Cœur magnanime/Une œuvre d’Artiste (nouvelle)

Une Œuvre d’Artiste


(Nouvelle)

Lorsque le touriste, qui visite l’ensoleillée et poétique Provence, arrive au modeste village de la C…, situé presqu’aux confins du département du Var, il ne manque pas de s’arrêter longuement, émerveillé autant qu’étonné, devant un splendide calvaire s’élevant à l’entrée même du village.

Le Christ qui le surmonte est une véritable merveille d’art, et la richesse du pieux monument contraste singulièrement avec l’aspect plutôt misérable du lieu.

Sur le socle de marbre, où repose cette œuvre de maître, égarée on ne sait par quel étrange hasard en ce pays perdu, on lit ces mots gravés en lettres d’or :

Hommage de réparation
En la fête de l’Exaltation de la Ste Croix
Ce 14 Septembre 1898.
  B. G.

Si le voyageur, justement intrigué, interroge les gens de l’endroit sur l’origine de ce calvaire, on lui répond qu’il est l’œuvre d’un enfant du pays ; mais si, pour satisfaire plus amplement sa légitime curiosité, il a l’heureuse inspiration d’aller frapper à la porte de l’humble presbytère, le vénérable prêtre, qui depuis plus d’un quart de siècle dessert cette petite localité, lui fera volontiers le récit de la touchante et véridique histoire qu’à mon tour je cite aujourd’hui.

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I

Marius Guéridou forgeron du village de la C… était un « lettré » ; il savait lire, il savait même écrire. Ce double privilège constituait une véritable rareté dans la commune, du moins parmi les hommes de sa génération : Guéridou était de 1821. À cette époque l’instruction, n’étant pas encore rendue obligatoire, n’avait pas étendu son influence au delà des grands centres ; le paysan n’en était pas plus malheureux, ni ses récoltes plus mauvaises !

Guéridou était un ancien « compagnon », il avait fait son « tour de France », et c’est dans ses nombreuses pérégrinations qu’il avait récolté les quelques notions qui composaient tout son savoir.

Notre brave forgeron, qui sentait en lui l’étoffe d’un « grand homme », ne pouvait pardonner au destin de l’avoir fait naître un demi-siècle trop tôt, dans un temps de complète ignorance et d’« obscurantisme », un mot nouveau qu’il avait lu tout récemment dans le « Radical », où il avait puisé ses « idées nouvelles » ; mais Guéridou comptait bien se dédommager de l’ingratitude du sort sur son fils, le petit Benoit, lequel avait eu l’inappréciable avantage de venir au monde justement cinquante ans après son père, en plein « siècle de lumière » …

L’enfant était d’une rare intelligence ; malheureusement le « petit » avait l’âme et le physique de sa mère, la pieuse et douce Louise.

La Louise, comme on l’appelait, avait été la « beauté du village. » Sa sagesse égalait sa beauté ; aussi nombreux étaient les jeunes garçons du pays qui l’avaient convoitée. Marius Guéridou avait été l’heureux privilégié auquel elle avait accordé son amour et sa main.

En ce temps-là Guéridou ne lisait pas le « Radical » ; sa belle nature loyale n’avait pas encore subi le contact des fréquentations malsaines et, pendant les deux années de son « tour de France », il avait su garder intacts les sentiments d’honneur et de foi qu’il avait puisés au foyer paternel. Bien des jeunes filles eussent envié le sort d’être l’élue de ce cœur honnête et bon.

Si Guéridou avait attendu si longtemps pour fonder une famille, c’est que sa vieille mère, qui n’avait que lui comme appui, était devenue par l’âge infirme et inconsciente. Ce lamentable état exigeait de nombreux soins, une surveillance de tous les instants, un dévouement et une affection qui ne souffraient point de partage. Marius comprit que son devoir était là et tant que la pauvre vieille femme avait vécu il n’avait pas pensé à son propre avenir.

Depuis cinq ans, au moins, Marius aimait Louise et malgré lui il éprouvait comme un égoïste sentiment de joie de la savoir libre de son cœur alors que lui, entièrement accaparé par le sacrifice filial, ne pouvait disposer du sien. Il vivait ainsi entre la satisfaction du devoir accompli et la crainte qu’un plus heureux que lui et plus maître de son sort ne la lui ravit.

Ce jour-là, où le jeune forgeron aborda la Louise, celle-ci cousait sur le seuil du modeste logis qu’elle occupait seule depuis la Saint André passée, fête patronale du village et qui avait été pour elle un jour de deuil : pour la seconde fois Louise était devenue orpheline.

À l’approche de Marius, craintive elle s’apprêtait à rentrer ; mais il la retint par la main ; et gardant toujours dans la sienne la petite main prisonnière qu’il sentait trembler, il dit, un peu troublé, tout d’une haleine : « La Louise, je vous trouve bien seule ! Si vous ne me trouviez pas trop vieux pour vos vingt ans, eh bien ! nous cheminerions ensemble. » — Puis plus bas. ses lèvres frôlant presque les bruns cheveux de la jeune fille, que doucement il attirait contre lui. — « Je vous aime depuis si longtemps ! je vous promets de vous rendre heureuse… si vous vouliez, vous hâteriez mon bonheur : aux prochaines olives nous nous marierions ? »

Comme quelqu’un, qui sevré de joie et d’affection, retrouve en un instant toutes les tendresses et les douceurs perdues, Louise n’eut point de paroles pour répondre au jeune homme attendant anxieusement le mot tant souhaité, qui allait enfin décider de sa vie ! Seulement quand elle leva vers lui son limpide regard, il y lut tant de confiance, elle eut un si charmant sourire que Marius n’en demanda pas davantage, cet éloquent silence valait pour lui mille paroles. Alors transporté de bonheur il baisa le front pur et lisse de la jeune fille : Marius et Louise étaient fiancés. Deux mois plus tard, lorsque les branches des oliviers ployaient sous leurs fruits, Marius Guéridou fier comme un roi, heureux comme nul autre, conduisait à l’autel sa douce amie, toute de blanc vêtue et belle et chaste comme une sainte du Paradis.

