Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 91-107).
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VII


M. Tyrrel consulta, sur le plan qu’il avait à suivre, son confident ordinaire ; celui-ci, qui ne le cédait guère au squire en brutalité et en insolence, ne pouvait pas se figurer qu’une misérable petite fille, sans richesse et sans beauté, dût gêner le moins du monde les caprices d’un homme de l’importance de M. Tyrrel. La première idée qui vint à ce barbare parent fut de jeter à la porte la malheureuse orpheline, et de l’abandonner entièrement ; mais il ne pouvait pas se dissimuler qu’un pareil procédé ferait beaucoup crier contre lui ; et à la fin il s’arrêta à un projet qui, en mettant suffisamment sa propre réputation à couvert, lui donnait encore bien plus l’assurance de punir et de mortifier sa victime.

Il jeta les yeux, pour son dessein, sur un jeune homme de vingt ans, fils d’un certain Grimes qui tenait une petite ferme dans le domaine de son confident. Ce fut ce garçon qu’il résolut de donner pour mari à miss Melville, soupçonnant dans sa malice qu’entraînée par les sentiments de tendresse qu’elle avait malheureusement conçus pour M. Falkland, elle ne recevrait une proposition de mariage qu’avec une extrême répugnance. Il choisit Grimes comme étant, sous tous les rapports, diamétralement l’opposé de M. Falkland. Grimes n’était pas précisément un garçon qui eût des inclinations vicieuses, mais il était grossier et rustre au dernier point. Son teint était celui d’un sauvage ; il avait les lèvres épaisses, la voix rauque, tous les traits de son visage durs et sans harmonie. Enfin, de la tête aux pieds, rien n’était plus repoussant que toute sa personne. Il n’avait rien de méchant dans le caractère, mais il était tout à fait incapable de tendresse, et ne pouvait pas comprendre dans les autres des sentiments dont il ne trouvait aucun germe en lui-même. Habile boxeur, il était porté par inclination aux amusements où se déploie la force, et les jeux de main étaient pour lui des plaisanteries favorites qu’il ne regardait pas comme injurieuses quand elles ne laissaient aucunes traces après elles. En général, ses manières étaient très-bruyantes ; il n’avait pas la moindre attention pour les autres et était opiniâtre dans ses volontés, non par une vraie dureté de caractère, mais parce qu’il n’était nullement susceptible de ces impressions délicates qui jouent un si grand rôle dans des organisations plus délicates.

Tel était l’être à demi civilisé que la malice ingénieuse de M. Tyrrel avait cherché comme le plus propre à ses desseins. Jusqu’à ce moment l’oppression du despotisme ne s’était guère fait sentir à Émilie ; son heureuse insignifiance lui avait tenu lieu de protection : personne n’avait imaginé qu’elle valût la peine qu’on employât pour elle ces mille petites entraves dont on tourmente les filles nées dans l’opulence. On pouvait la comparer au faible oiseau qui gazouille paisiblement dans les bosquets qui l’ont vu naître.

Quand elle entendit donc son cousin lui proposer M. Grimes pour mari, elle resta pour un moment muette de surprise ; mais, dès qu’elle eut recouvré la parole, elle répondit : « Non, monsieur, je vous remercie. Dieu merci ! je n’ai pas besoin de mari.

— Si fait, vous en avez besoin ! n’êtes-vous pas toujours à courir après les hommes ? Il est bien temps de vous établir.

— Et M. Grimes, encore ! Non, non, s’il vous plaît. Si j’ai jamais un mari, ce ne sera pas quelqu’un comme M. Grimes.

— Taisez-vous ! Comment osez-vous vous permettre de pareilles impertinences ?

— Mais, Seigneur ! je ne sais pas ce que vous voudriez que j’en fisse : c’est comme si vous m’ordonniez de prendre votre vilain barbet pour le mettre dans ma chambre, sur un beau petit coussin de soie : et puis, M. Grimes n’est qu’un simple artisan, et je suis bien sûre d’avoir entendu dire à ma tante que notre famille était une très-noble famille.

— Cela n’est pas vrai. Notre famille ! Avez-vous l’impudence de vous regarder comme de notre famille ?

— Hé ! comment ! est-ce que votre grand-papa n’était pas mon grand-papa aussi, monsieur ? Comment ne serions-nous donc pas de la même famille ?

