Café-concerts et music-halls

Café-concerts et music-halls
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 159-184).
CAFÉS-CONCERTS ET MUSIC-HALLS


I

Le café-concert considéré comme un phénomène social et le « beuglant » pris au sérieux : c’est ce qui peut d’abord étonner. Mais le plus étonnant est le nombre même de ces « beuglans, » et l’importance publique qu’ils ont fini par prendre. Le théâtre-Concert, code humoristique à l’usage des artistes et néophytes, sorte de manuel-annuaire publié par un « homme du bâtiment, » et consacré par une préface de Paulus, mentionne, pour Paris, quatre-vingt-treize principaux cafés-concerts et cabarets artistiques. En province, toujours en ne citant que les principaux, les établissemens notoires, il en énumère plus d’une centaine, et le Figaro illustré, dans son enquête de 1896, constatait, sous la signature de M. Dauzats : « Paris compte aujourd’hui deux cent soixante-quatorze cafés-concerts où l’on chante annuellement de dix à quinze mille chansons nouvelles... Nous sommes décidément un peuple gai ! » Mais ce nombre même de deux cent soixante-quatorze est, en réalité, bien au-dessous du chiffre exact, fort difficile à fixer. Relevez, en effet, dans tous les quartiers, et presque dans toutes les rues, les annonces de « concerts » barbouillées à la main derrière les vitrages des débitans, recensez tous les « casinos, » tous les « Edens » et tous les « Alcazars » des départemens, toutes les « Folies » de préfectures, de sous-préfectures et parfois de chefs-lieux de canton, récapitulez tous ces établissemens, grands ou petits, somptueux ou misérables, et vous en verrez le total. Il y a donc bien vraiment là, sans exagération, un élément social, et un élément particulièrement pernicieux, un agent de perdition et d’abrutissement populaires. C’est le débit d’obscénités et de grimaces à côté du débit d’alcool, et encore plus toxique, presque aussi envahissant que le premier.

Les raisons de cet envahissement sont de plusieurs ordres. La chanson de table, d’abord, le refrain chanté le verre en main est un geste essentiellement français, et le café-concert, dès le milieu du XVIIIe siècle, se retrouve aux Porcherons, déjà semblable à ce qu’il est aujourd’hui. C’est le même auditoire de consommateurs de tous les mondes, la même population d’« artistes, » le même mélange de société élégante et de canaille. Plus tard, sous Louis XVI, nous voyons le Waux-Hall, Ange Pitou sous le Directoire, Darcier et son Estaminet lyrique sous la république de 1848, puis, sous le second Empire, le Café du Géant, l’Alcazar, l’Horloge, et le Moka de la rue de la Lune. Tous ces lieux de chansons, et leurs chanteurs, ont des caractères fort différens, et vont de la politique la plus aiguë à la niaiserie la plus inoffensive, mais relèvent tous du débit lyrique, du « beuglant, » et le « beuglant, » de nos jours, atteint vraiment son apogée. Il s’y multiplie comme dans une atmosphère d’élection, s’y épanouit en pleine terre promise. Dans toutes sortes de salles, devant des princes et des souteneurs, des femmes du monde et des « pierreuses, » on chante, on danse, on mime à présent tous les genres, même les genres les moins avouables. On pourrait, en conséquence, voir un peu là un fait de race, quelque chose qui vient de loin et qui se continue, mais on y retrouve surtout le besoin de sans-gêne, de veulerie, de tapage et de gros avilissement spécial à notre époque. Si bas que le théâtre soit tombé, si peu qu’il exige de tenue et d’application d’esprit, il en demande pourtant encore. On n’y fume pas, on n’y garde pas son chapeau, il faut comprendre la pièce, avoir au moins l’air de la comprendre, et les acteurs, d’autre part, n’y disent et n’y miment pas absolument tout. Au café-concert, au contraire, aucune de ces contraintes ! On fume, on boit, on va, on vient, on entre, on sort, tout en ayant devant les yeux les plus libres indécences, et tout en entendant les plus incroyables équivoques. C’est le paradis du libertinage et de l’inintelligence débraillée. Ajoutez le bon marché, l’excitation à peu de frais. On vous sert là, pour quelques sous, de quoi se rafraîchir et s’échauffer à la fois. Comment ne pas venir y satisfaire, ou y tromper, la fringale de vice avoué ou inavoué qui tourmente maintenant le peuple et les salons ? Enfin, et c’est encore une raison de leur pullulement, les bastringues et les « bouibouis » sont presque toujours de « bonnes affaires. » Le premier limonadier venu loue une boutique inoccupée, y dresse une estrade, un décor, y installe un piano, engage cinq ou six chanteurs faméliques, met en chantier quelques fûts de bière, et sa fortune est faite trois fois sur quatre. Les soirées mêmes ne suffisent plus à l’engouement du public, et certains « beuglans » y joignent l’« apéritif-concert, » c’est-à-dire la représentation de cinq à sept. D’autres sévissent à partir de midi, et chantent, dansent, crient, pianotent, grimacent, grincent toute la journée.

Ainsi répandu et multiplié, le débit lyrique devient un sujet d’éludé. Partout, devant sa porte battante, ou à l’entrée de son bosquet, on voit sa pancarte ou son affiche. Partout, on entend ses crincrins, ses échos, ses cris, ses hurlemens, et le nombre des chansons qu’il envoie aux censeurs nécessiterait, paraît-il, d’après les journaux spéciaux, la création d’un nouveau service aux Beaux-Arts. Si insensé que cela paraisse, l’expansion esthétique des Bottines du Marseillais, de Ah ! mon colon, du Melon de l’Auvergnat, de Y a des gueulards, du Dernier Mégot, des Navets, de On s’crève, de Si qu’on serait cul-de-jatte, de J’ peux pas sentir les croqu’morts, constitue, sous notre démocratie, une sorte de mouvement d’État, et détermine les revendications de la presse. Encore un peu, et tous les bras se lèveraient dans la France de Quatre-vingt-neuf, pour réclamer Oh ! Aglaé, ou la Confession de Poilu ; comme ils se levaient, il y a un millier d’années, dans l’ancien monde chrétien et monarchique, pour affranchir les communes ou couvrir le sol de cathédrales !


II

Devant tous ces débits lyriques, on se pose tout de suite une question : d’où vient la tribu d’« artistes, » l’armée de chanteurs et de chanteuses qui y gesticulent et y chantent ? Comment se recrute-t-elle ?

Le café-concert, depuis un quart de siècle, est devenu l’art du peuple. Le fait n’est pas heureux à constater, mais c’est un fait, et l’état de chanteur de « beuglant » fascine un fils d’ouvrier, comme celui de grand peintre ou de grand auteur dramatique peut fasciner un fils de bourgeois. Mais autant, en général, le jeune bourgeois rencontre, dans son monde, de préjugés contre sa vocation, autant le jeune ouvrier en trouve peu dans le sien. On sait ce que sont certains repas de corps, où se réunissent, au restaurant, certaines sociétés ouvrières. Les chansons les terminent invariablement, et chacun, au dessert, entonne son couplet. Ces sociétés sont les pépinières habituelles des cafés-concerts. Qu’un garçon-épicier ou un garçon-boucher y remporte un succès, qu’il ait la voix drôle ou chaude, et c’est un candidat au « bouibouis. » Il chante d’abord dans ces fêtes corporatives, s’y fait une réputation entre camarades, entrevoit bientôt la gloire d’un Ouvrard ou d’un Polin, jette son tablier, quitte l’état, et vous le retrouvez, huit jours plus tard, dans un concert de province ou de quartier, sous la houppelande et la perruque du queue-rouge. La chanson, qui est le goût de l’ouvrier, devient ainsi sa carrière, et d’autant plus facilement qu’elle n’exige aucune étude. Quant à l’artiste véritable, il n’entre au café chantant que par exception, lorsque le théâtre lui manque, et l’extraordinaire détraquement social où tout roule et se confond maintenant pousse au « beuglant, » d’autre part, toutes sortes d’autres recrues. L’enquête du Figaro Illustré signalait, il y a cinq ans, parmi les déclassés qui grimacent au fond de cette géhenne, un ancien professeur de mathématiques, cinq avocats, trois médecins, deux sous-préfets et un attaché d’ambassade. Au même Figaro, quelque temps après, des cochers viennois donnaient une séance où ils sifflaient des airs à variations en s’y accompagnant de claquemens de fouets, et on racontait, avec toute l’apparence de la vérité la plus stricte, qu’un prince de la famille impériale s’exhibait, à Vienne même, en compagnie de ces cochers, dans leur costume, et sifflant, claquant du fouet comme eux, dans les music-halls de la ville !

