Cahiers du Cercle Proudhon/5-6/Satellites de la Ploutocratie

Cahiers du Cercle Proudhon/5-6
Cahiers du Cercle Proudhon (p. 177-213).
Cahiers du Cercle Proudhon


« SATELLITES DE LA PLOUTOCRATIE »


« Une Société qui repousse, définitivement et par instinct, la guerre et l’esprit de conquête est en décadence : elle est mûre pour la démocratie et le régime des épiciers.
Nietzsche, Volonté de puissance, t. II. p. 122.


Deux grands faits dominent notre histoire toute contemporaine : l’audace de l’Italie entreprenant sa guerre de Tripoli, au nez et à la barbe de l’Europe et nonobstant les mines scandalisées de cette vieille hypocrite ; et, plus audacieuse encore, si possible, parce que venant de petites puissances, l’initiative guerrière des peuples balkaniques, qui, las de se laisser berner par de vaines promesses et pleins d’une volonté héroïque, ont décidé de rejeter le Turc en Asie — tout simplement. Un spectacle d’un haut comique, ce fut l’attitude de l’Europe ploutocratisée en face de ces deux initiatives guerrières — une attitude de vieille catin à la retraite, toute confite en pacifisme comme l’autre en dévotion, et qui, devant l’irruption du fait guerrier, pousse des cris d’orfraie, comme une personne dont la pudeur, sur un tard, est devenue extrêmement chatouilleuse et pincée.

On se rappelle encore quel tombereau d’injures la presse allemande déversa sur cette pauvre Italie pour avoir eu l’incroyable audace de déclarer la guerre à ces excellents Turcs, de si bons élèves et clients germaniques, comme chacun sait ; quant à ces petits peuples balkaniques, qui viennent de se lancer, malgré les avis de la prudente et vieille Europe, dans une guerre folle, où ils ont, par-dessus le marché, le toupet d’être vainqueurs, la ploutocratie n’a pas encore eu le temps de digérer un tel affront à sa Toute-Puissance. Mais un spectacle lamentable, c’est de voir avec quelle ardeur touchante le socialisme international, et il faut ajouter, hélas ! le syndicalisme, a emboîté le pas à la ploutocratie et fait chorus avec elle pour hurler d’ineptes injures aux chausses de ces Italiens et de ces Bulgares trouble-fête.

Un écrivain nationaliste italien, M. Corradini, a trouvé le mot de la situation, le mot juste, et qui marquera d’une éternelle flétrissure tout le socialisme moderne « Satellites de la ploutocratie » a-t-il prononcé en parlant des socialistes à la Jaurès, dans le sillage desquels, hélas ! je le répète, marchent nos syndicalistes de la C.G.T. N’a-t-on pas vu, en effet, dans la Bataille syndicaliste, à quel point l’on s’intéressait aux vicissitudes de la rente et aux déboires de ces malheureux petits rentiers dont l’initiative guerrière des peuples balkaniques venait troubler la quiétude, et comment l’on morigénait ces non moins malheureux prolétaires grecs, assez dépourvus du sens de leurs intérêts de classe, pour applaudir à la guerre contre le Turc ? — Ainsi, du moins, en jugeait, de Paris, le camarade Jouhaux, qui, habitué à gouverner la C.G.T., trouvait sans doute l’hérésie des camarades athéniens par trop attentatoire à la dignité de ses fonctions directoriales.

« Nous savons, écrit Corradini, que beaucoup de ces courants pacifistes qui traversent l’atmosphère européenne, sont de source ploutocratique. C’est ainsi que sont pacifiques les trois nations la France, l’Allemagne et l’Angleterre, parce qu’elles sont ploutocratiques. En s’opposant à la guerre de Libye comme à la guerre balkanique, le pacifisme bourgeois, comme le pacifisme socialiste, aide la ploutocratie à maintenir, par la main du Turc, en Europe, la tyrannie de l’injustice et en Afrique la tyrannie de la stérilité, qui est la suprême injustice contre l’éternelle nature. » Oui, et ces trois nations pacifiques, parce que ploutocratiques, voyez la triste figure qu’elles font à côté de l’Autriche, et quelle place la première celle-ci a prise dans le fameux concert européen ! La guerre de Tripoli a certainement grandi l’Italie, et l’aurait plus grandie encore, si elle avait réussi, par des succès militaires éclatants, à se laver complètement de ses défaites d’Abyssinie, tant la guerre est le facteur suprême qui fait et défait les nations ! Quant à la France, la plus ploutocratique des nations modernes, et qui, tranquillement, a réussi à vivre quarante-deux ans sans laver la honte de Sedan, on peut voir également quelle petite place elle tient dans le monde, et certes ce ne sont pas les ridicules tentatives de médiation de notre avocat-ministre national, plaidant les intérêts de la finance internationale, qui l’élargiront. La France est si ploutocratisée, et, par suite, si avancée sur le chemin de la décomposition et de la décadence, que les mouvements, dont on pouvait espérer précisément une réaction contre le régime de l’Or, ne tardent pas à s’enliser dans l’ornière ploutocratique : tel ce mouvement syndicaliste, qui, au lieu d’opérer avec la bourgeoisie une scission réparatrice et régénératrice, s’est empressé d’emprunter à la décadence bourgeoise toutes ses idéologies les plus corruptrices, jusque et y compris le pacifisme humanitaire le plus plat et le plus inepte.

Ce pacifisme moderne — il n’y a cependant aucun doute possible sur l’interprétation qu’il faut lui donner, et il y a belle lurette qu’on a remarqué : 1o que la démocratie est le pays de cocagne des financiers ; 2o que le socialisme d’État, aboutissant naturel, logique et fatal de la démocratie, est un socialisme pour lequel les financiers se sont toujours senti, se sentent et se sentiront éternellement une tendresse extrême : collusion de Jaurès et d’Israël à l’Humanité ; présence, dans tous les mouvements socialistes politiques, et, à leur tête, de riches banquiers, par exemple, le fameux Singer, en Allemagne, l’Institut Solvay, en Belgique, « La puissance de la moyenne, écrit Nietzsche (Volonté de puissance, t. II, p. 198), est encore maintenue par le commerce, avant tout par le commerce d’argent : l’instinct des grands financiers se dirige contre tout ce qui est extrême ; c’est pourquoi les Juifs sont, pour le moment, la puissance la plus conservatrice dans notre Europe si menacée et si incertaine. Il ne leur faut ni révolutions, ni socialisme, ni militarisme. S’ils veulent avoir de la puissance, s’ils ont besoin de puissance sur le parti révolutionnaire, c’est seulement une conséquence de ce que je viens d’indiquer, ce n’est pas une contradiction. » La puissance de la moyenne, c’est-à-dire de la médiocrité démocratique, bourgeoise et libérale (le mot pour qualifier dignement ce qui est médiocre est, comme on sait et comme l’a dit le même Nietzsche, le mot « libéral » ) : on comprend l’influence énorme d’Israël, tant dans le monde conservateur que dans le monde révolutionnaire (voir le Gaulois du Juif converti Arthur Meyer et lHumanité de Jean Jaurès), quand on a bien saisi ces tendances du monde moderne, livré tout entier à la stupidité judéo-conservatrice d’une bourgeoisie qui, assise bien confortablement à la table de l’État, sue de peur et claque des dents à la seule vision du spectre de la Guerre ou de la Révolution, tel Macbeth à l’apparition du spectre de Banco. Mais ce pacifisme moderne a été merveilleusement analysé et ramené à sa cause essentielle par Proudhon, dans la Guerre et la Paix : « La guerre… tend à esquiver le libéralisme qui la poursuit en se réfugiant dans le gouvernementalisme, autrement dit, système d’exploitation, d’administration, de commerce, de fabrication, d’enseignement, etc., par l’État. Donc, on ne pillera plus, c’est ignoble ; on ne frappera plus de contributions de guerre, on ne confisquera plus les propriétés, on renoncera à la course, on laissera à chaque ville ses monuments et ses chefs-d’œuvre, on distribuera même des secours, on fournira des capitaux, on accordera des subventions aux provinces annexées. Mais on gouvernera, on exploitera, on administrera, etc… militairement, tout le secret est là. Un État peut se comparer à une Compagnie en nom collectif ou anonyme dans laquelle il y a d’immenses capitaux à manier, de grandes affaires à traiter, de gros profits à faire : par conséquent, pour les fondateurs, directeurs, administrateurs, inspecteurs et tous autres fonctionnaires, des gratifications à espérer, plus de magnifiques traitements… Plus l’État prend d’extension, plus le pouvoir a de fonds en maniement mais plus il manie d’argent, plus, naturellement, il en reste à son personnel et à toutes ses créatures.

« La cause première de la guerre, à savoir, le paupérisme, continuant d’agir, agissant même par en haut avec plus d’intensité encore que par en bas, il y a donc toujours militarisme au dedans et tendance à la conquête au dehors seulement, la guerre, au lieu de piller et de pressurer le peuple conquis, réalise ses bénéfices sous une autre forme. De même qu’aux siècles d’Alexandre et de César, le pillage héroïque s’était transformé en conquête, de même la conquête tend à se transformer à son tour en gouvernementalisme.

