Cahiers du Cercle Proudhon/5-6/La direction de l’œuvre proudhonienne et le cas Halévy
Nos lecteurs connaissent par les résumés que nous en avons donnés les discussions passionnées qu’a provoquées la fondation du Cercle Proudhon. Ils se rappellent les cris d’horreur et les protestations indignées qui nous vinrent de quelques socialistes et de syndicalistes de bibliothèque, qui nous accusaient de profaner la mémoire de Proudhon. Nous avons reproduit quelques-unes de ces gracieuses sottises, afin d’apporter un peu de gaieté dans un recueil dont le ton est sévère, et surtout pour montrer combien nous avions raison en affirmant que la partie saine, organisatrice, du socialisme français au XIXe siècle est issue la tradition classique française et doit y retourner. L’œuvre de Proudhon en porte témoignage, et c’est par elle que nous entreprenions de raccorder en nous et autour de nous deux traditions disjointes pendant un siècle. Nos adversaires ne se souciaient que de conserver le nom de Proudhon dans leur pandémonium, et étouffaient systématiquement son œuvre. Leur colère devant notre fondation est venue de ce que nous rappelions l’attention des Français sur l’œuvre proudhonienne : la confiscation de Proudhon était ainsi rendue impossible ; par nous la France reprenait Proudhon à l’Internationale judéo-maçonnique.
La discussion est maintenant close. La publication faite par Henri Lagrange[1] des grandes pages de critique littéraire où Proudhon dénonça la décomposition romantique a définitivement réduit au silence les fossoyeurs de l’œuvre proudhonienne. Devant cette résurrection authentique du rude écrivain franc-comtois, faite par les soins de notre ami, il fallut avouer que Proudhon appartenait bien par sa chair, son sang et son esprit, à la vieille France. On n’osera plus désormais le représenter sous une défroque anarchiste ; on essaiera seulement d’utiliser contre nous ses contradictions. Ici encore, c’est nous qui aurons raison. Quelle est la direction de l’œuvre proudhonienne, au milieu des contradictions qu’elle contient ? Nous avons affirmé, nous avons démontré que cette direction est classique et traditionnelle. Il n’a été rien opposé de sérieux à nos démonstrations. Ici également la discussion est terminée. C’est bien nous, nationalistes et syndicalistes, qui sommes qualifiés pour continuer l’œuvre proudhonienne et lui donner les conclusions actuelles que au direction commande. Le débat est clos, à la confusion des politiciens et des sociologues de la démocratie.
Il est inutile désormais de rechercher de nouveaux textes proudhoniens qui ajouteraient mille preuves à celles que nous avons déjà fournies. Répétons que nous n’avons jamais eu l’absurde propos de faire de l’exégèse proudhonienne, ni d’interpréter les œuvres de l’écrivain bisontin dans un sens qui servit nos volontés politiques et sociales. C’est par notre œuvre propre que nous prouverons que les deux tendances qu’a déposées en nous le XIXe siècle, et qui nous portent l’une vers l’autorité, l’autre vers la liberté, représentent les deux forces qui, lorsqu’elle se connaissent et se respectent l’une l’autre, assurent, par leurs mouvements, la fortune de l’État et la prospérité des citoyens.
Nous l’avons dit : fierté républicaine et loyalisme monarchique. Ne sont-ce point là vertus proudhoniennes, ou, pour mieux dire : vertus française ? En doutez-vous encore, Messieurs de la démocratie ? Lisez donc les pages qu’a écrites là-dessus, il y a quelques mois, un de vos amis, M. Daniel Halévy. Il ne nous déplaît pas de verser à notre dossier cette confirmation inattendue de notre thèse ; mais nous la placerons en dehors des pièces du débat, aux annexes, car, quelle que soit son importance, aussi précieuses que soient pour nous ses nobles conclusions, quelle que soit notre sincère estime pour les belles qualités morales de l’auteur et pour sa loyauté intellectuelle, nous ne pouvons pas oublier que M. Daniel Halévy appartient par ses origines à un État que nous combattons, l’État juif, et par son histoire personnelle au dreyfusisme, qu’il ne paraît pas avoir quitté. Nous dirons tout à l’heure pourquoi nous faisons ces réserves. Plaçons d’abord sous les yeux du lecteur la belle étude de M. Halévy, qui a paru au Journal des débats les 2-3 janvier 1913 :
Dénonciateur, et glorificateur de la propriété ; maître, et diffamateur du socialisme ; magnifiquement homme du peuple, dévoué au peuple, et anti-démocrate si rude que la démocratie murmure encore de ses coups ; tel est Proudhon, tel qu’il paraît du moins, au premier abord une énigme.