Le recrutement des chanteurs, en résumé, sauf dans les cas excentriques, s’opère donc surtout dans des conditions sommaires, et ce qu’il faut principalement en retenir, c’est que l’artiste de « beuglant » n’est pas, en réalité, un professionnel. Il vient de partout, s’improvise, passe en quelques heures de la salle à la scène, peut ainsi être légion, et le Théâtre-Concert contient sur cette légion chantante des aveux assez topiques. Il recommande quelques leçons de solfège « aux jeunes chanteurs en herbe, ignorans en musique, » et leur conseille « de ne pas faire, comme certaines artistes qui, dépitées d’entendre un coup de sifflet discordant au milieu d’applaudissemens bien gagnés, se permettent de faire en scène des gestes ultra-naturalistes… » Ces conseils dénoncent suffisamment et la provenance du chanteur et son caractère d’amateur.

Mais encore, et quoique amateur, le chanteur de café-concert est-il au moins un chanteur, entré au café-concert pour y chanter, tandis qu’on ne peut même pas en dire autant de la chanteuse, qui n’y représente, en général, et de façon nettement définie, qu’un objet de prostitution. Elle n’est pas là, comme au théâtre, dans un monde dangereux et mêlé où les circonstances la poussent à la galanterie, mais dans un mauvais lieu avoué, et l’annonce suivante, citée par M. Auguste Germain, dans Les Agences dramatiques et lyriques, marque bien sa destination : « On pouvait lire sur une petite affiche en caractères manuscrits, placardée dans le quartier des Halles : Avis aux ouvrières sans travail. On demande des jeunes filles sans ouvrage POUR TRAVAIL FACILE ET LUCRATIF… s’adresser, etc. » Cette affiche serait toute une révélation, s’il y avait encore là quelque chose à révéler, et les demandes des cafés de province, couramment insérées dans le Courrier des concerts, la rappellent d’ailleurs presque toutes. On y lit, par exemple : « Concert L…, à B… : on demande des dames jeunes, belles toilettes, n’ayant jamais chanté à B… » Et, plus loin : « Concert du Port, à B… : on demande des artistes dames anglaises et françaises… » Et, plus loin encore : « Concert Parisien, à T… On demande de suite, des artistes dames jeunes… » Pourquoi donc toutes ces indications sur l’âge, les toilettes, la langue parlée par ces dames, et l’inédit de leurs personnes, quand on ne s’inquiète ni de leur talent, ni même du genre de leur voix ? Pourquoi leur annonce-t-on un travail facile et lucratif, s’il s’agit vraiment de chanter sur une scène, et quand leurs appointemens de chanteuses sont absolument dérisoires ? C’est qu’en réalité elles ne viennent pas à T…, à V… ou à S…, pour y chanter, que le chant pour elles est purement accessoire, et que le lucre, s’il y en a, n’est pas dans leurs appointemens ! Aussi le bataillon féminin des cafés-concerts ne se recrute même pas, mais se racole, et par les procédés habituels du racolage. L’« ouvrière sans ouvrage, » la pauvre fille qui ne sait plus où gagner-son pain, ou n’a plus le courage de le gagner, c’est là le triste gibier ordinairement chassé par MM. les directeurs de débits lyriques, et que Paris expédie, avec obligation de « quêter, » de « loger, » et de prendre « pension, » aux « concerts du Port, » et aux « concerts du Lion. » Misère, inconduite, abandon, déchéance, acceptation finale de cette déchéance, la fille de café-concert suit cette filière bien connue, et c’est seulement pour elle une forme mal fardée de la vulgaire « traite des blanches. » Elle entre en chantant dans le gouffre, et se le cache seulement à elle-même par le papier de sa chanson.

Aucune artiste-femme ne se rencontre-t-elle donc au « café-concert ? » Si, et le « beuglant » en a même vu plus d’une, mais également par exception, et vous retrouvez aussi nécessairement, dans le troupeau de ses chanteuses, certaines de ces destinées où se montre encore, outre le violent sens dessus-dessous social actuel, la fantaisie qu’est la vie. Thérésa, dans son enfance, avait été « rat, » puis caissière dans un café, puis était devenue Thérésa. On n’a pas oublié non plus la princesse authentique qui, comme le prince viennois à Vienne, faillit s’engager à Paris, dans la troupe des Folies-Bergère. Enfin, d’autres sont femmes de lettres, auteurs, polyglottes Leur littérature les a conduites aux apothéoses en maillot, comme cette fameuse miss Menken qui, avant d’aboutir au cirque, avait débuté par une traduction d’Homère. Plus d’une bachelière et d’une savante échoue ainsi au bastringue, et les épaves du diplôme jonchent toutes les côtes, même celle-là.


III

La première figure que la chanteuse et le chanteur de café-concert trouvent devant eux, à leur entrée dans le métier, est celle de « l’agent lyrique ; » et les « agences lyriques » sont environ cent soixante pour toute la France : une soixantaine à Paris, une dizaine à Marseille, autant à Lyon, à Bordeaux, à Toulouse, plus une cinquantaine d’autres réparties dans trente ou quarante petites villes.

Ces « agences, » ou « offices, » sont exactement des bureaux de placement, semblables de tout point à ceux des domestiques et des professeurs. C’est, à la lettre, le même genre d’intermédiaires, et presque le même aspect : escalier piétiné et sale, porte dont on tourne le bouton en faisant résonner un timbre, petit bureau borgne où vous reçoit un placeur à physionomie de bureaucrate marron. Vous apercevez un piano dans un coin, un cartonnier dans un autre, une ou deux affiches à la muraille, et, dans la petite pièce d’attente, au lieu de figures d’étudians ou de bonnes, de répétiteurs ou de valets, des silhouettes de cabotines, des faces et des profils d’hommes de tréteaux. Etes-vous sans engagement ? On vous adresse à un « beuglant, » on vous y place, et on vous retient tant pour cent, comme pour la cuisinière ou le cocher. Etes-vous l’« ouvrière sans ouvrage, » réclamée par l’affiche des Halles, et n’avez-vous encore jamais chanté ? Le placeur ne s’embarrasse pas pour si peu, et vous fait seulement « dégrossir, » en cinq ou six séances, par un professeur ad hoc. Celui-ci vous serine une ou deux chansons, puis on vous expédie à S..., à T... ou à V..., dans un de ces concerts où l’on demande des « dames jeunes, » qui « quêtent, » « logent, » et « n’aient pas encore chanté » dans l’endroit.

