Éditions Prima (Collection gauloise ; no 10p. 20-25).

iv

Le Complément d’un bon dîner.


Le repas s’achevait, et l’hôtelier, afin d’avoir un motif de rester dans la salle, trinquait avec le notaire :

— Que dites vous de mon dîner, Maître Robert ?

— Je dis qu’il fut, comme toujours, excellent. Il fut excellent en tous points. Je me suis régalé de votre poularde, qui était ma foi fort réussie ; quant au vin, il est des meilleurs et soutient comme il faut la renommée de la maison.

— Je vous crois, c’est du fameux !

Et, se penchant vers son client, maître Honoré ajouta :

— Dans ma cave, il y en a encore du meilleur ; et, si vous le voulez bien, j’en vais aller chercher une ou deux bonnes bouteilles que nous boirons ensemble… Vous serez émerveillé.

Le notaire, en effet, se déclara émerveillé.

Maître Honoré était heureux, non pas tant que son hôte trouvât bon le vin qu’il lui versait, mais aussi qu’il ne parlât point de se retirer, ce qui était l’important, parce qu’il pouvait ainsi attendre, sans que cela parût extraordinaire à son épouse, l’heure d’aller rejoindre Adèle.

Mme Jeanne facilita d’ailleurs les projets de son mari, et il n’était pas encore dix heures du soir lorsqu’elle annonça son intention de regagner sa chambre.

— Vous ne restez pas un peu en notre compagnie ? demanda Me Robert.

— Non. Le voyage à la ville m’a beaucoup fatiguée et j’ai besoin de prendre du repos. Je sens le sommeil qui me gagne.

— Dans ce cas, chère Madame, veuillez agréer mes hommages.

Et le notaire, s’inclinant cérémonieusement, salua sa belle hôtesse, en se disant qu’il eût donné beaucoup pour l’accompagner dans sa chambre.

— Quel malheur, pensait-il, qu’elle soit fidèle à son époux.

Les deux hommes, pourtant, étaient restés seuls, et, pour retenir son client, l’hôtelier, après le vin, lui avait offert des liqueurs qu’il était allé quérir dans un coin secret, notamment une certaine fine champagne, vieille d’un demi-siècle et qui vous avait un de ces bouquets, comme n’en ont que les fines de choix.

Maître Honoré était aussi fier de sa fine champagne que de ses vins. Il la recommandait avec autant d’ardeur, ne se contentant pas d’ailleurs d’en offrir au notaire, faisant lui-même honneur à la bouteille qu’il avait sortie de sa réserve.

— Cela vous émoustille, hein ?… disait l’hôtelier.

— Oui… On aurait volontiers après cela des idées amoureuses.

— À qui le dites vous ?

Et maître Honoré prononçait ces derniers mots avec un air guilleret et suffisant qui faisait bien voir qu’il n’irait pas achever la nuit solitairement.

Aussi sa réponse fut-elle peu agréable au notaire, qui se représenta immédiatement la jolie Mme Jeanne dans les bras de son époux. Et répliqua-t-il :

— Cela ne vous gêne pas, maître Honoré, vous allez retrouver tout à l’heure en vous couchant, votre épouse qui vous attend.

« Tandis que moi, je suis contraint de passer me nuit seul.

— Bah ! Vous vous rattraperez en rentrant à la ville.

— À moins que je ne prenne votre servante… Je la regardais ce soir : Elle est assez désirable, la petite Adèle… et, ma foi, je ne dis pas qu’à l’occasion… si vous me faites encore boire de ce vin généreux et de cette fine excitante…

C’étaient là propos d’après-dîner et maître Robert plaisantait, on peut en être certain. Il plaisantait d’autant plus qu’il ne pensait qu’à la patronne en parlant de la servante.

Même, il ajouta, en riant :

— C’est le complément d’un bon dîner !

