Éditions Prima (Collection gauloise ; no 10p. 56-64).

ix

Adèle a pitié de son Maître.


Le même jour, la belle hôtelière mit le galant notaire au courant des événements de la nuit. Me Robert fut très satisfait d’apprendre comment avait été confondu le patron de l’hôtel des Gais Lurons ; il fut non moins satisfait de savoir que la rousse Adèle n’avait point révélé ce qui lui était advenu alors qu’elle était encore dans le lit de sa patronne. Enfin il se montra joyeux d’apprendre que pendant cinq jours, dame Jeanne et lui pourraient à loisir profiter du petit lit de la servante.

Quant à maître Honoré, s’il ne disait mot, croyez-bien qu’il n’acceptait pas avec résignation le coup du sort qui s’était abattu sur lui ; maître Honoré s’était promis de se venger. Et la vengeance qu’il avait méditée visait la pauvre Adèle. Cela n’était pas très brave ; mais Adèle était la seule personne qu’il pouvait atteindre ; il était tenu à garder des ménagements envers le notaire ; quant à son épouse, il lui était difficile, autrement qu’en la trompant, de prendre une revanche sur elle.

Il s’était d’ailleurs bien promis de tromper dame Jeanne, quand ce ne serait que pour ne pas être accusé sans motif.


— Ne faites pas de scandale, dit le Notaire (page 63).

— Ce serait trop bête, se disait-il, de passer pour un mari infidèle sans que cela soit. Il faut que cela soit et cela sera.

« Si Adèle ne veut point y consentir, je trouverai quelque autre qui fera moins la coquette.

Ainsi donc, l’hôtelier était plein de ressentiment contre les trois personnes qui l’avaient berné, et ce ressentiment lui suggérait de noirs desseins.

Une chose aussi l’intriguait :

Pourquoi la servante avait-elle parlé de changements de lits ? Avait-elle donc rejoint d’abord le notaire dans sa chambre avant que ledit notaire revint la trouver chez elle ?

C’était l’explication à laquelle il s’était arrêté finalement après mûre réflexion. À sa place, tout le monde en eût fait autant, car vraiment il ne pouvait supposer que la servante avait passé une partie de la nuit dans le lit de sa femme et inversement.

Ayant ainsi trouvé lui-même une réponse satisfaisante à la question qui le préoccupait, il renonça à en parler au notaire ainsi qu’il en avait d’abord eu l’intention.

Me Robert ne sut donc pas qu’Adèle avait laissé échapper quelques phrases imprudentes qui auraient pu révéler à l’hôtelier toute l’étendue de son infortune conjugale.

La nuit qui suivit celle où le notaire avait fait connaître l’amour à la servante et initié aux joies de l’adultère la patronne de l’hôtel des Gais Lurons, cette nuit-là se passa sans que se produisît rien de remarquable.

Nous voulons dire par là que les choses se déroulèrent suivant le plan qu’avait conçu dame Jeanne. Lorsque tout fut silencieux dans la maison, elle changea de chambre avec Adèle et peu après son amant venait la retrouver.

Chacun de leur côté, le patron et la servante couchèrent solitairement. Maître Honoré avait décidé d’endormir la confiance des uns et des autres en ne dérangeant point ce soir-là l’ordre établi par son épouse.

Quant à Adèle, elle se sacrifiait, sans enthousiasme aucun.

Penser que, tandis qu’elle couchait seule, dame Jeanne usait de son lit avec son amant la mettait en rage. En écrivant « son amant » nous entendons bien, comme elle l’entendait elle-même, l’amant de la servante. N’avait-elle pas somme toute, quelque droit de traiter ainsi l’homme auquel elle avait accordé pour la première fois ses saveurs.

— Ce n’est pas juste, pensait-elle, car après tout la patronne a ce qu’il lui faut.

Et elle se prenait à trouver l’hôtelière bien sévère à l’égard d’un mari qu’elle voulait fidèle alors qu’elle le trompait sans vergogne.

Il est certain que si, ce soir-là, maître Honoré eût eu l’idée de venir frapper à la porte de sa servante, celle-ci se fût montrée moins récalcitrante que la veille.

