Cahiers de la Quinzaine - IV-5/Funérailles d’Émile Zola

ÉmileZola

Émile Zola est mort le lundi 29 septembre 1902. Ses funérailles ont eu lieu le dimanche 5 octobre au cimetière Montmartre.

Trois discours ont été prononcés :

le premier par M. Chaumié, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts ;

le deuxième par M. Abel Hermant, président de la Société des Gens de Lettres ;

le troisième et dernier par M. Anatole France.

DISCOURS DE M. CHAUMIÉ

Messieurs, il y a quelques jours à peine, le grand écrivain autour du cercueil duquel nous sommes aujourd’hui rassemblés, était en pleine vie, en pleine force. Son talent puissant, qui s’était affirmé dans tant de maîtresses œuvres, poursuivant son évolution, chaque jour plus élevé et plus épuré, assurait l’accomplissement des œuvres nouvelles entreprises ou annoncées.

Et voilà qu’il a suffi de l’accident le plus banal pour tout détruire en un instant.

La nouvelle de cette mort a produit un sentiment général de stupeur.

Ce n’est pas seulement la France, perdant ce jour-là une de ses hautes gloires littéraires, qui s’est sentie en deuil. De toutes parts ont afflué les manifestations les plus vives et les plus touchantes de douleur et de regret, marquant ainsi quelle place tenait dans le monde celui qui vient de disparaître. Parmi les nations étrangères, il en est une à laquelle Zola se rattachait par des liens d’origine ; sa perte y a été ressentie de façon plus cruelle, et le ministre de l’instruction publique de l’Italie m’a prié d’apporter sur ce cercueil la salutation suprême de son pays.

Le gouvernement de la République a tenu, lui aussi, à l’honneur de prendre part à ces funérailles.

D’autres étudieront le talent de l’écrivain, montreront la place qu’il tenait dans les lettres, diront la grandeur épique de ses récits, l’intensité de vie de ses personnages, son art de grouper et de faire mouvoir les foules et les armées, d’en sentir les frissons, d’en dégager l’âme, la puissance saisissante de ses descriptions, le relief de ses tableaux ; ils mettront en pleine lumière les grandes pages qui doivent rester, jetant peut-être un voile sur certaines, qui ont provoqué chez les uns tant de protestations et de colères, chez les autres tant de froissements de délicatesse et de pudeur, et qu’il a considérées comme inévitables, dans son souci profond de sincérité et de vérité.

C’est ce souci de sincérité et de vérité, animé par un grand sentiment de pitié et de justice, qui a dominé à la fois sa vie et son œuvre.

Dès le début, il s’est donné à une mission, mission, jadis, par beaucoup méconnue et raillée, admirée aujourd’hui, qu’il a suivie sans relâche, sans défaillance, et qu’il accomplissait encore quand la soudaine mort l’a frappé.

Quelle mission ? Faire et laisser de la société actuelle, de ses organes et de leur fonctionnement, des milieux dans lesquels elle se meut, des hommes qui la composent, des passions qui les agitent et les gouvernent, et aussi de ses vices, de ses tristesses et de ses misères, des souffrances de ses déshérités, un tableau si saisissant et si vrai, que de sa contemplation se dégage aux yeux de tous, des plus aveugles comme des plus clairvoyants, la nécessité de porter remède à ces souffrances, de combattre ces vices, d’adoucir ces tristesses.

Qui donc peut avoir oublié ce foyer de travailleur, si calme, qu’éclairait le sourire d’un enfant, et que la passion du mari pour l’alcool fait sombrer dans le désordre de la détresse et la folie ? Ne sentons-nous pas encore l’angoisse qui nous étreignait, lorsque, guidés par la main du conteur — pourquoi ne pas dire du poète — nous suivions les galeries étroites des mines, témoins à chaque pas du labeur dangereux et dur, de la si rude vie du mineur ? Cette vision peut-elle désormais s’effacer de notre esprit ? Combien d’autres aussi émouvantes hantent notre souvenir !