« Préfectures, commissariats, dotations, pots de vin, sinécures, traitements, pensions, remplacent les exactions proconsulaires, les dépossessions, les latinfundia, les ventes d’esclaves, les confiscations, toutes les fournitures de grains, de fourrages, de bois, etc. C’est surtout au moment de la prise de possession que se font les bons coups. Que de services à créer, d’emplois à distribuer ! que de promotions ! quelle bureaucratie ! et, pour les gens d’affaires, que de spéculations ! Voilà la guerre dans sa phase la plus élevée, la guerre avec isonomie, sans expropriation et sans pillage.

« Un effet de ce système est de faire croître les dépenses de l’État qu’on devrait appeler de leur véritable nom frais de guerre, à mesure que la hiérarchie se renforce et s’élève, à mesure, par conséquent, que l’État s’étend ou, ce qui revient au même, que le gouvernementalisme se développe. Sous l’empire de Napoléon Ier qui faisait encore la guerre à l’ancienne mode, l’extension du pouvoir central, son ingérence, étaient loin, malgré la sévérité de l’administration, de ce qu’elles sont devenues depuis. Le budget n’atteignait pas un milliard. Sous la restauration, la Monarchie de Juillet, la République de 1848 et le second Empire, la hiérarchie politique s’est développée, l’administration centrale s’est fortifiée de tout ce qu’a perdu la vie locale, et le budget de 1860 est porté à un milliard neuf cent vingt-neuf millions. »

Le budget actuel dépasse quatre milliards ; le mouvement dessiné par Proudhon s’est développé sur une formidable échelle; l’État démocratique moderne est devenu le monstre dévorant que nous connaissons; le gouvernementalisme bourgeois, sous la troisième République, s’est enflé et travaillé à l’égal de la grenouille de la fable, et nos socialistes d’État ne rêvent que de le porter à son apogée, en lui faisant embrasser tout le domaine de l’économie. Mais comme à la lumière de ces quelques lignes de Proudhon tout s’éclaire, et comme l’on comprend l’affinité, qui pourrait paraître étrange à des yeux superficiels, du socialisme d’État, de la démocratie bourgeoise et de la ploutocratie ! Corradini fait remarquer la collusion Jaurès-Poincaré dans les circonstances actuelles ; mais Jaurès est précisément l’homme qui incarne le mieux, dans le socialisme, les tendances étatistes ; Jaurès, dont l’âme est essentiellement bourgeoise et gouvernementale ; Jaurès, dont le pacifisme est si notoire qu’il se fait, sans broncher, traiter journellement de lâche par Léon Daudet : Jaurès, comme socialiste, ne s’est jamais rattaché ni à Marx, ni à Proudhon ; son vrai maître a toujours été Saint-Simon. Or, on sait que le système saint-simonien est un système de forte centralisation bureaucratique, destiné à mettre en valeur les hautes capacités bourgeoises et qui convient admirablement à une bourgeoisie devenue entièrement pacifiste et préférant les douceurs d’une grasse paix administrative aux luttes, aux risques et aux aventures de la libre concurrence. Et l’on sait, d’autre part, comment, sous le second Empire, ont fini tous les saint-simoniens : en bancocrates.

La chose est donc bien claire, et le pacifisme bourgeois moderne, auquel fait chorus le pacifisme socialiste, dans la mesure précisément où le socialisme reste tout pénétré d’esprit bourgeois et gouvernemental, bien élucidé. Mais comment expliquer, par contre, l’attitude des syndicalistes révolutionnaires, qui prétendent réagir précisément contre l’étatisme en général et l’étatisme socialiste en particulier, incarnés dans Jaurès et le socialisme parlementaire ? Comment, eux aussi, emboîtent-ils le pas à la ploutocratie derrière Jaurès ?

C’est que le mouvement ouvrier est soumis, comme les États eux-mêmes, à cette loi qui veut que plus la centralisation augmente, plus le gouvernementalisme se développe et plus l’on passe de ce qu’on appelle dans le système saint-simonien le « régime militaire » au « régime industriel », disons plus exactement ploutocratique ou pacifiste. La constitution de la C. G. T. c’est-à-dire d’une sorte d’État ouvrier postiche, ne devait pas tarder à produire ses effets naturels ; car, d’une part, il est infiniment plus facile à un gouvernement de traiter avec un gouvernement unitaire et de le manœuvrer dans la coulisse, de l’amener à composition ; et, d’autre part, au sein même de l’organisation centraliste, en raison de son extension et de sa grandeur même, l’esprit guerrier et juridique, fatalement, le cède de plus en plus l’esprit pacifiste et administratif. Les réformistes ont toujours préconisé, dans le mouvement ouvrier, les grandes organisations unitaires et fortement centralisées, et l’on sait que les réformistes sont très pacifistes ; Pelloutier, au contraire, qui avait un sens révolutionnaire si aigu, préconisa toujours la prépondérance des Bourses du Travail, permettant de conserver au mouvement ouvrier un caractère de localisme, de fédéralisme, de décentralisation, de liberté, beaucoup plus grand. Les classes suivent donc la même loi que les États à mesure qu’elles se centralisent, elles tombent dans un césarisme administratif favorable à la domination des puissances d’argent et craintif devant la grève comme devant la guerre. Et le syndicalisme qui, initialement, devait faire brèche à l’État et à la Ploutocratie, se transforme peu à peu en un simple agent manœuvré dans la coulisse par l’État et la Ploutocratie.

Y a-t-il à cet égard rien de plus significatif que la soi-disant évolution d’Hervé ? Je sais bien qu’Hervé n’a jamais été syndicaliste ; il n’a même jamais été socialiste ; on l’a très bien dit : c’est le dernier républicain, un Bleu de Bretagne ; et son néo-patriotisme révolutionnaire n’est encore qu’une façon de « défense républicaine ». Hervé, ancien professeur d’histoire, de formation toute laïque et quatre-vingt-neuvième, auteur d’un Manuel d’histoire tout à fait selon le cœur de l’État dreyfusien issu de la Révolution dreyfusienne. Hervé qui commença sa carrière politique par une polémique où il défendait une sorte de christianisme à la Tolstoï, c’est-à-dire pacifiste, contre la soi-disant déformation catholique, Hervé est un enfant perdu de la Révolution bourgeoise égaré sur les confins de la Révolution ouvrière, qu’il n’a jamais comprise que sous l’aspect d’une sorte de blanquisme romantique fort suranné. Il a toujours déclaré proférer à la bourgeoisie cléricale et bien pensante la bourgeoisie franc-maçonne et libre-penseuse. Il fut d’ailleurs lui-même franc-maçon. Il vient de rentrer dans le giron de l’Église unifiée. Quand il cria un jour « À bas la République ! » croyez bien que ce ne fut là que l’expression un peu vive d’un très violent « dépit amoureux » ; car Hervé ne s’est jamais brouillé à fond avec la République, et il n’a fait que la bouder cinq minutes, comme un amoureux à qui sa belle fait des misères et qui ne demande qu’à rentrer en grâce au plus vite. Il n’en est pas moins vrai qu’Hervé est l’homme qui, à un moment donné, prit, dans le syndicalisme, par le lancement de l’antipatriotisme, une place que les vrais syndicalistes purent estimer fort exagérée et même dangereuse, mais qui n’en fut pas moins considérable. Par sa sincérité, par la crânerie de ses attitudes, ses nombreuses prisons, Hervé avait pu entraîner derrière lui des troupes assez ardentes et jouer un rôle tout à fait disproportionné tant à sa valeur intellectuelle qu’à sa valeur syndicaliste intrinsèque. Mais que signifie son dernier « avatar » ? On a parlé de « conversion ». Il n’y a pas d’expression plus fausse pour qualifier le passage d’Hervé de l’antipatriotisme à l’espèce de militarisme révolutionnaire qu’il professe aujourd’hui. La vérité, c’est que son antipatriotisme d’alors fut un antipatriotisme de défense républicaine, l’expression violente d’un loyalisme républicain dépité, un antipatriotisme qui n’était qu’un tolstoïsme ouvrier, un pacifisme prolétarien, une sorte de sangnérisme moins tartufe et tout à fait laïcisé et plus encore « vieille » que « jeune » République. Aujourd’hui, son « militarisme révolutionnaire » est encore une manière de défense républicaine, et l’expression changée, mais en apparence seulement, de son loyalisme républicain. L’attitude d’Hervé vis-à-vis de l’armée ressemble trait pour trait à l’attitude des socialistes vis-à-vis du Parlement : au début, hostilité violente, antiparlementarisme forcené, dénonciation brutale et péremptoire du « crétinisme parlementaire »[1] ; puis, cela s’atténue, on s’aperçoit un beau jour que le Parlement pourrait être un précieux instrument de propagande, une tribune retentissante du haut de laquelle on peut parler au Pays tout entier ; on y entre, on s’y installe, et le tour est joué. Le régime bourgeois a trouvé de nouveaux « paratonnerres » ; la ploutocratie s’est asurée de nouveaux séides, et l’État démocratique moderne de nouveaux et ardents soldats.