Qu’est-ce donc ? « un sophisme », disaient ses ennemis ; et ceux qui l’appréciaient. « Non, c’est un brave homme qui pense par boutades. » Ils se trompaient tous. Sophismes et boutades n’amusent pas longtemps, et l’œuvre de Proudhon, après soixante années, ne cesse de captiver, d’instruire. Nos jeunes gens, là-dessus d’accord, modérés de droite ou de gauche, syndicalistes ou monarchistes, le nomment parmi leurs maîtres et veulent de lui conseil. Assurément une force spirituelle, une source est là, ouverte au plus profond du vieux génie français. Mais l’énigme n’eat pas éclaircie : cette source vive bouillonnante, quel sera le sens de son cours ?
Nombreux sont les commentaires : Voici, de M. Berthod, P.-J. Proudhon et la Propriété ; de M. Bouglé, la Sociologie de Proudhon ; voici, sur ce livre même, une discussion de la Soctété de Philosophie ; voici une publication périodique, toute consacrée à l’éducation, à l’élaboration des influences proudhoniennes : les Cahiers du Cercle Proudhon ; voici enfin un receuil de lettres inédites, que publie M. E. Dros.
Prenons ce recueil en main ; mettons-nous devant l’homme. Son portrait d’abord ; elle est belle et peu connue, cette photographie ; elle date de l’été 1864 ; en l’année 1865, Proudhon mourrait. Regardons-le, marqué par l’âge et les travaux ; son large et haut visage nous fait face, ses bras croisés, soutenant le corps qui s’affaisse, reposent sur le dossier de la chaise qu’il enfourche. Pourtant l’œil est vif, la tête droite. Proudhon n’est pas vieux ; il a cinquante-cinq ans – cinquante à peine, dirions-nous, n’était cet air de grave bonté qui n’apparaît guère sur les visages des jeunes hommes, n’était aussi cette expression non pas lasse, mais éprouvée, qu’ont faite les ans sévères. Droiture, calme, équité, noblesse, voilà l’homme. Nous le voyons, et c’est le plus sûr pour juger.
Aprés le portrait, les lettres : certaines tout fait inédites ; ce ne sont pas les plus curieuses. Les autres, simples fragments dont la valeur est grande. M. Dros a pu rectifier, compléter certains textes qui figurent dans la Correspondance, mais émondés, adoucis, diminués du plus mordant. Voici le Proudhon irrité, impatient de ses contemporains. Il attrape, il happe au
passage les plus vénérés, les plus grands. C’est une vraie impatience. Il déteste les romantiques : « Est-ce que votre ami Ulbach n’a pas honte de prôner comme il fait les Misérables ? écrit-il. J’ai lu cela. C’est d’un bout à l’autre faux, outré, illogique, dénué de vraisemblance, dépourvu de sensibilité et de vrai sens moral ; des vulgarités, des turpitudes, des balourdises, sur lesquelles l’auteur a étendu un style pourpre ; au total, un empoisonnement pour le public. Ces réclames monstres me donnent de la colère, et j’ai presque envie de me faire critique. » Pas plus qu’Hugo, Mme Sand n’est épargnée. Proudhon déteste son dévergondage sentimental : « George Sand à elle seule a fut plus de mal aux mœurs de notre pays que toute la bohème… S’il y a un grand coupable, c’est cette femme-là. »
Proudhon lui-même, lassé de ces colères, se cherchait parfois des amis. Il lui arrivait alors de sympathiser avec des esprits mesurés, modérés : il les
préférait aux déclamateurs, aux jacobins. Il lisait le Courrier du Dimanche et
s’intéressait aux articles de Paradol. Ces indulgences étaient courtes : tous les compagnonnages l’irritaient, chacun de ses contemporains était un ennemi pour lui. Voici Renan : Proudhon n’aime pas, il condamne ce laïque ambigu, prêtre apostat, blasphémateur poli. Voici Taine, About. Paradol : ces jeunes gens écrivent bien, pensant juste ; mais quoi ! la justesse n’est méritoire que si elle contrôle, domine une nature passionnée. Or, ce qui manque à ces jeunes gens, à ces grands génies de l’École normale, c’est la passion. Proudhon, homme du peuple, homme de foi, les dénonce : « …Tous sont de même étoffe, et l’ensemble est pédantesque et affadissant. Nous avons eu les avocats ; nous aurons les cuistres… Quand je rêve à toutes choses, il me semble assister à un travail de décomposition, et, par moments, je regrette de n’être pas Autrichien ou Russe. Là, au moins, dans ces pays où l’on marche, je me sentirais