— Pour une bonne raison. Vous n’êtes que la fille d’un coquin d’Écossais qui a mangé jusqu’au dernier shilling de la fortune de ma tante Lucy, et qui vous a laissée sans pain. Vous avez en tout 100 liv. sterling, et le père de Grimes s’engage à lui en donner autant. Comment osez-vous ainsi regarder vos égaux avec tant de hauteur.

— Non, monsieur, non, je ne suis pas fière, assurément. Mais, en vérité, monsieur, il ne m’est pas possible d’aimer jamais M. Grimes… Je me trouve très-heureuse comme je suis ; pourquoi irais-je me marier ?

— Finissez votre bavardage ; Grimes sera ici cette après-midi, songez à vous bien comporter avec lui. Sans cela, il saura bien vous en faire ressouvenir, quand vous vous y attendrez le moins.

— Oh ! monsieur, je le vois bien à présent, vous ne parlez pas sérieusement, j’en suis sûre.

— Pas sérieusement ! Dieu me damne, c’est ce que nous verrons. Ah ! je vous dirai bien à quoi vous pensez, moi. Vous aimeriez mieux être la maîtresse de M. Falkland que la femme d’un bon et honnête laboureur : mais j’aurai l’œil sur vous. Ah ! ah ! voilà ce que c’est que d’être trop bon. Il faut vous tenir, Miss ; il faut qu’on vous apprenne la différence qu’il y a entre vos beaux rêves et la réalité : vous bouderez peut-être, mais peu m’importe : l’orgueil a besoin de temps en temps d’une petite mortification. S’il vous arrivait de faire quelque sottise, ce serait moi qui en porterais le blâme. »

Le ton dont parlait M. Tyrrel était si différent de celui auquel miss Melville était accoutumée, qu’elle se sentit tout à fait hors d’état de rien comprendre à ce qui se passait. Quelquefois il lui venait dans l’idée qu’il avait formé réellement le projet de la réduire à une situation dont elle ne pouvait même pas soutenir la pensée ; mais elle rejetait bien vite ce soupçon comme indigne de son parent, et finissait par conclure que c’était seulement une tournure qu’il avait prise pour la mettre à l’épreuve. Toutefois, elle résolut de consulter sa fidèle amie, Mrs. Jakeman, à qui elle raconta tout ce qui s’était passé. Mrs. Jakeman vit les choses autrement qu’Émilie ne se les était figurées, et trembla pour la tranquillité future de sa chère pupille.

« Bon Dieu, ma chère maman ! s’écria Émilie (c’était le nom qu’elle aimait à donner à la bonne femme de charge), sûrement vous ne pouvez pas croire ce que vous dites… Mais cela m’est égal ; il arrivera ce qui pourra : je n’épouserai pas M. Grimes.

— Mais que ferez-vous pour l’empêcher ? mon maître vous y obligera.

— Comment ! Croyez-vous parler à un enfant ! N’est-ce pas à moi, et non à M. Tyrrel, que l’on veut donner, ce mari ? Pensez-vous que je laisserai personne choisir un mari pour moi ? Je ne suis pas assez simple pour cela.

— Ah ! Émilie, vous connaissez bien peu les désavantages de votre situation. Votre cousin est un homme violent, et il est capable de vous mettre hors de chez lui si vous le contrariez.

— Oh ! maman, ce n’est pas bien à vous de parler comme cela ; je suis sûre que M. Tyrrel est un bien bon parent, quoique de temps en temps un peu brusque. Il sait fort bien que dans une affaire comme celle-ci j’ai droit d’avoir ma volonté, et l’on ne punit pas les gens de faire ce qu’ils ont droit de faire.

— Oui, cela ne devrait pas être, ma chère enfant, mais il y a des hommes bien méchants et bien tyrans dans le monde.

— À la bonne heure, mais je ne croirai jamais que mon cousin soit un de ces hommes-là.

— Je l’espère comme vous.

— Et puis, quand cela serait. Eh bien, certainement je serais très-fâchée de lui faire de la peine.

— Eh quoi ! ma pauvre enfant, ma chère Émilie irait errer sans asile et sans pain ! Est-ce que vous croyez que j’aurais le courage de voir de pareilles choses ?

— Non, non ; M. Tyrrel vient de me dire que j’avais cent livres sterling. Et, quand je n’aurais aucune fortune, n’y a-t-il pas des milliers d’individus qui sont dans le même cas ? Pourquoi tant me chagriner d’une chose qu’ils supportent bien et qui ne les rend pas plus tristes ? Ne vous tourmentez pas, maman ; je suis résolue à tout faire plutôt que d’épouser jamais Grimes : mon parti est bien pris.