Pendant dix années le ménage fut heureux. Durant cette ère de félicité conjugale. Louise n’aurait pas connu les larmes si le ciel ne lui eut repris les deux blonds chérubins, vivants sourires du paisible foyer. Cette épreuve lui fut douloureuse ; mais il lui restait l’espérance ! Peut-être que de nouveau un autre petit être viendrait combler le vide ? La jeune femme comptait sur l’avenir et sur Dieu. Elle était encore heureuse !

Hélas ! ce demi-bonheur lui-même touchait à sa fin. D’autres douleurs allaient atteindre Louise dans son cœur d’épouse et dans son âme de chrétienne.

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Marius Guéridou se rendait souvent à Toulon, où les exigences de son métier de forgeron l’appelaient. Un jour, pour son malheur et celui des siens, il fit la rencontre d’un ancien camarade d’atelier, qu’il avait connu à Lyon durant une des étapes de son « tour de France ». Ce dernier était entièrement gagné aux doctrines malsaines qui, de nos jours, corrompent la classe ouvrière. On renoua connaissance. Le lyonnais était un beau parleur, il avait l’élocution facile, ce qui exerçait un certain prestige sur Guéridou, lequel avait en quasi-vénération les « hommes instruits » et les « savants ».

Pour mieux causer (on avait tant à se dire après une si longue séparation !) l’ouvrier conduisit son ancien compagnon au cercle des Indépendants, dont il était lui-même l’un des membres les plus assidus.

Guéridou, dès ce premier entretien, apprit de la bouche de son ami des choses toutes nouvelles pour lui, qui contrecarraient diamétralement ses sentiments d’honnête homme et de chrétien.

Le lyonnais était franc-maçon, il avait au cœur deux haines : celle de l’Église et celle du « bourgeois ».

Il comprit qu’un homme de la trempe et de l’âge de Guéridou, imbu de superstitions, complètement fanatisé par les antiques croyances, n’était pas une conquête facile ; néanmoins il se promit de réussir dans sa tâche infernale de démoralisation, il y mit du temps, de la patience et une satanique habileté.

Au début, le forgeron défendit énergiquement ses convictions, puis peu à peu il prit goût aux lectures que lui passait son ami.

La Louise, avec cette perspicacité propre à son sexe, devina le danger, elle conjura son mari de cesser cette nouvelle relation qui ne pouvait que lui nuire ; mais Guéridou persista !

À son tour il devint membre du cercle des Indépendants, ce qui nécessitait de fréquents voyages à Toulon ; là il entendit des discours où la religion était constamment bafouée. Il y apprit que le christianisme n’était qu’une invention des prêtres, et que ceux-ci tiraient un avantageux profit de la crédulité des simples ; c’était donc travailler au relèvement de la Patrie que d’enrayer l’influence cléricale, incompatible avec notre « siècle de lumière et de progrès. »

Ces étranges maximes eurent de la peine à pénétrer dans l’esprit du forgeron, cependant chaque discours impie y laissait une trace ; insensiblement les « idées nouvelles » l’envahirent, et un beau jour Guéridou, pour se mettre à l’unisson des amis du « Progrès », abandonna pour de bon les croyances de son enfance, de sa jeunesse et de son âge mûr.

À quarante-cinq ans, à la profonde douleur de la Louise et au scandale du village, il déserta le chemin de l’Église, en retour il devint le plus zélé des adeptes de la loge de Toulon…

Le jour de sa présentation au temple maçonnique, le député, qui était de passage à Toulon, vint serrer la main au nouvel initié, et poussa la condescendance jusqu’à l’appeler : mon ami ; puis flairant en lui un partisan utile il lui offrit sa « bienveillante protection » et ses « services », ainsi qu’il le faisait d’ailleurs pour chaque membre de la loge Toulonnaise, où il ne comptait que de fervents électeurs ; aussi, pour entretenir leur zèle, lui, l’Honorable, ne manquait-il jamais de présider les réunions, toutes les fois qu’il se trouvait dans le chef-lieu.

Le député était très généreux en promesses, malheureusement, il avait sur ce point une mémoire très rebelle ; mais comme il avait généralement affaire à de « bonnes têtes » (ce qu’il n’ignorait pas) ces absences volontaires ne nuisaient en rien à sa popularité dans le département, qu’il représentait de sa monumentale personne au Palais Bourbon.

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Les années s’écoulaient tristes et douloureuses pour la pauvre Louise. Elle fut englobée dans la méfiance et le mépris que les gens du village avaient pour le « renégat. » Elle concentra sa souffrance et redoubla de dévoûment et d’affection à l’égard du malheureux égaré et de confiantes prières envers le ciel qui, elle le croyait fermement, ne pouvait pas la délaisser dans son affliction.

C’est en ce temps d’épreuves que le petit Benoit vint au monde. Cet événement répandit un peu de vie et de clarté dans l’existence sombre et triste de la pauvre femme. Le forgeron lui-même se réjouit de la naissance du petit être ; celui-ci, à mesure qu’il grandissait, révélait une précoce intelligence ; aussi, Guéridou, tout en forgeant son fer, forgeait de même de beaux rêves d’avenir : « Son fils, lui, serait un vrai savant. » À cette pensée le cœur paternel se gonflait d’orgueil, il avait hâte de voir l’enfant avancer dans la vie pour jouir de ses succès. Il comptait, dès que Benoit serait en âge, mettre à profit la protection du député pour le faire entrer au lycée de Toulon.