vivre… Alerte ! et ne vous laisser pas aborder. » Voilà pour les « normaliens » ;
et les juifs ont leur tour : « Le Juif et l’Anglais sont les maîtres en France, écrit-il. Qui s’en émeut ? Personne. Si un homme avisé osait dire un mot contre les Juifs, on crierait que c’est un attardé du
Moyen-Âge, un vius superstitieux. »
Alerte ! et ne vous laissez pas aborder… cri de marcheur et de soldat, cri de Proudhon. Compagnon populaire portant la canne et les couleurs, il combat à travers son siècle. Ses colères ne sont pas vaines, ni ses impatiences maniaques. Il défend, c’est son premier devoir, le génie secret qui l’anime. Il frappe les gêneurs et maintient autour de lui, par ses polémiques, un peu d’espace et d’air pur. Communistes, étatistes : vilains mots et plates gens, comme il les hait ! Spéculateurs, individualistes : mauvaises gens, comme il les méprise ! Ce n’est pas la spéculation, c’est le travail qu’il veut enseigner. Ce n’est paa l’État, c’est le groupe vivant, famille ou patrie, qu’il veut recommander aux hommes. Mais les bureaucrates sont les maîtres, et toute l’Europe se plie aux règlements des administrations. Dignité, fidélité, voilà les vertus qu’il aime, et il ne voit autour de lui que des orgueils et des rébellions. Qui l’écoutera ? Qui l’aidera à formuler ses dernières pensées ?
Proudhon, génie éminemment créateur, aurait eu besoin du vaste savoir et des méditations prolongées dont un Auguste Comte, par exemple, sut disposer. Or, les circonstances de sa vie l’en privèrent. Typographe, prote, comptable ou commis, il fit seul, hâtivement et mal, ses études supérieures ; il apprit comme il put l’économie politique, la métaphysique ; il crut posséder, dépasser des philosophies à peine entrevues : de là un fatras dialectique dont il faut d’abord débarrasser son oeuvre. Et par surcroît cet autodidacte était un impatient. Il ressentait les sévérités sociales dont Il souffrait ; il voulait au plus tôt les combattre, et, se jetant dans les bagarres, il détruisait le calme indispensable à la pensée : de là un fatras politique et polémique dont il faut, pour trouver le fond, se débarrasser encore.
Un homme a grand’peine à dire sa pensée quand il n’est pas soutenu par la collaboration de son temps. Tel était bien le cas de Proudhon. Il était seul, et au lieu d’accepter sa solitude, il se cherchait, il s’imaginait des alliances qui l’égaraient dans des impasses.
Il était peuple, certes ! Il croyait à l’éminente dignité du travailleur, à la plénitude des plus humbles vies ; il voulait un ordre social où l’homme probe, chef de famille, gagnait sa vie avec ses bras, n’eût à s’incliner devant nul que ce fut. — Et parce que cet idéal était en lui, il formait alliance avec ces partis démocrates, partis de foule et de plèbe, non de peuple ; partis où les rhéteurs sentimentaux l’emportent sur les hommes de la pratique et du droit ; partis qui travaillent à la destruction des familles par l’émancipation des femmes, à l’humiliation du travailleur par l’exaltation de l’intellectuel, à la diminution de l’individu par la soumission aux bureaucraties. Sans doute : Proudhon, allié pour l’action, entendu rester autonome pour la pensée. Mais il avait beau faire, le public ne fait pas ces distinctions. H. Proudhon marchait avec les démocrates contre la bourgeoisie, contre la bourgeoisie, contre l’église, il était donc un démocrate ; et si d’aventure il réussissait à faire entendre, par quelque éclatante saillie, son invariable pensée : « Comme il est paradoxal, disait-on, comme il te contredit ! »