À ce qui eût pu n’être qu’une admirable œuvre littéraire, document inappréciable d’une époque, peinture à jamais vivante d’un temps qui se modifie sans cesse et sera demain disparu, le puissant souffle généreux qui l’a inspiré donne une grandeur supérieure, assure une gloire plus haute encore.

Qu’importe que l’idéal entrevu soit souvent inaccessible ? Qui a cherché à l’atteindre a monté.

Le rêve irréalisé n’en garde pas moins sa beauté ; l’effort, son utilité et sa noblesse.

Zola, d’ailleurs, était l’homme de son œuvre. Dès qu’une cause lui sembla juste, braver pour la défendre les colères irraisonnées ou perfides, subir les outrages furieux, les haines injustes, les abandons les plus douloureux, lui parut un impérieux devoir. Aucun sacrifice ne lui coûta pour répondre au cri de sa conscience.

Déjà les clameurs s’éteignaient, les intentions travesties ou calomniées apparaissaient aux yeux de tous dans leur véritable jour.

La mort, apportant avec elle l’apaisement et la sérénité, a hâté l’heure définitive de la justice. Tous ceux dont l’âme est vraiment haute, quel qu’ait été jusque-là leur parti dans la lutte, se sont inclinés devant ce cercueil.

Les petits, les malheureux, les déshérités, sur la souffrance desquels Zola a penché son observation attentive et sa pitié, sentant qu’ils ont perdu un ami, mêlent leur reconnaissance et leur deuil au deuil, à l’admiration de ceux qui pleurent l’immense perte faite par les lettres, et c’est ainsi que suivi d’un cortège grandiose, au milieu des hommages, laissant derrière lui un nom glorieux et des pages impérissables, le maître écrivain entre dans la tombe.

DISCOURS DE M. ABEL HERMANT

Messieurs,

Au bord de cette glorieuse tombe, devant laquelle même les inimitiés littéraires ne se sont pas tues, je voudrais de tout mon cœur, comme on veut ce qu’on doit, rendre à Émile Zola un hommage digne de lui. Hélas ! dans ces épreuves, ceux qui dénigrent ont vraiment tous les avantages sur ceux qui louent et qui pleurent. Notre douleur étonne notre enthousiasme. Notre admiration s’impatiente et se décourage, à sentir qu’elle ne dispose, pour s’exprimer dans toute son ampleur, que des paroles sommaires et improvisées qui sont de mise sur un cercueil ; c’est une poignante souffrance de plus, cette insuffisance de l’éloge funèbre au prix d’un mort si formidable.

Discuté jusque dans sa bière — et nous devons l’en applaudir, car certes cet amoureux de la lutte eût souhaité qu’il en fût ainsi — on lui a tout contesté, sauf d’être excessif et colossal ; là-dessus ses détracteurs s’accordent avec ses panégyristes. Ses livres, avant que d’aveugler l’imagination par leur splendeur, lui imposent par leur nombre et par leur poids. Si on les plaçait les uns sur les autres, ils feraient un piédestal assez haut pour la statue que nous lui élèverons. Il se présente au tribunal de la postérité escorté comme un patricien romain d’une clientèle qui est une armée, où je dénombre plus de douze cents créatures vivantes qu’il a façonnées de sa main et animées de son souffle. Pour que nul surcroît d’effort ne lui fût épargné, il a enfanté d’abord, longtemps, dans la misère. Ses premiers livres sont nés, comme des fils du peuple, dans des garnis et sur des grabats. L’angoisse du pain qui manque s’est ajoutée pour lui à l’angoisse du génie qui se cherche. Mais le mauvais sort, en s’acharnant à gêner son énergie, n’a fait que la multiplier. Il en avait accumulé au début de telles réserves que, plus tard, il ne s’est pas trouvé moins pourvu contre la fortune pernicieuse que contre la pauvreté salutaire, et il a gardé dans le luxe, qui en eût amolli tant d’autres, la noble allure d’un bon ouvrier.