La Louise, elle, s’appliqua à former l’âme de son fils avec la même sollicitude qu’elle apportait dans ces soins tendres et délicats dont seules les mères ont le secret. À l’encontre de son mari elle eût voulu le garder toujours petit, afin de pouvoir mieux le défendre contre les ravages de l’impiété, qui lui avaient ravi l’âme et le cœur du père.

Quand l’enfant fut en âge d’apprendre à lire, la Louise le mit à l’école du village, que dirigeait une toute jeune religieuse, la bonne sœur Mélanie, laquelle apportait dans sa tâche de dévoûment toute l’ardeur de sa jeunesse et tous les trésors de son cœur aimant. À cette même école se réunissaient tous les bambins des deux sexes. Sœur Mélanie eut, malgré elle, une petite préférence pour Benoit, il avait une mine si gentille, puis il était si docile ! La douce créature se reprochait bien un peu cette prédilection et ne manquait pas d’inscrire en marge de son examen de conscience cette « attache naturelle », la seule qui accaparât un peu ce cœur virginal. Néanmoins la petite âme de Benoit bénéficiait de cette pure affection, il était pieux et sage comme un petit ange du bon Dieu.

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Le temps suivait sa course, trop rapide pour la Louise, trop lente pour Guéridou.

Enfin l’enfant venait d’avoir onze ans, c’était, selon son père, l’âge voulu pour le placer au collège.

On était en 1881. Une date tristement célèbre pour la France catholique, elle ouvrit l’ère de la persécution qui de nos jours redouble d’intensité.

Un dimanche de juillet, de cette même année, Guéridou, comme de coutume, se rendit à sa loge ; ce jour-là il y mit plus d’empressement que jamais, moins par conviction que pour y rencontrer le député, à qui il voulait parler de son fils.

Justement celui-ci alla au-devant de lui — « l’important personnage » avait, lui aussi, une idée en tête — il lui réitéra les offres de naguère. Le forgeron jubilait, il saisit l’occasion pour exposer sa requête. Le visage du député s’illumina. « Mon ami, lui dit-il, vous avez une excellente pensée en voulant mettre votre fils au lycée ; je suis très lié avec le ministre de l’instruction publique ; lors de notre prochaine entrevue je lui parlerai de vous ; assurément je réussirai dans ma démarche ; seulement, mon pauvre Guéridou, votre commune n’est pas très en faveur auprès du gouvernement, elle est réputée comme très cléricale… il faudrait vous signaler à son attention par un acte quelconque qui lui prouve que vous êtes des nôtres. » — Que faire ? demanda Guéridou. — Oh ! pas grand chose… tenez, j’ai entendu dire qu’à l’entrée de votre village se dresse une grande croix de bois… il n’en faut plus chez nous… ça abêtit le peuple. Je compte sur vous, mon brave Guéridou, pour nous aider dans notre tâche de réforme morale du pays.

Le forgeron commençait à comprendre ce que le député attendait de lui et s’apprêtait à répondre à son triste interlocuteur ; mais celui-ci ne lui en laissa pas le temps, il lui tendit la main en lui donnant rendez-vous pour le dimanche suivant.

Cloué sur place, presque hébété, Guéridou le regardait s’éloigner ; il sortit à son tour écrasé par l’infernale proposition.

Quand il rentra chez lui, l’expression de son visage était si étrange que la Louise, pressentant un malheur, se prît à trembler.

Toute la semaine le malheureux soutint dans l’intime de son être une lutte effroyable. Cette croix, qui depuis cinq générations étendait sur le village ses bras protecteurs, il l’aimait encore malgré lui, elle évoquait tant de souvenirs ! — Eh quoi ? lui, Guéridou renverserait ce signe vénéré ?… mais il deviendrait la réprobation du pays ; les mânes des aïeux se lèveraient de leur tombe pour le maudire. — Non, il n’accomplira pas cet acte de déicide… Benoit sera comme son père : un humble forgeron…

L’ambition paternelle entrait aussi en lutte et parlait aussi fort que la conscience. — Le petit est d’une intelligence peu commune… sûrement il deviendra quelqu’un… d’ailleurs pourquoi hésiter ? serait-il encore l’esclave des « stupides doctrines »… cette croix, qu’est-ce donc ? un signe superstitieux. La détruire c’était faire œuvre de moralisation et de patriotisme ; le député le lui avait bien dit et c’était un « homme instruit » que le député ! Puis, là-bas, au cercle, que diraient les camarades s’il hésitait ? on le traiterait de lâche, de poltron, de calotin ; on dirait qu’il a peur… Peur de quoi ?… ah ça ! non, il prouverait qu’on peut compter sur lui, qu’il n’est pas un trembleur et qu’il ne recule pas à l’heure de l’action — … mais la Louise ? elle en mourra… C’est qu’il l’aimait toujours sa douce et patiente compagne ! elle seule suffisait à l’ébranler dans sa sinistre résolution. Et le petit ?… La lutte dura ainsi toute la semaine ; on était au samedi soir et la croix bénissante reposait toujours sur son socle de pierre.

Ce soir-là Guéridou était hagard. Louise, qui ne soupçonnait pas l’étrange combat, qui se livrait dans l’âme de son homme, le crut malade. Il repoussa ses soins et ne répondit point à son affectueuse interrogation.

La nuit s’avançait ; avec elle s’assombrissait le visage du forgeron. Il prit coup sur coup trois absinthes ; la perfide boisson opéra sur ce cerveau déjà affaibli par les luttes des jours précédents. Soudain il frappa un grand coup sur la table, les bouteilles vides s’entre-choquèrent, puis il jeta un grand éclat de rire et en titubant il sortit. La Louise le vit entrer dans la forge et en ressortir aussitôt : elle allait le suivre, mais de peur de l’exaspérer davantage, elle rentra et se mit en prières au pied du petit lit de Benoit qui, lui, dormait paisiblement.