Tout le monde ne s’y trompait pas : ni un Montalembert, qui citait volontiers Proudhon ; ni un Veuillot, qui ne l’attaqua jamais : ni un Paradol, qui le tenait pour un maître ; ni tels autres fins lecteurs, «libéraliste » solitaires, amis de la bonne prose et des saines pensées. Et par ailleurs, il est remarquable que la plupart de ceux qui se sont formés en lisant Proudhon, d’abord ont milité avec les socialistes puis se sont séparés d’eux, et ont vécu solitaires, parfois en bons rapports avec la droite, même extrême. Je pense à Louis Ménard dans le journal de Proudhon, en 1849, les insurgés de juin 1848 : nous l’avons connu en étrange vieillard, poythéiste, pratiquant le culte des morts, nationaliste municipal et Parisien exclusif, comme Aristophane était Athénien. Je pense au brave Pierre Denis, vrai type du militant français, éloquent, indifférent à tout, hormis ses idées et ses maîtres : le 18 mars 1871, il écrivit sur un coin un table le manifeste fédéraliste de la Commune de Paris, et il fut, en 1890, le dernier secrétaire du général Boulanger, le plus obstiné des fidèles ; il écrivit ensuite à la Cocarde, avec Barres et Maurras ; nous l’avons connu sur ses vieux jours : il jamais changé d’avis ? Ce n’est pas sûr. Il avait toujours été fédéraliste et patriote, ennemi des pouvoirs bureaucratiques, des souverainetés majoritaires. Et je pense à Georges Sorel, parmi nous le rénovateur du proudhonisme ; il donna, voici dix ou quinze ans, en une brochure et un titre, tout ses principes au syndicalisme révolutionnaire, il les donna, mais ne se donna pas, et, présentement, il travaille seul, entouré de quelques jeunes gens, auxquels il enseigne inlassablement le mépris et la haine des dégénérescences démocratiques.
Voilà bien des signes, et tous les éléments d’une tradition silencieuse, ignorée. Mais quand le public a classé un auteur, il le laisse longtemps où il l’a mis d’abord. Proudhon reste malgré tout, par devant l’opinion, un socialiste, un démocrate, un « homme de 1848 ». Les choses vont changer peut-être : il y a crise et guerre ouverte à l’intérieur du proudhonisme.
À qui Proudhon ? Les proudhoniens antidémocrates, syndicalistes ou monarchistes, s’organisent pour la première fois et réclament leur maître. Les démocrates ne veulent pas lâcher prise, ils trouvent scandaleuse la réclamation. En vérité, ils n’ont nul droit à s’étonner s’ils se trouvent scandalisés par ces nouveaux disciples d’un maître qui les scandalise lui-même et si souvent. Que leur mine était piteuse quand Proudhon glorifiait la guerre : quand il déclarait sans façon que mieux valait pour l’Europe et pour nous l’Italie fédérale et le Pape dans Rome ; et quand il refusait de s’enthousiasmer pour la croisade des Américains du Nord, libérateurs des esclaves du Sud. C’étaient des récriminations, des murmures, des atténuations. « Ne l’écoutez pas, disaient les disciples, il exagère : sa vraie pensée, nous la savons… » Ils se croyaient tranquilles depuis sa mort, et garantis contre les surprises. Ils se trompaient ; l’œuvre est vivante et par les lecteurs qu’elle trouve elle se défend d’eux.
Qui a raison ? Disons, c’est le plus simple, que Proudhon connaissait mieux que ses disciples sa pensée. Cherchons-la dans son œuvre tumultueuse, cherchons-la avec lui, comme lui. N’oublions pas qu’il commença d’écrire assez tard, vers trente ans : qu’il mourut assez jeune, à cinquante-six ans, qu’il travailla dans la contrainte et dans la hâte, perfectionnant sans cesse ses pensées ; donc qu’il faut considérer surtout la direction de l’œuvre et son dernier état.
M. Berthod dit le contraire. S’il étudie la propriété dans Proudhon, il retient la première théorie, écrite en 1839, à trente ans, et qui est sensiblement socialiste. Mais il repousse la dernière théorie de la propriété, écrite en 1860, à cinquante ans, et qui affirme la nécessité, pour la sauvegarde du droit, des propriétés individuelles et familiales absolues en face de l’État absolu. Il préfère la première. « On peut regretter, écrit-il naïvement, que Proudhon ne s’y soit pas tenu. » Si M. Berthod veut nous donner une utilisation de certaines pensées de Proudhon, c’est parfait. S’il veut restituer la pensée même de Proudhon, c’est nul.
