Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 25-35).
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II


Parmi les auteurs qui firent les délices de la première jeunesse de Falkland étaient les poètes héroïques de l’Italie ; c’est dans leurs ouvrages qu’il puisa l’amour de la chevalerie et des actes romanesques. Ce n’est pas qu’il n’eût trop de bon sens pour regretter le temps de Charlemagne ou d’Arthur ; mais en même temps qu’une dose de philosophie calmait son imagination, il se figurait que dans les mœurs dépeintes par ces poètes célèbres il y avait quelque chose à imiter aussi bien que quelque chose à éviter. Rien n’était plus propre, selon lui, à rendre un homme brave, humain et généreux, qu’une âme sans cesse exaltée par les sentiments de l’honneur et de la noblesse. Sa conduite répondit aux opinions qu’il s’était formées à cet égard, et il eut grand soin de la régler sur le modèle d’héroïsme que lui offrait son imagination.

Tels étaient ses sentiments, lorsqu’à l’âge ordinaire il commença son tour d’Europe ; les aventures qu’il eut furent plus propres à fortifier ses idées qu’à les ébranler. Son inclination le porta à s’arrêter plus longtemps en Italie, et là il se lia avec plusieurs jeunes seigneurs, dont les études et les opinions étaient conformes aux siennes, qui le recherchèrent avec empressement et lui donnèrent les marques les plus flatteuses de leur estime. Ils étaient charmés de voir un étranger adopter aussi vivement les principes qui caractérisaient parmi eux les hommes les plus distingués et les plus accomplis. Le beau sexe ne le traita pas avec moins de faveur. Quoique de petite taille, il y avait dans toute sa personne un air de distinction peu ordinaire. Cet extérieur était alors relevé par d’autres qualités qui depuis se sont effacées : une vive expression de franchise et de naturel, l’ardeur et l’enthousiasme de la jeunesse. Jamais peut-être Anglais ne fut à ce point l’idole de la société italienne.

Il n’était pas possible que Falkland, enivré comme il l’était des idées de la chevalerie, n’eût pas de temps en temps quelques affaires d’honneur, et il les termina toutes d’une manière qui n’eût pas fait honte au chevalier Bayard lui-même. En Italie les jeunes gens de qualité se divisent en deux classes : ceux qui tiennent à la pureté des principes des anciens preux, et ceux qui, non moins chatouilleux sur le point d’honneur, ont à leur solde des bravi qu’ils emploient pour le moindre affront comme instruments de leurs vengeances. Ils ne varient, comme on voit, que dans la manière d’appliquer une règle généralement adoptée parmi eux. Le noble italien le plus généreux n’en pensera pas moins qu’il y a certaines personnes avec lesquelles on ne saurait se mesurer sans déshonneur. Or, comme, suivant lui, un outrage ne peut se laver que dans le sang, il est convaincu qu’auprès de la réparation due à son honneur offensé, la vie d’un homme n’est qu’une bagatelle. Il y a donc peu d’Italiens qui, dans certaines circonstances, se fissent scrupule d’un assassinat. Les nobles cœurs ne peuvent, malgré les préjugés de leur éducation, se défendre de sentir la bassesse d’une pareille lutte, et ils désirent étendre aussi loin que possible le cartel de l’honneur. Les autres, par une arrogance réelle ou affectée, s’accoutument à regarder tous les autres hommes comme d’une nature inférieure ; et ce sentiment les porte, par une conséquence toute simple, à satisfaire leur vengeance sans exposer leur personne. M. Falkland eut affaire avec quelques-uns de ces derniers ; mais il trouva dans la résolution et l’intrépidité de son caractère des ressources pour sortir avec avantage de rencontres aussi périlleuses. Je ne citerai qu’un exemple, entre beaucoup d’autres, de sa manière de se conduire au milieu d’un monde aussi fier et aussi impétueux. M. Falkland est le principal agent de l’histoire de mes malheurs, et il n’est pas possible de bien comprendre M. Falkland tel que je l’ai trouvé, dans son automne et dans le déclin de sa vigueur, sans avoir une connaissance parfaite de son caractère avant cette époque, lorsque, encore dans le feu de sa jeunesse, il n’avait pas essuyé lui-même les coups de l’adversité, et que les angoisses de la douleur ou du remords n’avaient pas brisé les ressorts de son âme.