Guéridou arriva près de la croix ; à sa vue tout son être frissonna, il eut comme un moment de lucidité : ce fut rapide. La satanique boisson exerçait toujours son empire ; ses jambes fléchissaient, son cœur battait à se rompre dans sa poitrine… Le ciel était à l’unisson de son âme ; pas une étoile au firmament, de gros nuages s’amoncelaient : on sentait l’approche de l’orage. Le mistral soufflait avec violence et faisait craquer les branches de gros arbres, qui couvraient de leur ombre le signe rédempteur. La nuit était lugubre… dans le village tous les foyers étaient éteints, nul ne prévoyait le triste événement, qui allait préluder à l’aurore du lendemain… Dans ce silence de mort Guéridou n’entendait que la voix terrifiante de la tempête et le cri tant redouté du hibou. Il eut peur… il s’éloigna… de nouveau son gros rire le reprit… il revint près de la croix, et il approcha la scie à la base de sa tige longitudinale… l’outil grinça… le malheureux avait comme hâte d’achever son œuvre… il s’activait nerveusement dans sa besogne impie… son corps ruisselait de sueur. Le signe sacré commençait à vaciller… encore un coup… l’acte sacrilège était accompli, la lourde croix s’abattait entraînant dans sa chute et écrasant sous son poids le forgeron Guéridou !

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Au retour du jour, la nouvelle de l’épouvantable forfait se répandit d’un bout à l’autre du village, la consternation fut générale….

Le prêtre accourut le premier, en même temps que lui la Louise, éplorée et tenant Benoit par la main. — On écarta le lourd fardeau, qui écrasait l’infortuné. Celui-ci respirait encore… alors la pauvre femme surmonta sa douleur et, sa honte du moment, pour ne songer qu’au salut de celui qu’elle aimait toujours, malgré ses torts. Elle prit dans ses bras son petit Benoit et s’adressant au ciel : Mon Dieu. — dit-elle — au nom de l’innocence de l’enfant, ayez pitié de l’âme du père ! — Cette touchante supplication fut entendue. À l’instant même le moribond ouvrit les yeux. — Mon fils — demanda le prêtre agenouillé auprès de lui — croyez-vous en la rémission des péchés et vous repentez-vous de votre crime ? — Le forgeron murmura quelques mots qu’on ne put comprendre, mais de grosses larmes coulèrent sur ses joues blêmissantes ; elles révélaient, mieux que des paroles, le sincère repentir de cette âme victime, comme tant d’autres hélas ! des mensonges d’ignobles sectaires.

Le ministre de Dieu leva sa main sur le front du coupable et prononça la sentence du pardon. À ce moment, comme pour ratifier l’absolution du prêtre, le soleil se montra à travers la déchirure d’un nuage, et un de ses rayons vint éclairer ce petit coin de l’univers, où la Miséricorde de Dieu, devancée par sa justice, venait, une fois encore, de se rencontrer avec le Repentir.

Par un suprême effort Marius Guéridou leva sa main défaillante qu’il posa sur la tête de son fils ; il regarda longuement la Louise ; enfin ses yeux se voilèrent : l’âme du forgeron venait de comparaître au tribunal divin !…

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La force morale, comme la force physique a une limite. À la longue, sous l’effet continuel de la lutte, les ressorts de l’âme se brisent : il n’y a plus qu’à mourir !

La Louise souffrait depuis trop longtemps, toutes les ressources de sa vaillante énergie étaient épuisées. Elle comprit qu’elle touchait au terme de son existence, alors elle pensa, elle aussi, à l’avenir de Benoit.

Elle résolut de s’en séparer avant qu’elle ne fût enlevée de ce monde. À tout prix elle voulait lui épargner le douloureux spectacle de ses derniers moments.

Elle se souvint d’un oncle, frère cadet de sa mère, lequel habitait le département voisin, où il exerçait l’humble métier de potier. Il se faisait vieux, et il vivait seul. Elle ne douta point qu’avant peu il lui faudrait un aide ; elle le savait compatissant. Benoit, auprès de lui, ne serait pas complètement malheureux.

Comme le vieillard ne savait pas lire et qu’elle-même ne savait pas écrire, elle pria le messager qui faisait le service entre Marseille et Toulon, de vouloir bien s’arrêter, en passant à Aubagne, au hameau de la Bourine, où restait le potier, et de lui demander s’il ne consentirait pas à prendre avec lui le petit fils de sa sœur sur le point de devenir doublement orphelin. Le voiturier s’acquitta volontiers de la commission et lorsqu’il revint à la C… il apprit à la Louise que son vieil oncle attendait le petit.

Il fut résolu que Benoit partirait au prochain voyage, à la fin de la semaine. Les quelques jours qui précédèrent le départ s’enfuirent avec la rapidité d’un rêve, surtout pour la pauvre mère, qui savait qu’elle ne reverrait plus son cher enfant. Pour ne pas l’attrister elle lui fit entendre que la séparation ne serait pas longue et que sitôt guérie elle irait le reprendre. Ce fut là le premier mensonge de Louise ; mais elle pensait bien que le bon Dieu qui a compassion des mères affligées, le lui pardonnerait.

Elle prépara le petit bagage de l’enfant et choisit ce qu’il y avait de meilleur dans ses modestes vêtements. Elle lui donna aussi son chapelet en grains d’olives, un souvenir des jours heureux ! C’était un présent de Marius lors de leur traditionnel pèlerinage à la Sainte-Baume[1], accompli étant jeunes novis.[2] Ce chapelet avait été le confident de ses joies, de ses espérances et de ses douleurs d’épouse et de mère ; désormais il allait être la plus chère relique de son fils !