Aux pires heures, sa pensée, que les soucis ne diminuaient pas, aspirait déjà au grandiose : l’âpre tragédie de Thérèse Raquin nous le montre ambitieux de dégager les types, de personnifier les vertus, les vices, comme un homme qui aurait le loisir de dominer les événements, de généraliser et d’abstraire. Mais dans une œuvre isolée, si vaste soit-elle, l’air lui manque. Les sujets de romans s’offrent à lui par groupes : où d’autres conçoivent un livre, il conçoit une bibliothèque. D’autres rêvent de forger un personnage, il rêve de constituer une famille. Et puisque les familles d’aujourd’hui, au lieu d’être comme jadis parquées dans une case étroite de la ruche sociale, s’irradient dans la société tout entière ; puisqu’on les peut considérer chacune, sans forcer l’artifice, comme une société en petit, où la grande se résume et s’abrège, il incorporera dans ses Rougon-Macquart l’effectif total des représentants d’une époque, et, en racontant leur histoire intime, il racontera celle de la France durant un quart de siècle.

Rien que l’idée d’une telle œuvre dénoterait une imagination de constructeur unique, car même la Comédie humaine de Balzac est ordonnée moins volontairement, avec moins de logique, avec des fissures par où le hasard s’y glisse. Mais ce qui est surtout prodigieux, c’est qu’un homme ait pu écrire en vingt-deux ans ces dix-neuf volumes consécutifs tels qu’il les avait vus du premier coup, sans un jour de chômage, sans une défaillance ni un doute, sans une infraction au plan primitif, sans une retouche à l’arbre généalogique et à l’état signalétique des personnages. Ce qui est surhumain, c’est qu’après avoir écrit le définitif mot « Fin » après la dernière de ce demi-million de lignes, il n’ait pas désiré une heure de repos. Mais déjà Lourdes était ébauché. Maintenant il lui fallait pour personnages des villes, la cité de misère et de foi — la Rome éternelle — Paris qui travaille, qui pense, qui brise les idoles et qui fait les révolutions.

Tandis qu’il posait une par une, avec son calme et sa sûreté coutumière, les assises de ce nouvel édifice, son imagination devançait encore la tâche d’aujourd’hui et lui en préparait d’autres pour demain. Ce passionné de grandeur, qu’on a incriminé de bassesse et de terre à terre, atteignait la chimère et l’utopie. Il avait déjà choisi les titres de ces quatre livres d’apostolat qu’il appelait des évangiles : Fécondité, Travail, Vérité, Justice. Le troisième est près de paraître. Zola portait en lui le quatrième, quand la mort stupide l’a surpris.

L’œuvre demeure inachevée, mais l’unité en est si apparente que, malgré cette brèche, l’effet d’ensemble existe, et après l’énormité de l’effort, ce qui émerveille le plus, c’est la netteté du parti pris. Nul n’a jamais tracé un sillon si droit ; nul n’est si bien demeuré soi-même de son premier à son dernier jour, en se développant ; et nul, par suite, n’est plus aisé à définir en brèves formules, que ce peintre véridique de l’actuel, ce prophète convaincu de l’avenir, cet artiste de la démocratie.

Je sais bien qu’en portant sur lui ce jugement — auquel souscrit d’ailleurs le monde entier — je vais contre une certaine critique de chez nous, dont la malice habituelle consiste à nier aux grands écrivains les qualités qu’ils revendiquent, pour leur en attribuer perfidement d’autres dont on espère qu’ils ne se soucient pas. Et comme Zola s’est proclamé réaliste, naturaliste, épris de modernité, on n’a pas manqué de lui chicaner tout cela pour lui décerner, en manière de consolation hypocrite, avec un dédain qui les faisait presque injurieuses, les somptueuses épithètes de lyrique et de romantique. Acceptons-les pour lui, messieurs. Lyrique ? C’est affaire de tempérament, et ne l’est point qui veut. Romantiques, nous le sommes tous, parce que nous procédons de ceux qui le furent. Zola connaissait trop bien la vraie science de la vie pour ignorer ce qu’on hérite : il a déclaré vingt fois qu’il continuait une évolution littéraire et qu’il ne faisait pas une révolution. Certes même, il se défia moins de ce romantisme invétéré, il s’efforça moins de s’y dérober que Flaubert, qui écrivit, dit-on, Madame Bovary par pénitence et pour asservir sa fantaisie fougueuse au joug minutieux de la réalité. C’est qu’il avait de cette réalité une vision autre que Flaubert, et capable justement d’emplir les cadres d’une imagination romantique.

