Victor-Havard (p. 23-38).

II

Huit jours plus tard. Dans la grande salle à manger aux somptueux lambris, où dans des cadres de chêne regardent les aïeux, Jacques de Vesoule et Gervel s’entretiennent.

La démarche du vieux maître et son dénûment n’ont guère touché le seigneur de Mavesée. Mais il a été repris par cet homme, comme hypnotisé à nouveau ; et son égoïsme trouve satisfaction dans ce retour, au moment où il rêve de s’assurer les services d’un secrétaire compétent.

Et Gervel s’est installé. Il passe de longues heures dans l’immense rotonde où s’entasse la considérable bibliothèque du château. Il est là en pays de connaissance, tel qu’un vieil ami revenu après un long et lointain voyage. Souvent le comte l’y rejoint ; et, alors, comme aussi aux heures des repas qu’ils prennent ensemble, ils conversent et font se heurter les idées de leurs cerveaux dignes l’un de l’autre, richement meublés et rompus, tous deux, à tous les labeurs de la pensée.

Ce soir là, la causerie se prolongeait. Ne perdant pas de vue sa mission, celui qui était venu pour apporter la croyance nouvelle, avait parlé des héros qui meurent pour la Vérité, pour la Justice et pour la Gloire, et de ceux qui, plus modestes, s’abîment, sans bruit, dans leur amour de l’humanité.

Jacques, lui, trouvait que tous les marsont hideux parce qu’ils sont la mort, et que presque tous les gestes de ceux que les artistes divinisent, sont violents et offensent l’absolue Norme, qu’enfin, on ne peut être soi-même beau qu’à condition de mépriser tous ceux qui sont laids et de n’avoir avec eux nul contact.

— Quant à la Gloire, ajoutait-il, c’est de toutes les amantes la moins désirable, la plus fallacieuse. Les hommes, du reste, depuis les anciens Grecs de Pindare en ont perdu le sens exact. Peut-elle exister, en effet, séparée de la belle robustesse, de l’irréprochable plasticité ?…

… Positivement, Jacques souffrait à la vue de toute déplaisance de formes ou de couleurs ; il se sentait insulté par l’aspect de certaines physionomies. Des corps et des gestes mettaient en lui des colères qu’il avait peine à dissimuler et dont ses nerfs restaient longtemps crispés.

Sa propre face ne le satisfaisait point. Vainement, en s’inspirant des découvertes de la cosmétique contemporaine et en ressuscitant des procédés antiques de maquillage, par lui découverts en des in-folio poudreux de sa riche collection, il avait tenté de suppléer à la nature. En vain, il avait voulu, en appelant à son secours l’art des phialiges et des stimmiges, se faire une figure selon son idéal. Il avait pourtant compulsé Apollonius et Hippocrate, recueilli les recettes d’Aspasie éparses dans Aetius, étudié les Secreta mulierum d’Albertus Magnus, sans compter le traité, très complet, du docteur Constant James. Il n’était parvenu qu’à réaliser un masque, jamais le même, fragile et dégoûtant, donnant l’illusion d’autres traits, sans embellir les siens propres.

Aussi était-ce une perpétuelle souffrance qui le poignait à la pensée de cette irréparable disgrâce dont il se croyait affligé, et qu’il ne parvenait qu’à atténuer à peine, sans la supprimer.

De colère il lui arriva de briser en mille morceaux des miroirs et des glaces, impitoyables réflecteurs de ses traits, comme pour se soustraire à la hantise de son ingrate image. Mais il fut honteux de ces révoltes inutiles et se sentit vaincu d’avoir multiplié sottement les témoins abhorrés et de voir en chaque débris se reproduire à l’infini les lignes inélégantes, les méplats trop durs.

Il songea à un subterfuge qui tromperait, indirectement du moins, les rétines et la catoptrique tout entière. Un sculpteur fut choisi qui modela en cire et exécuta en marbre son buste : œuvre admirable en laquelle ses traits s’idéalisaient — la ressemblance étant à peine sauvegardée — en un ensemble harmonieux de formes, de lumières et d’ombres.

