Cahiers de la Quinzaine - IV-5/Une rectification de M. Urbain Gohier

une rectification de

M.  URBAIN GOHIER

Paris, 23 novembre 1902
Monsieur le rédacteur
des Cahiers de la Quinzaine,

De retour en France après une absence de cinq mois, je prends connaissance du seizième cahier de la troisième série, où vous avez étudié l’attitude de mon loyal ami, M. Francis de Pressensé, à l’occasion de ma campagne contre le citoyen Jaurès et à l’occasion de mon départ de l’Aurore.

Sur le premier point (pages 37 et 38), vous reprochez à M. de Pressensé d’être resté muet quand j’accusais le citoyen Jaurès de trahison politique et de malpropreté financière, tous les jours, durant des semaines. Vous demandez pourquoi M. de Pressensé ne prenait pas parti et continuait ses relations amicales avec l’accusateur aussi bien qu’avec l’accusé.

Pardonnez-moi : M. de Pressensé a toujours pris parti ; je ne sais pas ce qu’il disait au citoyen Jaurès quand ils se serraient la main ; mais je sais bien que, dans les bureaux de l’Aurore, M. de Pressensé partageait mon opinion. Il n’approuvait pas la forme de mes articles, disait-il ; mais il en approuvait hautement le fond. Je ne saisissais pas bien la nuance, parce que je ne connais qu’une manière d’exprimer ma pensée. Mais l’approbation « du fond » me suffisait.

Mon loyal ami, M. de Pressensé, m’approuvait si bien qu’il me fournissait quelquefois des munitions. Par exemple, à propos des manœuvres qu’exécuta le citoyen Jaurès pour tirer d’un multi-millionnaire des subsides considérables, c’est M. de Pressensé qui me raconta la démarche du célèbre tribun. Je n’y avais pas assisté. M. de Pressensé en fut témoin. Quand le citoyen Jaurès couvrit de fange l’homme qu’il avait sollicité, pour le punir de son refus, M. de Pressensé me fit comprendre l’immoralité de cette conduite et me dit : « N’en ferez-vous pas justice ? »

Antérieurement, déjà, M. de Pressensé m’avait adressé une invitation analogue. M. le colonel de Saxcé avait réuni sur le terrain de manœuvres tout un régiment d’artillerie pour appliquer à M. du Hault de Pressensé les épithètes les plus désobligeantes. Ce fut le Temps qui nous apporta les détails de l’affaire. J’entrai aussitôt dans le cabinet de M. Clemenceau et je lui demandai, très anxieux : « Eh bien, qu’est-ce que fait Pressensé ? » M. Clemenceau me répondit, de son ton railleur : « Allez-y voir. » Je passai dans l’autre bureau et M. de Pressensé, qui lisait aussi le Temps, me dit : « J’espère que vous allez fustiger ce monsieur-là ? » Je me retirai simplement.

Je n’avais pas « marché » dans l’affaire de Saxcé, parce qu’elle était toute personnelle.

J’ai « marché » dans l’affaire Jaurès parce qu’elle est d’intérêt général.

Sur un seul point, M. de Pressensé blâmait mon argumentation. J’ai noté que le frère de M. Jaurès, qui traîne un sabre dans la marine, a reçu trois avancements successifs dans l’année même où le célèbre tribun cessa d’attaquer les états-majors. M. de Pressensé me signala qu’il avait lui-même un frère dans l’administration des Finances, et que mes procédés de discussion gêneraient l’avancement de ce fonctionnaire.

Sur tout le reste, nous étions pleinement d’accord ; M. de Pressensé me faisait encore l’honneur de m’en assurer deux jours avant mon départ pour l’Amérique.

Vous faites, d’autre part (page 55), un grief à M. de Pressensé de ce qu’il m’aurait « éliminé » de l’Aurore. Je ne puis croire qu’il ait trempé dans cette machination, pour la raison que voici.

Ma lettre de démission avait été accompagnée, dans le journal, de commentaires auxquels j’avais le devoir de répondre. J’y répondis en effet. Mais, depuis six mois, la réponse n’a pas été insérée ; je suis obligé de recourir aux voies légales pour en obtenir la publication, qui n’est pas dénuée d’intérêt pour mes anciens lecteurs.

Deux jours avant mon départ pour l’Amérique, j’eus le plaisir de dîner avec M. de Pressensé, notre ami commun M. Pierre Quillard, et l’un de nos camarades arméniens. M. de Pressensé me déclara qu’il déplorait notre séparation momentanée ; il dit à nos amis qu’il regardait comme un honneur d’avoir vécu et combattu à mes côtés dans des circonstances mémorables ; il me promit d’exprimer ces sentiments dans les colonnes mêmes de l’Aurore, en recommandant à nos lecteurs mon dernier volume À bas la caserne !… dès que j’aurais franchi l’Océan.

Je ne crois pas que ces promesses aient été tenues. Mais j’étais si loin !…

M. de Pressensé ajouta que notre séparation ne durerait pas. Il fut convenu, sur un ton moitié plaisant, moitié sérieux, que je trouverais des capitaux chez les Yankees, et que nous referions tous les deux la bonne vieille Aurore des beaux jours. Il fut convenu également que la première mesure à prendre, pour garantir le succès, serait l’expulsion du désastreux Vaughan.

— Pour sûr ! dis-je. Nous le mettrons au bagne ou, pour commencer, dans une maison centrale.

— Non, objecta Quillard. Il faudrait que la Ligue des Droits de l’Homme l’en fît sortir.

— C’est vrai, confessai-je. Comme il est coupable, le trio Reinach-Guyot-Trarieux le tirerait d’affaire.

— Pas de bagne, dit M. de Pressensé, conciliant. Nous lui ferons 100 francs par mois et nous l’enverrons f…umer sa pipe dans son village, à condition qu’on ne le revoie pas.

Nous nous quittâmes fort tard, avec des larmes dans les yeux.

Il n’est donc pas juste d’écrire que M. de Pressensé m’a éliminé de l’Aurore. Si j’avais trouvé dans les Montagnes Rocheuses, d’où j’arrive, un gisement aurifère, je rentrerais à l’Aurore par la grande porte et j’y reprendrais, avec l’approbation de mon loyal ami, l’œuvre si nécessaire du nettoyage socialiste. Est-ce la faute de mon loyal ami si je n’ai pas trouvé le filon ?

Veuillez agréer, monsieur, mes compliments les meilleurs.

Urbain Gohier