Il était peu curieux de détails et de particularités personnelles ; et l’on peut dire, comme on l’a dit, que c’était faute d’une sensibilité assez délicate et d’une psychologie assez pénétrante ; mais ce pouvait être aussi bien parce que, dans l’humanité actuelle, les groupes lui semblaient avoir plus de valeur que les individus, l’être collectif plus de vie positive que chacune de ses unités composantes. C’est bien là une façon de voir démocratique, et j’ai eu raison de soutenir qu’il est le peintre, ou si on veut le poète, le chantre de la démocratie.

Sans doute, chacun des individus qu’il crée est visible, tangible, de vérité si obsédante que la plupart sont demeurés inscrits au calendrier de nos types littéraires, et que dans le langage courant, leurs noms propres sont devenus des noms communs ; mais le dessin en est aussi élémentaire que précis. Ses personnages vraiment réels sont les personnes civiles, les groupes, une famille, une contrée, une ville, une mine avec ses mineurs : ils ont d’autant plus d’âme qu’ils embrassent plus d’individualités diverses, et les deux êtres qu’il a le mieux fait vivre sont la Foule et la Nature.

Voilà où il a mérité son titre de naturaliste. Il ne fallait pas le lui refuser si vite, mais seulement s’apercevoir que pour un tel homme, un tel titre ne peut signifier je ne sais quelle entomologie. C’est au sens le plus transcendant du mot que Zola est naturaliste. Il a aimé ardemment l’objet, le décor, les choses : celles que la nature produit elle-même et directement, celles aussi qu’elle produit par l’entremise et par l’industrie de l’homme, et au premier rang la machine, qu’il a chantée en vrai poète de ceux qui peinent. Il a aimé ardemment la vie. Il a senti la joie de vivre : d’abord de façon si âpre et si chagrine que ces deux mots inscrits en tête d’un de ses livres y font l’effet d’une ironie ; — plus tard avec une sérénité profonde. Et je note que son optimisme, un peu artificiel peut-être aux jours de triomphe, est devenu sincère et imperturbable aux jours d’épreuve et d’amertume.

Non moins que la nature innombrable, il a aimé la foule, pareille à un élément. La foule n’est jamais absente de son œuvre : on l’y sent latente, quand elle n’envahit pas le premier plan ; on entend toujours au lointain la confuse rumeur populaire, comme on perçoit toujours la plainte du vent et des vagues dans le verbe de ceux qui ont vécu, pensé, rêvé au bord de la mer, dans le vers orageux de Victor Hugo, dans la phrase majestueuse de Chateaubriand. Et quand la foule, comme dans Germinal, tient le premier rôle, alors vous savez comment il la mène, comment il la meut, comment il la retient, comment il la déchaîne, avec quel art d’amoureux il la détaille et comme il lui devient égal pour la peindre. La foule fut souvent son personnage unique, toujours son personnage préféré.