A sa qualité de « lyrique, », l’agent en joint donc souvent une autre, difficile à exprimer décemment, et M. Auguste Germain, qui connaît ce monde dans ses « dessous, » et qui voudrait même le régénérer, nous éclaire sur les commandes auxquelles un « agent lyrique » peut avoir à satisfaire. L’un d’eux en reçoit une ainsi conçue : « Monsieur, envoyez-moi quatre femmes jeunes et gentilles, ayant de la toilette. Je passerai volontiers sur les imperfections vocales. » Un autre reçoit ce reproche d’un directeur : « Monsieur, la dernière chanteuse que vous m’avez adressée est trop grosse ; à l’avenir ne m’envoyez que des femmes minces. » Un troisième doit répondre à cette demande de fourniture : « Monsieur, je voudrais deux ou trois débutantes, jeunes autant que possible, qui soupent... » Or, ces débutantes jeunes, et qui souvent, n’ont, d’habitude, que d’assez pauvres nippes. Mais l’agent lyrique veille à tout, se charge de les harnacher, et gagne sur le harnachement. Il a des marchandes à la toilette attachées à son bureau. Puis, il s’occupe aussi de la rédaction des contrats, en fixe les clauses, et y impose aux chanteuses des engagemens comme celui-ci : « Il est défendu à l’artiste d’aller dans un autre café de la ville... » Aussi, la malheureuse « artiste » n’a-t-elle pas le droit, pour se rafraîchir, d’entrer dans un autre établissement. Ou encore : « Il est défendu à l’artiste de sortir de la ville sans permission. » L’« artiste », dans certaines villes, doit même « présenter à l’arrivée ses papiers au commissaire central, » et le commissaire, une fois l’engagement fini, « l’expulse. » Vous pouvez, après cela, vous représenter le dialogue qui s’échange, dans le petit bureau, entre l’agent lyrique et l’« ouvrière sans ouvrage » séduite par le « travail facile et lucratif. »

— Vous n’avez jamais chanté, mademoiselle ?

— Non, jamais.

— Cane fait rien... Mais est-ce tout ce que vous avez comme robe, bas, chapeau, bottines ?

— Oui, c’est tout.

— C’est bien... Allez, de ma part, voir Mme Z...

Et l’agent lyrique envoie d’abord la personne chez la revendeuse, la fait ensuite « dégrossir, » puis, quelques jours plus tard :

— Eh bien ! mademoiselle, vous avez votre robe ?

— Oui.

— Vos bottines, vos bas, votre chapeau ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien, voici votre contrat : engagement de quinze jours, à X..., à six francs par soirée... Obligation de loger, de prendre pension, de quêter pour la maison, de souper, et interdiction de sortir de la ville, ou d’entrer, pour y consommer, dans d’autres établissemens... Maintenant, vous connaissez les conditions du placement : 5 pour 100 pour la France, et 10 pour 100 pour l’étranger. C’est donc, pour X...,5 pour 100, ci : 4 fr. 50. Plus : 60 francs pour effets fournis, ci : 64 francs 50... On vous avance un acompte de 40 francs. Je vous le retiens en déduction de la somme due. Vous ne me devez plus, par conséquent, que 24 fr. 50... On vous les retiendra sur le reste... Allez, partez pour X.... et ne manquez pas, à l’arrivée, d’aller voir le commissaire...

Tel est l’agent qui se dit lyrique !


IV

Après l’agent, qui est l’un des piliers du « beuglant, » voici maintenant le directeur, qui en est l’autre.

Je demandais à un chanteur :

— D’où viennent donc vos directeurs ?

Et il me répondait simplement, avec un geste scandalisé :

— Oh ! monsieur :...

— Enfin, d’où sortent-ils ?

Mais il me répondait toujours, sans vouloir m’en dire davantage :

— Oh ! monsieur :...

En général, en effet, un café-concert, on l’a vu, n’est pas seulement une bonne affaire, mais une bonne affaire facile. Les gros établissemens comportent une organisation assez compliquée : un régisseur, un orchestre, un chef d’orchestre, un bibliothécaire. Mais le « bouibouis, » la petite « boîte, » sont d’une exploitation beaucoup plus simple. L’entreprise est possible avec n’importe quoi, à la portée de n’importe qui, et tout individu vague, interlope, discrédité, sans état, vivant du hasard, voilà, la plupart du temps, le directeur indiqué. Il va, selon les cas, du garçon de café qui a des économies au libéré de prison qui veut « se refaire. » Puis, le directeur de « bouibouis » peut devenir celui d’un beuglant moins bas, s’élever peu à peu dans l’échelle des directeurs, arriver aux millions, et finir dans un château, commanditaire d’étincelans bastringues... On n’en pourra pas moins toujours vous dire, lorsque vous demanderez qui il est :

— Oh ! monsieur :...

J’observais, un soir, dans son établissement, le maître d’une de ces « boites » qui pullulent sur certains boulevards. Même sans le bout de serviette qui lui passait sous le bras, on l’aurait facilement reconnu, sur la banquette où il était assis, à sa pose d’homme qui était chez lui. Grand, gros, frais, frisotté, la tête nue, avec une jaquette beige, un pantalon de même couleur, un gilet blanc, et de grosses boules de muscles qui roulaient sous ses manches à l’endroit des biceps, c’était, évidemment, quelque ancien commis de marchand de vin ou quelque garçon boucher. Le piano ronflait. D’une voix famélique, dans un misérable habit noir, un pauvre baryton de barrière chantait une basse gaudriole :


Ah ! ne soyez jamais l’amant d’une chanteuse...


et j’évaluais, en le voyant trôner à sa place, dans son costume beige et son gilet blanc, avec son bout de serviette et sa tête frisottée, les bénéfices de ce « patron. »

Son établissement contenait environ cent cinquante places. Cinquante étaient toujours occupées, et cette cinquantaine d’assistans se renouvelait généralement toutes les heures, de cinq à sept, à l’« apéritif-concert, » puis de huit à minuit, au concert proprement dit. C’était donc, chaque jour, une moyenne de trois cents cliens. On leur faisait payer 60 centimes une abominable consommation qui devait, tout au plus, en coûter 10, et l’établissement, ainsi dirigé, encaissait 150 francs nets. Déduisez une demi-douzaine d’« artistes » rémunérés, au maximum, à 8 ou 10 francs le cachet, un pianiste dans les mêmes prix, et un local bas, petit, visiblement de rebut, inlouable pour toute autre industrie, qui ne dépassait pas non plus une dizaine de francs par jour. Mettez enfin 10 francs d’éclairage et d’entretien, ajoutez en 20 autres pour l’achat ou la location du matériel, additionnez les frais, défalquez-les de la recette, et vous voyez encore notre directeur empocher, au bas mot, de trente à quarante francs par soirée, environ mille francs par mois. Et que faisait-il pour ces mille francs ? Il écrivait aux agens ou se rendait chez eux, achetait ses fûts de bière et ses caisses de liqueurs, écoutait chanter ses « artistes, » regardait boire ses cliens, allait causer de temps à autre avec une forte dame coiffée d’un panache rouge placée dans l’unique loge du « bouibouis, » et surveillait, de sa banquette, deux garçons essoufflés, qui, non seulement, n’avaient sans aucun doute que leurs pourboires pour toute paye, mais en rapportaient même certainement une partie à la maison. N’était-ce pas là un excellent denier, et vraiment commode, pour ce petit commis de boucher ou de gargotier, en lui supposant même cette origine honorable ? Et figurez-vous-le homme d’ambition et d’ordre, réduisant encore ses « cachets, » sachant multiplier les « amendes, » tapissant son local d’annonces, en mettant sur ses murs, dans ses programmes, dans ses chansons, au fond de ses soucoupes, n’apportant à la dame au panache rouge que le bénéfice de son cœur et le soutien de son bras,, économisant, capitalisant, entreprenant bientôt en grand ce qu’il n’avait d’abord entrepris qu’en petit, et vous aurez peut-être devant vous le futur directeur d’un des beaux établissemens de Paris, une future notabilité du Boulevard, un nouveau prince de l’Argent !