Mais maître Honoré protesta :

— Vous vous trompez, dit-il… Adèle est une fille sage… très sage… et, si vous voulez un conseil d’ami… n’essayez pas avec elle…

— Le croyez-vous. Elle n’a pas l’air farouche.

— Il ne faut pas se fier aux filles qui n’ont pas l’air farouche…

— Combien pariez-vous, maître Honoré, que si je le veux, dès ce soir…

Mais l’aubergiste, qui avait soudain changé de ton, dit précipitamment :

— Non… Non… Pas ce soir… Pas ce soir.

Me Robert n’était pas un niais. Loin de là, c’était au contraire, un homme très perspicace. Rien qu’au ton de maître Honoré, il devina que celui-ci avait, pour défendre aussi vivement l’honnêteté de la rousse Adèle, des motifs personnels. Et quels motifs personnels voulez-vous qu’eût un patron d’auberge de protéger ainsi sa servante contre un bon client sinon qu’il voulait se réserver ladite servante pour lui-même.

Cela était donc possible. Ayant la félicité extraordinaire de posséder pour épouse une perle comme dame Jeanne, maître Honoré la trompait avec Adèle… Il était vraiment indigne de posséder pareil trésor.

Le notaire, ayant conçu de tels soupçons, voulut sur-le-champ en avoir le cœur net, et provoquer les confidences de son hôte.

Aussi fût-ce lui qui remplit de nouveau, sans faire semblant de rien, le verre de maître Honoré, se disant, non sans raison, que le bon vin comme la bonne liqueur encourage les épanchements et que c’est encore là le meilleur moyen de connaître les secrètes pensées de ses amis.

Ainsi encouragé, l’aubergiste ne déçut pas l’attente de son interlocuteur.

— Non, répétait-il… Non… Pas Adèle !… Pas ce soir !

Et le notaire insistait avec intention :

— Pourquoi pas ? Le vin m’a mis en train, la fine m’a excité… Je ne peux me résoudre à coucher seul… Ma foi, tant pis, elle m’accueillera mal ou bien, mais je vais aller frapper à la porte d’Adèle !…

Il fit mine de se lever.

Mais maître Honoré fut debout en même temps que lui :

— Écoutez-moi, lui dit-il… Écoutez-moi… Ne faites pas ça !

— Qui m’en empêche ?… Avez-vous donc des droits spéciaux sur votre servante ?… Dans ce cas, ce serait différent…

L’astucieux notaire avait enfin réussi à amener son hôte au point où il le voulait.

Sans défiance aucune, l’aubergiste se confia à Me Robert…

— Eh oui ! fit-il. Puisqu’à la fin, il faut tout vous dire. Si je n’ai pas encore de droits, je les aurai tous après que minuit auront sonné…

« Et ce sera bientôt, ajouta-t-il avec un gros rire satisfait…

— Racontez-moi cela… Cela m’amusera, au moins, faute de mieux…

Il est évident qu’à ce moment, maître Honoré n’avait plus de secret à garder et que, pour lui, peu importait qu’il en dit plus ou moins long à son confident occasionnel.

Il ne travestit qu’un peu la vérité, relatant les choses à sa façon, en se vantant que la jeune fille n’avait pas su lui résister et, heureuse d’être distinguée par lui, lui avait tout de suite accordé ce qu’il lui demandait.

— Vous êtes un heureux homme ! remarqua le notaire. Et j’envie votre bonne fortune !

Ce disant, maître Robert remplissait encore une fois le gobelet de l’aubergiste, auquel il dit :

— Attendez-moi un instant… Je vais jusque dans ma chambre chercher quelques bons cigares que j’ai achetés ce matin et que nous fumerons tous deux en causant jusqu’à ce que sonne l’heure de vos amours…

— C’est cela. Je fume la pipe… mais je suis quand même amateur de bons cigares et les goûterai avec plaisir…

— Ils sont de premier choix… N’ayez aucune crainte…

L’hôtelier, dont les idées d’ailleurs commençaient à revêtir des formes imprécises, l’hôtelier, disons-nous, croyait bien sincèrement que Me Robert montait dans sa chambre, ainsi qu’il l’annonçait, pour aller chercher des cigares… Qui d’ailleurs, ne l’eût cru ?