Mais Maître Honoré, nous venons de le dire, avait décidé de se tenir coi. Or, donc, sa femme et le notaire purent le cocufier à leur aise, et Adèle se morfondit seule jusqu’au matin.

Il n’en devait pas être de même la deuxième nuit.

L’hôtelier avait réservé pour cette nuit-là l’exécution de sa vengeance.

Il avait, durant la journée, amené hypocritement la conversation avec le notaire sur la jeune servante.

— Eh bien ! Maître Robert, lui avait-il dit, je ne vous ai point dérangé cette nuit ; vous avez pu, en toute quiétude, filer le parfait amour avec la belle Adèle.

— Que me dites-vous ? répondit l’amant de dame Jeanne. Je m’en suis bien gardé. N’était-ce pas votre tour ?

— Oh ! Je m’en voudrais de vous la prendre. Elle vous préfère, gardez-là. Pour mon compte, j’y renonce. Et je vous promets de ne plus vous déranger lorsque vous serez dans sa chambre…

« Il est assez de jolies filles, sans que je veuille celles de les amis. Et, pour tout vous dire, je préfère encore mon épouse ; quoi que ces jours-ci nous fassions chambre à part. Mais ce n’est que pour quelque temps.

« Ah ! Vous êtes un heureux gaillard. Profitez-en tant que vous êtes jeune !

Ce discours atteignit pleinement le résultat qu’en escomptait son auteur. Me Robert en conclut qu’il pouvait en toute sécurité jouir de son bonheur avec dame Jeanne, et celle-ci, elle-même, mise au courant par son amant, ne vit point de ruse dans l’attitude de son époux.

— La leçon lui a profité, déclara-t-elle. Et notre tranquillité est assurée. Oh ! Mon chéri, ajouta-t-elle, comme nous allons en profiter cette nuit encore. Je me promets mille joies dans tes bras.

Et la nuit venue, la jolie hôtelière et le galant notaire goûtaient les mille joies promises sans se douter qu’ils étaient épiés sournoisement.

Maître Honoré, en effet, s’était relevé peu après minuit, jugeant que ce devait être le moment où son hôte et sa servante seraient plongés dans leurs transports amoureux.

Il était donc monté jusqu’à la chambre d’Adèle et avait collé une oreille indiscrète à cette porte devant laquelle il avait tant attendu l’avant-veille.

Ce qu’il entendit provoqua chez lui un grand contentement :

— La mâtine ! dit-il, comme elle soupire ! Je ne la croyais pas aussi amoureuse ! Et dire que ce n’est pas moi qui la fais vibrer ainsi !…

L’hôtelier ne supposait guère que celle dont il percevait ainsi les manifestations passionnées n’était autre que sa compagne légitime.

Il ne heurta pas, ce soir-là à l’huis fermé ; au contraire, il se retira en évitant soigneusement de faire le moindre bruit qui eût éveillé l’attention des deux amants.

Il avait son idée, une idée qu’il trouvait géniale.

Il voulait convaincre son épouse à la fois de son innocence à lui et de l’inconduite de la servante. Son idée consistait à aller réveiller dame Jeanne, lui communiquer son indignation et l’amener à venir constater par elle-même qu’il ne lui avait pas menti l’avant-veille.

Il entrevoyait parfaitement comme cela allait se passer : l’hôtelière ne pourrait résister à la curiosité de venir entendre ce qui se passait dans la chambre de la servante. Elle viendrait avec lui… Tous deux guetteraient la sortie du notaire. Après quoi, ils entreraient à leur tour et ce serait certainement dame Jeanne elle-même qui signifierait son congé à Adèle, car dame Jeanne ne pourrait manquer d’être furieuse et de la perversité de sa servante et de l’hypocrisie de celle-ci qui avait laissé accuser le pauvre mari.

Il s’ensuivrait une réconciliation immédiate entre l’hôtelier et son épouse. Maître Honoré se représentait même sa femme lui demandant pardon à genoux de l’avoir un instant suspecté. Et il se frottait les mains, ressentant un immense amour-propre et un légitime orgueil d’avoir trouvé une combinaison aussi machiavélique. À cela s’ajoutait un mépris peu flatteur pour Me Robert et « cette fille » qui lui avait préféré le notaire.