Il y a quelques années, un ancien garçon de café mal famé imaginait la fondation d’un café-concert à grand orgue, louait un vaste local, en commençait l’aménagement, achetait l’orgue, et en recevait livraison dans une dizaine de grandes caisses. Le lendemain même, seulement, il courait au parquet, et y déclarait, tout ému, qu’on lui avait « cambriolé » son local, emporté ses caisses, et volé son grand orgue pendant la nuit... Est-il besoin d’ajouter que le grand orgue n’était pas payé, les premiers travaux d’installation non plus, le vaste local pas davantage, et que les grandes caisses ne furent jamais retrouvées ? Le fameux café à grand orgue, on le pense bien, n’ouvrit jamais, à moins qu’il ne fonctionne aujourd’hui quelque part au delà des mers, où il fait peut-être même fureur, et engouffre chaque soir des foules considérables ! Une idée, dans tous les cas, était venue à cet ancien domestique de mauvais lieu. Et quelle idée ? L’idée d’un café-concert, celle qui vient nécessairement au déclassé des couches inférieures, au vagabond de l’ordre social comme elle pourra venir aussi au millionnaire qui aura gagné ses millions dans un métier décrié, ou au bookmaker qui aura fait fortune aux Courses. Et que représente, d’ailleurs, en tant que patron, un directeur de beuglant ? En général, et d’après tous les témoignages, un tyran bizarre. C’est lui qui demande des « femmes minces, » qui leur impose de « loger, » de « quêter, » de « souper, » de « ne pas entrer dans d’autres cafés, » et de laisser, sur leurs appointemens, les « avances » faites pour leurs bas, leurs toilettes, leurs bottines et leurs chapeaux. Il s’entendent, pour tout cela, lui et l’agent « lyrique, » contre les malheureuses chanteuses, comme deux négriers contre des nègres. Un directeur, en un mot, et d’une façon générale, est un homme qui fait tous les métiers, et tous ces métiers expliquent suffisamment l’exclamation et le geste de notre chanteur : « Oh ! monsieur[1] :... »


V

Entre l’agent « lyrique » qui les exploite en les plaçant, et le directeur qui les exploite une fois placés, le chanteur et la chanteuse de café-concert ne peuvent guère ne pas mener une vie très misérable. Ils sont à peu près quinze mille. Quelques-uns, dans le nombre, se font des gains monstrueux ; deux ou trois mille se tirent d’affaire, et le reste, la multitude, gémit dans les plus bas salaires ; dans les « cachets » de quatre à six francs, quand ils trouvent à les gagner.

Il y a donc tout un prolétariat du « bouibouis, » plus particulièrement aggloméré en certains endroits, comme tous les prolétariats, et l’un de ces lieux est le Café X.., aux environs de la Porte Saint-Denis. Dans ce Café qui est plutôt un marchand de vin, chanteurs et chanteuses viennent aux nouvelles, se donnent des renseignomens, s’indiquent les emplois à prendre, et tiennent, en quelque sorte, leur « Bourse. » Deux salles basses, communiquant par une baie libre, avec un comptoir au fond de la principale, et une petite terrasse sur le boulevard, composent tout l’établissement. Il y a peut-être, à Paris, deux cents petits cafés semblables, et beaucoup d’habitans du quartier Saint-Denis n’ont même, assurément, jamais remarqué celui-là. Tous les jours, cependant, entre quatre et cinq heures, il regorge d’une clientèle singulière, et des groupes bizarres et minables se promènent ou stationnent devant le débit. Les hommes sont habillés d’une façon voyante et pauvre, portent des « complets » gris clair ou café au lait, des « melons » verdâtres ou jaunes, des cravates compliquées ou extravagantes, et des pantalons élimés sur des chaussures éculées. Quant aux femmes, elles ont des pâleurs flétries, des chapeaux d’été en hiver, des fourrures pelées en été, des ceintures tapageuses sur des robes d’ouvrières, des mains de filles qui travaillent, et des restes de fard aux joues. Tout ce monde, dans les deux salles et sur la petite terrasse, s’entasse à y étouffer, et hommes et femmes s’y trouvent absolument chez eux, se lèvent, changent de place, s’interpellent, vont au comptoir, sortent, reviennent s’asseoir. Les uns, à une table, s’expliquent méthodiquement « une affaire, » se montrent des photographies, consultent des indicateurs, prononcent des noms de villes, parlent du maire, du sous-préfet, se questionnent et se renseignent sur des formalités. d’autres écrivent des lettres, d’autres chantonnent un refrain de romance ou de chanson, d’autres jouent aux cartes, d’autres dorment, et les groupes, pendant ce temps-là, continuent, devant la terrasse, à piétiner, tout en causant, dans la boue ou sous la poussière, sous le soleil ou sous la pluie. On y semble encore plus râpé plus famélique, qu’à l’intérieur du café, mais on y porte aussi les mêmes jaquettes fashionables quoique fantastiquement fatiguées, les mêmes chapeaux genreux, quoique lamentablement déteints, et les mêmes plastrons sang-de-bœuf ou les mêmes nœuds paille ou mauve piqués du scintillement d’une épingle... La misère plane et pèse sur tous ces pauvres gens. Misère chez ceux qui restent à la porte, et qui n’ont même pas, dans leur poche, de quoi payer une absinthe ! Misère chez ceux qui s’entassent autour des tables, et dont beaucoup, en venant là, déjeunent et dinent en même temps, de ces Moules à toute heure annoncées, sur des pancartes !

Tout ce coin de Paris, de la Porte Saint-Denis à la Porte Saint-Martin, est d’ailleurs le quartier de la population « beuglante. » Les bureaux d’agens « lyriques » y pullulent comme les boutiques des brocanteurs autour de l’Hôtel Drouot, et les offices de coulissiers autour de la Bourse. Dans le faubourg, sur le boulevard, dans les rues, presque à chaque pas, vous rencontrez de pauvres diables à « mentons bleus », ou de pauvres filles à figures pâles, qui vont chez le placeur ou qui reviennent de chez lui. Ils sont là comme dans leur pays, et l’ancien Hôtel Brady, où ils logeaient en masse, et qui existait encore il y a peu de temps, était d’un prodigieux pittoresque. Le propriétaire en était aussi le concierge, et vous faisait volontiers visiter son établissement. Complaisamment, tout en fumant un petit bout de pipe courte et noire, il vous menait par ses escaliers sans fin, ses interminables corridors, et vous n’étiez pas seulement là dans les coulisses, mais dans les coulisses des coulisses.

Ce colossal garni traversait tout un pâté de maisons, autour d’une suite de cours d’un aspect fantastique. Hautes de six à sept étages, les murailles étaient comme toutes mitées de lucarnes, et se trouvaient en même temps garnies d’escaliers de bois qui reliaient, du haut en bas, des galeries, d’où pendaient de partout, à perte de hauteur, tout un monde de bardes et de loques, de draps, de bas, de chemises, de pantalons, de jupes et d’édredons.

— Et vous ne logez que des artistes ? demandiez-vous au propriétaire-concierge.

— Oui, vous répondait-il en suçant son bout de pipe, des artistes ou des parens d’artistes...