Mrs. Jakeman ne put soutenir l’état pénible d’incertitude où l’avait jetée cette conversation ; et, pour voir ses doutes résolus, elle alla sur-le-champ trouver son maître. La manière dont elle le questionna indiquait assez l’opinion qu’elle s’était faite sur ce projet de mariage.

« Cela est vrai, dit M. Tyrrel, j’avais à vous parler là-dessus. Cette petite fille s’est fourré dans la tête des visions inconcevables qui finiraient par la perdre tout à fait. Vous pourriez peut-être me dire où elle les a prises ; mais, que cela vienne d’où l’on voudra, il est bien temps de s’en occuper. Les plus courts chemins sont les meilleurs, et il faut prendre les choses où elles en sont, avant qu’il y ait plus de mal de fait ; en un mot, je suis déterminé à lui faire épouser ce garçon. Vous n’avez jamais ouï dire de mal de lui, n’est-ce pas ? Vous avez beaucoup de crédit sur elle, et je désire que vous vous en serviez pour l’amener à son bien ; c’est ce que vous pouvez faire de mieux, entendez-vous ? C’est une petite fille très-décidée, je vous en avertis ; il ne faudrait pas grand’chose pour lui faire faire des sottises, et puis elle finirait par tomber dans le désordre et la misère si je ne prenais pas toutes les peines du monde pour empêcher sa ruine. Je veux faire d’elle la femme d’un honnête fermier, et ma jolie miss ne peut seulement pas en soutenir la pensée ! »

L’après-midi, Grimes vint se présenter à l’heure convenue, et on le laissa seul avec Émilie.

« Eh bien, miss, dit-il, il paraît que M. Tyrrel a envie de nous faire mari et femme. Pour ma part, je ne peux pas dire que j’y aie songé ; mais, puisque tant est que le squire a rompu la glace, ma foi, si le marché vous convient, vous avez trouvé votre homme. Vous n’avez qu’une parole à dire ; à bon entendeur demi-mot ; il ne faut que toucher un cheval aveugle pour le faire aller. »

Émilie n’était déjà que trop mortifiée de la proposition inattendue de M. Tyrrel. Elle se trouva tout à fait confondue de la nouveauté de sa situation, et encore plus de la rusticité de son prétendu, qui allait encore au delà de ce qu’elle se l’était figurée. Grimes prit sa confusion pour de la timidité.

« Allons, allons, ne baissez pas les yeux comme ça. Regardez-moi en face. Eh bien, quoi ? ma première bonne amie était Betty Butterfield, mais qu’y faire ? ce qu’on ne peut empêcher, il faut bien le souffrir ; le chagrin ne remplit pas l’estomac. C’était, ma foi, un beau brin de fille, allez, on peut bien dire ça ; cinq pieds six pouces francs, et forte comme un dragon. Ah ! diantre, comme cela vous abattait de l’ouvrage ! toujours la première debout, et la dernière couchée ; elle avait dix vaches à traire par jour ; et puis elle trottait au marché entre les paniers de son âne, quelque temps qu’il fît, pluie ou grêle, vent ou neige, c’était égal. Vous auriez eu plaisir à voir ses grosses joues fermes et rouges comme les pommes d’api de son verger ! Ah ! c’était là une fille alerte ; comme elle luttait avec les gens de la moisson ! une tape à l’un, un coup de pied à l’autre ; il n’y en avait pas un qui n’eût son paquet. La pauvre fille ! en revenant d’un baptême, elle s’est cassé le cou au bas d’un escalier. À coup sûr, je ne rencontrerai nulle part une si bonne gaillarde ; mais c’est égal, allez ; je ne doute pas que je ne trouve en vous tout ce qu’il me faut, quand nous aurons mieux fait connaissance. Avec votre air tout timide et tout honteux, allez, je vois bien qu’au fond vous êtes assez espiègle : quand nous aurons un peu joué ensemble, nous verrons ce qui en est. Je suis un bon coq ; allez, tel que vous me voyez, et je sais comme il faut s’y prendre. Ah ! vous y viendrez ; le poisson mordra à l’hameçon, n’ayez pas peur. Allez, allez, nous nous arrangerons bien ensemble. »