Elle fut son public aussi. C’est à elle qu’est dédiée son œuvre ; c’est d’elle qu’il a obtenu cette renommée anormale ; c’est auprès d’elle qu’il est en instance d’immortalité. Non point qu’il ait été si avide de cette popularité qu’on appelle dédaigneusement et à bon droit la gloire en gros sous. Son ambition était plus haute. Il prétendait communier avec les masses populaires et faire vibrer en elles l’âme qu’il leur attribuait. Il ne leur sacrifiait rien, comme font trop volontiers les chercheurs de succès quand même. Il n’a jamais flatté la foule ; à l’occasion, il l’a bravée, il s’est mesuré avec elle sans peur, et ce n’est pas dans ses livres seulement qu’on a entendu retentir autour de lui des clameurs de colère et de menace. Ne craignez pas, messieurs, que je pousse plus loin cette allusion à l’histoire d’hier : les plaies sont à vif, nous voici en présence d’un mort, la réserve nous est commandée ; si les adversaires implacables de celui qui n’est plus ne nous ont guère, depuis six jours, donné l’exemple de cette réserve, il ne nous importe, messieurs, c’est nous qui le leur donnerons. Mais je ne sors pas de mes attributions littéraires en rappelant qu’avec une abnégation héroïque, l’écrivain, au faîte de la gloire, a fait bon marché de son repos, risqué la fortune acquise, joué sa gloire même. Le caractère ne se disjoint pas du génie. Et puisque je suis ici pour rendre l’hommage suprême au génie d’Émile Zola, son caractère m’appartient : je dois proclamer qu’il fut une conscience, une conscience entêtée, une conscience stoïque.

Il fut aussi, messieurs, un très brave homme, comme disait hier un des anciens de Médan, comme savent tous ceux qui ont eu le privilège de pénétrer dans sa vie intime. Cette bonhomie empressée un peu inquiète et nerveuse ; cette bonté qu’à certains accents soudains on devinait si profonde, qui allait des hommes aux bêtes, des êtres aux choses, qui n’épargnait personne et cependant n’était point banale ; cette timidité charmante qui faisait sa voix brève et embarrassée, son geste hâtif et court ; cette vertu domestique, qui ne s’asservissait à aucun préjugé bourgeois, mais qui ne s’affranchissait non plus d’aucune haute obligation morale ; enfin, cette simplicité qu’il ne cherchait pas, qu’il n’affectait pas, qui était simplement simple et qui me faisait toujours songer à cette boutade de Banville : « Le plus simple est d’avoir du génie » — messieurs, j’en veux rendre témoignage et me hâter ; car je crains de m’attarder aux souvenirs personnels qui m’attendriraient trop, et toute faiblesse, en présence d’un tel mort, serait lâcheté.

Rappelons-nous donc qu’à la fin d’un de ses plus beaux livres Zola décrit une cérémonie comme celle-ci — sans ce grand concours de foule, mais non moins cruelle pour les rares amis qui se serrent les uns contre les autres autour des restes d’un artiste méconnu. En s’éloignant à regret de la fosse à demi comblée, un de ses compagnons, le plus notable, et qui ressemble à Zola comme un frère, prononce une parole de devoir, de réconfort et d’espérance. Messieurs, cette parole est certainement le seul adieu que Zola veuille de nous, et je croirais manquer à une de ses volontés dernières si je partais d’ici sans vous l’avoir redite. Seulement, je ne pensais pas que ce dût être si tôt, ni surtout que je dusse avoir l’honneur de prêter à mon maître ma faible voix pour répéter en son nom, à tout le peuple qui m’environne, cette humble et magnifique devise de toute sa vie : « Travaillons ! »

Nous avons emprunté les deux textes précédents à la Petite République, numéro daté du mardi 7 octobre. Nous empruntons le texte suivant à Pages libres, numéro 94, deuxième année, du 18 octobre 1902. Anatole France a bien voulu remettre à M. Maurice Kahn, de Pages libres, un texte revu et définitif. C’est sur le même texte que M. Pelletan a établi son édition d’art.

DISCOURS D’ANATOLE FRANCE

Messieurs,

Appelé par les amis d’Émile Zola à parler sur cette tombe, j’apporterai d’abord l’hommage de leur respect et de leur douleur à celle qui fut durant quarante années la compagne de sa vie, qui partagea, allégea les fatigues des débuts, égaya les jours de gloire et le soutint de son infatigable dévouement aux heures agitées et cruelles.

Messieurs,

Rendant à Émile Zola, au nom de ses amis les honneurs qui lui sont dus, je ferai taire ma douleur et la leur. Ce n’est pas par des plaintes et des lamentations qu’il convient de célébrer ceux qui laissent une grande mémoire, c’est par de mâles louanges et par la sincère image de leur œuvre et de leur vie.