Et il vous expliquait qu’il avait 400 chambres, qu’il les louait 16 et 18 francs par mois, et que tout son personnel, pour toute cette colonie, consistait en deux garçons, les « artistes vivant toujours en ménage, » et la femme pouvant toujours faire la chambre, balayer et vider les eaux... Puis, vous montiez, et les escaliers extérieurs se réduisaient alors, sous vos pieds, à ce qu’ils étaient réellement, c’est-à-dire à des échelles, d’où les yeux, par des multitudes de lucarnes, plongeaient, à mesure qu’on grimpait, dans des multitudes de chambrettes où s’apercevaient, au passage, des fouillis de grabats défaits, de vêtemens pendus, de pots cassés et de cuvettes ébréchées. Des têtes, par momens, se montraient aux lucarnes, et c’étaient, invariablement, des têtes rasées. Quelquefois, dans un couloir, vous croisiez un personnage qui semblait sur le point d’entrer en scène. Plus loin, vous longiez une soupente où pendait, éployée, une éclatante chemise blanche, avec son jabot raide, son col et ses manchettes. Ailleurs, dans un cabinet, sous des bonnets et des caleçons en train de sécher sur des ficelles, une femme savonnait du linge, et vous pensiez : « C’est une blanchisseuse. » Mais le propriétaire vous détrompait, et vous disait, du coin de la bouche : « Une artiste sans engagement ! » Faute d’autre chose, elle faisait des lessives. Ou bien encore, dans une autre soupente, un homme en tablier, les manches retroussées, avec l’éternel « menton bleu » des locataires du garni, fabriquait des chaussons de tresse sur une petite table, et vous vous demandiez de nouveau : « Est-ce encore un artiste ? » Mais c’en était bien toujours un, toujours sans engagement, et qui faisait aussi ce qu’il pouvait. Il était sans théâtre, et, momentanément, les chaussons, pour lui, remplaçaient les chansons...


IV

Ce sont là les damnés du « beuglant, » mais il y a aussi les élus. Les premiers ne trouvent que la famine dans leurs grimaces. Les seconds en tirent quelquefois des bénéfices de banquiers.

Prenez les appointemens les plus élevés des plus fameux chanteurs d’opéras et des plus illustres cantatrices, ceux des Faure, des Sasse, des Gueymard, des Lassalle, des Caron, des Reszké. Ils n’approchent même pas des « cachets » payés à certains « numéros » sensationnels de cafés-concerts. Un grand chanteur et une grande cantatrice gagnent, à l’Opéra, 60 000, 80 000, 90000, 100 000, 125 000, 150 000 francs par an. Un « numéro » sensationnel de grand « beuglant » gagne deux fois, trois fois, six fois, dix fois autant ! Mlle Yvette Guilbert encaissait, à Paris, 25 000 francs par mois, et la « Belle Otero » en ramasse 30 000 au Palace de Londres, W Gallois 22 500 au Winter-Garten de Berlin, Mlle Cléo de Mérode 40 000 aux Folies-Bergère ! Savez-vous combien Fregoli récoltait à l’Olympia ? Un fixe de 400 francs par soirée, plus un tiers sur la recette brute, à partir d’un certain chiffre : son bénéfice, tout compris, pouvait atteindre 100 000 francs par mois !

Comment donc, avec le prix relativement faible des places, et si considérable que soit leur nombre, un « beuglant » peut-il payer un « numéro » 100 000 francs par mois ? Comment l’Opéra, malgré la cherté de ses loges et de ses fauteuils, et la subvention de l’Etat, ne le pourrait-il pas ? La raison, pour une part, en est dans la différence des frais généraux, énormes à l’Opéra, et beaucoup moindres dans un débit lyrique, même dans le plus somptueux. Mais elle réside aussi dans le prodigieux engouement que le café-concert et le music-hall excitent chez les foules. Plus nous allons, et plus on demande aux spectacles des sensations de stupéfians. Or, le débit lyrique, c’est le stupéfiant pur, l’hypnotisation maladive devant une contorsion ou un tic, et un véritable délire en résulte chez le public. On court au tic, on se précipite à la contorsion, et l’homme ou la femme qui les ont inventés n’amassent plus seulement de quoi devenir millionnaires, mais de quoi le devenir vingt fois. Vous êtes Faure ? Vous représentez 10 000 francs par mois ! Vous êtes Fregoli ? Vous en représentez 100 000 ! L’artiste le plus hautement réputé en descend, dans cet affolement, à ambitionner de n’être plus, lui aussi, qu’un « numéro » de café-concert, entre l’illusionniste qui avale des boîtes de cigares et la « gigoteuse » qui échauffe sa clientèle par des tordions de mauvais lieu.

— Tous les jours, me disait le directeur d’un grand office, les artistes les plus célèbres viennent nous demander des engagemens pour les grands établissemens de Londres, de Berlin et d’Amérique... Le théâtre leur donne de trois à cinq mille francs par mois là où le café-concert leur en rapporte 30 000, 40 000 et 45 000 !

Ainsi, ce n’est même plus le débutant, le chanteur sans débouché, qui se résigne, pour manger, à la promiscuité du bastringue, mais celui qui a une renommée. Il va, comme l’« ouvrière sans ouvrage, » monter l’escalier de l’agent, et vient, comme elle, lui demander à déchoir. Il veut pouvoir, lui aussi, se plonger dans ce flot d’or que les foules jettent pur milliards aux scènes de pitrerie et de prostitution.


VII

On se demande, devant ces chiffres énormes, quelle fortune peuvent bien faire les princes et les princesses du « beuglant. » Mais, la plupart du temps, ils n’en font aucune, et tous ces gains fantastiques, qui pleuvent pour eux des frises comme dans les enchantemens d’une féerie, leur fondent de même dans les mains. Le chanteur de café-concert ignore tout particulièrement l’épargne, et sa fin, qu’il triomphe sur les grandes scènes ou qu’il végète sur les petites, est généralement triste. Il est rare, d’abord, qu’il vieillisse dans le métier. On voit souvent, au théâtre, de vieux acteurs et de vieilles actrices, on voit même de vieux clowns rester clowns. On ne voit presque jamais de vieux chanteurs de « beuglant » rester au « beuglant. » La misère décime le gros de l’armée, et beaucoup, d’autre part, ne sont que friands de la chanson, et ne le sont que par escapade. Ils redeviennent ensuite zingueurs, commis, comptables ou vitriers, et c’est bien encore là un signe que la profession n’en est pas une, mais représente un histrionisme spécial. Le genre lui-même, enfin, ne comporte pas la durée, ni celle de la chanson, ni celle du chantre, et rien n’est plus lamentable que le vieux chanteur de débit lyrique dont la vieillesse continue à grimacer. Il a été fêté, acclamé, couvert d’or. Les reporters l’ont interviewé, les chroniqueurs ont recueilli ses mots, son nom a couvert les murs de lettres gigantesques et multicolores... Puis, tout à coup, personne n’a plus parlé de lui. Il a disparu de la scène et de la chronique comme ses affiches, un matin, sont elles-mêmes tombées en bouillie sous les seaux d’eau et les balais, et quelqu’un vous demande un jour :

— Savez-vous ce qu’est devenu X... ?

— X... ?... Non... Mais, au fait... Qu’est-ce qu’il est donc devenu, X... ?

Et vous apprenez qu’il chante dans un petit café-concert de banlieue, où il est encore heureux, après avoir gagné plus de cent mille francs par an, de se faire trois ou quatre cents francs par mois. De loin en loin, quelques Parisiens viennent même encore l’y voir, pour la curiosité et la cruauté du spectacle. Ils entrent dans le « bouibouis » avec dégoût, s’assoient sur les banquettes sales, demandent un bock qu’ils ne boivent pas, et retrouvent bien, toujours là, leur « vieil un tel, » le vieux roi de l’Horloge ou de l’Eldorado, mais déjeté, éteint, déteint, cassé, comme s’il était mort, et comme si son spectre continuait encore, au fond d’on ne sait quels limbes, les grimaces et les gambillades qu’il exécutait de son vivant...