Quelle est donc la direction de l’œuvre ? Écoutons M. Édouard Berth : « il est éclatant, écrit-il dans une récente étude, que plus la pensée proudhonienne s’approfondit elle-même et plus elle s’attache à mettre en relief le côté mystérieux et sublime des institutions humaines et le rôle du divin dans le monde. » Voilà la vraie méthode et, croyons-nous la vraie définition. Oui. Proudhon a d’abord été touché par l'optimisme et le rationalisme de son siècle ; il en a partagé les espérances et, par là, s’est laissé mener fort près du socialisme et du démocratisme. Mais il a rectifié ses vues, courageusement et à grand’peine ; il a reconnu le caractère permanent, inéluctable des antagonistes qui traversent la vie des sociétés comme celle des individus. Et mieux que nul autre il a compris, fondé en droit, la guerre, la famille, la propriété.
La guerre : elle constate la force du corps et de l’âme, la promptitude du sacrifice. C'est elle qui décide, et, lointaine ou proche, latente ou déclarée, juge en dernier ressort. La famille : « Institution mystique, la plus étonnante de toutes… » La seule qui soit certaine, la seule que nous saisissions dans sa perfection : elle fixe les rangs, distribue les fonctions, elle donne l’ exemple des mœurs. La propriété : base matérielle des familles, elle les appuie contre les hasards, et figure leur éternité. — Telles sont les vérités fondamentales de Proudhon, tel est Proudhon. Nous avons fouillé, le voici : un homme des temps antiques.
Mais prenons garde : par là-même que nous le définissons ainsi, nous fixons l’étendue de ses pensées. Elles sont certaines. Proudhon avait l’âme grande mais limitée, et ce n’était pas la moindre de forces. Il concevait une Société de chefs de familles, chefs de domaines ou d’atelier et, à la rigueur, au-dessus d’eux, un chef suprême, dictateur ou roi, pour les mener aux guerres. C'est tout. Il n’entendait rien aux architectures sociales, il lui plaisait de n’y rien entendre, il tes niait brutalement.
Les chercheurs que groupent les Cahiers du Cercle Proudhon se tromperaient donc s’ils pensaient tirer des œuvres de leur maître un système complet de restauration nationale, une théorie de l’État, de la monarchie héréditaire, de l’aristocratie et du peuple. Proudhon ne donnera jamais ces choses-là. Mais si tout leur dessein (et je l’entends ainsi) est de considérer d’abord, pour étudier les problèmes de l’heure, un type achevé du paysan, de l’artisan français, un héros de notre peuple, ils ne pouvaient mieux choisir : qu’ils lisent, qu’ils connaissent Proudhon.
L’homme moderne vaut si peu, disait Nietzsche, qu’il est indigne même de servir à la construction d’une société. Qu’il est peu moderne l’homme selon Proudhon, homo proudhonianus ! C’est l’homme de la vieille France ; il a la bonhomie, la verve, la gravité aisée ; il n’est pas rebelle, mais fier ; pas orgueilleux mais digne ; il est réfractaire aux décrets d’État mais pliable aux nobles contraintes de la coutume, aux obligations du droit. Garantissez-lui sa terre et sa droiture, il travaillera, il servira, serviteur résistant et d’autant plus fidèle. Mais ne lui demandez pas de saluer trop bas : il casserait tout. Cette sorte d’homme se relie à travers les siècles aux traditions de la glorieuse humanité aryenne, laborieuse, justicière et guerrière, toujours chantante. Avec ses pareils, ses pères Cyrus et Charlemagne fondèrent des empires, saint Louis et Henri IV un royaume.
Voilà, répétons-le, une confirmation de nos thèses venant du dehors. La valeur intellectuelle en est considérable. M. Georges Sorel en souligne immédiatement la Portée par une lettre qu’il adressa à M. Édouard Berth, lettre dont le texte nous a été communiqué et que nous sommes très honorés de pouvoir publier aujourd’hui :
Le bel article publié par les Débats du 3 janvier 1913, « sur l’interprétation de Proudhon », renferme un alinéa sur lequel je voudrais appeler quelques instants votre attention : « Proudhon, écrit Daniel Halévy, avait l’âme haute, mais limitée ; et ce n’était pas la moindre de ses forces. Il concevait une société de chefs de famille, chefs de domaines ou d’ateliers, et, au-dessus d’eux, un chef suprême, dictateur ou roi, pour la mener aux guerres. C'est tout. Il n’entendait rien aux architectures sociales, il lui plaisait de n’y rien entendre, il niait brutalement. Les personnes qui étudient Proudhon, comme vous le faites, avec un sentiment vraiment philosophique, apprécieront leur juste valeur ces graves affirmations ; mais les gens médiocrement informés, qui dissertent aujourd’hui à tort et à travers sur Proudhon dans les feuilles démocratiques, ne se demanderont-ils pas si Daniel Halévy n’a pas voulu adresser un blâme direct à l’auteur de La Guerre et la paix ? Peut-être même quelque sorbonnard, habitué aux bafouilles des sociologues, sera-t-il tenté de penser que Proudhon n’aurait pas eu assez de génie —s’il vivait encore parmi nous — pour admirer la délicieuse beauté des barquinades solidaristes que le gentil barbifère Léon Bourgeois raconte aux dames sensibles. Voici quelques réflexions que je vous soumets à propos de cette négation des architectures sociales attribuée à Proudhon.