Ce n’était point assez. La peinture ensuite créa un prestigieux portrait du comte, un portrait dans lequel sa tête apparaissait telle que la représentait le merveilleux carrare, et son corps se dessinait plein de belle prestance. Et dans la somptueuse salle du château où fut placé le chef-d’œuvre, les grandes glaces docilement, désormais, répétèrent la beauté du maître de céans.

Des photographes, enfin, vinrent, qui tirèrent à plusieurs douzaines d’exemplaires, avec d’innombrables retouches et un souci inouï de perfection, la reproduction du buste et du portrait ; et ces effigies, fines comme des estampes, furent envoyées à profusion et s’étalèrent partout, triomphantes…

Il remporta d’autres victoires, au moins partielles ou momentanées, sur le laid, sur celui, tout externe, qui le froissait autour de lui.

À l’époque de la fenaison et à celle, plus tardive, où tombent châtaignes et faînes, et où déjà survient la danse jaune et rouge des feuilles mortes, le grand parc de Mavesée se peuplait de troupes bruyantes de villageoises, jeunes et vieilles, tournant l’herbe séchée aux capiteuses fragrances, maniant les fauchets et les balais de genêt et de bouleau : groupes, hâlés et sales, de pauvres ménagères âpres à la glane et de jeunes coureuses d’éteules, débraillées et gouailleuses.

Jacques songea à organiser en beauté un spectacle, dont l’ordonnance lâchée et naturellement asymétrique le choquait. Douze filles furent choisies, les mieux faites, qui moyennant salaire, vinrent, chaque jour, de mai à novembre, à l’heure du déjeuner et à celle du dîner, ratisser, arroser, tourner le foin, balayer les frondaisons desséchées. Et c’était pour lui délice incomparable et sans cesse nouveau, quand évoluaient ces douze jeunesses robustes aux opulentes poitrines bien prises en leurs corsages identiques de forme et de couleur, aux mollets solides, bien arrondis, saillant sous le jupon court rayé de rouge. Car il avait voulu qu’elles composassent harmonieusement leur vêtement et leurs mouvements, ayant concerté et dirigé patiemment leur marche de front, à la file, en bataillon triangulaire ou carré, et étant arrivé à obtenir la presque continuelle eurythmie de leurs gestes…

Mais pour avoir ainsi embelli le décor autour de lui, il n’avait pas été béni des habitants du hameau, qui se trouvèrent dès lors dépossédés du privilège à eux concédé de longue date, de faire dans les domaines du seigneur du fourrage et du bois.

Des plaintes étaient venues jusqu’à ses oreilles, des gémissements s’étaient fait entendre, des murmures s’étaient élevés sur son passage ; et le vieux curé s’était présenté, tout frémissant et tout tremblant, pour demander qu’une décision si désastreuse pour ses ouailles fût rapportée. Jacques avait remis quelques centaines de francs pour ceux qui se prétendaient lésés, au prêtre, le congédiant et lui faisant comprendre qu’il était inutile d’insister.

Ainsi, en toute circonstance, il mettait le souci esthétique avant tout autre, ayant banni de son cœur comme jusqu’à la possibilité d’un retour à quelque sentimentalité, attaché sans cesse à réaliser cet idéal monstrueux : créer pour soi seul la beauté irréprochable, en jouir le plus complètement tout en étant le moins ému…

L’apostolat de Gervel restait vain…

Entre ces deux énergies cérébrales divergentes, il ne pouvait y avoir que des heurts. Pour qu’une idée cède devant une autre, ou pour que celle-ci et celle-là se résolvent en une seule, il faut que deux sentiments d’abord entre eux communient. Et Jacques avait bâillonné son cœur, était arrivé graduellement à pratiquer la plus froide indifférence, à garder la plus étonnante froideur. Il s’était, selon son ironique manière de dire, entraîné à des records d’impassibilité.

Sa puissante intellectualité avait prévalu chez lui sur l’animalité, et dans une illusoire possession, toute platonique, du Beau, toute l’ardeur de sa jeunesse avait dérivé.

