’aurais voulu me retirer ; mais cela m’était impossible : mes passions étaient trop fortement engagées ; j’étais cloué à ma place ; quand il se serait agi de ma propre vie, de celle de mon maître, ou presque du sort de tout un peuple, je n’aurais pas été le maître de changer de lieu.

Toutefois, le premier mouvement de surprise étant calmé, M. Falkland prit un air de résolution et d’assurance, et il parut conquérir plus d’empire sur lui-même qu’on n’aurait pu l’attendre de son entrée. Vraisemblablement il serait venu à bout de soutenir ce rôle jusqu’à la fin, si ce n’est que la scène, au lieu d’être continue, fut en quelque sorte perpétuellement changeante. L’homme qui était amené devant lui était vivement chargé par le frère du mort d’avoir agi avec la méchanceté la plus noire. Celui-ci déclara sur son serment qu’il avait existé une rancune d’ancienne date entre les parties, et il en rapporta plusieurs exemples. Il affirma que le meurtrier avait cherché l’occasion de satisfaire sa vengeance, qu’il avait porté le premier coup ; et, quoique en apparence la contestation ne fût qu’un simple défi ordinaire à coups de poing, qu’il avait guetté le moment pour frapper un coup mortel qui avait tué presque aussitôt son adversaire.

Tandis que l’accusateur déduisait ses charges et ses preuves, l’accusé manifestait la plus vive sensibilité. Tantôt une profonde douleur se peignait dans tous ses traits, et des larmes involontaires coulaient le long de son visage mâle et austère ; tantôt il tressaillait de surprise à la tournure défavorable qu’on donnait aux faits, sans pourtant témoigner aucune impatience ni aucune envie d’interrompre. Jamais je ne vis un homme d’un extérieur qui annonçât moins la cruauté. Il était grand, bien fait et d’une belle figure. Il y avait dans ses traits de la simplicité et de la bonté, sans niaiserie. Il était accompagné d’une jeune femme qui était sa maîtresse : c’était une personne tout à fait agréable, et dont les regards témoignaient assez l’intérêt qu’elle prenait au sort de son amant. Les spectateurs que le hasard avait amenés étaient partagés entre l’indignation contre la noirceur du prétendu criminel et la compassion pour l’aimable et malheureuse fille qui l’accompagnait. Ils paraissaient ne pas trop prendre garde à l’extérieur agréable de l’accusé ; ce ne fut que par la suite que ce témoignage muet attira plus favorablement leur attention. Pour M. Falkland, il était quelquefois absorbé tout entier par la curiosité et le désir ardent de découvrir la vérité ; puis, le moment d’après, il laissait voir une émotion soudaine et comme une sorte de retour sur lui-même, qui semblait lui rendre cet examen trop pénible pour qu’il pût le supporter plus longtemps.

Quand l’accusé en vint à établir sa défense, il n’hésita pas à convenir de la mésintelligence qui avait existé entre lui et le mort ; il avoua même que ce dernier était le plus grand ennemi qu’il eût eu au monde. C’était, à la vérité, son seul ennemi, et il lui était impossible de dire la cause de cette inimitié. Il avait fait tous les efforts imaginables pour apaiser son animosité, mais sans succès. Le défunt avait cherché sans cesse les occasions de le mortifier et de lui jouer de mauvais tours ; mais lui, il avait pris la ferme résolution de ne jamais entrer en querelle avec cet homme, et jusqu’à ce moment-là il y avait toujours réussi. Si le malheur qui lui était arrivé eût eu lieu avec toute autre personne, au moins on aurait pu penser que c’était un accident ; mais dans la conjoncture présente il sentait bien que tout le monde croirait qu’il avait agi par préméditation et par esprit de vengeance.

Le fait était que lui et sa maîtresse étaient allés à une foire voisine, où ils avaient été rencontrés par cet homme. Celui-ci avait souvent cherché à l’insulter, et, ayant pris sa patience et sa modération pour de la lâcheté, avait été encouragé par là à redoubler de grossièreté et de mauvais procédés. Enfin, voyant que l’accusé avait enduré, sans se fâcher, plusieurs insultes personnelles, sa brutalité s’était soudain tournée contre la jeune fille. Il les avait poursuivis ; il avait essayé mille manières de les harceler et de les tourmenter ; ils avaient cherché vainement à se débarrasser de lui. La jeune fille était fort effrayée. L’accusé en était venu à une explication avec cet agresseur, et lui avait demandé comment il pouvait être assez barbare pour s’acharner à faire peur à une femme ? L’autre avait répliqué d’un ton insultant : « Eh bien, il faut que cette femme cherche quelqu’un en état de la défendre ; les gens qui se lient avec de mauvais sujets, et qui se fient sur eux, méritent ce qui leur arrive. » L’accusé avait essayé tous les moyens possibles de prévenir une querelle ; à la fin, il avait perdu patience, la colère s’était emparée de lui, il avait défié son adversaire. Le défi avait été accepté ; on avait fait un cercle[1] ; il avait remis sa maîtresse aux soins de l’un des assistants, et malheureusement le premier coup qu’il avait porté avait été mortel.