VIII

Il y avait, il y a quelques années, dans le quartier Ménilmontant, un individu singulier, et qui faisait partie de ce Paris bizarre que la police montre aux Grands-Ducs amateurs d’excentricités. Il logeait au-dessus d’un marchand de vin, en haut d’un escalier à corde, et vous trouviez là, quand vous alliez le voir, un petit être fantastique, remuant et minuscule, avec une grande chevelure grise sur une longue figure rasée. Il parlait d’une voix chevrotante, avec des tremblotemens étudiés, et se livrait, en votre présence, à des lamentations comme celles-ci :

— Hélas ! messieurs, vous voyez en moi un artiste... Mais il est loin, messieurs, le temps où je faisais la pose aux Ambassadeurs, et où personne ne se doutait que j’étais un homme :... Car je chantais toujours déguisé en femme, et je faisais moi-même toutes mes robes... J’avais des bras superbes, des cheveux qui me tombaient jusqu’aux hanches, et une figure, j’ose le dire, qui ne manquait pas d’agrément... A présent, je ne suis plus heureux... Je chante toujours, c’est vrai, mais dans quelles conditions :... Mon Dieu, messieurs, je vivais aussi un peu de ma peinture, car je suis également peintre, et tous ces petits paysages, tous ces petits sujets de genre, tous ces petits panneaux que vous voyez sur le mur sont de moi... Je m’étais associé avec un ami, et il allait les vendre dans les cafés... Il était doué pour les affaires... Mais nous nous sommes brouillés, et depuis... Hélas ! messieurs, il y a trois mois, je n’ai pas pu paver mon terme... Et me voyez-vous expulsé ?... Voyez-vous mes tableaux, mes costumes... Non, messieurs, non :... Alors, le marchand lie vin d’en bas est venu me trouver, m’a dit qu’il avait une petite salle de concert derrière sa boutique, et que si je voulais y peindre des décors, et y chanter en dame, comme dans les grands concerts au temps de mes succès, il consentirait à me loger... Hélas ! messieurs, qu’auriez-vous fait ?... Vous n’auriez pas refuse’... Eh bien ! messieurs, j’ai fait comme vous, et, moi non plus, je n’ai pas dit non... C’était le pain, j’ai accepté :... »

Puis, il vous faisait visiter la salle de concert, et vous disait, en vous introduisant dans une petite pièce basse, sans jour, empestée, où se trouvaient quelques banquettes, des tablettes poissées de ronds de verres, et un petit rideau de théâtre d’une grossière couleur groseille ;

— Voilà, messieurs !

— Et que chantez-vous ? lui demandait-on.

— Oh ! reprenait-il alors en soupirant, je chantais autrefois la chanson patriotique... Mais le genre, ici, n’irait plus... Alors, je chante le comique... »

Puis, il ajoutait en sortant :

— Autrefois, messieurs, j’avais un fort beau contralto, mais je n’ai plus qu’une voix sympathique !

Telle est parfois, hélas ! la vieillesse d’un « artiste... »


IX

Dans leur nombre et leur fonctionnement, l’engouement qu’ils excitent, l’argent qu’ils attirent, la démoralisation qu’ils sèment, leurs agens, leur personnel, leurs privilégiés, leurs parias, voilà donc les débits lyriques... Et que débitent-ils ?... Ouvrez le Courrier des Concerts, et vous y verrez, comme « dernières nouveautés, » quatre cents titres de chansons, chansonnettes, romances, monologues, morceaux divers. Voici, sur le même plan, derrière la même rampe, annoncés à l’orchestre par la même pancarte : Bouffe-Tout, Noël d’Adam, Examen de Flora, Bouché, Vierge à vendre, Quitte ta chemisette, Le Curé de Bazeilles, On en a pour son pognon, Quand tu feras un gosse, Noël d’Holmès, Lettre valsée, Ma gouape, le Petit Grégoire, Légende des grains de beauté, les Pieds devant, Exercices d’assouplissement, A Biribi, Sale rosse, le Pater, J’ai quelque chose qui plaît, Ça t’ferait du bobo, Partie carrée. Pleins, Ma Nichonnette, Si j’étais moineau, Les Malheureux, Tambour du Régiment, Sur les Vagues bleues, J’m’en f..., etc.

Ce qui est vraiment à relever, dans ces « dernières nouveautés, » c’est le pêle-mêle. Vous voyez défiler sur le même rang, de front, des morceaux d’église légendaires, comme le Noël d’Adam, d’autres également célèbres et de noble inspiration, comme le Noël d’Holmès, d’autres héroïques et touchans, comme le Petit Grégoire de Botrel, puis d’ignobles gravelures, d’idiotes grossièretés, d’obscènes équivoques, de dégoûtantes ignominies. Et tout le café-concert se trouve dans la folie de ces contrastes. Il plonge le spectateur dans la fange pour l’enlever ensuite au ciel, comme par un mouvement de montagnes russes. Vous vous sentez sur le cou le froid des couplets de Bruant, puis on vous barbouille de boue, on vous fait ricaner à des visions lubriques, et on vous emporte, de là, dans les cris de fureur guerrière ou sur les ailes des cantiques. La névropathie de l’auditoire est menée, en moins d’une heure, du drapeau au gros numéro, de la chapelle au cabanon, de la guillotine au musée secret !


X

Prenez le bateau qui va du Louvre à Auteuil, et descendez au Point-du-Jour, au pied du viaduc, sur ce coin de Seine où grouille, toute la journée, tout un mouvement de guinguettes, de tirs, de jeux, de marchands de pommes de terre frites, de bonnes et d’enfans. Rien que sur ce morceau de berge, à quelques pas les uns des autres, piaillent et grincent trois ou quatre beuglans. Les flonflons de piano des uns, les explosions d’orchestre des autres, les éclats de voix des chanteurs, les éclats de rire des chanteuses, vous suivent, vous enveloppent, vous arrivent de partout...

Entrons donc dans un de ces « concerts... » C’est la semaine, l’après-midi, et il y a là, au bas mot, de quatre à cinq cents personnes. Public populaire, sentant la banlieue et le bord de l’eau, la barrière et la famille, et où voisinent toutes sortes de coiffures et de figures : des casquettes, des bérets, des chapeaux-cloches, des tricots de canotiers, des vestons de bourgeois, des commères en cheveux, des commerçantes, une grand’mère avec son petit garçon en collégien à côté de souteneurs sinistres, un drôle en maillot sous sa veste à côté d’une bonne avec une petite fille, un ivrogne vautré dans une loge au-dessus d’un brave homme de père qui élève son polit garçon sur ses genoux pour mieux lui montrer la scène. Singulier mélange de badauds, de boutiquiers, de bateliers, de domestiques en congé et de physionomies de coquins. Notons bien surtout ces dernières. Elles sont en nombre, et nous les retrouverons toujours aussi nombreuses dans tout ce qui est débit lyrique... Et qu’entend l’assistance ? Que lui chante-t-on ? Une ignominie sans nom. Affaire de goût, et qui met en joie la canaille de la salle ! Une immonde pornographie, renforcée de scatologie, autorisée par la Censure, et qu’un pitre en houppelande jaune vomit, en gambillant, sur les provinciaux et les grand’mères, les petites filles et les collégiens !

Le soir, aux Champs-Elysées, c’est le beuglant riche, où fréquente le beau monde... Il est dix heures, et tout est comble. Combles, les stalles du stand ; combles, sur les côtés, les loges sous la verdure ; comble, la terrasse du restaurant où les dîneurs et les dîneuses prennent le champagne ou le calé ; combles, entre les travées des stalles, les allées où piétine tout un public. Dans l’assistance, beaucoup d’hommes eu frac, le mac-ferlane ouvert sur la cravate blanche et le plastron ; quelques femmes du monde dans les loges ; des filles partout, et partout, également, assis ou circulant, des personnages graves, à physionomies officielles, la rosette à la boutonnière, des fonctionnaires et des hommes politiques qui viennent passer là une heure, entre un diner au ministère et une apparition à l’Elysée. Puis, aux mêmes places, les coudoyant, beaucoup aussi de petites gens, des boutiquiers, des commis, des valets de chambre, et les inévitables têtes bizarres, violentes, patibulaires. On sent là, sans barrière entre eux, dans un sans-gêne commun, la femme tarifée et la mondaine, le repris de justice et le magistrat, les maîtres et les domestiques, les honnêtes gens et les filous.