Or, on le sait bien, l’antipatriotisme vraiment syndicaliste était surtout une forme exaspérée, crue, aiguë, de l’antiétatisme ouvrier, une manière carrée et brutale de rompre en visière au loyalisme gouvernemental, à ce gouvernementalisme bourgeois qui comme l’a si bien dit Proudhon, est la ransformation de la guerre-pillage, et qui, sous la forme monstrueuse, absurde et ruineuse de la paix armée, est le meilleur système d’exploitation que la Ploutocratie ait découvert pour saigner les peuples à blanc. Il faut lire à ce propos les tout à fait sagaces et pénétrantes réflexions de M. Pareto dans l’Indépendance du 1er mai 1911, dans son article Rentiers et Spéculateurs : « Un des phénomènes les plus singuliers de notre temps, écrit-il, est celui des armements toujours croissants auxquels se livrent les peuples civilisés, sans jamais se faire la guerre. Ils la préparent toujours, mais n’y arrivent jamais. L’intérêt des spéculateurs et entrepreneurs est qu’on dépense le plus possible pour les armements, parce que ces dépenses se font par leur entremise ; mais ils redoutent la guerre, parce qu’elle peut déplacer le centre du pouvoir politique. Un général victorieux, s’appuyant sur son armée, pourrait bien être tenté de leur rogner les ongles… Il est aussi remarquable que les mêmes personnes, qui votent des sommes toujours croissantes pour les armements, cherchent d’autre part à détruire l’esprit militaire. On dirait que leur but est d’avoir le plus de canons et de cuirassés possibles et le moins de marins et de soldats ». En effet, et cet admirable système s’est surtout développé dans notre France ploutocratique : l’État dreyfusien a, délibérément, depuis dix ans, fait tout ce qu’il a pu pour détruire l’esprit militaire et transformer l’armée en une bonne à tout faire, en une armée pacifiste ; et l’on n’a jamais, d’autre part, tant dépensé pour l’armée et la marine. Si, depuis quelques années, on semble vouloir remilitariser l’armée ; si, en présence du réveil nationaliste, nos gouvernants dreyfusiens semblent vouloir redonner à l’armée son caractère véritable, croyez bien que ce n’est là qu’une apparence ; le but réel est, non pas de reprendre l’Alsace et la Lorraine, non pas de redonner à l’État français, appuyé sur une armée solide, le droit de parler haut et clair en Europe au lieu d’être réduit à cette sorte de demi-vassalité honteuse où il végète aujourd’hui : non, la France ploutocratique, avec son avocat, M. Poincaré, est toujours aussi pacifiste et n’a aucune visée guerrière ; le but réel, c’est, utilisant, exploitant le réveil du sentiment national que la propagande de l’Action française et la situation internationale tendue ont suscité, de créer un état d’esprit favorable aux desseins secrets de Sa Majesté la Ploutocratie car, remarquez-le bien, à la faveur de cette situation, on ferait coup triple : 1o on écraserait le mouvement ouvrier ; 2o on escamoterait le réveil nationaliste suscité par l’Action française et l’Action française elle-même, et 3o on accroîtrait encore les armements, source trois fois bénie de profits pour nos seigneurs et maîtres les gouvernants et les spéculateurs. Système, je le répète, trois fois admirable, et qui ne présente presque aucun risque, car il est manifeste que la Finance internationale ne veut pas la guerre, susceptible, comme le dit fort bien Pareto, de déplacer le centre du pouvoir politique : dans la crise actuelle, créée par l’offensive des peuples balkaniques, il est clair, en effet, que l’Angleterre, l’Allemagne et la France, c’est-à-dire les trois grandes nations ploutocratiques, font tous leurs efforts pour écarter les possibilités guerrières; on entend partout un bruit et un remuement d’armes ; l’Europe semble être à la veille d’une conflagration générale ; mais cette fois encore, conformément aux desseins secrets de la Finance, on ne passera pas à l’acte.

Cela est si vrai qu’on ne comprendrait pas la tolérance singulière du Gouvernement vis-à-vis d’un Congrès comme celui qu’a organisé la C. G. T. contre la guerre et où elle semble avoir pris des résolutions d’un caractère extrêmement grave, si la situation était vraiment critique ; cette tolérance singulière et l’espèce de demi-silence fait par la presse bourgeoise autour de ce Congrès — on se serait attendu à de furieux aboiements — s’expliquent très bien, au contraire, s’il ne s’agit que d’utiliser, en vue de la paix réelle et du renforcement du système bourgeois de la paix armée, la protestation même de la classe ouvrière contre la guerre. Ce Congrès se trouverait ainsi, selon toute apparence, avoir servi les intérêts de la Ploutocratie. « Satellites de la Ploutocratie », écrit Corradini en parlant des socialistes ; il est triste d’avoir à étendre cette infamante qualification aux syndicalistes eux-mêmes.

C’est que, malheureusement, les syndicalistes semblent, dans leur protestation a priori contre la guerre, n’être animés que de sentiments d’un caractère beaucoup plus bourgeois que vraiment ouvrier. Ils semblent oublier, eux, révolutionnaires soi-disant à tous crins, que la guerre peut, dans certains cas, être un événement révolutionnaire de premier ordre. Ils se placent pour la condamner à un point de vue purement sentimental[2], tolstoïen, pacifiste bourgeois, ou même, ce qui est pis encore, on croirait parfois ne percevoir, dans leurs cris d’effroi à la perspective de la guerre, que le cri de la simple peur physique et que cet amour sénile de la vie pour la vie, caractéristique des peuples en décadence et qu’une décomposition morale déjà très avancée a gangrenés. Oh ! Ne pas être la proie des balles, vivre, vivre ! … pouvait-on lire dernièrement dans la Bataille syndicaliste. Ce cri est vraiment un cri du cœur ; mais on se demande si celui qui l’a poussé irait plus volontiers à la barricade qu’à la frontière et l’on trouvera bien singuliers et bien étranges ces révolutionnaires, si affamés de vivre, qu’ils semblent ne devoir sacrifier leur précieuse peau sur aucun autel, pas plus celui de la Révolution que celui de la Patrie.

Mais surtout il y a une distinction capitale que les syndicalistes semblent méconnaître ; et le passage suivant, extrait de l’Ère nouvelle (1894) va mettre cette distinction en pleine lumière. Dans un compte rendu du livre de Tolstoï sur l’Esprit chrétien et le patriotisme, Sorel écrivait ceci « Le patriotisme est, suivant Tolstoï, une illusion sentimentale entretenue en vue d’opprimer le peuple. À mesure que l’instruction se répand, plus d’individus viennent prendre part au festin gouvernemental et il y a aussi un bien plus grand nombre d’hommes occupés à répandre et à fortifier cette étonnante superstition. D’ailleurs, tout enfant de la plèbe, au sortir du collège, doit choisir entre les menaces du Gouvernement et les bénéfices de la piraterie gouvernementale. En dernière analyse, le patriotisme est une forme de loyalisme approprié aux conditions de la vie politique contemporaine. Il y a lieu de faire une distinction qui échappe à Tolstoï : au commencement de ce siècle, on appelait patriotes[3] les gens qui combattaient pour la liberté et qui défendaient les intérêts de la collectivité contre la rapacité des privilégiés ; plus tard seulement, on désigna sous ce nom les serviles admirateurs des gouvernements établis. En France, le patriotisme révolutionnaire n’est pas mort aussi complètement que s’imaginent nos maîtres ; il ne faudrait pas une propagande fort active pour le réveiller dans les masses. Il appartient aux socialistes de diriger ce sentiment populaire ; ils commettraient une grande faute s’ils laissaient leurs adversaires continuer leur propagande réactionnaire et loyaliste. En terminant son Histoire d’Israël, Renan jette un coup d’œil sur l’avenir : « Les questions sociales ne seront plus supprimées, dit-il, elles prendront de plus en plus le pas sur les questions politiques et nationales. » À l’heure actuelle, le patriotisme révolutionnaire est une question sociale de premier ordre. La civilisation, la science et le socialisme qui les résume sont menacés par la sainte Russie ; c’est ce qui explique pourquoi les fêtes franco-russes ont été accompagnées d’un réveil religieux qui charme tant Tolstoï ; l’Église de France a salué le protectorat du Tsar avec autant d’enthousiasme qu’elle avait salué le coup d’État du 2 décembre[4]. Les idées chrétiennes de Tolstoï présentent un sérieux danger ; elles n’agiront pas en Russie et ne réduiront pas la force du despotisme ; si elles agissaient dans l’Occident de manière à réduire la puissance défensive des pays ayant une culture scientifique, la civilisation serait dans le plus grand péril. »