Si l’on a pu soutenir si souvent que l’œuvre de Proadhon est fragmentaire, limitée, contradictoire, c’eat que ce grand maître a obéï (sans toujours se rendre parfaitement compte de sa méthode de travail) au principe que j'ai énoncés de la manière suivante dans les Réflexions sur la violence : « La philosophie sociale est obligée, pour suivre les phénomènes les plus considérables de l’histoire, de procéder à une diremption, d’examiner certaines parues sans tenir compte de tous les liens qui les rattachent à l’ensemble, de déterminer en quelque sorte leur genre d’activité en les poussant à l’indépendance. Quand elle est arrivée ainsi à la connaissance la plus parfaite, elle ne peut plus essayer de reconstituer l’unité rompue. (3e édition, p 407). » Je montrais dans ce livre que c’est par un tel procédé qu’a été obtenue la théorie de l'homme abstrait qui a joué un si grand rôle dans l'histoire moderne des idées politiques et morales. Les théories économiques qui furent formulées au début du XIXe siècle, en Angleterre et en France, sont fondées sur une diremption aussi extraordinaire que la précédente, car elles suppriment l’immense majorité des qualités que l’homme a acquise au cours du temps, pour ne plus voir en lui qu’un producteur-échangiste, entrant en concurrence avec une infinité d’êtres similaires.
Les réalités sociales ne se présentent point à nous sous des formes qui permettent de leur appliquer les procédés de notre époque. Dès que les juristes eurent commencé à ouvrir des écoles, ils durent pratiquer la méthode de la diremption, afin de pouvoir, dans leur enseignement, faire circuler sans entraves leur dialectique sur des systèmes artificiels, substitués aux données historiques. Proudhon, dont l’esprit fut toujours si dominé par des préoccupations juridiques, a montré beaucoup d’adresse, dans on livre des Contradictions, pour dégager certaines catégoriques économiques des liens qui les rattachaient à l’ensemble, leur donner une constitution capable de satisfaire les exigences d’un théoricien et leur permettre ainsi de s’étendre sans limites. Il ne faudrait pas cependant prendre à la lettre la phrase dans laquelle Daniel Halévy dit que Proudhon niait brutalement les architectures sociales ; sans doute, il a parlé toujours avec un profond mépris des utopies qui enchantaient ses contemporains ; mais il fut tourmenté, toute sa vie, par la question de savoir comment on pourrait, en vue de créer un ensemble réel, souder des constructions qui, formées d’éléments arrachés à la masse empirique, avaient été poussées par sa philosophie vers la plus complète indépendance. À l’origine, il crut que la solution de ce problème se trouvait dans les doctrines apportées en France par les hégéliens ; plus tard, il esquissa une théorie de l’équilibre des forces économiques ; nous devons examiner ses essais avec beaucoup d’indulgence, car c’est à peine si nous commençons à reconnaître les difficultés que présente l’application de la philosophie aux choses changeables de l'histoire.
Proudhon a été bien des fois victime des illusions du socialisme. Les écrivains socialistes ont introduit la logique dans les discussions économiques avec l’intention de montrer ce qu’il faudrait faire disparaître pour obtenir enfin un monde vraiment humain, favorable à la vie des classes longtemps déshéritées et conforme à l’esprit scientifique de l’ère des lumières. Marx ne paraît pas avoir jamais compris que sa théorie du prolétariat était destinée à nous donner une idée claire de certaines luttes industrielles qui ont pris une importance capitale de nos jours ; il était persuadé que l’avenir était condamné, par une loi mystérieuse de la fatalité, à détruire tout ce qui ne rentrait pas dans sa doctrine ; en conséquence il a cru (au moins durant la plus grande partie de sa vie) que la patrie et la famille s’évanouiraient avec les préjugés bourgeois. Proudhon a espéré fournir à ses contemporains le modèle d’un régime juridique satisfaisant en combinant, d'après un certain principe d’ordre, les catégories économiques rationalisées par la critique ; les illusions, qui ont parfois troublé son jugement, n’eussent point existé s’il avait toujours nié brutalement les architectures sociales ; le philosophe, qui étudie le monde pour arriver à comprendre parfaitement, grâce à la méthode de la diremption, les mouvements de l’histoire contemporaine, ne doit point se croire qualifié pour donner des ordres à l’avenir.
