Cœur double - Préface

Ollendorff (p. ix-xxiii).

PRÉFACE


I


La vie humaine est d’abord intéressante pour elle-même ; mais, si l’artiste ne veut pas représenter une abstraction, il faut qu’il la place dans son milieu. L’organisme conscient a des racines personnelles profondes ; mais la société a développé en lui tant de fonctions hétérogènes, qu’on ne saurait trancher ces milliers de suçoirs par où il se nourrit sans le faire mourir. Il y a un instinct égoïste de la conservation de l’individu ; il y a aussi le besoin des autres êtres, parmi lesquels l’individu se meut.

Le cœur de l’homme est double ; l’égoïsme y balance la charité ; la personne y est le contrepoids des masses ; la conservation de l’être compte avec le sacrifice des autres ; les pôles du cœur sont au fond du moi et au fond de l’humanité.

Ainsi l’âme va d’un extrême à l’autre, de l’expansion de sa propre vie à l’expansion de la vie de tous. Mais il y a une route à faire pour arriver à la pitié, et ce livre vient en marquer les étapes.

L’égoïsme vital éprouve des craintes personnelles : c’est le sentiment que nous appelons TERREUR. Le jour où la personne se représente, chez les autres êtres, les craintes dont elle souffre, elle est parvenue à concevoir exactement ses relations sociales.

Or, la marche de l’âme est lente et difficile, pour aller de la terreur à la pitié.

Cette terreur est d’abord extérieure à l’homme. Elle naît de causes surnaturelles, de la croyance aux puissances magiques, de la foi au destin que les anciens ont si magnifiquement représentée. On verra dans Les striges l’homme qui est le jouet de ses superstitions. Le sabot montre l’attrait mystique de la foi échangée contre une vie grise, la renonciation à l’activité humaine à n’importe quel prix, même au prix de l’enfer. Avec Les trois gabelous, l’idéal extérieur qui nous mène mystérieusement à la terreur se manifeste par le désir de l’or. Ici l’effroi naît d’une coïncidence subite, et les trois contes suivants montreront qu’une rencontre fortuite d’accidents, encore surnaturelle dans Le Train 081, mais réelle dans Les Sans-Gueule, peut exciter une terreur intense causée par des circonstances indépendantes de l’homme.

La terreur est intérieure à l’homme, bien que déterminée encore par des causes qui ne dépendent pas de nous, dans la folie, la double personnalité, la suggestion ; mais avec Béatrice, Lilith, Les portes de l’opium, elle est provoquée par l’homme lui-même, et par sa recherche de sensations — que ce soit la quintessence de l’amour, de la littérature ou de l’étrangeté qui le conduise à l’au-delà.

Quand la vie intérieure l’a mené, par les portes de l’opium, jusqu’au néant de ces excitations, il considère les choses terribles avec une certaine ironie, mais où l’énervement se traduit encore par une excessive acuité de sensations. La placidité béate de l’existence s’opposé vivement dans son esprit à l’influence des terreurs provoquées, extérieures, ou surnaturelles — mais cette existence matérielle ne semble pas, dans L’homme gras ni dans Le conte des œufs, le dernier but de l’activité humaine, et on peut encore y être troublé par la superstition.

C’est avec Le Dom que l’homme entrevoit le terme inférieur de la terreur, qu’il pénètre dans l’autre moitié de son cœur, qu’il essaye de se représenter dans les autres êtres la misère, la souffrance et la crainte, qu’il chasse de lui toutes les terreurs humaines ou surhumaines pour ne plus connaître que la pitié.

Le conte du Dom introduit le lecteur à la seconde partie du volume, « La légende des gueux ». Toutes les terreurs que l’homme a pu éprouver, la longue série des criminels les a reproduites d’âge en âge jusqu’à nos jours. Les actions des simples et des gueux sont des effets de la terreur et répandent la terreur. La superstition et la magie, la soif de l’or, la recherche de la sensation, la vie brutale et inconsciente, autant de causes des crimes qui mènent à la vision de l’échafaud futur dans Fleur de Cinq-pierres, à l’échafaud lui-même, avec son horrible réalité, dans Instantanées.

L’homme devient pitoyable, après avoir ressenti toutes les terreurs, après les avoir rendues concrètes en les incarnant dans ces pauvres êtres qui en souffrent.