La patriotisme peut donc se présenter sous deux aspects radicalement différents : il peut signifier surtout loyalisme gouvernemental ; c’est dans ce sens évidemment que la bourgeoisie le comprend et veut le faire entendre, et contre ce loyalisme, l’antipatriotisme est une révolte tout à fait nécessaire et légitime. Mais il peut avoir aussi un sens révolutionnaire, — non que le patriotisme puisse rentrer dans la catégorie des « sentiments conditionnels » : je pense au contraire, avec Proudhon, que le « sentiment de la patrie est comme celui de la famille, de la possession territoriale, de la corporation industrielle, un élément indestructible de la conscience des peuples. » Seulement, plus un sentiment est naturel, et plus son exploitation est odieuse. La responsabilité de la bourgeoisie française, devant l’Histoire et la Civilisation, sera lourde. Sa tactique a toujours été si déplorable, qu’elle est arrivée à compromettre aux yeux du peuple des sentiments aussi anciens, aussi vénérables, aussi naturels que le sentiment de la patrie, de la famille, et j’ajouterai de la religion et de la propriété, éléments indestructibles non seulement de la conscience des peuples, mais aussi de toute civilisation. La bourgeoisie a prostitué au pouvoir et par là gravement compromis ces forces essentiellement libres et sociales que sont la patrie, la famille, la religion et la propriété. Elle a acculé le peuple à cette tactique désespérée de l’antipatriotisme, de l’anticléricalisme, du malthusianisme et du communisme.

Il résulte de cette situation créée au prolétariat par une bourgeoisie cupide, veule et lâche, que nous, écrivains syndicalistes, tout ensemble passionnément attachés au maintien de l’indépendance nationale française et au développement autonome du syndicalisme ouvrier, nous devons, à l’heure actuelle, présenter une justification révolutionnaire du patriotisme. Arturo Labriola, dans son livre sur Marx, écrit ces lignes, qui me paraissent d’une justesse admirable : « Là où il y a différenciation naissent la haine et la lutte. Cela se voit dans le cas d’un peuple qui opprime un autre peuple, et cela explique l’invincible répugnance qu’inspire l’antipatriotisme, lequel fait abstraction du besoin d’indépendance que tout peuple éprouva en face d’un autre peuple, besoin qui est au fond de l’âme humaine et qui explique les manifestations les plus incroyables du sacrifice. Il est complètement inutile de raisonner un tel sentiment. Du reste, si l’antipatriotisme veut raisonner et rester conséquent avec lui-même, il conduit tout droit à la négation de la lutte de classe, tout en voulant l’affirmer plus énergiquement. Le besoin de l’indépendance de classe repose lui-même sur un fait sentimental. Qui trouve illogique le sentiment de l’indépendance nationale doit trouver tout aussi illogique le sentiment de l’indépendance de classe. Si patrie est là où l’on est bien, la classe est celle qui nous fait vivre le mieux »[5]. On ne saurait mieux dire. Lorsqu’un Griffuelhes vient nous déclarer que « la patrie, pour l’ouvrier, est là où il touche le meilleur salaire, » j’avoue que ce raisonnement, dans sa bouche, me peine ; car, tout d’abord, c’est là un raisonnement d’essence ultra-bourgeoise, symétrique à celui-ci : « La patrie est là où je touche le plus fort dividende ; » et ensuite, tenu par un de nos meilleurs militants syndicalistes, il me semble particulièrement affligeant. Arturo Labriola a raison si la patrie est là où l’on est bien, ubi bene ibi patria, la classe est celle qui nous fait vivre le mieux, et alors, adieu toute solidarité de classe, comme adieu toute solidarité nationale ! L’ouvrier devient une manière de « bourgeois cosmopolite » qui vend son travail au plus offrant, comme l’autre ses capitaux ; le monde est ramené à cette conception atomistique et purement mécanique, où l’homme n’est plus qu’un simple porteur de marchandises, que cette marchandise soit de la force de travail ou de l’or, peu importe ; c’est le triomphe du matérialisme bourgeois, c’est le règne assuré du seul Mammon ! « Les ouvriers n’ont pas de patrie, » dit le Manifeste communiste : au contraire, dirai-je, les ouvriers ont une patrie plus encore que les bourgeois, qu’on pourrait considérer, eux, comme étant les vrais « sans-patrie » ; car le riche est le vrai « déraciné » qui, partout dans le monde, où qu’il se trouve, se trouve bien, précisément grâce à sa richesse ; tandis que l’homme du peuple, le pauvre, dépaysé, déraciné, transplanté, livré à la double domination capitaliste et étrangère, est doublement esclave et malheureux. En fait, dans l’histoire, ce sont les classes riches qui, le plus souvent, pour un ignoble intérêt de classe, ont vendu la patrie à prix d’or, semper auro vendiderunt patriam, alors que les classes populaires la défendaient avec l’acharnement le plus magnifique. L’homme du peuple est immergé dans sa patrie bien plus profondément que l’homme des classes riches, dont l’existence abstraite et transcendantale fait presque naturellement un habitant de « Cosmopolis ». La langue, les coutumes locales et professionnelles, les traditions nationales, tout cela constitue pour l’homme du peuple non déraciné par une culture encyclopédique et une existence d’oisif promenant son spleen à travers le monde, une atmosphère spirituelle plus nécessaire encore à sa vie morale que l’air à ses poumons. À toutes les époques de l’histoire, on a vu ces aristocraties oisives, absentéistes, courtisanesques, avec leur « domestique intellectuel », les gens de lettres et autres histrions de plume, chargés de chatouiller agréablement leurs sens et leur esprit, donner dans cet humanitarisme abstrait et ce cosmopolitisme pratique qui mènent rapidement un peuple à la mort. Mais une aristocratie véritable, une aristocratie fortement enracinée au sol et toute pénétrée de traditions guerrières, une aristocratie qui n’est pas seulement « un troupeau de gens riches », — et un peuple ayant conservé entières ses vertus ouvrières et ce profond attachement au métier qui est pour lui ce que la terre est pour une aristocratie véritable, voilà les forteresses du patriotisme et les défenseurs-nés de l’indépendance nationale. Une telle aristocratie et un tel peuple — par leur immersion même au plus profond de l’âme nationale et la vivacité fervente de leur sentiment du Droit, sentiment qu’on a toujours vu dans l’histoire lié étroitement au respect de la tradition et au culte de la propriété et de la famille — constituent la seule digue possible au régime de l’or, régime essentiellement niveleur, matérialiste et cosmopolite.

Ce qui rend la situation actuelle particulièrement grave et terrible, c’est que, malheureusement, la bourgeoisie semble avoir réussi à entraîner tant l’aristocratie que le peuple dans l’orbite de son ignoble positivisme : l’aristocratie française est profondément enjuivée et livrée à ce qui constitue l’essence et la quintessence du matérialisme bourgeois, au Juif agioteur et bancocrate ; et le peuple français ne l’est pas moins, puisque l’on a pu voir successivement le socialisme et le syndicalisme passer à Israël et se faire les défenseurs de cette idéologie nauséabonde et pestilentielle, dont le malthusianisme, l’anticatholicisme et l’antinationalisme forment toute la substance. « Bien-être et liberté, » cette devise, qui est la devise de la C. G. T., a un accent bourgeois, où rien d’héroïque ne sonne ; et il semble, en vérité, que le peuple n’aspire plus qu’à ce bien-être du rentier retiré des affaires, qui se désintéresse complètement de tout ce qui n’est pas le mouvement de la rente, qui vit dans la terreur de toute perturbation sociale ou internationale et ne demande plus qu’une chose : la paix, une paix stupide et béate, faite des plus médiocres satisfactions matérielles. Le spectacle de ce peuple, pacifiste à tout prix, et qui ne semble plus capable ni de faire cette Révolution dont il parle toujours, ni de risquer encore une guerre nationale, a quelque chose de sinistre. Il semble que vont se réaliser ces paroles de Proudhon dans la Guerre et la Paix : « La nationalité, écrit-il, est un sentiment si débile dans les multitudes, si prompt à se confondre avec l’intérêt de clocher, que la plèbe des villes et des campagnes, enrichie par la ruine publique de la nation, prendrait rondement la chose, et, comme la bourgeoisie de 1814. voterait des remerciements à l’étranger. À toutes les époques de crise, il surgit par bandes, comme une génération spontanée, des figures hétéroclites qui traduisent en charge le sentiment public, soulèvent l’épouvante, la pitié ou le dégoût, et disparaissent ensuite sans laisser de vestige. 1789 a eu ses brigands, 1793 ses sans-culottes, 1796 sa Jeunesse dorée, 1815 ses verdets. Nous aurions les fanatiques du démembrement, criant et faisant crier : À bas la France ! Nombre de militaires, de savants, d’artistes, tout ce qui aurait le sentiment de la vie et de la dignité française, en voyant la patrie guillotinée, se brûleraient la cervelle ou deviendraient fous au bout de trois ans, il n’y paraîtrait plus. Un grand État, une grande nation, aurait disparu. Mais la vigne continuant de fleurir, les campagnes de se couvrir de moissons, le vin coulerait, l’argent circulerait ; on boirait, on chanterait, on rirait, on ferait l’amour, comme au lendemain du déluge : nubebant et bibebant et plantabant et ædificabant. » Et Proudhon ajoute : « Que tous les hommes qui aiment leur pays, que ceux pour lesquels les États sont autre chose que de vaines abstractions et qui ne croient pas que la vie et même le bien-être des individus sauvés, tout soit sauvé, que ceux-là y réfléchissent »[6].