— Elle saura ce que ça lui coûte, concluait-il. Et ça lui apprendra.

Tout en se disant ces choses qui lui donnaient de lui-même une très haute opinion, l’hôtelier était arrivé sur le seuil de la chambre, que s’était faite réserver dame Jeanne pendant les cinq jours de séparation conjugale.

Dans cette chambre dormait, nous le savons, la pauvre Adèle.

Elle dormait ou ne dormait pas, car, tout autant que la veille, peut-être même davantage, elle était en proie à une fureur jalouse. Et aussi, sa pitié pour Maître Honoré s’était encore accrue d’avoir vu tout le jour, les coups d’œils échangés entre le notaire et sa patronne ainsi que le regard brillant par lequel dame Jeanne laissait voir combien elle était heureuse.

— Cette joie qu’elle ne peut cacher, se disait-elle, elle me la vole ! Oh ! Comme j’aurais plaisir à me venger !

Pour un peu elle serait allée, afin de satisfaire ce désir de vengeance, retrouver son patron dans sa chambre solitaire, lui racontant tout, et lui disant :

— Punissez-la avec moi !

Elle n’avait pas osé faire une pareille démarche, mais avec une intuition singulière, elle s’était dit :

— Si parfois Maître Honoré était tenté de venir voir son épouse !

Il était entendu avec dame Jeanne que, pour parer à ce danger, Adèle aurait soin de tirer le verrou. Eh bien ! Elle n’avait pas tiré le verrou… même elle avait fait mieux, elle avait laissé la porte entr’ouverte, afin que si l’hôtelier venait, il n’ait qu’à entrer sans être obligé de frapper.

Tout en faisant cela, elle s’était dit :

— Après tout, on ne sait jamais !

On juge de la surprise de Maître Honoré en trouvant entr’ouverte une porte qu’il croyait bien cadenassée…

— Ma femme, dit-il, aura oublié de tirer les verrous, car je ne pense pas qu’elle attende ma visite.

Aussi, résolu aux plus grands ménagements, commença-t-il à parler à travers la porte, tout comme si elle était fermée :

— Jeanne, appela-t-il, Jeanne ! Écoute-moi, j’ai quelque chose d’important à te dire !…

Mais il ne reçut aucune réponse.

Ce n’est pas qu’Adèle ne l’eût point entendu. Bien au contraire.

Et elle avait tressailli d’émotion en reconnaissant la voix de son maître.

— Le voilà ! s’était-elle dit ! Le voilà ! Je m’en doutais !

Mais elle ne prononça pas un seul mot, pensant que Maître Honoré allait entrer.

L’hôtelier cependant, n’entendant rien, renouvela son appel :

— Jeanne ! Je t’apporte la preuve que c’est avec le notaire qu’Adèle est couchée… Lève-toi et viens voir !…

Jeanne ne se leva pas… et pour cause !

Alors, maître Honoré se décida à entrer… puisque aussi bien la porte était ouverte.

Adèle se cacha sous les couvertures, toute tremblante. L’hôtelier, étonné de cette attitude, s’approcha du lit, et, avançant le bras, releva les draps pour secouer la dormeuse.

Il portait une lampe dont il projeta en même temps la lueur sur celle qu’il prenait toujours pour son épouse :

— Réveille-toi, lui dit-il !…

En même temps, il reconnut la servante, et poussa un cri :

— Adèle !

La jeune fille, sans penser qu’elle était en chemise, sauta au bas du lit et se jeta à genoux devant maître Honoré :

— Ah ! Monsieur ! dit-elle… Monsieur, pardonnez-moi…

— Mais que fais-tu ici ?… Et où est donc ma femme :

— Monsieur ! Ne m’accablez pas… Ce n’est pas moi qui l’ai voulu !… Je vais tout vous dire !…

— Tu me diras tout tout à l’heure… mais puisque je te trouve, cette fois, tu ne m’échapperas pas…

— Je ne veux point m’échapper non plus, Monsieur… Je regrette bien, allez, ce que j’ai fait en vous repoussant.