Pendant cette harangue, Émilie avait un peu rappelé ses esprits, et elle commença, d’une voix encore mal assurée, à remercier M. Grimes de la bonne opinion qu’il avait d’elle, en lui faisant observer en même temps qu’elle ne pourrait jamais agréer ses prétentions, et qu’ainsi elle le priait de vouloir bien se désister de ses poursuites. Cette déclaration aurait été assez intelligible, sans les manières étourdies et bruyantes de Grimes, qui ne pouvait pas garder le silence un seul moment, et qui croyait deviner d’avance tout ce qu’on voulait lui dire. En même temps, M. Tyrrel eut soin d’interrompre le tête-à-tête avant qu’ils eussent le temps de s’expliquer davantage, et il fut très-attentif par la suite à empêcher qu’ils pussent mieux se connaître ni s’entendre. En conséquence, Grimes attribua la résistance que lui avait fait voir miss Melville à la réserve naturelle de son sexe et à la pudeur ombrageuse d’une novice. À la vérité, quand il en aurait été autrement, il est douteux que cette découverte eût fait beaucoup d’impression sur lui ; il était accoutumé à regarder les femmes comme faites seulement pour l’amusement des hommes, et il s’élevait sans cesse contre la sottise de ceux qui les croient en état de juger par elles-mêmes de ce qui leur convient.

À mesure que miss Melville vit davantage son nouvel adorateur, son antipathie ne fit qu’augmenter. Mais, quoique son caractère fût décidé et exempt de la faiblesse que donne une éducation plus soignée que la sienne, cependant elle n’avait pas été accoutumée à essuyer de vives contradictions, et la sévérité toujours croissante de son cousin ne laissait pas de lui causer de l’effroi. Quelquefois elle songeait à s’enfuir d’une maison qui était devenue pour elle une prison ; mais, quand elle examinait de plus près un pareil projet, les habitudes de sa jeunesse et son ignorance du monde la faisaient bientôt reculer. Mrs. Jakeman ne pouvait, il est vrai, se faire à l’idée de voir sa chère Émilie unie avec Grimes ; mais par prudence elle s’opposait de tout son pouvoir à ce que sa jeune amie en vînt à prendre un parti extrême. Elle ne pouvait pas s’imaginer que M. Tyrrel voulût persister dans un dessein aussi étrange, et elle exhortait miss Melville à mettre de côté pour quelques instants la franchise et l’indépendance de son caractère pour désarmer l’obstination de M. Tyrrel par les moyens les plus propres à le toucher. Elle avait une grande confiance dans l’éloquence vive et ingénue de son innocente pupille ; mais Mrs. Jakeman ne savait pas ce qui se passait au fond de l’âme du tyran.

Miss Melville se rendit au conseil de son amie. Un matin, aussitôt après le déjeuner, elle alla au clavecin, et se mit à jouer, l’un après l’autre, plusieurs airs favoris de M. Tyrrel. Mrs. Jakeman s’était retirée ; les domestiques étaient allés chacun à leur besogne. M. Tyrrel voulait aussi sortir, son âme était mal disposée à l’harmonie, et il ne prenait pas cette fois grand plaisir à la musique. Mais Émilie semblait avoir dans les doigts plus de légèreté et de talent qu’à l’ordinaire. L’idée de la cause qu’elle avait à plaider exaltait vraisemblablement son âme ; et, comme elle se sentait le courage d’affronter l’indigence, elle ne se laissait pas abattre par la crainte. M. Tyrrel ne pouvait quitter la chambre. Il la traversait d’un pas impatient ; un moment après, son œil menaçant se fixait sur la pauvre innocente, qui ne pensait qu’à lui plaire ; enfin il se jeta dans un fauteuil vis-à-vis d’Émilie les yeux tournés vers elle. Il était aisé de suivre la marche des émotions qu’il éprouvait successivement. Son front se dérida peu à peu ; ses traits s’éclaircirent, le sourire parut y naître ; la tendresse avec laquelle il avait autrefois regardé sa cousine semblait revivre dans son cœur.

Émilie guettait le moment. Dès qu’elle eut fini le morceau qu’elle jouait, elle se leva et s’approcha de M. Tyrrel.

« N’ai-je pas bien joué ? Qu’allez-vous me donner pour récompense ?

— Pour récompense ? allons, venez, je vais vous embrasser.