On sait avec quelle énergie Proudhon a combattu les écrivains qui faisaient bon marché de la patrie et de la famille. Cette attitude si particulière s’explique par un fait que Daniel Halévy a signalé en termes magnifiques à la fin de son article : « L’homme en vue duquel raisonne Proudhon, homo proudhonnanus… se relie à travers les siècles aux traditions de la glorieuse humanité aryenne, laborieuse, justicière et guerrière, toujours chantante. » Vous connaissez les théories que Ichring a exposées dans Les Indo-Européens dans l'histoire ; vous vous rappelez que, suivant le grand juriste allemand, les origines de l’État aryen ont été toutes militaires et que les Romains ont conservé dans leurs mœurs antiques quantité de traces de la civilisation des aryens ; nous devons ajouter que Proudhon a été souvent un véritable Romain. Plus il acquérait d'expérience, mieux il sentait la nécessité de savoir ce qui avait fait la grandeur de notre humanité latine. C’est sous l’influence de cette préoccupation qu’il composa sa dernière théorie de la propriété, qui est demeurée si longtemps une énigme pour les critiques. S’il eût vécu dix ans de plus, il aurait sans doute donné une expression différente à sa pensée, en jugeant nos désastres avec un esprit romain. Sa mort prématurée a été un désastre national ; pour honorer vraiment sa grande mémoire, il faut essayer de continuer son œuvre demeurée inachevée, les yeux toujours fixés sur Rome. L’article que vous avez publié, dans l’Indépendance du 1er avril 1912, est bien fait pour encourager les espérances de tous ceux qui regardent Proudhon comme leur maître. Si vraiment la nouvelle génération est, comme on le dit communément, lasse des balivernes sorbonniques, les enseignements prudhoniens pourront trouver un terrain favorable. En tout cas, nul n’aura fait autant que vous pour nous éclairer sur le véritable génie de Proudhon.
Dans l’intelligence, voici donc un problème définitivement résolu, et s’il ne s’agissait que d’un problème intellectuel, nous aurions considéré que la solution était apportée par M. Daniel Halévy Mais il s’agit de déterminer des positions intellectuelles qui doivent commander des positions politiques et sociales. Dans ces conditions, c’est à nous qu’il appartient de donner au débat sa conclusion, et l’étude de M. Halévy ne vaut que comme le témoignage porté à côté du procès, par un témoin présentement désintéressé. Ceci est fait.
Maisil y a plus. L’étude de M. Halévy n’est pas seulement une interprétation de l’œuvre proudhonienne.
La conclusion est une véritable « apologie pour le pass& français » ; elle appelle vers son signataire plus que l’estime intellectuelle : elle appelle des sentiments de sympathie presque politique. M. Halévy, écrivain, est un homme qui a pris part, avec passion, à nos luttes civiles. Sa personnalité nous oblige à parler sans détours et à répondre très clairement au signe nationaliste qu’il a imprimé dans les colonnes du Journal des débats. Au moment où nous sommes, dans une lutte civile extrêmement grave, c’est un devoir pour nous que de chercher à reconnaître très nettement la position des écrivains dont la parole peut retentir sur ta place publique et y déterminer des mouvements.
Il y a pour nous un cas Halévy. Examinons-le. Ce sera notre réponse à t’étude des Débats, et nous avons trop d’estime pour M. Hatévy pour lui faire l’injure de penser qu’il puisse s’étonner un seul instant de notre réponse.