L’accusé ajouta qu’il ne se souciait guère de ce qui arriverait de lui. Son vœu le plus cher avait été de passer sa vie sans faire mal à personne, et voilà que ses mains étaient teintes de sang. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est qu’on lui rendrait service de le débarrasser de la vie le plus tôt possible, car sa conscience ne lui laisserait pas un moment de repos ; que tant qu’il vivrait il aurait sans cesse devant les yeux l’image de ce mort, tel qu’il l’avait vu étendu sans mouvement à ses pieds. Que cet homme, qui était plein de santé et de vigueur, eût été le moment d’après levé de terre comme une masse froide et insensible, et tout cela par son fait, c’était une pensée trop affreuse pour qu’il pût la supporter. Il avait aimé de tout son cœur la pauvre fille qui avait été la cause de ce malheur, mais il ne pouvait plus la regarder. Cette vue évoquait soudain une légion de démons déchaînés contre lui. Un malheureux moment avait empoisonné toutes ses espérances et lui avait rendu la vie à charge… En disant ceci, ses bras retombèrent le long de son corps, ses traits s’altérèrent, et il resta immobile, dans l’attitude du désespoir.

Telle était l’histoire que M. Falkland avait à écouter. Quoique les incidents fussent pour la plupart fort différents de ceux que j’ai eu à rapporter, et qu’il y eût eu dans la rencontre de ces deux villageois beaucoup moins de politique et de talents déployés de part et d’autre, cependant, pour un homme dont l’esprit était fortement imbu de la première de ces aventures, il y avait dans celle-ci beaucoup de traits propres à suggérer une ressemblance suffisante. Dans l’une comme dans l’autre, c’était un homme brutal et grossier que la bienveillance et la circonspection de son adversaire n’avaient pu fléchir, et qu’un coup soudain et terrible avait frappé au milieu de sa carrière. Cette analogie déchirait continuellement le cœur de M. Falkland. Dans un moment il tressaillait de surprise ; dans un autre il changeait sans cesse de posture, comme quelqu’un qui ne peut plus résister au mal qui le presse. Ensuite on voyait ses muscles se tendre de nouveau pour se monter au ton de la patience la plus opiniâtre ; mais, au milieu de l’inflexible immobilité de sa figure, j’aperçus une larme de douleur rouler dans ses yeux et s’échapper le long de ses joues. Il n’osait pas tourner ses regards du côté de la salle où j’étais, ce qui donnait à sa contenance un air d’embarras et de contrainte. Mais, quand l’accusé vint à parler de ses propres sentiments, qu’il se mit à peindre la profondeur et l’amertume de ses regrets pour une faute involontaire, M. Falkland ne put pas y tenir davantage ; il se leva tout d’un coup et sortit brusquement de la salle avec tous les signes de l’horreur et du désespoir.

Cette circonstance fut assez indifférente pour l’affaire de l’accusé. Les parties restèrent environ une demi-heure à attendre. M. Falkland avait entendu lui-même ce qu’il y avait de plus essentiel dans les preuves. Cet intervalle écoulé, il envoya chercher M. Collins qui sortit de la salle. Les faits allégués par l’accusé étaient confirmés par beaucoup de témoins présents à l’événement. Il fut dit à l’assemblée que mon maître était indisposé, et en même temps la décharge de l’accusé fut prononcée. Néanmoins, à ce que j’appris par la suite, la vengeance du frère ne s’en tint pas là, et celui-ci trouva un magistrat ou plus scrupuleux, ou plus despotique, qui ordonna l’arrestation du prévenu.