— Bon ! ce n’est pas là mon compte. Pourtant il y a bien des jours que vous ne m’avez embrassée. Autrefois, vous m’aimiez bien, vous m’appeliez votre Émilie. Je suis bien sûre que vous ne m’aimiez pas plus que je vous aimais. Est-ce que vous voudriez me rendre malheureuse, dites ?

— Vous rendre malheureuse ! Comment pouvez-vous me faire une pareille question ? Mais, prenez garde, Émilie, n’allez pas me fâcher ; voulez-vous encore me tourmenter avec vos idées romanesques ?

— Non, non ; je n’ai pas d’idées romanesques. Mais j’ai besoin de vous parler sur une chose dont dépend tout le bonheur de ma vie.

— Oh ! je vois bien où vous voulez en venir. Taisez-vous. Vous savez que vous ne gagnerez rien à me persécuter avec votre maudite obstination. Vous ne voulez pas que j’aie un seul moment de satisfaction avec vous. Quant à Grimes, je suis déterminé sur cela, et il n’y a rien au monde qui puisse me faire changer de résolution.

— Mais, cher cousin, je vous en prie, songez-y un peu. Il faut à M. Grimes une femme qui lui convienne. Il serait tout aussi embarrassé de moi que moi de lui. Pourquoi nous forcer tous les deux à faire ce qui est aussi, opposé au goût de l’un qu’au goût de l’autre ? Je ne peux jamais m’imaginer que vous ayez réellement ce dessein dans la tête ; mais, par pitié, je vous en conjure, si vous l’avez, abandonnez-le. C’est une chose bien sérieuse que le mariage. Vous seriez bien fâché, pour une simple fantaisie, d’avoir uni deux personnes qui ne se conviennent pas le moins du monde. Nous serions aux regrets et malheureux tous les deux pour toute notre vie. Les mois, les années viendraient l’un après l’autre, et je ne pourrais espérer d’être libre que par la mort de la personne, que mon devoir m’obligerait d’aimer ! J’en suis bien sûre, mon cousin, il n’est pas possible que vous me vouliez tant de mal. Qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que vous soyez mon ennemi à ce point-là ?

— Je suis point votre ennemi. Je ne veux que ce qui est nécessaire pour vous empêcher de tomber dans le précipice. Mais, quand je serais votre ennemi, je ne pourrais jamais être pour vous un tourment pareil à celui que vous êtes pour moi. N’êtes-vous pas continuellement à me chanter les louanges de Falkland ? n’êtes-vous pas folle de Falkland ! C’est une légion de diables pour moi que cet homme ! Autant vaudrait pour moi être un pauvre mendiant, un nain, un monstre, je crois ! J’ai vu un temps où on avait de la considération pour moi. Mais à présent qu’ils sont tous engoués de ce faquin francisé, ils me trouvent grossier, bourru, brutal, tyran. Il est vrai que je ne sais pas faire de belles phrases, flagorner les gens par des louanges hypocrites et déguiser le fond de ma pensée. Le fat sait bien qu’il a tous ces misérables avantages, et il ne s’en sert que pour m’insulter sans relâche. C’est un rival et un persécuteur que je retrouve toujours sous mes pas ; mais, comme si ce n’était pas assez, il a trouvé le moyen d’apporter la peste jusque dans ma propre maison. Vous, que nous avons prise ici par charité, vous qui êtes le malheureux fruit d’un mariage mal assorti, voilà que vous vous tournez comme un serpent contre votre bienfaiteur, et que vous me déchirez à l’endroit le plus sensible. Quand je serais votre ennemi, aurais-je tort ? Pourrais-je jamais vous rendre tout ce que vous m’avez fait souffrir ? Et qui êtes-vous, Émilie ? Vingt vies comme la vôtre peuvent-elles payer une heure de tourments de la mienne ? Quand vous seriez vingt ans de suite à endurer toutes les tortures des martyrs, vous ne sentiriez pas ce que j’ai senti. Mais je suis votre ami. Je vois le chemin que vous prenez, et je suis déterminé à vous sauver des mains de ce suborneur, de cet hypocrite scélérat qui a conjuré notre perte à tous. Plus on laisse le mal à lui-même, plus il devient incurable, et je veux vous arracher sur-le-champ au danger dont vous êtes menacée. »

Cette sombre et violente explication fit naître de nouvelles idées dans l’esprit de la sensible miss Melville. Jamais M. Tyrrel n’avait dévoilé jusqu’à ce point les agitations de son âme ; mais les tempêtes auxquelles il était en proie ne l’avaient plus laissé maître de lui-même. Elle découvrit avec surprise qu’il était l’ennemi mortel de Falkland, de ce Falkland qu’il lui semblait qu’on ne pouvait connaître sans l’admirer ; elle découvrit aussi qu’il gardait contre elle, au fond du cœur, un amer ressentiment. Les féroces passions de son cousin lui inspirèrent un mouvement d’horreur et d’effroi qu’elle ne pouvait expliquer, et elle comprit qu’elle n’avait plus rien à espérer de ce caractère implacable. Mais ce mouvement fut en elle un prélude de courage et non de lâcheté.