La vie intérieure, objectivée seulement jusqu’au Dom, devient historique en quelque sorte lorsqu’elle suit l’œuvre de la terreur depuis La vendeuse d’ambre jusqu’à la guillotine.

On a pitié de cette misère, et on tente de recréer la société, d’en bannir toutes les terreurs par la Terreur, de faire un monde neuf où il n’y ait plus ni pauvres, ni gueux. L’incendie devient mathématique, l’explosion raisonnée, la guillotine volante. On tue pour le principe ; sorte d’homéopathie du meurtre. Le ciel noir est plein d’étoiles rouges. La fin de la nuit sera une aurore sanglante.

Tout cela serait bon, serait juste, si l’extrême terreur n’entraînait autre chose ; si la pitié présente de ce qu’on supprime n’était plus forte que la pitié future de ce qu’on veut créer ; si le regard d’un enfant ne faisait chanceler les meurtriers des générations d’hommes ; si le cœur n’était double enfin, même dans les poitrines des ouvriers de la terreur future.

Ainsi est atteint le but de ce livre, qui est de mener par le chemin du cœur et par le chemin de l’histoire de la terreur à la pitié, de montrer que les événements du monde extérieur peuvent être parallèles aux émotions du monde intérieur, de faire pressentir que dans une seconde de vie intense nous revivons virtuellement et actuellement l’univers.


II

Les anciens ont saisi le double rôle de la terreur et de la pitié dans la vie humaine. L’intérêt des autres passions semblait inférieur, tandis que ces deux émotions extrêmes emplissaient l’âme entière. L’âme devait être en quelque manière une harmonie, une chose symétrique et équilibrée. Il ne fallait pas la laisser en état de trouble ; on cherchait à balancer la terreur par la pitié. L’une de ces passions chassait l’autre, et l’âme redevenait calme ; le spectateur sortait satisfait. Il n’y avait pas de moralité dans l’art ; il y avait à faire l’équilibre dans l’âme. Le cœur sous l’empire d’une seule émotion eût été trop peu artistique à leurs yeux.

La purgation des passions, ainsi que l’entendait Aristote, cette purification de l’âme, n’était peut-être que le calme ramené dans un cœur palpitant. Car il n’y avait dans le drame que deux passions, la terreur et la pitié, qui devaient se faire contrepoids, et leur développement intéressait l’artiste à un point de vue bien différent du nôtre. Le spectacle que cherchait le poète n’était pas sur la scène, mais dans la salle. Il se préoccupait moins de l’émotion éprouvée par l’acteur que de ce que sa représentation soulevait dans le spectateur. Les personnages étaient vraiment de gigantesques marionnettes terrifiantes ou pitoyables. On ne raisonnait pas sur la description des causes, mais on percevait l’intensité des effets.

Or les spectateurs n’éprouvaient que les deux sentiments extrêmes qui emplissent le cœur. L’égoïsme menacé leur donnait la terreur ; la souffrance partagée leur donnait la pitié. Ce n’était pas la fatalité dans l’histoire d’Œdipe ou des Atrides qui occupait le poète, mais l’impression de cette fatalité sur la foule.

Le jour où Euripide analysa l’amour sur la scène, on put l’accuser d’immoralité ; car on ne lui reprochait pas le développement de la passion chez ses personnages, mais celle qui pourrait se développer chez ceux qui les voyaient.

On aurait pu concevoir l’amour comme un mélange de ces deux passions extrêmes qui se partageaient le théâtre. Car il y a en lui de l’admiration, de l’attendrissement et du sacrifice, un sentiment du sublime qui participe de la terreur, une commisération délicate, et un désintéressement suprême qui viennent de la pitié ; si bien que peut-être les deux moitiés de l’amour se joignent avec une force supérieure là où d’un côté il y a l’admiration la plus effrayée, où de l’autre il y a la pitié qui se sacrifie le plus sincèrement.

Ainsi, l’amour perd son égoïsme exclusif qui fait des amants deux centres d’attraction tour à tour : car l’amant doit être tout pour son amante, comme l’amante doit être tout pour son amant. Il est devenu l’alliance la plus noble d’un cœur plein de sublime avec un cœur plein de désintéressement. Les femmes ne sont plus Phèdre ni Chimène, mais Desdémone, Imogène, Miranda, ou Alceste.