Je demande aux syndicalistes : voulez-vous donc être de ces fanatiques du démembrement dont parle Proudhon et croyez-vous, vraiment, que la disparition de la France, comme État et grande nation politique, soit nécessaire au triomphe de la Révolution ? Jamais, pour la France, la situation n’a été plus critique, et c’est vraiment, pour elle, une question de vie ou de mort qui est posée. La France qui, littéralement, se dépeuple ; la France qui, politiquement, est, à l’intérieur, la proie d’une bande de politicailleurs et de sous-Homais et, à l’extérieur, la demi-vassale de l’Angleterre et de Guillaume II ; la France, envahie en pleine paix par l’Allemagne surpeuplée et soumise au système le plus savant et le plus raffine de pénétration pacifique ; la France qui, économiquement, est en retard sur tous ses voisins, banquière du monde, et passant ainsi, ce qui est toujours le signe le plus grave de décadence, du rang de peuple producteur au rang de peuple prêteur et consommateur, — dites-moi, syndicalistes, croyez-vous que cette France-là soit un terrain bien favorable à l’essor d’un mouvement ouvrier de grande allure et qui ne suit pas une simple variante de ces mouvements démagogiques, de ces luttes stériles entre riches et pauvres, entre gras et maigres, qui ont signalé toutes les époques de décadence et précipité la ruine des États où elles se livraient ? Vous prêchez le malthusianisme à des malheureux qui n’imitent déjà que trop l’ignoble prudence bourgeoise ; le sabotage, à un peuple à qui il faut réapprendre, parce que l’esprit démocratique lui en a fait perdre le sens, la grandeur, la beauté et la noblesse des idées de métier ; l’antipatriotisme, à des masses qu’un pacifisme tout bourgeois ne prédispose déjà que trop à l’abdication nationale et qui ne comprend la chose que sous la forme lâche et simple de la désertion et de l’insoumission ; vous vous faites, au sein des classes ouvrière et paysanne, les propagateurs des pires idées de la décadence bourgeoise, et, comme disait ce grand corrupteur de Jaurès en un jour de sincérité, vous inoculez au peuple naissant la corruption de la bourgeoisie finissante ! Est-ce là, croyez-vous, travailler au triomphe de la Révolution ? Et celle-ci doit-elle s’installer sur les ruines de la France, c’est-à-dire sur le désert et le néant ?

Vous vous dites antimilitaristes. Fort bien, et si votre antimilitarisme signifie que vous protestez contre l’emploi que fait un État de classe d’une armée transformée en bonne à tout faire, j’applaudis. Il n’y a rien d’ailleurs de plus opposé au véritable esprit militaire que cet esprit d’obéissance passive et de loyalisme servile que la démocratie a développé dans l’armée. Je n’en veux pour témoin que la brochure du général Donop, Obéissance et Commandement. La bourgeoisie pense évidemment, en conservant l’armée, beaucoup plus à l’ennemi de l’intérieur qu’aux ennemis du dehors, et quand vous vous efforcez de rappeler au jeune ouvrier qui entre à la caserne que, pour endosser l’uniforme, il ne doit pas devenir le docile serviteur de l’arbitraire bourgeois et gouvernemental, c’est votre droit et c’est votre devoir. Les catholiques, eux aussi, pourraient à l’occasion se rappeler que l’armée n’a pas pour office national de prendre les églises d’assaut. Mais pousser l’antimilitarisme jusqu’à vouloir, la guerre éclatant, saboter la mobilisation, — halte-là ! Ce n’est plus de jeu, et j’aimerais autant vous entendre crier tout de suite : À bas la France !

Vous vous dites internationalistes. Mais tout l’internationalisme du monde ne fera pas qu’il n’y ait des peuples et des races différents et situés à des niveaux plus ou moins élevés de culture et de civilisation, et, pour ne pas être patriotes français, allez-vous donner dans le patriotisme marocain ou turc ? Comme le dit Sorel, le tort des idées de Tolstoï, c’est que, sans entamer la force du despotisme russe, elles ne peuvent que diminuer la puissance défensive des pays ayant une culture scientifique. Il faut se placer au point de vue de ce que j’appellerai la dialectique historique révolutionnaire. Êtes-vous bien sûrs, de ce point de vue, que dans l’Europe actuelle la disparition de la France comme grande puissance — et c’est ce qui est en question — serve vraiment les intérêts de la Révolution ? Vous faites dans l’Internationale cavalier seul ; vos idées y sont l’objet d’une sorte d’ostracisme ; or, si vous êtes convaincus de leur excellence, comment, la France perdue, pourra se produire leur rayonnement ? La Social-démocratie allemande a, depuis 1870, étouffé le socialisme international sous son hégémonie ; Marx (et quel Marx : un Marx lasallisé, prussianisé, engelsifié) l’a emporté sur Proudhon. Allez, croyez-moi, c’est derrière les armées victorieuses que se fait le rayonnement des cultures, et votre internationalisme n’est que duperie pure. Les sujets de Bebel, ce kaiser socialiste allemand, marcheront derrière Guillaume II et vous écraseront ; et vous, candides victimes, n’aurez pour vous consoler que les éloges du juif Naquet, glorifiant dans la France le « Christ des nations ». Le désarmement universel ? Mais si l’initiative pouvait jamais en être prise, elle ne pourrait l’être que par une France victorieuse, imposant au monde sa paix, comme Rome naguère, et délivrant l’Europe de l’odieux militarisme prussien. Au demeurant, ne dites donc pas tant de mal de la guerre. Relisez plutôt la Guerre et la Paix de notre grand Proudhon, et vous comprendrez la grandeur historique et la portée civilisatrice du fait guerrier. À vous entendre bêler : paix, paix, paix, on pourrait finalement vous prendre pour de simples bourgeois, de simples Frédéric Passy. Il n’y a jamais eu de grand mouvement historique qui ne se soit accompagné de grandes guerres, et la Révolution française, qui devait clore l’ère des guerres, a déchaîné sur le monde la plus prodigieuse épopée guerrière que l’histoire ait connue. Croyez-vous donc que la Révolution syndicaliste puisse s’accomplir sans provoquer également une formidable éruption guerrière ? La bourgeoisie a eu contre elle toute l’Europe féodale ; vous auriez contre vous toute l’Europe bourgeoise. Mais, j’en ai peur, ce pacifisme à outrance ne traduit chez vous, comme chez vos maîtres qu’un affaiblissement inquiétant de la vitalité. La France, hélas ! semble avoir déjà donné, sinon en fait, du moins en esprit, sa démission de grande puissance initiatrice et révolutionnaire ; bourgeois et ouvriers n’aspirent plus qu’à vivre dans leur coin, paisiblement, sauf à se manger le nez autour du râtelier d’un État démocratique toujours trop peu garni et nous continuerons à décliner lentement, en proie à d’obscures et misérables luttes de partis faméliques, sans grandeur ni noblesse, jusqu’au moment où la botte de quelque Guillaume II viendra mettre entre nous la plus honteuse des paix, celle de la servitude étrangère.

Décadence bourgeoise, décadence ouvrière, décadence nationale, tout se tient. Vous-même l’avez dit souvent, cependant, nous l’avons tous dit, socialistes d’origine marxiste ou purs syndicalistes proudhoniens : l’activité ouvrière est liée à l’activité patronale ; le socialisme ne peut se développer ni se réaliser dans un pays en décadence économique, où la grande industrie est peu développée et où continue à végéter une petite bourgeoisie timorée et rétrograde ; un prolétariat hardi et vraiment révolutionnaire ne peut exister que s’il a en face de lui une bourgeoisie également hardie et révolutionnaire. C’était là la conclusion de ce livre magistral : les Réflexions sur la violence, qui restera le plus bel effort pour constituer au mouvement ouvrier une idéologie supérieure et digne de lui. Eh bien ! toutes ces conditions sont-elles réunies Avons-nous cette bourgeoisie entreprenante et audacieuse, prenant la tête du progrès technique et économique ? Avons-nous une grande industrie prospère et largement développée ? Avons-nous une vie syndicale et ouvrière d’un essor correspondant ? Non, vous le savez bien, nous n’avons rien de tout cela ; nous avons une bourgeoisie banquière qui prête à l’univers entier, sauf à la France même et qui laisse notre outillage économique dans le plus déplorable état de stagnation nous avons un État hypertrophié, produit d’une démocratie rurale et urbaine, quémandeuse et famélique, ne demandant que protection, faveurs, primes et places nous avons une classe ouvrière donnant dans son ensemble une pénible impression d’anarchie et d’impuissance, et je le répète, empruntant à la bourgeoisie décadente, ses pires idées. Et tous, nous n’avons plus, dans l’ensemble, que des sentiments de vaincus ; Sedan pèse sur nous le pessimisme, l’utilitarisme et le matérialisme nous rongent tous, nobles, bourgeois et prolétaires ; sont-ce là, dites-moi, des conditions bien propices pour faire une Révolution féconde et victorieuse ?