Maître Honoré ne pensait plus du tout à ce qui se passait dans l’autre chambre, Maître Honoré ne voyait qu’une chose, c’est qu’Adèle ne le repoussait pas, et il se disait que l’occasion était trop tentante pour n’en point profiter…

Aussi en profita-t-il sans se priver, et Adèle put longuement savourer sa vengeance…

Lorsqu’elle retrouva l’usage de la parole, ce fut pour laisser échapper cette phrase révélatrice :

— Mme Jeanne ne l’a pas volé !

Maître Honoré, à son tour, revenait à la réalité :

— Elle ne l’a pas volé, dis-tu ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas volé ?

— Ai-je besoin de vous en dire davantage ? Et ne comprenez-vous pas que si je suis ici, c’est elle qui se trouve à ma place ?

— Malheur ! s’écria l’hôtelier ! Alors je suis…

— Vous l’êtes certainement…

— Et dis-moi, l’autre jour était-ce donc elle aussi qui se trouvait avec le bandit de notaire ?… Tout s’explique et je comprends pourquoi tu me disais que tu avais changé de lit. Vite, dis-moi tout ce que tu sais…

Adèle n’attendait que cette invite, et elle raconta tout depuis le moment où elle avait pris la place de dame Jeanne dans le lit de celle-ci.

— C’est bien, dit l’hôtelier… Laisse-moi faire et reste ici…

Et, vite, vite, il s’en fût vers la chambre où se perpétrait l’adultère.

— Cette fois, dit-il, je saurai bien me faire ouvrir la porte !

Il se la fit ouvrir, en effet, frappant des pieds et des poings criant :

— Allons, Maître Robert, dépêchez-vous… ouvrez-moi… J’ai besoin que ma servante vienne tout de suite…

Le notaire, croyant qu’il pourrait, comme la première fois, éloigner le mari, apparut :

— Qu’y a-t-il donc ? dit-il…

— Il y a que je veux parler à Adèle… Qu’elle se montre. Elle n’a pas besoin de se cacher… puisque je sais bien que vous êtes son amant !…

L’hôtelière était plus morte que vive.

En vain, Me Robert voulut empêcher Honoré d’approcher du lit. Tout courroucé, ce dernier découvrit son épouse :

— Ah ! Madame ! s’écria-t-il ! C’était donc vous qui étiez là, tandis que je me morfondais… Ah ! Vous êtes bien rusée, mais je le suis autant que vous.

— Ne faites pas de scandale ! dit le notaire.

— Eh ! Je ferai tout le scandale qui me plaira. Je vous avais autorisé ma servante, mais non point mon épouse… Si bon client que vous soyez, je ne vous passerai pas celle-là ! Non, je ne vous la passerai pas !…

« Et, puisque je voulais congédier la servante coupable, c’est la femme indigne que je vais chasser.

« Non ! Je n’entends pas jouer le rôle des maris cocus !…

Puis, claquant la porte, maître Honoré s’en alla, laissant les deux amants tout déconfits.

Dame Jeanne, ne sachant quelle contenance tenir, pleurait la tête enfouie dans l’oreiller, tandis que Me Robert essayait de la consoler.

Si d’aventure, le hasard d’un voyage vous amène jamais dans le petit bourg où se déroula cette histoire, vous retrouverez toujours avec le même aspect l’hôtel des Gais Lurons.

Maître Honoré en est toujours le patron et il vous accueillera avec la même cordialité.

L’hôtelière également aura le même sourire avenant, avec une pointe de fierté et un air de triomphe que n’avait pas dame Jeanne. Car l’hôtelière, à présent, c’est Adèle, qui a épousé son patron après que celui-ci eût divorcé…

Quant à dame Jeanne, eh bien ! ma foi, elle est notairesse, car elle a convaincu Me Robert qu’il lui devait bien cette réparation pour l’avoir entraînée à tromper son premier mari, auquel avant lui elle avait toujours été fidèle.

Et c’est finalement le jeune notaire qui fut le dindon de cette farce, car il avait rêvé d’un plus beau parti ; mais nul ne lui eût pardonné d’abandonner la femme qu’il avait compromise…

Ainsi la morale fut sauvée. Mais cela prouve que les jeunes notaires ne doivent jamais oublier la gravité qui sied à leurs fonctions, ne point ravir inconsidérément leur vertu aux servantes, ni enlever à leurs époux les jolies hôtelières.

FIN