L’amour a sa place entre la terreur et la pitié. Sa représentation est le plus délicat passage d’une de ces passions à l’autre ; et elle les soulève toutes deux dans le spectateur, dont l’âme prend ainsi plus d’intérêt que celle du personnage qui joue.

L’analyse des passions dans la description des héros ou dans le rôle des acteurs est déjà une pénétration de l’art par la critique. L’examen que la personne représentée fait d’elle-même provoque un examen imité chez le spectateur. Il perd la sincérité de ses impressions ; il ratiocine, discute, compare ; les femmes cherchent parfois dans ces développements des moyens matériels pour tromper, et les hommes des moyens moraux pour découvrir ; la déclamation rhétorique est vide ; la déclamation psychologique est pernicieuse.

Les passions représentées non plus pour l’acteur, mais pour le spectateur, ont une haute portée morale. En entendant les Sept contre Thèbes, dit Aristophane, on était plein d’Arès. La fureur guerrière et la terreur des armes ébranlaient tous les assistants. Puis les deux frères se tuant, les deux sœurs les enterrant, malgré des ordres cruels et une mort imminente, la pitié chassait la terreur ; le cœur se calmait, l’âme reprenait de l’harmonie.

À de semblables effets une composition spéciale est nécessaire. Le drame implexe diffère systématiquement du drame complexe. La situation dramatique tout entière est dans l’exposition d’un état tragique, qui contient en puissance le dénouement. Cet état est exposé symétriquement, avec une mise en place rigoureuse et définie du sujet et de la forme. D’un côté ceci ; de l’autre cela.

Il suffit de lire Eschyle avec quelque attention pour percevoir cette permanente symétrie qui est le principe de son art. La fin des pièces est pour lui une rupture de l’équilibre dramatique. La tragédie est une crise, et sa solution une accalmie. En même temps, à Égine, un peu plus tard à Olympie, des sculpteurs de génie, obéissant aux mêmes principes d’art, ornaient les frontons des temples de figures humaines et de compositions scéniques symétriquement groupées des deux côtés d’une rupture d’harmonie centrale. Les crises des attitudes, réelles mais immobiles, sont placées dans une composition dont le total explique chacune des parties.

Phidias et Sophocle furent en art des révolutionnaires réalistes. Le type humain qui nous paraît idéalisé dans leurs œuvres est la nature même, telle qu’ils la concevaient. Le mouvement de la vie fut suivi jusque dans ses courbes les plus molles. Au témoignage d’Aristote, un acteur d’Eschyle reprochait à un acteur de Sophocle de singer la nature, au lieu de l’imiter. Le drame implexe avait disparu de la scène artistique. Le mouvement réaliste devait encore s’accentuer avec Euripide.

La composition d’art cessa d’être la représentation d’une crise. La vie humaine intéressa par son développement. L’Œdipe de Sophocle est une sorte de roman. Le drame fut découpé en tranches successives ; la crise devint finale, au lieu d’être initiale ; l’exposition, qui était dans l’art antérieur la pièce elle-même, fut réduite pour permettre le jeu de la vie.

Ainsi naquit l’art postérieur à Eschyle, à Polygnote, et aux maîtres d’Égine et d’Olympie. C’est l’art qui est venu jusqu’à nous par le théâtre et le roman.

Comme toutes les manifestations vitales, l’action, l’association et le langage, l’art a passé par des périodes analogues qui se reproduisent d’âge en âge. Les deux points extrêmes entre lesquels l’art oscille semblent être la Symétrie et le Réalisme. Dans la Symétrie, la vie est assujettie à des règles artistiques conventionnelles ; dans le Réalisme, la vie est reproduite avec toutes ses inflexions les plus inharmoniques.

De la période symétrique du XIIe et du XIIIe siècle, l’art a passé à la période psychologique, réaliste et naturiste des XIVe, XVe et XVIe siècles. Sous l’influence des règles antiques au XVIIe siècle, il s’est développé un art conventionnel que le mouvement du XVIIIe et du XIXe siècle a rompu. Nous touchons aujourd’hui, après le romantisme et le naturalisme, à une nouvelle période de symétrie. L’Idée qui est fixe et immobile semble devoir se substituer de nouveau aux Formes Matérielles, qui sont changeantes et flexibles.