Vous parlez, à la suite des F. Passy et autres bourgeois pacifistes, des « arts féconds de la paix ». Mais il y a deux sortes de paix : la paix des vainqueurs et la paix des vaincus. Depuis 1870, les Allemands ont la première, nous avons la seconde à constater la différence de l’essor économique des deux peuples, on peut voir si la guerre est indifférente aux « arts de la paix », et si elle n’est pas un puissant facteur de progrès économique. La guerre n’est pas toujours cette « œuvre du mort » qu’un vain peuple de femmelettes et de femmelins imagine. À la base de tout puissant essor industriel et commercial, il y a un fait de force, un fait de guerre. Au reste, pacifistes sociaux et pacifistes internationaux peuvent aller de compagnie : leur but étant d’atténuer partout les conflits, ils ne réussissent qu’à procurer la stagnation universelle.

La guerre, dites-vous enfin, ne peut plus être, pour la bourgeoisie, qu’une diversion à la lutte des classes : trop avilie, trop jouisseuse et trop pacifiste pour risquer encore une guerre nationale, elle a perdu toute notion de l’État guerrier et conquérant ; elle ne garde une armée qu’à titre de gendarmerie intérieure et comme source de profits, et ne se décidera évidemment à la guerre étrangère que pour échapper à la guerre sociale, renforcer l’autorité et écraser le mouvement ouvrier. Soit, et je suis loin de contester la vérité d’une telle argumentation ; mais la question est précisément de savoir si, la bourgeoisie ayant laissé tomber la notion romaine de l’État guerrier et conquérant, pour ne garder que celle de l’État économique, pacifiste et chinois — c’est l’évolution décrite plus haut par Proudhon — la classe ouvrière, et avec elle la civilisation, trouvent vraiment leur compte à cette transformation. Avec la guerre, c’est la question de l’État qui est posée : l’État, c’est la guerre. « Qu’est-ce que la société sans l’État. demande Proudhon, et qu’est-ce que l’État lui-même sans ce que Rousseau nomme le Prince, monarque ou magistrat héréditaire ou élu, c’est-à-dire sans la guerre faite homme et portant l’épée ? » Je sais bien que, précisément, le syndicalisme ouvrier a mis sur ses bannières : résorption de l’État par les syndicats, c’est-à-dire résorption du politique par l’économique, disparition de l’État au sein de la société civile ; et que, par suite, la guerre à l’État et la guerre à la guerre ne sont que les deux aspects de la même révolte essentielle, le syndicalisme menant ainsi logiquement à l’antimilitarisme et à l’antipatriotisme. Mais, ici, je demanderai : cette résorption de l’État dans la société civile est-elle concevable ? Et si la résistance de la société civile aux empiétements de l’État est une résistance très légitime et très nécessaire s’il est, en d’autres termes, très utile de cantonner l’État dans ses attributions essentielles, est-il imaginable que ce mouvement puisse passer à la limite et conduire à l’élimination complète de l’État ? N’est-ce pas supposer possibles : 1° la disparition au sein de l’univers de tout antagonisme, par l’égalisation de toutes les races et de toutes les cultures, et 2° la fusion même de toutes les patries au sein d’une Humanité une, amorphe et globale — éventualités qui me semblent, non seulement littéralement inconcevables et, par suite, utopiques, mais encore nullement désirables pour le bien de la civilisation, car ce ne serait rien moins que l’arrêt de tout mouvement et de tout progrès dans le monde.

On a dit que la planète était un atelier ; c’est un économiste bourgeois et libéral qui l’a dit, d’ailleurs ; mais, sans compter que, dans cet atelier unique, il faudrait supposer une parfaite égalisation de tous les travailleurs[7], un nivellement absolu de tous les producteurs, chose absolument impossible, il est très contestable que le monde puisse être considéré uniquement sous l’aspect d’un atelier et l’homme uniquement comme producteur : il y a autre chose dans le monde que la production, et l’homme n’est pas seulement un travailleur c’est aussi, comme l’a dit Aristote, un animal politique, constructeur de cités, et c’est encore un animal religieux et métaphysicien ; au-dessus de la société civile, ou système des besoins, il y a l’État et t’Église, il y a la Patrie et il y a la Religion, c’est-à-dire des puissances qui prennent l’homme par ce qu’il a de plus profond, de plus mystérieux et de plus intime, et c’est pourquoi, comme le dit fort bien Labriola, le sentiment de l’indépendance nationale, tout comme la sentiment religieux, mène aux manifestations les plus incroyables du sacrifice.

L’homme est attaché à sa tradition nationale, comme a sa tradition religieuse, par les liens tes plus forts, les plus tenaces et les plus cachés, en elles s’exprime, en effet, son âme même, dans sa nuance à la fois la plus déterminée, la plus subtile et la plus délicate : le sublime, la gloire, l’héroïsme, l’idéal et la poésie, si vous enlevez tout ce divin de l’âme humaine, pour n’y laisser que le prosaïsme de la vie économique, ne voyez-vous pas que vous la mutilez au point de la ramener à l’état simplement animal ? Or, tout ce divin a sa source dans la guerre, ainsi que Proudhon l’a magnifiquement établi dans le premier volume de la Guerre et la Paix : « Pour nous, écrit-il, il est manifeste que la guerre tient par des racines profondes, à peine encore entrevues, au sentiment religieux, juridique, esthétique et moral des peuples. Un pourrait même dire qu’elle a sa formule abstraite dans la dialectique. La guerre, c’est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c’est la législation, la politique, l’État, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens. la poésie, la théologie ; encore une fois, c’est tout. On nous parte d’abolir la guerre, comme s’il s’agissait des octrois et des douanes. Et l’on ne voit pas que si l’on fait abstraction de la guerre et des idées qui s’y associent, il ne reste rien, absolument rien du passé de l’humanité et pas un atome pour la construction de son avenir. Oh ! je puis le dire à ces pacificateurs ineptes, comme on me l’a dit un jour à moi-même, à propos de la propriété : la guerre abolie, comment concevez-vous la société ? Quelles idées, quelles croyances lui donnez-vous ? Quelle littérature, quel art, quelle poésie ? Une faites-vous de l’homme, être intelligent, religieux, justicier, libre, personnel, et, pour toutes ces raisons, guerrier ? Que faites-vous de la nation, force de collectivité indépendante, expansive et autonome ? Que devient, dans sa sieste éternelle, le genre humain ? » (pp. 103-104, 1er vol.)

Oui, que devient dans sa sieste éternelle le genre humain ? Proudhon le demande, avec l’énergie sobre et toute classique de sa langue admirable, et, je vous le demande après lui, à vous, syndicalistes, que j’ai le regret de trouver parmi ces « pacificateurs ineptes » dont parle Proudhon. Nous savions que l’esprit bourgeois avait pénétré tout le socialisme international, mais nous espérions que le syndicalisme français avait échappé à l’embourgeoisement universel. Or, il est triste de constater que, lui aussi, il n’envisage l’avenir humain que sous la forme d’une « sieste éternelle » et qu’on ne voit plus ce que l’humanité peut devenir si la classe ouvrière, après la bourgeoisie, la laisse s’amollir et croupir au sein de la platitude d’une paix éternelle.