L’œuvre littéraire de Zola est immense. Vous venez d’entendre le président de la Société des Gens de lettres en définir le caractère avec une admirable précision. Vous avez entendu le ministre de l’Instruction publique en développer éloquemment le sens intellectuel et moral. Permettez qu’à mon tour je la considère un moment devant vous.

Messieurs, lorsqu’on la voyait s’élever pierre par pierre, cette œuvre, on en mesurait la grandeur avec surprise. On admirait, on s’étonnait, on louait, on blâmait. Louanges et blâmes étaient poussés avec une égale véhémence. On fit parfois au puissant écrivain — je le sais par moi-même — des reproches sincères, et pourtant injustes. Les invectives et les apologies s’entremêlaient. Et l’œuvre allait grandissant.

Aujourd’hui qu’on en découvre dans son entier la forme colossale, on reconnaît aussi l’esprit dont elle est pleine. C’est un esprit de bonté. Zola était bon. Il avait la candeur et la simplicité des grandes âmes. Il était profondément moral. Il a peint le vice d’une main rude et vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue sur plus d’une de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de l’intelligence et de la justice. Dans ses romans, qui sont des études sociales, il poursuivit d’une haine vigoureuse une société oisive, frivole, une aristocratie basse et nuisible, il combattit le mal du temps : la puissance de l’argent. Démocrate, il ne flatta jamais le peuple et il s’efforça de lui montrer les servitudes de l’ignorance, les dangers de l’alcool qui le livre imbécile et sans défense à toutes les oppressions, à toutes les misères, à toutes les hontes. Il combattit le mal social partout où il le rencontra. Telles furent ses haines. Dans ses derniers livres, il montra tout entier son amour fervent de l’humanité. Il s’efforça de deviner et de prévoir une société meilleure.

Il voulait que, sur la terre, sans cesse un plus grand nombre d’hommes fussent appelés au bonheur. Il espérait en la pensée, en la science. Il attendait de la force nouvelle, de la machine, l’affranchissement progressif de l’humanité laborieuse.

Ce réaliste sincère était un ardent idéaliste. Son œuvre n’est comparable en grandeur qu’à celle de Tolstoï. Ce sont deux vastes cités idéales élevées par la lyre aux deux extrémités de la pensée européenne. Elles sont toutes deux généreuses et pacifiques. Mais celle de Tolstoï est la cité de la résignation. Celle de Zola est la cité du travail.

Zola, jeune encore, avait conquis la gloire. Tranquille et célèbre, il jouissait du fruit de son labeur, quand il s’arracha lui-même, d’un coup, à son repos, au travail qu’il aimait, aux joies paisibles de sa vie. Il ne faut prononcer sur un cercueil que des paroles graves et sereines et ne donner que des signes de calme et d’harmonie. Mais vous savez, messieurs, qu’il n’y a de calme que dans la justice, de repos que dans la vérité. Je ne parle pas de la vérité philosophique, objet de nos éternelles disputes, mais de cette vérité morale que nous pouvons tous saisir parce qu’elle est relative, sensible, conforme à notre nature et si proche de nous qu’un enfant peut la toucher de la main. Je ne trahirai pas la justice qui m’ordonne de louer ce qui est louable. Je ne cacherai pas la vérité dans un lâche silence. Et pourquoi nous taire ? Est-ce qu’il se taisent, eux, ses calomniateurs ? Je ne dirai que ce qu’il faut dire sur ce cercueil, et je dirai tout ce qu’il faut dire.

Devant rappeler la lutte entreprise par Zola pour la justice et la vérité, m’est-il possible de garder le silence sur ces hommes acharnés à la ruine d’un innocent et qui, se sentant perdus s’il était sauvé, l’accablaient avec l’audace désespérée de la peur ? Comment les écarter de votre vue alors que je dois vous montrer Zola se dressant, faible et désarmé devant eux ? Puis-je taire leurs mensonges ? Ce serait taire sa droiture héroïque. Puis-je taire leurs crimes ? Ce serait taire sa vertu. Puis-je taire les outrages et les calomnies dont ils l’ont poursuivi ? Ce serait taire sa récompense et ses honneurs. Puis-je taire leur honte ? Ce serait taire sa gloire. Non ! je parlerai.