Eh bien ! Si vous le croyez, vous aussi, détrompez-vous…

Le rusé notaire n’allait pas du tout chercher de cigares dans sa chambre… Maintenant qu’il avait acquis la certitude que maître Honoré allait se rendre dans la chambre de sa servante, maintenant qu’il était certain que l’hôtelier trompait sa femme, il jugeait le moment venu d’aller demander à celle-ci de tenir la promesse qu’elle avait faite le jour même en riant et en déclarant : « Cela ne m’engage à rien, car mon mari est fidèle »… Ah oui ! Il était fidèle, comme les autres…

Et le notaire se sentait rempli de sévérité à l’égard de cet homme volage, d’autant plus rempli de sévérité que la trahison de maître Honoré lui donnait à lui-même des droits à l’égard de Mme Jeanne.

Aussi, estimait-il qu’il ne pouvait y avoir de mari plus coupable, qu’il n’était châtiment que ce criminel ne méritât pour une aussi odieuse action que rien n’excusait.

Notez qu’il y avait dans un tel raisonnement beaucoup d’illogisme, car, au fond, si maître Honoré n’avait pas trompé sa femme, jamais Me Robert n’eût eu l’occasion de demander à dame Jeanne de devenir sa maîtresse. Il eût dû par conséquent ne pas en vouloir autant à celui qui devenait la cause initiale des joies qu’il allait goûter en compagnie de la belle hôtelière.

Mais il lui en voulait quand même, tout en se réjouissant de cette occasion, il lui en voulait et le jugeait avec une extrême rigueur, qui lui procurait à lui-même de bons prétextes pour frapper ce grand et impardonnable coupable de la peine du talion.

Donc, le jeune et galant notaire ne monta pas dans sa chambre, contrairement à ce qu’il avait dit à l’hôtelier, lequel l’attendait en buvant pour ne pas s’ennuyer.

Me Robert, qui connaissait suffisamment la maison, se dirigeait vers la chambre où reposait dame Jeanne. Il voulait la voir, et la prévenir tout de suite. Son plan était si simple une fois l’hôtelière mise au courant, il lui recommandait de se tenir prête, et, un peu après minuit, il la conduisait jusqu’à la chambre d’Adèle pour la convaincre de son infortune conjugale.

Le plus important et aussi le plus difficile était d’obtenir de Mme Jeanne qu’elle ne fit aucun esclandre, et une fois qu’elle aurait acquis la preuve de l’infidélité de son mari, elle consentit à ne pas troubler les amours d’Honoré et d’Adèle, afin de pouvoir en toute sécurité, rejoindre le notaire dans sa chambre et se venger de la manière que vous supposez.

Le notaire se faisait toutes ses rélexions en se dirigeant, à pas de loup, vers la chambre où devait dormir celle qu’il aimait. Il se les faisait, et se demandait s’il pourrait exécuter ce beau programme ainsi qu’il se l’était tracé.


Il se rendit compte qu’une forme féminine était couchée (page 26).

— Bah ! dit-il en se décidant. La fortune sourit aux audacieux, si j’en crois la sagesse des nations. Soyons donc audacieux et surtout ne perdons pas une minute à peser le pour et le contre.

Il arrivait à la porte de la chambre de Mme Jeanne ; il se disposait à frapper, lorsqu’il s’aperçut que cette porte était entr’ouverte.

— Inutile de frapper, pensa-t-il, ce qui pourrait attirer l’attention de maître Honoré… Puisque aussi bien, cette porte semble avoir été laissée entr’ouverte comme à mon intention, profitons-en et entrons !

Ayant ainsi dit, il entra dans la chambre de l’hôtelière.