Cette affaire ne fut pas plutôt terminée que je courus bien vite au jardin m’enfoncer dans un des bosquets les plus épais. Je sentais battre les veines de mon front ; j’étais haletant, et je ne me trouvai pas plutôt à l’abri de tous les regards, que mes pensées se firent passage malgré moi, et que, dans un accès d’enthousiasme que je ne pouvais contenir : « Voilà, m’écriai-je, voilà le meurtrier. Les Hawkins étaient innocents ! j’en suis sûr ! je parierais ma vie ! tout est dit, tout est découvert ! coupable, coupable, sur mon âme ! »

Tandis que je marchais ainsi à pas précipités le long des allées les plus écartées, et que de temps en temps je donnais carrière au tumulte de mes pensées par des exclamations involontaires, il me semblait sentir s’opérer dans toute ma machine une révolution complète. Mon sang bouillonnait dans mes veines. J’éprouvais une espèce de transport que je ne pouvais définir. Quoique agité des plus vives émotions, je me sentais plus de dignité et d’importance, en même temps que j’étais plein d’énergie et brûlant d’indignation. Au milieu de la tempête de toutes ces passions, il me semblait que mon âme jouissait du calme le plus ravissant. Je ne saurais mieux exprimer l’état où je me trouvais en ce moment, qu’en disant que je n’avais jamais si parfaitement goûté la vie.

Cet état d’exaltation mentale dura pendant plusieurs heures ; mais à la fin il s’apaisa, et fit place à la réflexion. Une des premières questions qui se présentèrent alors à moi fut celle-ci : Que vais-je faire de cette connaissance que j’ai eu tant de désir d’acquérir ? Je n’avais pas l’envie de devenir un délateur ; je sentais ce dont je n’avais eu auparavant aucune idée, c’est qu’il était possible d’aimer un meurtrier, et même, comme je le jugeais alors, le plus criminel des meurtriers. Je trouvais que c’était le dernier degré de l’absurdité et de l’injustice de perdre un homme fait pour rendre à l’humanité les services les plus essentiels, et cela simplement parce qu’en revenant sur sa vie passée, il s’y trouvait une action qui, quelle qu’en pût être la gravité, n’en était pas moins aujourd’hui irréparable.

Cette réflexion me conduisit à une autre, à laquelle je n’avais pas pris garde d’abord. Si j’avais été d’humeur à me rendre dénonciateur, ce qui s’était passé ne constituait nullement un genre de preuve admissible devant une cour de justice. « Eh bien donc, ajoutais-je, si le fait n’est pas de nature à être admis par un tribunal criminel, suis-je sûr qu’il soit tel que je puisse l’admettre pour moi-même ? À cette scène, dont je prétends tirer une aussi fatale conséquence, il y avait vingt personnes avec moi. Pas une d’elles n’a vu la chose sous le même jour que je l’ai vue. Toutes l’ont regardée comme une circonstance accidentelle et indifférente, ou bien ils l’ont trouvée suffisamment expliquée par les malheurs de M. Falkland et par son état d’infirmité. Renfermait-elle donc réellement une telle étendue d’applications et de conséquences, qu’il n’y avait personne que moi qui eût eu le discernement de les apercevoir ? »

Mais tous ces raisonnements ne produisirent aucun changement dans ma façon de penser. Je ne pouvais, pendant tout ce temps, bannir une seule minute de mon esprit : M. Falkland est l’assassin ! Il est coupable ! je le vois, je le sens, j’en suis sûr ! c’était ainsi qu’une inexorable destinée m’entraînait au précipice. L’état de mes passions dans leur marche rapide et progressive, l’ardeur et l’impatience de ce principe de curiosité qui dominait toutes mes pensées, semblaient rendre inévitable la détermination à laquelle je m’arrêtais.

Pendant que j’étais au jardin, il survint un incident qui ne fit pas grande impression sur moi pour le moment, mais que je me rappelai quand le mouvement de mes idées fut un peu ralenti. Au milieu d’une de mes exclamations involontaires et quand je me croyais absolument seul, il me sembla voir passer rapidement, à quelque distance de moi, comme l’ombre d’un homme qui cherchait à m’éviter. Quoique j’eusse à peine pu l’entrevoir, cependant il y avait quelque chose dans les circonstances du moment qui me fit croire que ce devait être M. Falkland. La seule possibilité qu’il eût pu entendre les paroles qui m’étaient échappées me fit frissonner. Mais, quelque alarmante que fût cette idée, elle n’eut pas cependant la force d’arrêter sur-le-champ le cours de mes réflexions. Néanmoins, des circonstances subséquentes la rappelèrent encore à mon esprit. À peine me resta-t-il un doute sur la réalité quand je vis arriver l’heure du dîner, sans qu’il fût possible de trouver M. Falkland. Le souper et la nuit se passèrent de même. La seule conclusion qu’en tirèrent ses domestiques, c’est qu’il était allé, comme à son ordinaire, faire une de ses promenades mélancoliques.



  1. La loi du pugilat est tellement sacrée en Angleterre, qu’au moindre défi un cercle se forme entre les deux boxeurs, qu’on laisse se battre jusqu’à ce que l’un des deux tombe mort ou demande grâce.