Il fut reçu avec une distinction particulière à Rome, dans la maison du marquis Pisani, qui n’avait qu’une fille héritière de son immense fortune, et l’objet de l’admiration de toute la jeune noblesse de cette métropole du monde chrétien. Lucretia Pisani était grande, remplie de grâces, de dignité, et extraordinairement belle. Elle ne manquait pas de qualités aimables, mais elle était d’un caractère hautain, sujette à prendre souvent des airs fiers et dédaigneux. Ses charmes, son rang et l’adoration qui la suivaient partout nourrissaient son orgueil.

Parmi la foule de ses adorateurs, le comte Malvesi était celui que le père de Lucretia favorisait davantage, et sa fille ne l’écoutait pas avec indifférence. Le comte était un homme distingué en tous points, d’une grande intégrité et d’une humeur naturellement douce. Mais il aimait trop ardemment pour pouvoir conserver toujours l’affabilité de son caractère. Tous ces admirateurs dont les vœux flattaient sa belle maîtresse étaient pour lui un supplice perpétuel. Plaçant tout son bonheur dans la possession de cette beauté impérieuse, il s’alarmait des moindres circonstances qui lui semblaient porter atteinte au privilége de ses prétentions ; mais par-dessus tous, le jeune Anglais était l’objet de sa jalousie. Le marquis Pisani, ayant passé plusieurs années en France, n’avait pas l’habitude des précautions soupçonneuses des pères de famille italiens, et il laissait à sa fille une très-grande liberté. Les hommes avaient un libre accès auprès d’elle, sans autre cérémonie que celle qu’exigent les bienséances. Mais surtout M. Falkland, en sa qualité d’étranger et comme un homme qui n’était pas dans le cas d’avoir des prétentions à la main de Lucretia, était admis sur le pied d’une grande familiarité. La jeune Italienne, dans l’innocence de son cœur, ne se faisait pas scrupule d’écouter des compliments sans conséquence, et se comportait avec la franchise d’une femme qui se sent au-dessus du soupçon.

M. Falkland, après avoir demeuré plusieurs semaines à Rome, se rendit à Naples. Pendant ce temps, divers incidents différèrent le mariage projeté de l’héritière de Pisani. Quand il revint à Rome, le comte Malvesi était absent. Lucretia, qui avait extrêmement goûté la conversation de M. Falkland, était douée d’un esprit vif ; avide d’instruction, elle avait conçu, dans l’intervalle de ses deux séjours à Rome, une grande envie de savoir l’anglais ; envie qui lui avait été inspirée par l’enthousiasme avec lequel elle avait entendu vanter nos meilleurs auteurs par leur compatriote. Elle s’était procuré tous les livres nécessaires, et avait fait quelques progrès dans son absence ; mais quand elle le vit de retour, elle se décida à profiter d’une occasion qui ne se retrouverait peut-être jamais : elle témoigna le désir de lire des passages choisis de nos poëtes avec un Anglais qui avait autant de goût que M. Falkland.

Cette proposition amena nécessairement un commerce plus fréquent. Le comte Malvesi revint à son tour, et trouva M. Falkland établi dans le palais de Pisani, presque comme un commensal de la maison. Il ne fut pas maître de lui dans une situation aussi critique. Peut-être sentait-il en secret toute la supériorité du voyageur anglais, et tremblait-il que ces deux personnes n’eussent déjà fait dans le cœur l’un de l’autre bien des progrès, même avant d’y avoir songé. Il regardait l’alliance de Lucretia comme faite, sous tous les rapports, pour flatter l’ambition de M. Falkland, et il ne pouvait souffrir l’idée de se voir enlever par cet étranger d’au delà les monts celle qui faisait tout le charme de sa vie.