« Non, monsieur, répliqua-t-elle, non, je ne chercherai jamais à vous déplaire ; j’ai été accoutumée à vous obéir, et je vous obéirai toujours en tout ce qui sera raisonnable ; mais vous me poussez un peu trop loin : que voulez-vous me dire de M. Falkland ? Ai-je jamais rien fait qui puisse autoriser vos odieux soupçons ? Je suis innocente et je le serai toujours. M. Grimes est bon pour trouver des femmes qui lui conviennent ; mais, à moi, il ne me convient pas, et il n’y a pas de torture dans le monde qui puisse me forcer à devenir sa femme. »

Ce ton ferme et décidé d’Émilie ne surprit pas peu M. Tyrrel. Il avait compté avec trop de confiance sur la timidité ordinaire du caractère de cette aimable personne. Il chercha alors à adoucir un peu la dureté de ses premières expressions.

« Dieu me damne, qu’est-ce que cela veut dire ? Pouvez-vous bien vous emporter ainsi avec moi ? Est-ce que vous croyez mener tout le monde à votre fantaisie, et me faire faire vos volontés, plutôt que de vous en rapporter à ma bienveillance pour vous ?… Mais vous connaissez mes intentions, Émilie ! J’insiste sur ce que vous receviez Grimes, que vous l’écoutiez de bonne grâce, et que vous mettiez de côté avec lui tous vos grands airs et vos petites finesses : m’entendez-vous ? Voulez-vous faire ce que je dis ? Mais si vous persistez encore dans votre humeur opiniâtre, eh bien, nous verrons ; il faut une fin à tout. Ne croyez pas que personne se soucie de vous épouser malgré vous. Vous n’êtes pas un morceau si rare, je vous en réponds. Si vous entendiez bien vos intérêts, vous vous trouveriez fort heureuse d’accepter ce jeune homme pendant qu’il veut bien de vous. »

Miss Melville entrevit avec grand plaisir, dans ces dernières paroles de son cousin, un terme assez prochain à la persécution qu’elle endurait. Mrs. Jakeman, à qui elle en fit part, la félicita de ce que M. Tyrrel paraissait revenir à des sentiments plus sages et plus modérés, et elle se sut à elle-même bon gré d’avoir conseillé une démarche dont l’issue était aussi heureuse. Mais leurs félicitations mutuelles ne furent pas de longue durée ; M. Tyrrel annonça à Mrs. Jakeman qu’il était dans la nécessité de l’envoyer quelque part pour une affaire qui la retiendrait quelques semaines ; et, quoique ce message n’eût rien en apparence d’artificieux ou de suspect, cependant une séparation si fort à contre-temps fut d’un augure sinistre pour les deux amies. Mrs. Jakeman, toutefois, exhorta sa pupille à tenir bon, lui rappela la disposition où son cousin avait paru être de revenir sur ses résolutions, et elle l’encouragea à tout espérer du courage et du bon esprit dont elle était pourvue. De son côté, Émilie, quoique très-peinée de l’absence de sa chère protectrice, dont les conseils lui étaient si nécessaires dans une pareille crise, ne pouvait pas cependant supposer assez de malice et de duplicité dans le cœur de M. Tyrrel pour concevoir de justes sujets d’alarme. Elle se flatta d’être bientôt délivrée d’une aussi cruelle persécution, et l’heureuse conclusion qu’avait eue la première affaire sérieuse de sa vie, lui parut l’assurance d’un succès complet pour l’avenir. Cette alternative d’alarmes et d’énergie fit bientôt place aux douces rêveries attachées à l’idée de M. Falkland. Les illusions auxquelles elle s’abandonnait à cet égard ne lui laissaient aucune idée pénible. L’incertitude même de l’événement lui faisait désirer de voir se prolonger une situation qui pouvait être trompeuse, mais qui, telle qu’elle était, avait aussi des charmes.