Cependant cet amour de la structure et de l’expression, à mesure qu’il se séparait plus de la Pensée unique et exclusive, se transformait en une sorte de sensualité. N’était-ce déjà même une passion dont il ressentait les transports, à certaines heures ? Et bientôt n’allait-elle pas devenir amère et torturante ? Il exécrerait alors l’objet qui l’aurait provoquée, ou, du moins, peu à peu, le délaisserait pour d’autres, qu’il croirait, moins décevants, comme si toute chose n’était décevante !…

C’est ainsi qu’il voulut trouver des formes impeccables qu’il extrairait de lui-même, des formes qui seraient belles absolument. Il sentit bien dans son intelligence un tumulte de toutes celles jadis contemplées ; mais en vain il chercha à éprouver en son âme les tressaillements de la force créatrice, dont parle Goëthe, et dont il eût désiré qu’elle fût pleine, son âme.

Il resta également impuissant à réaliser, quels que fussent ses efforts et sa constance, les visions idéales qu’il eut. Essayait-il des arts graphiques, il trouvait son dessin âpre, sa facture lâche, ses effets de lumière faux. Dans ses écrits il aimait des curiosités, des techniques savantes, l’expression plus que la pensée. Mais, jetant loin de lui sa plume, il se disait souvent que Taine a raison, qu’il est plus difficile de composer six beaux vers que de gagner une bataille rangée.

Lorsque le comte de Vesoule avait eu achevé de s’organiser un perpétuel spectacle de beauté, il s’était ennuyé.

Lorsqu’il voulut satisfaire ses aspirations vers le Beau, qu’il posséderait seul, il n’atteignit qu’un profond découragement.

Gervel de tout cela conçut l’espoir d’une rédemption morale possible pour son maître.

Un soir de mars, à la veillée — une bise noire sévissait dehors, dernier souffle mauvais de l’hiver au déclin — ils s’étaient tous deux rapprochés de la flamme réconfortante d’une brassée de sarments qui flambaient entre deux rondins ; et, comme chaque soir ils étaient accoutumés de le faire, ils devisaient, accoudés dans leurs fauteuils de cuir aux clous dorés.

Jacques se lamentait sur son impuissance au bonheur, à la joie.

— La joie ! disait Gervel, mais qu’est-ce que la joie, sinon une plus grande intensité de vie et une harmonie plus complète perçue entre nous et ce qui n’est pas nous ? Elle est dans l’émotion esthétique, certes, si nous parvenons à élargir suffisamment celle-ci, si nous parvenons à vibrer sympathiquement et solidairement pour produire « la conscience générale ». Or, la sensation s’est chez vous trop strictement intellectualisée dans l’espoir égoïste d’une plus grande et plus sûre jouissance. L’art pour l’art, la forme pour la forme — souci de la pure intelligence, dépouillée et nue — furent dans vos préoccupations avant ce beau passionné et passionnant qui entraîne avec lui un éveil du désir et de toutes les forces de l’être, avant ce beau qui est réellement animé et humain en un mot…

— Peut-être, dit le jeune homme, après une pause. Ainsi vous croyez que le beau n’existe que dans ce qui est la vie ou dans ce que nous dotons d’une vie illusoire, surtout dans ce que, plus ou moins, nous « anthropomorphisons », passez-moi ce mot prétentieux et inélégant…

— Vous l’avez dit ; toute chose, pour devenir belle, a besoin de paraître à notre imagination vivre, s’animer, revêtir le type humain ; c’est à cette condition qu’existera cette harmonie dont tantôt je parlais ; c’est de là que naîtra cette sympathie qui précède le plaisir de l’esthète, qui en est comme le principe !

— Oui, j’entends ; et vous conclurez fort subtilement que rien n’est beau comme l’humanité, que nul plaisir n’est plus durable ni plus grand que celui d’aimer les hommes. Vous insinuerez que je suis un affreux égoïste… Vous avez tort, Gervel. Je n’ai nul amour pour moi-même, et si je ne chéris pas encore le genre humain, du moins il me semble que les glaces de mon cœur commencent à fondre, et voilà que s’ébranle le roc tenace de mon insensibilité…

Il souligna ces derniers mots d’un rire un peu nerveux, souhaita la bonne nuit à l’ancien précepteur et disparut presque brusquement derrière la portière en grosse draperie, du côté de ses appartements.