Il y a, en tout cas, un fait certain et qui domine tout : c’est que l’Europe actuelle, régentée par la Finance, recule devant la guerre, comme devant un inconnu formidable susceptible de déplacer le centre du pouvoir politique et de dégager des facteurs révolutionnaires imprévus. La Ploutocratie internationale est pacifiste par instinct et par intérêt : elle sent bien qu’un réveil des sentiments guerriers et révolutionnaires et qu’une remontée des valeurs héroïques ne pourrait que nuire à sa domination toute matérialiste. M. Pareto, dans l’article que j’ai déjà cité, écrit ces lignes remarquables : « La seconde catégorie (spéculateurs et financiers), si on laisse de côté de nombreuses exceptions individuelles, est lâche, comme l’étaient au Moyen-Âge les Juifs et les usuriers. Elle a pour arme l’or et non le fer ; elle sait ruser, elle ne sait pas combattre ; chassée d’un côté, elle revient de l’autre, sans jamais faire face au danger ; sa richesse augmente tandis que son énergie décroît ; épuisée par le matérialisme économique, elle en vient à ignorer de plus en plus l’idéalisme les sentiments. » Et il ajoutait, à la fin de son article : « Il est probable que tant qu’il ne s’agira que de lutter par l’habileté et la ruse, le pouvoir des gens de la deuxième catégorie ne pourra pas être ébranlé, mais il est un écueil sur lequel il pourra venir se briser celui de la force brutale. Ce fut ce qui arriva à Rome. Dans les comices, les politiciens étaient et demeuraient les maîtres ; ils furent vaincus d’abord par les légions de César, ensuite par celles d’Auguste, bien des signes font voir que, actuellement, des gens supérieurs à leurs maîtres par l’énergie et le caractère, mais inférieurs par la ruse, commencent à prendre conscience de leur force. On discute si « un coup de force est possible ». Des syndicalistes refusent de se laisser duper par les élections et préconisent « l’action directe ». Des essais partiels de l’usage de la force, tels que l’émeute des vignerons du Midi, en France, et celle de l’Aube ont eu lieu… Des jeunes gens insultent les politiciens. » Contre ce règne des spéculateurs et des financiers, caractérisés par une lâcheté essentielle, et qui ne peut se maintenir que par l’habileté et la ruse, il n’y a donc, selon M. Pareto, qu’un recours celui de la force brutale. Contre l’or, il n’y a que le fer qui puisse prévaloir, et c’est pourquoi dans tout ce monde moderne, ploutocratisé jusque dans les moelles, il y a un préjugé si universel contre la violence, et, dans toutes les classes, un si grand esprit de conciliation. La transaction est, naturellement, la loi essentielle d’un monde marchand : sur un marché, tout peut et doit se marchander. La Finance, comme le disait Nietzsche dans le passage que je citais plus haut, favorise la puissance de la moyenne, c’est-à-dire de la médiocrité qui, en l’absence de toute conviction forte, est toujours pour la « tolérance », pour la « liberté », pour la « transaction ». Elle attaquera, elle minera sourdement tous les mouvementa d’idées qui pourraient faire prévaloir une valeur supérieure à la valeur marchande. Elle corrodera le catholicisme par le modernisme, qui est essentiellement une transaction entre la Foi chrétienne et le monde moderne ; la Philosophie par le pragmatisme, qui est un modernisme philosophique ; le socialisme et le nationalisme par le parlementarisme : partout enfin où elle flaire un esprit d’intransigeance guerrière susceptible de dresser et de maintenir contre elle quelque Absolu et quelque Surnaturel au sein de cet universel relativisme naturaliste du monde moderne si favorable à son règne, elle essaie immédiatement de l’entamer, de l’envelopper, de le « pacifier » : c’est ainsi qu’elle a miné le syndicalisme lui-même ; on connaît le travail sourd accompli par elle lors des dernières grandes grèves, et il suffit de lire attentivement la Bataille syndicaliste pour y apercevoir de perpétuelles infiltrations juives et bourgeoises, c’est-à-dire ploutocratiques. Elle essaiera évidemment, elle a déjà essayé d’escamoter le mouvement nationaliste créé par l’Action française. Le fameux « ministère national », avec Poincaré, Millerand et Delcassé, faisant semblant de travailler à la restauration nationale, n’a pas d’autre raison que cette tentative d’escamotage. Ce qu’on prépare, en réalité, c’est, je le répète, à la faveur du réveil nationaliste, un quelconque empire juif, c’est-à-dire le règne absolu et incontesté de la Ploutocratie, sous les espèces d’un césarisme démocratique, régime où la centralisation, la bancocratie et la pornocratie s’installeront sur la ruine définitive de tout Droit et où Jacobins nantis et socialistes saint-simoniens à la Jaurès pourront une fois de plus se donner pleine licence et libre carrière. Et l’Église de Rome sera appelée une fois encore à bénir ce monstrueux concubinage de Révolution et de Contre-Révolution qu’on appelle l’Ordre Bourgeois ou Juste-Milieu napoléonien. On lui offrira de sauver ses églises de la ruine[8], au nom de l’Art et de la Beauté (il est curieux comme les régimes démocratiques invoquent facilement l’Art c’est, sans doute, selon une remarque de Proudhon, que l’Art n’est le plus souvent qu’un agent pornocratique et qu’il n’y a rien au monde de plus vénal et de plus corrompu que les gens de lettres et autres artistes, comparés par le même Proudhon à des filles perdues) ; on lui offrira des satisfactions d’ordre apparent et matériel qui combleront d’aise notre bourgeoisie cléricale, dont la lâcheté, la vanité et la niaiserie sont incommensurables. On lui demandera en échange de se rallier un peu plus, et nous aurons le Troisième Empire. Ce jour-là, a déclaré solennellement Léon Daudet, royalistes et syndicalistes se trouveront du même côté de la barricade.

Il faut, en effet, que le double mouvement nationaliste et syndicaliste, parallèle et synchronique, aboutisse à l’éviction complète du régime de l’or et au triomphe des valeurs héroïques, sur cet ignoble matérialisme bourgeois où l’Europe actuelle étouffe. Il faut, en d’autres termes, que ce réveil de la Force et du Sang contre l’Or, dont Pareto a signalé les premiers symptômes, et dont Sorel, par ses Réflexions sur la Violence et Maurras, par son Si le coup de force est possible, ont donné le signal, s’achève par la déroute définitive de la Ploutocratie. L’obstacle à l’heureux épanouissement de cette double révolte essentielle, c’est, du côté des syndicalistes, une philosophie anarchiste, qui n’est que le dernier mot de la décadence bourgeoise étendue au monde ouvrier, et, du côté des nationalistes, un idéal trop paix sociale, trop rationaliste, trop lettrés (et !es lettrés, disait Renan, font peu de chose). N’eat-il pas singulier, par exemple, que les uns et les autres soient férus d’Anatole France, cet Alexandrin sceptique, ce libertin, ce rationaliste, dont l’œuvre est essentiellement dissolvante !

Le Cercle Proudhon a été fondé pour essayer de persuader aux uns que l’idéal syndical n’implique pas forcément l’abdication nationale et aux autres que l’idéal nationaliste ne comporte pas non plus nécessairement un programme de paix sociale. Car le jour où il y aura un réveil sérieux des sentiments guerriers et révolutionnaires et une remontée victorieuse des valeurs héroïques, nationales et ouvrières, ce jour-là, le règne de l’Or sera ébranlé, et nous cesserons d’être réduits au rôle infamant de « satellites de la Ploutocratie ».

Décembre 1912.
Jean Darville.