Le jour du départ arriva. Benoit, pour ne pas augmenter le chagrin de sa mère, eut le courage de refouler ses larmes. La voiture devait s’arrêter le soir. Quand la nuit approcha, la Louise, comme elle le faisait naguère, prit son petit sur ses genoux ; ensemble, pour la dernière fois, ils récitèrent la prière.

Lorsqu’ils entendirent le roulement de la voiture, tous deux eurent un tressaillement douloureux… ils sortirent et allèrent au devant d’elle… L’enfant se jeta dans les bras de sa mère. Pour mettre fin à la douloureuse scène le voiturier, ému lui-même, arracha doucement le petit à l’étreinte maternelle, il l’assit près de lui, l’enveloppa d’une couverture, afin de le prémunir contre l’air froid de la nuit, puis il fit claquer son fouet et la diligence s’ébranla…

La Louise regardait s’éloigner le lourd véhicule qui emportait le reste de sa vie. Soudain, dominant le bruit des chaos elle discerna les sanglots d’un enfant… ce fut trop ! elle s’élança les bras tendus, comme pour ressaisir l’être chéri ; mais, à bout de force, écrasée par la douleur, elle s’affaissa sur le chemin !…

Quand elle revint à elle et qu’elle rouvrit les yeux, la Louise se retrouva dans son triste logis. Ses regards rencontrèrent cependant le doux visage de sœur Mélanie qui fut, pour la pauvre infortunée, l’ange consolateur de son amère solitude. Elle ne survécut pas longtemps à la cruelle séparation, les sanglots de Benoit retentissaient sans cesse à ses oreilles et lui martelaient le cœur : ils achevèrent de le briser…

Aux premières approches de l’hiver, quand les feuilles jaunissantes commencèrent à joncher le sol, la tombe de Marius s’ouvrit de nouveau : la Louise y descendait à son tour !

Réunis dans la mort, en attendant l’heure du grand réveil, les deux époux dorment côte à côte, sous le regard de Dieu, au cimetière de la C…, leur paisible et dernier sommeil.

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II


Batistin Giranci, le vieux potier de la Bourine, était célibataire, néanmoins il avait eu, lui aussi, au temps de sa jeunesse, son petit roman d’amour. Il avait aimé une jeune et jolie fille du pays à laquelle il n’était pas indifférent ; malheureusement il ignorait que son amour fut partagé. Comme il était gauche et craintif, il n’osait pas se déclarer, celle-ci avait pris le silence du jeune homme pour du dédain. Quand enfin le timide amoureux avoua sa flamme, il était trop tard ! il avait été devancé.

Batistin était de ceux qui n’oublient pas en un jour. Il vécut seul en face de son rêve déçu. Lorsque la douloureuse plaie fut complètement fermée, il était à un âge où le cœur ne vibre plus à la voix enchanteresse de l’amour. Il demeura vieux garçon…

Son métier de potier était un gagne-petit ; mais Batistin Giraud n’ayant à subvenir qu’aux besoins de sa propre existence n’avait pas d’ambition. Son chétif négoce ne le mettait pas à l’abri de la pauvreté, il le préservait de la misère : le vieux célibataire n’en demandait pas davantage.

Comme la Louise l’avait prévu, Benoit ne fut pas malheureux auprès de son grand oncle ; celui-ci ne tarda pas à s’attacher à l’orphelin. L’enfant aussi se prit à l’aimer. Durant de longs jours il pleura sa mère, puis, à la longue, la douleur devint plus intime ; il croyait avec certitude qu’elle était au ciel et il remerciait Dieu d’avoir hâté le terme de son douloureux pèlerinage, il lui demandait de se conserver sage et pur afin de la retrouver un jour auprès de Lui. Il n’oubliait pas son infortuné père, mais il n’en parlait jamais pour ne pas révéler les tristes circonstances de sa mort.

Il secondait de son mieux son vieil oncle qui était ravi de l’intelligence de son jeune neveu. Au bout de quelque temps, Benoit suffisait presqu’à lui seul à la besogne ; le vieillard pouvait se reposer, ses mains tremblantes devenaient lentes au travail ; aussi bénissait-il la Providence de lui avoir donné un aide dans l’orphelin.

Vint pour Benoit le temps de la première communion. Il apporta dans l’accomplissement de ce grand acte toute la ferveur de son âme candide et tout le sérieux de son esprit précocement mûri à l’école du malheur.

Batistin Giraud fut frappé de l’expression de gravité, qui se reflétait sur le visage du petit communiant au retour de la touchante cérémonie. Que s’était-il passé dans l’instant solennel, où le cœur de Dieu ne faisait qu’un avec celui de sa petite créature ? Benoit garda son secret ; mais à partir de ce jour il devint plus pieux encore, ce qui faisait dire au vieux potier : « Je crois que mon petit Benoit m’est venu tout droit du Paradis, car il est sage et doux comme un ange du bon Dieu : cet enfant ne ressemble pas aux autres. »

En effet il différait en tout des enfants de son âge, jamais il ne se mêlait de leurs jeux.

Les jours de repos, il s’asseyait sur le seuil de la porte auprès du vieillard, tandis que celui-ci, tout en évoquant les souvenirs de sa lointaine jeunesse, fumait sa longue pipe d’écume. Benoit lisait ou plus souvent crayonnait quelques dessins sur une ardoise ; c’était là sa meilleure jouissance ; il n’en souhaitait pas d’autres.

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On était aux premiers jours de novembre. À cette époque de l’année Batistin apportait un changement à son travail habituel, il délaissait ses pots et ses poêlons et confectionnait des santons[3]. Sans être critique sévère on ne pouvait s’empêcher de constater que les santons de Batistins Giraud étaient absolument dépourvus d’art. Cette année-là ils eurent un véritable succès. Comme on complimentait le potier sur son talent tardif, celui-ci en riant de l’éloge disait, sans jalousie, en désignant Benoit qui pétrissait l’argile : voilà l’artiste !