Avec le calme et la fermeté que donne le spectacle de la mort, je rappellerai les jours obscurs où l’égoïsme et la peur étaient assis au conseil du gouvernement. L’iniquité commençait à être connue, mais on la sentait soutenue et défendue par de telles forces publiques et secrètes, que les plus fermes hésitaient. Ceux qui avaient le devoir de parler se taisaient. Les meilleurs, qui ne craignaient pas pour eux-mêmes, craignaient d’engager leur parti dans d’effroyables dangers. Égarée par de monstrueux mensonges, excitée par d’odieuses déclamations, la foule du peuple, se croyant trahie, s’exaspérait. Les chefs de l’opinion, trop souvent, caressaient l’erreur, qu’ils désespéraient de détruire. Les ténèbres s’épaississaient. Un silence sinistre régnait. C’est alors que Zola écrivit au président de la République cette lettre mesurée et terrible qui dénonçait le faux et la forfaiture.

De quelles fureurs il fut alors assailli par les criminels, par leurs défenseurs intéressés, par leurs complices involontaires, par les partis coalisés de toutes les réactions, par la foule trompée, vous le savez et vous avez vu des âmes innocentes se joindre avec une sainte simplicité aux hideux cortège des aboyeurs à gages. Vous avez entendu les hurlements de rage et les cris de mort dont il fut poursuivi jusque dans le palais de justice, durant ce long procès jugé dans l’ignorance volontaire de la cause, sur de faux témoignages, dans le cliquetis des épées.

Je vois ici quelques-uns de ceux qui, se tenant alors à son côté, partagèrent ses périls : qu’ils disent si jamais plus d’outrages furent jetés à un juste ! Qu’ils disent aussi avec quelle fermeté il les supporta ! Qu’ils disent si sa bonté robuste, sa mâle pitié, sa douceur se démentirent une seule fois et si sa constance en fut ébranlée.

En ces jours scélérats, plus d’un bon citoyen désespéra du salut de la patrie et de la fortune morale de la France. Les républicains défenseurs du régime actuel n’étaient pas seuls atterrés. On entendit un des ennemis les plus résolus de ce régime, un socialiste irréconciliable s’écrier amèrement : « Si cette société est à ce point corrompue, ses débris immondes ne pourront même pas servir de fondement à une société nouvelle. » Justice, honneur, pensée, tout semblait perdu.

Tout était sauvé. Zola n’avait pas seulement révélé une erreur judiciaire, il avait dénoncé la conjuration de toutes les forces de violence et d’oppression unies pour tuer en France la justice sociale, l’idée républicaine et la pensée libre. Sa parole courageuse avait réveillé la France.

Les conséquences de son acte sont incalculables. Elles se déroulent aujourd’hui avec une force et une majesté puissantes ; elles s’étendent indéfiniment : elles ont déterminé un mouvement d’équité sociale qui ne s’arrêtera pas. Il en sort un nouvel ordre de choses fondé sur une justice meilleure et sur une connaissance plus profonde des droits de tous.

Messieurs,

Il n’y a qu’un pays au monde dans lequel ces grandes choses pouvaient s’accomplir. Qu’il est admirable le génie de notre patrie ! Qu’elle est belle cette âme de la France, qui, dans les siècles passés, enseigna le droit à l’Europe et au monde ! La France est le pays de la raison ornée et des pensées bienveillantes, la terre des magistrats équitables et des philosophes humains, la patrie de Turgot, de Montesquieu, de Voltaire et de Malesherbes. Zola a bien mérité de la patrie, en ne désespérant pas de la justice en France.

Ne le plaignons pas d’avoir enduré et souffert. Envions-le. Dressée sur le plus prodigieux amas d’outrages que la sottise, l’ignorance et la méchanceté aient jamais élevé, sa gloire atteint une hauteur inaccessible.

Envions-le : il a honoré sa patrie et le monde par une œuvre immense et par un grand acte. Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine.

Anatole France