Au moment où se crée un art nouveau, il est utile de ne pas s’attacher uniquement à la considération de la floraison indépendante des Primitifs et des Préraphaélites ; il ne faut pas négliger les belles constructions des crises de l’âme et du corps qu’ont exécutées Eschyle et les maîtres d’Égine et d’Olympie.

On trouvera dans ces contes la préoccupation d’une composition spéciale, où l’exposition tient la plus grande place souvent, où la solution de l’équilibre est brusque et finale, où sont décrites les aventures singulières de l’esprit et du corps sur le chemin que suit l’homme qui part de son moi pour arriver aux autres. Ils présenteront parfois l’apparence de fragments ; et on devra alors les considérer comme une partie d’un tout, la crise seule ayant été choisie comme objet de représentation artistique.


III

Avant d’examiner le rôle que peuvent jouer dans l’art ces crises de l’âme et du corps, il n’est pas inutile de regarder derrière nous et autour de nous la forme littéraire prépondérante dans les temps modernes, c’est-à-dire le roman.


Sitôt que la vie humaine parut intéressante par son développement même, qu’il fût intérieur ou extérieur, le roman était né. Le roman est l’histoire d’un individu, qu’il soit Encolpe, Lucius, Pantagruel, Don Quichotte, Gil Blas ou Tom Jones. L’histoire était extérieure plutôt avant la fin du siècle dernier et Clarisse Harlowe ; mais pour être devenue intérieure, la trame de la composition n’a pas changé. Historiola animae, sed historiola.

Les tourments de l’âme avec Gœthe, Stendhal, Benjamin Constant, Alfred de Vigny, Musset, devinrent prédominants. La liberté personnelle avait été dégagée par la révolution américaine, par la révolution française. L’homme libre avait toutes les aspirations. On sentait plus qu’on ne pouvait. Un élève notaire se tua en 1810, et laissa une lettre où il annonçait sa résolution, parce qu’à la suite de sérieuses réflexions il avait reconnu qu’il était incapable de devenir aussi grand que Napoléon. Tous éprouvaient ceci dans tous les rayons de l’activité humaine. Le bonheur personnel devait être au fond des bissacs que chacun de nous porte devant et derrière lui.

La maladie du siècle commença. On voulut être aimé pour soi-même. Le cocuage devint triste. La vie aussi : c’était un tissu d’aspirations excessives que chaque mouvement déchirait. Les uns se jetèrent dans des mysticismes singuliers, chrétiens, extravagants, ou immondes ; les autres, poussés du démon de la perversité, se scarifièrent le cœur, déjà si malade, comme on taquine une dent gâtée. Les autobiographes vinrent au jour sous toutes les formes.

Alors la science du XIXe siècle, qui devenait géante, se mit à envahir tout. L’art se fit biologique et psychologique. Il devait prendre ces deux formes positives, puisque Kant avait tué la métaphysique. Il devait prendre une apparence scientifique, comme au XVIe siècle il avait pris une apparence d’érudition. Le XIXe siècle est gouverné par la naissance de la chimie, de la médecine et de la psychologie, comme le XVIe est mené par la renaissance de Rome et d’Athènes. Le désir d’entasser des faits singuliers et archéologiques y est remplacé par l’aspiration vers les méthodes de liaison et de généralisation.

Mais, par un recul étrange, les généralisations des esprits artistiques ayant été trop hâtives, les lettres marchèrent vers la déduction, tandis que la science marchait vers l’induction.

Il est singulier que, dans le temps où on parle synthèse, personne ne sache en faire. La synthèse ne consiste pas à rassembler les éléments d’une psychologie individuelle, ni à réunir les détails de description d’un chemin de fer, d’une mine, de la Bourse ou de l’armée.

Ainsi entendue, la synthèse est de l’énumération ; et si des ressemblances que présentent les moments de la série l’auteur cherche à tirer une idée générale, c’est une banale abstraction, qu’il s’agisse de l’amour des salons ou du ventre de Paris. La vie n’est pas dans le général, mais dans le particulier ; l’art consiste à donner au particulier l’illusion du général.