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C’est en ce temps-là que le recteur de la Bourine qui, pour cause de santé, abandonnait le ministère, eut un successeur, un nouvel ordonné : l’abbé Simonet, fils d’un célèbre sculpteur, Pascal Simonet, des œuvres duquel Marseille s’honore.

Le jeune recteur prit possession de sa petite cure le deuxième dimanche de l’Avent. Il était suivi de sa vieille Bertrande ; elle l’avait élevé et depuis trente ans, se dévouait au service de sa famille. Elle n’avait pas voulu se séparer du « petit » que depuis sa nomination elle appelait cérémonieusement : Monsieur le Curé.

Le nouveau pasteur gagna tout de suite les sympathies. Pour Bertrande ce fut un peu plus long ! c’est que son abord ne plaidait guère en sa faveur. Pourtant toute la rudesse de la vieille fille n’était qu’extérieure ; elle était prompte à s’attendrir sur les misères d’autrui. Cependant, dans ce cœur si bon, il y avait profondément enracinée une insurmontable antipathie qui remontait aux premières heures de sa jeunesse. L’objet de cette inguérissable aversion (exception faite de son vieux maître et de l’Abbé) était le sexe fort. Elle lui devait néanmoins l’insigne privilège de posséder, dans toute son éclatante blancheur, sa palme virginale, qu’elle voulait, disait-elle, emporter intacte au Paradis.

Cette antipathie chronique ne troublait pas son âme et ne l’empêchait pas d’accomplir, dans toute l’étendue de sa naturelle générosité, le précepte divin de la charité, même à l’égard du sexe abhorré.

Depuis son arrivée à la Bourine, Bertrande cumulait les fonctions de gouvernante et de sacristain et s’acquittait à merveille de sa double tâche à la grande satisfaction de son jeune maître qui l’appelait en riant : son premier vicaire !

Comme on approchait de Noël, elle se chargea de l’installation de la crèche dans la petite église, son second « chez elle ». N’aimant pas être observée dans sa pieuse besogne, elle choisissait les heures où l’humble temple devenait désert.

Un soir, qu’elle se trouvait à la sacristie, elle vit entrer, au travers de l’entre-bâillement de la porte, un jeune garçon d’une douzaine d’années, qui s’approcha de la crèche, déposa sur le rebord un assez volumineux paquet ; puis, après avoir dévotement récité sa prière, l’enfant sortit, en marchant doucement, comme pour ne point révéler sa présence.

Bertrande qui, en véritable fille d’Ève, était un tantinet curieuse, s’empressa de vérifier le contenu du mystérieux paquet ; elle fut ravie de la découverte ! c’était deux superbes santons : « un joueur de flageolet » et une « fileuse », lesquels justement manquaient à la crèche ! Elle alla montrer sa trouvaille à M. le Curé. L’Abbé Simonet avait hérité de l’âme artistique de son père, il fut émerveillé, lui aussi, à la vue de ces deux statuettes d’argile : deux véritables bijoux d’art !

Bertrande, qui pouvait déjà largement renseigner son maître sur les six cents foyers qui composaient sa petite paroisse, lui apprit que, sans aucun doute, les santons avaient été apportés par le petit Benoit, le neveu du vieux potier.

Comme elle en connaissait long sur le compte de l’enfant, et que de plus elle aimait à parler, le jeune prêtre en sut suffisamment pour, à partir de ce jour, chercher un moyen qui lui permit de mettre en lumière ce talent ignoré. La Providence lui procura bientôt l’occasion de s’occuper directement de l’avenir de l’orphelin ; le brave potier mourut !

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III


Un matin, maître Simonet vit apparaître dans son atelier où il passait les trois quarts de son existence, son cher Abbé accompagné d’un jeune paysan. Cette arrivée soudaine le surprit ; le vieil artiste savait combien son fils aimait peu, sans raison urgente, s’absenter de sa petite cure et il demandait quel motif sérieux l’amenait ce jour-là. Sa surprise fut à son comble lorsque l’Abbé lui désignant l’enfant lui dit : « Je vous présente votre successeur, puis, débarrassant de leur enveloppe les précieux santons qu’il avait eu soin d’emporter, afin de mieux convaincre son père, il ajouta : « Voici son œuvre ! »

Le sculpteur fut saisi d’admiration. Son regard allait des statuettes à la mine chétive de Benoit. Soudain, il dit au petit, qui jusqu’à cet instant n’avait pas encore compris ce que l’on comptait faire de lui : — Veux-tu travailler avec maître Simonet ? Tu as déjà du talent et tu es en voie de devenir un grand artiste ! — Pour toute réponse, l’enfant, dans un élan de reconnaissance, porta à ses lèvres la main du vieil artiste. Celui-ci, de ce jour, adopta l’orphelin !

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Pour lui permettre d’achever ses études classiques qu’il avait abandonnées en quittant son village, Benoit fut placé comme externe, dans un collège voisin. Il se mit à l’étude avec ardeur et ne tarda pas à parvenir au même niveau que les élèves de son âge ; en quelques mois il les dépassa ; mais où il se surpassait c’était à l’atelier du sculpteur ; celui-ci constatait avec fierté ses prodigieux progrès. Chose étrange ! quand le vieux maître lui parlait de sa joie de le voir un jour continuer son art et qu’il le nommait déjà et sans regret : son successeur. Benoit ne répondait pas, il avait en retour un singulier sourire. Simonet prenait cet énigmatique silence pour de la modestie.