M. Daniel Halévy, qui été dreyfusard ardent et militant, est un homme extrêmement bien informé de tous les mouvements politiques et sociaux. Il suit avec un intérêt extraordinairement vif le mouvement auquel nous participons. Disons plus il s’intéresse à tout ce qui nous intéresse. Cette alliance, que nous avons réalisée au Cercle Proudhon, entre catholiques, nationalistes et syndicalistes, il l’avait annoncée dans son Histoire de quatre ans, et écrivait-il à l’un de nos amis, « on ne prévoit que ce que l’on souhaite ». Il admire Maurras ; il tient l’Action Française pour un mouvement vigoureux et de haute valeur. Ce n’est pas une feinte. Il le pense et il veut le dire. Il a rompu avec M. Paul Desjardins, avec qui il publiait la Correspondance de l’Union pour la Vérité, parce que ce véritaire prétendait lui interdire « d’entrer en propos » avec « certains organes, certains hommes » qui doivent être hissés à l’intérieur de « cordons sanitaires » qui limitent les « zones de silence » où M. Desjardins voudrait contenir la pensée nationaliste. M. Halévy rompu avec M. Desjardins et il a publié ses raisons[2]. Elles témoignent de sa haute loyauté intellectuelle à notre égard, et de la passion avec laquelle il suit nos travaux.
M. Daniel Halévy fait plus : il suit avec le même soin que nous les transformations intellectuelles des Français qui cherchent à passer par-dessus les « cordons sanitaires » de la démocratie ; il leur tend la main au moment même où ils se préparent à franchir ces cordons. Est-ce pour les retenir, ou les aider ? Voici qu’il apparaît, par l’article des Débats, que c’est pour leur prêter son appui, et les accompagner. Mais s’il les accompagne, que fera-t-il lorsqu’il se trouvera avec eux, loin des siens, près de nous, dans les heures où il ne s’agira plus de résoudre des problèmes intellectuels, mais des questions pratiques, et de prendre parti dans une lutte civile, où son intelligence lui commandera de se rallier à nos directions, mais où sa 1. sensibilité et son hérédité lui commanderont le mouvement contraire ?
Nous avons cherché la réponse à cette question dans l’œuvre même de M. Halévy. Après avoir lu, dans les Débats, l’étude sur Proudhon où nous voyions une « apologie pour le passé français. » Nous avons ouvert cette « apologie pour notre passé » que M. Halévy a publiée naguère aux Cahiers de la Quinzaine, et nous y avons lu, page 115, in fine :
« La victime (Dreyfus) est reprise, les iniques châtiés. C’est terminé, tant mieux… Ne chantons pas d’avoir été vainqueurs, car la mêlée était confuse. Mais si nous consentons à ne plus triompher, que personne du moins ne triomphe sur nous ; qu’on cesse d’appeler traître un innocent dont la vie est brisée, malfaiteur ceux qui le délivrèrent ; s’il nous plait de réfléchir en mesurant nos torts, qu’on ne nous provoque plus à nous défendre en mesurant nos droits ! et surtout, souhaitons-le très fort, qu’on ne nous replace jamais dans une situation analogue à celle où nous nous trouvâmes en décembre 1897. Car il le faudrait bien : plus soucieux, non moins résolus, nous recommencerions nos campagnes. »
Nous voici précisément placés « dans une situation analogue à celle où nous trouvâmes en décembre 1897 » ; la crise qui s’est ouverte est liée directement à l’affaire Dreyfus. Les anciens amis de M. Daniel Halévy ont pris position. Ils sont contre la France, et ils crient « Vive l’Allemagne ». Mais un fort parti d’anciens dreyfusards (on en rencontre beaucoup au Cercle Proudhon) sont maintenant à l’Action française et travaillent à redresser le royaume de saint Louis et d’Henri IV.
Que va faire M. Daniel Halévy ? Rappelé dans la vie publique, que va-t-il choisir ? Israel ou la France ?
Voilà la vraie question. En attendant qu’elle soit résolue, je reprends dans l’étude même de M. Halévy un mot admirable de Proudhon que j'y trouve cité. Je dis à nos compatriotes, égarés dans l’Internationale, qui sont en route pour le pays français et qui rencontrent M. Daniel Halévy : « Alerte ! Et ne vous laissez pas aborder ! »
- ↑ P.-J. Proudhon, Les Femmelins. Les grandes figures romantiques : J.-J. Rousseau, Béranger, Lamartine, Mme Roland, Mme de Staël, Mme Necker de Saussure, George Sand. Un vol. in-16 de la Collection du Cercle Proudhon. Nouvelle Librairie nationale (108 p.), 1 fr.
- ↑ Cf. Daniel Halévy et l’Union pour la Vérité, Vie ouvrière, 20 décembre 1912.