Il eut encore assez de prudence néanmoins pour commencer par aller demander à Lucretia une explication. Celle-ci le reçut en riant et plaisanta sur son inquiétude. La patience du pauvre comte était déjà à bout, et il se mit à répéter ses interrogations dans des termes que l’altière Lucretia n’était pas d’humeur à écouter tranquillement. Elle avait été habituée à rencontrer partout de la déférence et de la soumission : quand elle eut surmonté cette première impression de terreur que lui avait d’abord inspiré le ton impérieux sur lequel elle s’entendait catéchiser pour la première fois, son mouvement fut celui du plus vif ressentiment. Elle ne voulut pas prendre la peine de répondre à l’impertinent questionneur, et elle se permit même de laisser tomber exprès quelques mots obliques propres à fortifier encore ses soupçons. La présomption et la folie du comte furent un moment tournées en ridicule. Après lui avoir lancé quelques sarcasmes des plus amers, changeant tout à coup de style, Lucretia lui défendit de jamais se présenter devant elle autrement que sur le pied d’une simple connaissance, en lui déclarant qu’elle était déterminée à ne plus s’exposer dorénavant à s’entendre traiter d’une manière aussi indigne. « Il était fort heureux pour elle qu’il eût enfin développé son véritable caractère, et elle saurait très-bien profiter de l’expérience qu’elle en faisait pour éviter à l’avenir de retomber dans le même danger. » Toute cette explication se ressentit des premiers mouvements d’une irritation mutuelle, et Lucretia n’eut pas le temps de réfléchir à la conséquence d’exaspérer ainsi son amant.

Le comte Malvesi la quitta en proie à toutes les tortures de la jalousie. Il s’imagina que cette scène était préméditée pour trouver un prétexte de rompre un engagement solennel ; ou plutôt mille conjectures opposées déchiraient son cœur dans tous les sens. Tantôt il rejetait la faute sur Lucretia et tantôt sur lui-même ; il s’accusait, il accusait sa maîtresse, il accusait tout le monde. Ce fut dans cet état qu’il courut à l’hôtel du gentilhomme anglais. Le moment des éclaircissements était passé, et il se sentait entraîné d’une manière irrésistible à justifier la précipitation de sa conduite envers Lucretia, en prenant pour une chose convenue et hors de doute que Falkland était son heureux rival.

M. Falkland était chez lui. Les premiers mots du comte furent l’accusation de duplicité et une provocation en duel. L’Anglais avait une sincère estime pour Malvesi, qui était vraiment un homme de beaucoup de mérite, et qui avait été une des premières connaissances de Falkland en Italie, car ils s’étaient d’abord rencontrés à Milan. Mais une chose le frappa plus vivement encore, et ce fut la conséquence qu’un duel pouvait avoir dans la circonstance. Quoiqu’il n’eût pour Lucretia aucun sentiment d’amour, il avait conçu pour elle une très-haute estime, et il savait d’ailleurs que, malgré tous les déguisements de sa fierté, elle avait au fond du cœur de la tendresse pour le comte. Il ne pouvait soutenir l’idée d’avoir, par une indiscrétion dans sa conduite, porté atteinte au bonheur d’un couple aussi bien assorti. Il essaya donc d’entrer en explication, mais tous ses efforts furent inutiles. Son adversaire, dominé par la colère, ne voulait pas écouter le moindre mot qui pût arrêter son emportement. Il traversait la chambre à grands pas et l’écume à la bouche. M. Falkland, voyant qu’il n’était pas possible de le détromper, dit au comte que, s’il voulait revenir le lendemain à la même heure, il l’accompagnerait au lieu qu’il jugerait à propos de choisir.

En quittant le comte Malvesi, M. Falkland courut au palais Pisani ; là il lui fut bien difficile d’apaiser l’indignation de Lucretia. L’honneur s’opposait à ce qu’il pût lui apprendre le cartel, quoiqu’il fût bien résolu au fond de l’âme de ne jamais tirer l’épée dans cette querelle. La moindre ouverture sur cet article eût bientôt désarmé cette fière beauté ; mais, si elle avait quelque crainte de ce genre, ce n’était qu’une crainte trop vague pour la déterminer à se départir en rien de son ressentiment. Toutefois M. Falkland lui fit un tableau si intéressant du trouble où elle avait jeté Malvesi, il excusa, par des raisons si flatteuses pour elle, les emportements de sa conduite, qu’il finit par vaincre tout à fait le courroux de Lucretia. Quand il vit son projet près de réussir, il ne balança plus à lui tout découvrir.