Et qu’entendent-ils, que voient-ils, que goûtent-ils tous aussi ensemble ? De jolies diseuses, mais dont les petites voix aigres rappellent les querelles criardes qui vous arrivent, au passage, des ateliers de blanchisseuses ! De jolies danseuses toutes harnachées de pierreries, mais qui, sous ces harnais, ont l’air de bêtes à écailles, et qui gambadent comme des bêtes ! Des chanteuses toujours également jolies, toujours étincelantes de pierres, mais qui gloussent des couplets obscènes, de fades gravelures, d’ignobles sous-entendus :... Comment peut-on venir voir et écouter tout cela, et se mettre, pour l’écouter, en habits de gala ? Quel plaisir de malades trouvent donc ces gens de salon, ces personnages officiels, ces femmes du monde dont on voit seulement l’éventail battre un peu plus vite dans les momens par trop intolérables, à ce mélange de bassesse et de niaiserie, de diamans et d’obscénité, d’ordure et de cérémonie, eu compagnie des laquais, des voleurs et des maquignons ?


XI

Le tableau d’un music-hall est à la fois analogue et différent. C’est la même atmosphère, avec d’autres horizons. On ne consomme pas aux fauteuils ni dans les loges, mais toute une partie de l’enceinte, disposée en café-brasserie, maintient à l’établissement son caractère de débit, et de grands promenoirs en pourtour, où grouille une perpétuelle cohue, entourent le parterre d’une roue de foule et de rumeur qui tourne avec un bruit de piétinement.

Le plus singulier, ici, c’est l’étrange puérilité, et presque l’innocence, de ce qu’on voit ordinairement sur la scène, et le spectacle de prostitution rôdante, l’aspect de vaste mauvais lieu qu’offre la salle. Au programme, des chevaux savans, des familles d’acrobates, des équilibristes, des ventriloques, des montreurs d’ours, des femmes-poissons qui nagent dans des aquariums, des escamoteurs qui s’escamotent eux-mêmes, des rémouleurs dont les meules jouent des romances quand ils y repassent leurs couteaux... Mais laissez de côté la représentation, regardez les promenoirs, les galeries, et vous y trouverez tout ce que l’ennui, le vice, le crime, la bestialité, le vagabondage cosmopolite et les digestions capiteuses peuvent mettre en chasse : la femme en quête d’hommes et l’homme en quête de femmes, le bourgeois qui s’est échappé de son ménage et le matelot qui vient de naviguer, l’Anglais de l’agence Cook avec sa lorgnette et l’assassin de filles galantes avec son surin... Et tout cela passe, repasse, va, vient, revient, dans les secousses ou les langueurs de l’orchestre. Tout cela tourne autour des poneys qui dansent, des chats qui sautent, des singes, des éléphans, des serpens, des crocodiles, avec un mouvement de rotation qui a quelque chose de la rotation terrestre. La sensation, poussée plus loin, serait du cauchemar, et va jusque-là, d’après les voyageurs, dans certains bastringues du Far-W. « Quand un pas ou une chanson, raconte le baron de Mandat-Grancey, dans La Brèche-aux-buffles, y sont particulièrement réussis, il arrive qu’un cow-boy enthousiasmé prend son revolver et le décharge en l’air, en signe d’admiration ; alors tous ses camarades en font autant. Souvent aussi, un dilettante jette un lasso à une danseuse, et la tire dans la salle... » N’est-ce pas, exactement, avec des filles en maillot et des pitres en houppelande, le retour à la caverne et à la forêt ?...


XII

A Montmartre, le pullulement des bouibouis est extraordinaire, et on respire, dans chacun d’eux, la quintessence de cent débits lyriques réunis. Les plus simples bouges, en outre, au voisinage des « cabarets artistiques, » prennent tous quelque chose du « genre artiste, » et il en résulte, partout, une outrance dans le paradoxe, un sport dans le cynisme, un détraquement particuliers... Il y a là des « concerts » qui appellent la « nation à l’adoration du dieu Pognon, » et montrent le « ciel » dans un « cochon »... Il y eut le Concert du Pendu, où un pendu véritable se balançait à une potence pendant les danses et les chansons, dans le bruit des verres et la fumée des pipes, au rythme des ritournelles...On a pu assister, dans certains caboulots, où les places coûtaient cinq francs, et où s’empilaient passionnément les « gens bien, » à des saynettes monstrueuses, à d’invraisemblables indécences. Debout à l’entrée de la salle, où il représentait le Gouvernement, le gardien de la paix, tout congestionné de honte, éclatait dans son ceinturon, suait, pouffait, détournait la tête... Et, dans ce même Montmartre, la veille ou l’avant-veille d’un nouvel an, j’ai cependant vu un soir toute une salle saisie d’une émotion frénétique, à ce refrain poussé tout à coup par un ténor râpé dont la voix éraillée remuait les entrailles :


Noël ! Noël ! Il va venir,
Celui qui doit sauver la France...


XIII

Maintenant, nous sommes en province, au Concert de la Gare, et une tristesse épaisse plane sur une assistance tapageuse et clairsemée. On tape des pieds, ou cogne les cannes sur le plancher, les bocks sur les soucoupes. Mais la salle, aux quatre cinquièmes vide, n’en résonne que plus lugubrement, et, derrière les chanteuses, le décor, tout crevassé, vacille et boite comme un vieux paravent... Elles sont là une demi-douzaine, assises en demi-cercle, l’une en marquis Louis XV, une autre en toilette blanche, une troisième en robe rouge, une quatrième en tutu, une cinquième en jeune homme du monde, avec le frac et la perruque frisottée... Enfin, au milieu des cris, le marquis Louis XV se lève, entame une froide indécence, l’achève péniblement, descend de l’estrade, et fait la quête en tendant une assiette :

— Allons, messieurs, pour l’artiste...

Et le triste marquis circule entre les tables, remonte ensuite à sa place, puis la toilette blanche quitte sa chaise... D’un geste, elle rejette une mauvaise palatine pelée, découvre des bras énormes, étale un décolletage débordant, et commence, d’un air bonne fille :


Y en n’a pas des masses...


C’est un succès, on applaudit, et on pousse même quelques hurrahs quand elle descend quêter et quelle demande, en se tapant sur le flanc :

— Allons, mes enfans, c’est pour le petit qui est là :... Qui est-ce qui donne pour la layette ?...

Et la femme en rouge succède à la toilette blanche, la danseuse en tutu à la femme en rouge... C’est le tour de la chanteuse en frac... Mais un coup de théâtre se produit avec celle-là... Elle chante d’abord, comme les autres, puis elle vient prendre l’assiette, la met sous son bras, plonge les mains dans ses poches, et fait le tour de la salle en criant à tue-tête :

— Ne donnez pas, c’est pour la boîte !... Elles disent que c’est pour elles, mais c’est pour la maison !... Moi, je m’en moque, je m’en vais ce soir... Ne donnez pas, c’est pour l’établissement :...