Quelquefois, les jours de congé, on se rendait à la Bourine ; Bertrande accomplissait alors des merveilles culinaires, c’était là, pour la brave fille, sa meilleure manière de témoigner à son vieux maître, et surtout à Benoit, qu’elle aimait tant, son affectueux dévouement,

Maître Simonet conduisit un jour Benoit à son pays natal. Malgré les tristes souvenirs qu’il devait y rencontrer, ce voyage fut pour l’enfant la plus délicieuse journée de sa nouvelle existence. La première étape fut pour le cimetière ; une agréable surprise l’y attendait : la tombe aimée était entretenue mieux encore que toutes les autres ! Benoit comprit que le cœur délicat de Sœur Mélanie s’était arrêté là ; aussi la seconde visite fut pour elle. La sainte créature revit avec bonheur son ancien « petit favori », elle constata, non sans une pieuse satisfaction, dans son regard limpide, que l’innocence était toujours la plus belle parure de cette âme d’élite. Longtemps elle conserva la joyeuse impression de cette visite qu’elle n’espérait pas, et, chaque jour, elle demandait à Dieu de garder sous sa puissante sauvegarde cet enfant privilégié.

La dernière halte, parce qu’il la voulait plus longue, Benoit la réservait pour la grande croix qui de nouveau se dressait sur son socle de pierre. Quand il arriva auprès d’elle il éclata en sanglots ; le sculpteur ne fut point étonné de cette soudaine douleur, il était, avec l’abbé, le confident du pénible secret !

Quand, après avoir longuement prié, Benoit se releva, maître Simonet, comme jadis le vieux potier de la Bourine, remarqua sur le visage de l’orphelin une expression nouvelle, cette fois elle exprimait un contentement intime ; Benoit venait de formuler un vœu !

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IV

Quiconque a connu la Louise croirait revoir son fin et doux visage dans celui de la Madone qui domine le maître-autel de la modeste petite église de la Bourine. Ce fut la première œuvre de Benoit ; elle fut suivie de plusieurs autres et chacune révélait la marche toujours ascendante du talent du jeune artiste.

Deux groupes : l’Espérance soutenant la Douleur ; et la Miséricorde inclinée sur le Repentir, portèrent au loin la renommée de Benoit Guéridou. Il devenait célèbre ! le rêve du forgeron se réalisait !

Simonet voyait, sans aigreur, que son élève l’égalait déjà et qu’avant peu il ferait pâlir sa propre célébrité.

La ville de Marseille l’envoya en Italie ; sur cette terre classique des arts, le nouveau pensionnaire de la villa Médicis se perfectionna encore et atteignit le sommet si aride du génie. Il revint grand prix de Rome ! C’est alors qu’il entreprit son « chef-d’œuvre » rêvé depuis longtemps. Il choisit un marbre très précieux. Sous son ciseau habile, le bloc inerte s’animait, peu à peu une croix apparaissait et sur cette croix se dessinait une forme humaine aux lignes harmonieuses, mais portant néanmoins l’empreinte de la souffrance : Benoît sculptait un Christ mourant !

Dans ce travail merveilleux la foi et le génie se côtoyaient sans cesse ; l’artiste voulait avant tout que son œuvre fut une prédication vivante ; point d’exagération cependant ; la tête du Christ admirablement belle reflétait, en même temps qu’une indicible douleur, une douceur indéfinissable, telle qu’elle convenait au Grand Martyr volontaire !

Le vieux sculpteur, de temps à autre, venait s’asseoir à l’atelier et contempler son jeune élève qui ciselait ; il ne conseillait plus ; Benoit, à cette heure, l’avait surpassé ; mais, chose étonnante, il ne lui parlait plus de lui succéder !

L’ouverture du Salon approchait. Sur le désir de son cher maître, le jeune artiste devait y exposer son œuvre ; il y travaillait dès l’aurore et ne laissait son ciseau que très tard dans la nuit. Ce labeur lui était trop doux pour qu’il en ressentît de la fatigue ; enfin, à la complète satisfaction de maître Simonet, quelques jours avant la date de l’ouverture, le chef-d’œuvre était achevé.

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Tout le Marseille distingué et artistique se pressait, le jour du Salon de 1898, autour du splendide calvaire du brillant artiste : Benoit Guéridou. Au pied du chef-d’œuvre, sur une carte on lisait ces deux mots, qui résumaient le verdict du jury : Hors concours ! Ce n’était qu’un concert de louanges : quel génie ! disaient les uns ; c’est un Michel-Ange ! disaient les autres. Le vieux sculpteur exultait. ! Quant à Benoit, il s’était dérobé aux félicitations ; à cette heure de triomphe il était agenouillé dans une église voisine et parlait à Dieu.

— « Ma tâche est accomplie — lui disait-il — Dans la mesure de mes faibles moyens j’ai essayé de réparer le crime de mon malheureux père ; la réparation, je le reconnais, ô mon Dieu, n’égale pas l’outrage, mais ayez égard à mon humaine impuissance et daignez agréer avec miséricorde l’acte d’expiation filiale.

« Et maintenant permettez-moi de vous adresser une prière : Vous qui connaissez le fond de mon cœur, « Vous savez combien je Vous aime ! Vous savez bien aussi qu’aux brillantes ascensions de la gloire j’ai toujours préféré les humbles degrés du Sanctuaire ; accordez-moi de les gravir, Vous comblerez les vœux de votre serviteur. »

Il renouvela l’offrande de sa vie, de son âme, de tout son être qu’il voulait consacrer uniquement au service et à la défense de la sainte cause.

Quand Benoit quitta son Dieu, la nuit était avancée ; les heures heureuses, qu’il avait passées auprès de ce tabernacle, étaient pour lui le meilleur couronnement de cette journée qui avait exalté son nom et son génie.

La ville lui offrit de lui acheter son œuvre ; Benoit refusa, il l’avait de tout temps destiné à son modeste village.