Le lendemain, le comte Malvesi, exact au rendez-vous, se présenta chez M. Falkland : celui-ci vint à la porte le recevoir, et le pria d’entrer un moment dans la maison, où il avait une affaire de trois minutes à terminer. Ils passèrent dans le salon. M. Falkland y laissa le comte, et l’instant d’après il reparut, tenant par la main la belle Lucretia elle-même, parée de tous ses charmes, que relevait encore en ce moment l’air de noblesse et de triomphe d’une femme généreuse qui veut bien faire grâce. M. Falkland la conduisit vers le comte, qui était pétrifié d’étonnement ; pour elle, posant sa main sur le bras de son amant, elle lui dit du ton le plus aimable : « Me pardonnerez-vous de m’être laissé trahir par ma fierté offensée ? »

Le comte, transporté, croyant à peine ses yeux et ses oreilles, se précipita à ses genoux en balbutiant quelques mots qui voulaient dire que lui seul avait un pardon à implorer, et que, quand même elle aurait la bonté de lui faire grâce, il ne se pardonnerait jamais à lui-même sa conduite sacrilège envers elle et envers ce généreux Anglais qu’il avait offensé. Quand les premiers élans de sa joie furent un peu calmés, M. Falkland lui parla en ces termes :

« Comte Malvesi, j’éprouve un plaisir extrême d’avoir pu ainsi, par des moyens pacifiques, désarmer votre ressentiment et assurer votre bonheur ; mais je dois vous avouer que vous m’avez mis à une rude épreuve. Mon humeur est tout aussi fière et tout aussi peu endurante que la vôtre ; je ne serais pas toujours aussi sûr de la contenir ; mais j’ai considéré que j’avais le premier tort ; vos soupçons étaient mal fondés, mais ils n’étaient pas déraisonnables. Nous nous sommes trop permis de jouer sur les bords du précipice. Connaissant la faiblesse du cœur humain et les usages actuels de la société, je n’aurais pas dû rechercher avec autant d’assiduité cette personne enchanteresse. Il n’y aurait eu rien d’étonnant qu’ayant tant d’occasions de la voir, et faisant le précepteur avec elle comme je l’ai fait, je me fusse trouvé pris au piège avant de m’en apercevoir, et qu’il se fût glissé dans mon cœur des sentiments que je n’aurais pas été le maître de vaincre. Je vous devais donc une réparation pour l’imprudence de ma conduite.

» Mais les lois de l’honneur sont rigoureuses, et il y avait à craindre qu’avec tout le désir que j’ai d’être votre ami, je ne me visse obligé d’être votre meurtrier. Heureusement que ma réputation en fait de courage est assez bien établie pour que le refus que je fais de votre cartel ne puisse m’exposer à rien de déshonorant. Je regarde comme un bonheur véritable que vous m’ayez trouvé seul dans notre entrevue d’hier. Cette circonstance m’a rendu absolument le maître de l’affaire. Si l’aventure venait à s’ébruiter, la manière dont tout s’est terminé entre nous serait connue en même temps que la provocation, et cela me suffit. Mais si le défi eût été public, toutes les preuves que j’ai pu donner jusqu’à présent de mon courage n’excuseraient pas ma modération actuelle, et, malgré tout mon désir de ne pas me battre, cela n’eût pas dépendu de moi. Que cela nous serve donc à tous les deux pour nous mettre en garde contre un premier mouvement, puisqu’il peut en résulter des conséquences qui forcent à verser du sang, et puisse le ciel vous rendre heureux avec une compagne dont je vous crois tout à fait digne ! »

J’ai déjà dit que ce ne fut pas là le seul exemple où, dans le cours de ses voyages, M. Falkland fit voir d’une manière éclatante qu’il n’avait pas moins de vertu que de courage. Il resta encore plusieurs années hors de son pays, et chaque jour ajoutait à l’estime qu’il avait acquise aussi bien qu’à l’opinion qu’on avait de son extrême délicatesse sur l’article de l’honneur. Enfin il jugea à propos de revenir en Angleterre, avec l’intention de passer le reste de ses jours dans la résidence de ses ancêtres.