XIV

Ainsi, rien qu’à Paris, plus de trois cents cafés-concerts, music-halls, débits-chantans ; des « bouibouis » dans tous les quartiers, des bastringues et des « caboulots » dans toutes les villes grandes ou petites, et, pour ne pas laisser fonctionner à vide toutes ces usines ou toutes ces boutiques à folie, une moyenne de « dix à quinze mille chansons nouvelles » tous les ans, de cinquante à soixante-quinze mille en cinq ans, de cent à cent cinquante mille en dix ans. Et d’où vient ce Ilot ? D’où arrive cette marde ? C’est ici le plus fantastique...

Il y a sans doute les spécialistes, les fabricans ordinaires et attitrés. Mais ils ne suffiraient pas, et il faut leur adjoindre des irréguliers, l’homme de lettres en détresse, ou le pauvre diable encore plus vague, qui viennent, un rouleau sous le bras, solliciter du chanteur à la mode le maigre honneur et le pauvre bénéfice de lui laisser des couplets qu’il rognera, taillera ou amplifiera à sa guise... Un jeune homme a fait un drame historique, mais aucun théâtre ne l’a reçu. Il essaye d’un volume de vers, mais aucun éditeur ne consent à le publier. Il se tourne vers le journalisme, mais tous les journaux lui sont fermés. Il se rabat sur le roman-feuilleton, mais tous les feuilletons sont occupés. Il se rejette sur le professorat, mais toutes les places y sont prises... Alors, il s’arrête un jour devant l’affiche d’un bastringue, y voit des masques de pitres, des titres de saynètes, de chansons, d’excentricités, et tout à coup se frappe le front... L’idée d’une folie lui a passé par l’esprit, et le voilà, lui aussi, auteur de café-concert ! Puis, viennent encore d’autres amateurs, des commerçans, des employés, des militaires en retraite, des gens de loi. Tout le monde s’y met. C’est une manie, une démangeaison générale.

Écoutez ce dialogue entre deux gros bourgeois :

— J’ai failli faire une affaire avec Y..., le directeur du Z..., Mais tout a raté pour un mot...

— Pour un mot ?

— Oui... Je ne t’ai jamais chanté la Semaine alimentaire ?

— Non.

— Écoute


Quand vient l’dimanche
C’e-t la sauce blanche, ,
Mais le lundo
C’est le gigot,
Et le mardin
C’est le boudin,
Le mercredon
Le miroton...


Je conviens que c’est idiot...

— C’est vrai !

— Oui, je le sais bien, mais c’est ce qu’il faut pour un succès, et c’était un succès certain... Le dimanche la sauce blanche.., le mercredon le miroton... Tout Paris n’aurait plus chanté que ça pendant trois mois :...

— Et Y... ne te l’a pas pris ?

— Il en était ravi, et l’idée lui plaisait beaucoup... Seulement, il m’a dit : « Pourquoi lundo ? » Je lui ai répondu : « Mais lundo parce que gigot, comme mardin parce que boudin... » Mais il n’a jamais voulu l’admettre... Il me répétait toujours : « Je comprends mardin, je comprends mercredon, mais je ne comprends pas lundo... » J’ai tenu bon, il n’a pas cédé, et nous nous sommes quittés fraîchement...

Vous croyez peut-être à une scène de Charenton ? Eh bien ! non, et l’auteur de la Semaine alimentaire est un négociant très estimé, très entendu en affaires, très bien posé dans son quartier. Il pourrait être juge au Tribunal de Commerce. Il l’a peut-être même été... Mais il compose pour le Café-Concert. Dès qu’il a une heure de loisir, il s’échappe de son magasin, va s’enfermer, se met à son piano, et dote son pays d’une Semaine alimentaire... Et les Semaine alimentaire, les Affaire de goût, les Y en n’a pas des masses, toutes ces confondantes et submergeantes compositions ne proviennent même, pas seulement de la fécondité des spécialistes, du désespoir des allâmes et des loisirs de la rue du Sentier, mais de l’Administration elle-même, des fonctionnaires. « Un auteur de café-concert, nous a{)prend M. Gaston Jollivet, n’est pas ce qu’en pense un vain peuple, quelque enfant perdu de Bohème patoisant sur un sujet quelconque entre deux absinthes impayées à son café. C’est, le plus souvent, un employé du Gouvernement, ou de quelque grande administration, composant des chansons à ses momens perdus... » L’affirmation parait extravagante, et rien, cependant, ne serait plus exact, La grande source où puisent les beuglans se trouverait dans les ministères, et jaillirait de la cervelle des bureaucrates ! Nous ne voyons jamais sans émotion nos vieux palais nationaux. Là, pensons-nous, sont d’innombrables bureaux, d’innombrables souvenirs, d’innombrables papiers, d’innombrables employés, et là s’administrent les Cultes, la Guerre, les Finances, la Marine, l’Intérieur, la Justice, l’Agriculture, l’Instruction publique, grâce à l’activité et à la compétence de légions de rédacteurs, d’inspecteurs, de sous-inspecteurs, de chefs, de sous-chefs, de divisionnaires et de sous-divisionnaires, tous appointés, chauffés, rentes, retraités sur le Budget ! Hélas ! C’est aussi de là, c’est de ces bureaux sans nombre, sous les fenêtres desquels se promènent des factionnaires, que partent par milliers, et dizaines de milliers, les On s’crève, les Y a que des gueulards, les A nous Les femmes, les Sale rosse, les Dimanches de Becarsort, les Si j’étais moineau, les On en a pour son pognon !... .


XV

Le café-concert n’a-t-il donc pas vraiment fini par prendre toute l’importance d’un fait social ? Représentez-vous ces centaines de salles petites ou vastes, où s’entassent, devant des spectacles détraquans, tous ces gens qui boivent et qui fument, tous ces milliers de faces expectantes, noyées à la fois d’alcool, d’ahurissement, de luxure et de nicotine ! Un certain tic dans la figure du chanteur, un certain accent de vice criard ou sournois dans le débit de la chanteuse, une certaine façon niaise de remuer les bras, d’ânonner, de lâcher le mot honteux, de mâcher le mot sale, et voilà ces foules qui délirent ! N’est-ce pas exactement le point malade sur lequel on met le doigt pour déchaîner les nerfs, l’hystérie qu’on déclanche par un reflet de cuvette de montre ou de l’âme de couteau ? Et qui va s’échauffer, s’abrutir à ces spectacles ? Tout le monde ! Le travailleur et le rentier, le peuple et l’aristocratie, les hommes, les femmes, les enfans ! Et qui est là pour y présider ? Un agent de police, un représentant du Gouvernement ! Ne semble-t-il pas quelquefois que nous soyons destinés à en arriver peu à peu à une société neurasthénique, à une humanité stupéfiée, où le dernier mot de la mode et du plaisir sera d’entendre glapir des syllabes ivres ou ignobles dans des contorsions d’aliénés ?


MAURICE TALMEYR.

  1. Un récent procès, plaidé à la 9e Chambre, a révélé des détails édifians sur le genre de rôle ordinairement joué par les agens dits lyriques, et les directeurs des cafés-concerts. Dans le compte rendu de l’affaire, publié par le Matin du 1er juin 1902, on lit ce passage :
    « C’est un des traits caractéristiques de cette affaire que pas une de ces « artistes » engagées pour la danse n’a jamais étudié cet art. Elles sont toutes plumassières, institutrices, blanchisseuses, couturières, polisseuses, brunisseuses, tout excepté danseuses ! Mais qu’on leur propose de figurer dans un ballet aussitôt, sans étude, sans initiative, elles se rappellent qu’elles sont femmes. Il faut entendre M. Moulin, l’agent théâtral. L’annonce du journal en question ne lui a pas amené moins de soixante-seize jeunes filles. Il donne ce détail trop intéressant : « Les directeurs des cafés-concerts ne demandent que des mineures ; je puis fournir plus de cinq mille lettres dans ce sens. »