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Le 14 septembre 1898, le village de la C… était en liesse, on érigeait ce jour-là le calvaire, envoyé par Benoit à son pays natal. Selon sa volonté il devait s’élever sur l’emplacement même de la grande croix, jadis abattue par le forgeron. La fête d’inauguration fut un véritable triomphe, une foule nombreuse était accourue. L’évêque du diocèse présidait la pieuse cérémonie, celui de Marseille s’était fait représenter. L’Abbé Simonet prononça le discours en cette circonstance ; son éloquence naturelle toucha au sublime. Le vieux recteur de la C… versait des larmes de joie, et dans son cœur bénissait Dieu de lui avoir permis d’assister à la triomphante réparation de l’acte sacrilège qui avait tant affligé son âme sacerdotale !

Cette fois encore on eut en vain cherché Benoit. Depuis la veille, accompagné de son vieux maître, il avait été frapper à la porte de l’établissement des prêtres des missions étrangères de Paris. Il était attendu. Une fidèle correspondance entre le supérieur et lui avait mis au courant la communauté sur la vocation du jeune artiste, vocation qui remontait au jour heureux de sa première communion.

Quand la stupéfiante nouvelle parvint dans les cercles mondains et artistiques, où Benoit comptait de si nombreux admirateurs, on n’eut, pour exprimer l’unanime surprise, que ce seul mot : folie !

Oui, folie, sainte folie dont le Christ Lui-même nous donna l’exemple et qui ne cesse d’atteindre de sa divine contagion, après vingt siècles de distance, les âmes nobles et magnanimes.

Folie, trois fois sublime, dont le monde s’étonne parce qu’il l’ignore ; mais qui réjouit le ciel qui la bénit !

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V


Depuis bientôt cinq ans, le R. P. Benoit Guéridou dépense sans compter toutes les ressources de son zèle ardent pour la conversion des infidèles du Japon. Sur ce sol, où le paganisme a de si profondes racines, la semence ne lève que lentement. Cependant il est si abondamment imprégné du sang et des larmes de tant de généreux martyrs, qui ont offert à Dieu le sacrifice de leur vie pour la conversion de ce peuple encore enténébré par l’erreur, que l’avenir semble promettre une moisson abondante. Benoit est de ceux qui travaillent pour cette moisson future !

Que leur importe à ces vaillants pionniers de la foi que d’autres récoltent plus tard ce qu’ils sèment aujourd’hui au prix de nombreuses fatigues et de difficultés, du moment qu’ils préparent le règne de Dieu sur cette terre infidèle.

Le pieux missionnaire n’oublie pas sa chère patrie, ni les êtres aimés, qui là-bas prient pour le pieux succès de son apostolat.

Il espère retourner en France dans quelques mois pour refaire ses forces ; elles s’usent rapidement dans son laborieux ministère et sous l’influence du climat opposé à son frêle tempérament ; mais il compte que la petite halte au pays natal lui rendra cette santé qu’il perd un peu chaque jour et qu’il pourra longtemps encore se dévouer à ses chers chrétiens du Japon. Chaque conversion est pour lui le meilleur réconfort à toutes les privations et aux continuels sacrifices qui composent sa vie de missionnaire.

C’est une véritable fête au presbytère de la Bourine quand il arrive des nouvelles du cher missionnaire. Bertrande épie les rares moments, où M. le Curé n’est pas accaparé par son ministère, pour lui faire relire, souvent pour la deuxième fois, la dernière lettre reçue. Elle a retrouvé ses yeux d’antan et confectionne force bas et tricots pour les petits orphelins japonais dont un, écrit Benoit, a été baptisé sous son nom ; ce fidèle souvenir du missionnaire à son égard remplit de joie le cœur de la vieille fille.

Le vieux sculpteur n’a pas encore abandonné son ciseau, il compte cependant se fixer auprès de son fils pour mieux s’accoutumer à l’absence de son enfant d’adoption qui lui manque toujours !

La chère sœur Mélanie poursuit sur la terre étrangère son obscure mais admirable mission d’éducatrice de l’enfance. Malgré les tristesses de l’exil elle connaît encore des jours heureux : ce sont ceux où, avec un malicieux sourire, la bonne Mère supérieure lui remet une lettre timbrée de Tokio. La chère missive demeure tout le jour dissimulée sous la blanche guimpe afin de pouvoir, dans les courts moments de loisirs, la relire encore !

À la C… on ne se souvient plus de l’acte sacrilège du malheureux forgeron. Sa mémoire se trouve désormais confondue avec celle de sa pieuse et douce compagne.

Malgré l’effroyable tempête, que la haine satanique déchaîne sur le vieux sol des Francs, le Calvaire de la C… demeure debout. Sa vue offusque bien les sectaires des départements voisins ; mais ils savent que, s’ils s’avisaient de le vouloir détruire, ils se heurteraient à une muraille vivante !

On peut donc espérer qu’il survivra à la crise douloureuse que traverse à cette heure la Fille aînée de l’Église.

Puisse sa salutaire protection se répandre au delà des limites de l’humble village où il s’élève, et couvrir de son ombre bénissante la Patrie entière, celle qui prie, croit et espère et n’attend que de son Christ le Salut et la Liberté !

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  1. Célèbre Colline de Provence. D’après la tradition c’est dans l’une des grottes de cette colline que sainte Marie Madeleine, l’illustre convertie de l’Évangile, passa dans la pratique de la plus austère pénitence les trente dernières années de sa vie.
  2. Nouveaux mariés.
  3. Les Santons sont de minuscules personnages, généralement faits en argile qui, au temps de Noël, agrémentent les crèches provençales. Celles-ci figurent, non seulement dans les églises, mais encore dans chaque foyer, fidèle aux vieilles traditions du pays.