P. S. — J’ajouterai quelques mots à cet article, écrit il y a six mois. Depuis six mois, en effet, les choses se sont à la fois précisées et, si j’ose dire aussi, précipitées : nous avons eu l’élection de M. Poincaré à la présidence, le dépôt de la loi de trois ans et l’agitation autour de cette loi. Nous voici, à bien des égards, dans la même situation qu’en 1898 : mêmes hommes au pouvoir ; mêmes hommes dans l’opposition ; Clémenceau et Reinach te trouvent bien cette fois séparés de Jaurès, mais Clémenceau, s’il se déclare partisan des trois ans, a bien soin d’accentuer son anticléricalisme, et Rome est, de plus en plus, « l’unique objet de son ressentiment ». Quant à Reinach, il faut avouer que le voir patronner la loi de trois ans, à côté de Barthou et d’Étienne, cela suffirait, s’il n’y avait décidément pas un intérêt national majeur à sauvegarder, pour vous jeter dans l’opposition. Cette loi a des parrains inquiétants ! Il est vrai qu’elle a des adversaires plus inquiétants encore ; je ne parle pas du reliquat d’intellectuels et du parti sorbonique, où essaie de balbutier encore ce qui peut rester de pensée a ta démocratie ; je parle du sinistre Jean Jaurès, qui, à la tête de sa troupe d’unifiés, pourrait bien se tailler, au point de vue des élections de 1914, une situation hors pair et revenir l’année prochaine, à la Chambre, l’arbitre — hélas ! – des destinées de ce pays. Le gaillard travaille sur le velours : tout le crédit qu’il avait perdu auprès de la classe ouvrière est par lui regagné ; on a déjà vu la Bataille syndicaliste le désigner comme le représentant le plus pur du génie classique francais (!). De sorte que le résultat pourrait être celui-ci, comme le prédisait l’unifié Claussat, l’autre jour, à la Chambre : nouveau « Triomphe de la République » ; nouvelle ère combiste ; la troisième vague nationaliste amenant une troisième poussée démocratique, une troisième lame de fond démocratique, qui, cette fois, emporterait tout ce qui peut subsiter de liberté religieuse en France, l’Église, comme toujours, étant appelée naturellement à faire les frais de la guerre. Pour éviter cette nouvelle domination combo-jauressiste, il n’y a plus une faute à commettre ; malheureusement, la maladresse de nos grands nationalistes et conservateurs à la manque risque encore cette fois de compromettre tout ; l’hallali contre la C. G. T. est sonné ; les projets Chéron sont déposés ; on ordonne d’absurdes perquisitions chez les militants ouvriers ; on fabrique un complot avec des documents archi-connus, sauf naturellement de nos députés dont l’ignorance en matière sociale est toujours insondable : en un mot, on dresse l’épouvantail révolutionnaire pour obtenir d’une Chambre apeurée le vote de la loi de trois ans. Cette déplorable tactique aboutira peut-être en effet à enlever le vote, nos radicaux rêvant tous, plus ou moins, d’un régime qui, soit qu’il ait une couleur laïque, nationale et sociale, comme le veut l’illustre Henry Bérenger, ex-néochrétien et idéaliste aristocrate passé à la Démocratie, soit qu’il singe l’empire juif (M. Chassaigne-Goyon, bonapartiste, vient d’être élu président du Conseil municipal de Paris, ce qui n’a pas empêché celui-ci, d’ailleurs, de voter à l’instituteur Donat une souscription) ne peut être qu’un régime de conservation au sens le plus matériel du mot, où les intérêts vraiment conservateurs, comme tes intérêts vraiment révolutionnaires, seront impitoyablement sacrifiés à ceux d’une Ploutocratie avide et vivant au jour le jour, sans plus d’amour pour le passé que de souci pour l’avenir il est remarquable, par exemple, que dans le rapport Hennion il est rappelé astucieusement que ce sont les catholiques qui ont commencé l’œuvre de séduction des soldats ; il faut évidemment sauver la République, une fois de plus, aux dépens de catholiques et des révolutionnaires. Je regrette à ce propos que l’Action Française n'ait pas, comme elle fit au lendemain de Villeneuve-Saint-Georges, dénoncé plus vigoureusement et plus nettement la déplorable tactique gouvernementale. La nécessité de soutenir la loi de trois ans ne l’obligeait nullement à couvrir en l’'espèce le gouvernement ; et le danger est, maintenant, que l’Action Française, si la troisième vague démocratique l’emporte, ne soit la première compromise :on a déjà vu, à Tourcoing le local de l’Action Française être attaqué par les révolutionnaires. Il fallait distinguer avec le plus grand soin les intérêts du patriotisme vrai des calculs machiavéliques d’un nationalisme que les syndicalistes dénoncent avec raison comme étant un simple patriotisme d’affaires. Les syndicalistes font valoir, en la circonstance, et ils sont dans leur rôle, les intérêts de la production tant agricole qu’ouvrière que peut compromettre la loi de trois ans ; ils défendent la société civile contre l’État, dont nous avons reconnu le caractère essentiellement militaire il y a en effet un antagonisme naturel entre l’État et la société civile, entre l’Armée et la Production : pour faire accepter à la société civile un sacrifice aussi lourd que celui que veut lui imposer l’État, il faut évidemment qu’un intérêt national, majeur et évident soit en jeu ; si la loi de trois ans ne semble, purement et simplement, qu’une loi de réaction ; si l’on peut soupçonner que, derrière l’intérêt national se dissimulent des intérêts purement bourgeois et réactionnaires, alors tout est compromis, le sacrifice apparaît une duperie pure, et l’appel au patriotisme un simple bluff. La crise vient donc de ce que nom n’avons ni un État vraiment digne de ce nom, un État vraiment militaire, qui puisse, sans soupçon aucun de partialité ou d’hypocrisie, parler au nom de l’intérêt national (nous n’avons qu’un État plouto-démocratique dévoué a des intérêts privés), ni une société civile bien organisée (nous n’avons qu’une poussière d’intérêts individuels qui, même lorsqu’ils se groupent, sont incapables d’un véritable esprit public, par l’effet d’un indécrottable individualisme anarchico-démocratique). Dans ces conditions, tout est livré aux soubresauts aveugles d’une anarchie invincible et désastreuse. L’antagonisme naturel de l’État et la société civile, au lieu d’engendrer un équilibre sain et fécond (comme la raison qui, chez Hegel, sort de l’opposition des moi) n’engendre que le gâchis ; il n’y a plus ni État ni société civile, ni Autorité ni Liberté ; il n’y a plus que le chaos démocratique, où tous les intérêts individuels tirent à eux la couverture, sans que rien de vraiment social puisse se faire entendre ni se dégager. Il importe donc au premier chef et de restaurer un État véritable, et d’instaurer une société civile véritable. L’Action Française travaille à la première tâche, le syndicalisme à la seconde, et c’est pourquoi le Cercle Proudhon a pu réunir dans son sein des royalistes et des syndicalistes. Mais ce double travail travail sera irrémédiablement compromis si la Ploutocratie réussit a rester maîtresse de l’État et l’Anarchie maîtresse du mouvement ouvrier. Je disais dans mon article que la Ploutocratie essaierait, à la faveur du réveil national, de faire coup triple : 1o escamoter l’A. F. ; 2o écraser le mouvement ouvrier ; 3* augmenter encore les armements sans réelles visées guerrières. Rien n’est venu — au contraire — infirmer ces pronostics et tout indique que la situation est plus critique que jamais. À la faveur des circonstances actuelles nous allons assister d’une part à un essai d’empire juif (sous la forme Briand, plus hypocrite et plus apparemment conservatrice, ou sous la forme Clemenceau, plus franche et plus apparemment radicale) et une reprise, sur le mouvement ouvrier, de l’influence soit socialiste à la Jaurès, soit anarchiste à la vieille mode. J’admire même l’imprévoyance de militants comme Griffueles et Merrheim, qui semblent avoir déjà oublié tes leçons de l’affaire Dreyfus, et qui, sous prétexte que l’agitation contre les trois ans est un excellent moyen de réveiller la classe ouvrière de sa torpeur, risquent de la remettre sous le joug des politiciens de l’Église unifiée. Déjà, maints syndicalistes ont rejoint Jaurès ; Hervé donne à celui~ci du grand homme, et l’on revoit d’autre part les Sébastien Faure et autres anarchistes de gouvernement et ejusdem farinæ, reparaître sur l’eau et recommencer leur propagande antireligieuse. S. Faure a fait dans le Nord, en mai, des conférences où il prétendait fournir douze preuves de l’inexistence de Dieu ! Et tout cela, comme dit Hervé (il a parfois des éclairs de bon sens)… pour le roi de Prusse !

J. D.
Juin 1913.
  1. Nous avons vu depuis des syndicalistes notoires, intellectuels il est vrai, après avoir, eux aussi, déblatéré plus que personne contre le parlementarisme et le règne des partis qu’il implique, se présenter à la députation et rentrer dans le sein de ces partis tant honnis. Nous voyons d’ailleurs, à l’heure actuelle, nombre de syndicalistes ex-anarchistes rejoindre les unités — sans doute pour « défendre la République », comme Hervé !
  2. La bataille syndicaliste, comme si ses lecteurs étaient de simples femmelettes aux nerfs sensibles, insiste avec complaisance sur les «horreurs de la guerre ». Mais les bourgeois pacifistes ne se font pas faute d’insister, eux aussi, sur les « horreurs de la Révolution », et l’on sait qu’à chaque grève les journaux bourgeois regorgent de statistiques où le bilan des pertes subies par les ouvriers est établi en grand appareil scientifique. Alors ?
  3. Dans les Mélanges de Proudhon, on peut lire plusieurs articles où notre grand révolutionnaire fait appel aux « Patriotes » (1er vol. p. 22).
  4. On sait bien que la pensée qui a présidé à l’alliance franco-russe fut une pensée tout réactionnaire que cette alliance ne comportait aucune visée de revanche et ne plut tant à la bourgeoisie qu’en raison de son caractère conservateur. Les catholiques français en général croient très habile de souder ensemble religion et patrie : ils n’arrivent qu’à compromettre l’une et l’autre.
  5. A. Labriola, Karl Marx, l’Économiste, le Socialiste (p. 221). Rivière, éditeur, Paris, 1900
  6. Proudhon, La Guerre et la Paix (T. II, pp. 272-273).
  7. Si les syndicalistes, au lieu de sacrifier à je ne sais quel fade humanitarisme, restaient fidèles au réalisme syndical, ils n’oublieraient pas les énormes différences qui séparent les travailleurs des différents pays et qui font qu’un ouvrier français ne peut être comparé à un quelconque ouvrier ; si les ouvriers allemands ou belges consentent souvent à travailler à des salaires de famine et à faire de la camelote, on sait qu’il n’en est pas de même de l’ouvrier français.
  8. À l’interpellation de Barrèt sur les églises, M. Steeg a répondu que « tout désarmement doit être simultané ». Ce qui voulait dire : Catholiques, commencez par désarmer, acceptez la laïque, acceptez les cultuelles, faites condamner l’Action française par Rome, et alors nous verrons : donnant, donnant, nous vous garderons peut-être vos églises au nom de l’Art, ce dieu à qui la Démocratie toujours athénienne ne saurait rien refuser.