Présenter ainsi la vie des entités partielles de la société, c’est faire de la science moderne à la façon d’Aristote. La généralité engendrée par l’énumération complète des parties est une variété du syllogisme. « L’homme, le cheval et le mulet vivent longtemps, écrit Aristote. — Or l’homme, le cheval et le mulet sont tous des animaux sans fiel. — Donc tous les animaux sans fiel vivent longtemps. »

Ceci n’est pas une désespérante tautologie, mais c’est le syllogisme énumératif, qui n’a aucune rigueur scientifique. Il repose en effet sur une énumération complète ; et il est impossible, dans la nature, de parvenir à un tel résultat.

La monotone nomenclature des détails psychologiques ou physiologiques ne peut donc pas servir à donner les idées générales de l’âme et du monde ; et cette manière d’entendre et d’appliquer la synthèse est une forme de la déduction.

Ainsi le roman analyste et le roman naturaliste, en faisant usage de ce procédé, pèchent contre la science qu’ils invoquent tous deux.

Mais, s’ils emploient faussement la synthèse, ils appliquent aussi la déduction en plein développement de la science expérimentale.

Le roman analyste pose la psychologie du personnage, la commente finement et déduit de là une vie entière.

Le roman naturaliste pose la physiologie du personnage, décrit ses instincts, son hérédité, et déduit de là l’ensemble de ses actions.

Cette déduction unie à la synthèse énumérative constitue la méthode propre des romans analystes et naturalistes.

Car le romancier moderne prétend avoir une méthode scientifique, réduire les lois naturelles et mathématiques en formules littéraires, observer comme un naturaliste, expérimenter comme un chimiste, déduire comme un algébriste.

L’art véritablement entendu semble au contraire se séparer de la science par son essence même.

Dans la considération d’un phénomène de la nature, le savant suppose le déterminisme, cherche les causes de ce phénomène et ses conditions de détermination ; il l’étudie au point de vue de l’origine et des résultats ; il se l’asservit à lui-même, pour le reproduire, et l’asservit à l’ensemble des lois du monde pour l’y lier ; il en fait un déterminable et un déterminé.

L’artiste suppose la liberté, regarde le phénomène comme un tout, le fait entrer dans sa composition avec ses causes rapprochées, le traite comme s’il était libre, lui-même libre dans sa manière de le considérer.


La science cherche le général par le nécessaire ; l’art doit chercher le général par le contingent ; pour la science le monde est lié et déterminé ; pour l’art le monde est discontinu et libre ; la science découvre la généralité extensive ; l’art doit faire sentir la généralité intensive ; si le domaine de la science est le déterminisme, le domaine de l’art est la liberté.

Les êtres vivants, spontanés, libres, dont la synthèse psychologique et physiologique, malgré certaines conditions déterminées, dépendra des séries qu’ils rencontreront, des milieux qu’ils traverseront, tels seront les objets de l’art. Ils ont des facultés de nutrition, d’absorption et d’assimilation ; mais il faut tenir compte du jeu compliqué des lois naturelles et sociales, que nous appelons hasard, que l’artiste n’a pas à analyser, qui est véritablement pour lui le Hasard, et qui amène à l’organisme physique et conscient les choses dont il peut se nourrir, qu’il peut absorber et s’assimiler.

Ainsi la synthèse sera celle d’un être vivant.

Si toutes les conditions de la vie humaine pouvaient être déterminées ou prévues, a écrit Kant, on calculerait les actions des hommes comme des éclipses.

La science des choses humaines n’a pas encore atteint la science des choses célestes.

La physiologie et la psychologie ne sont malheureusement pas beaucoup plus avancées que la météorologie ; et les actions que prédit la psychologie de nos romans sont d’ordinaire aussi faciles à prévoir que la pluie pendant l’orage.

Mais il faut trouver le moyen de nourrir artistiquement l’être physique et conscient des événements que le Hasard lui offre. On ne peut pas donner de règles pour cette synthèse vivante. Ceux qui n’en ont pas d’idée, et qui clament sans cesse à la synthèse, retardent en art, comme Platon retardait en science.

« Quand j’ajoute un à un, disait Platon dans sa République, qu’est-ce qui devient deux, l’unité à laquelle j’ajoute, ou celle qui est ajoutée ? »

Pour un esprit aussi profondément déductif, la série des nombres devait naître analytiquement ; le nouvel être deux devait être enveloppé dans l’une des unités dont la jonction l’engendrait.

Nous disons que le nombre deux est produit synthétiquement, qu’il intervient dans l’addition un principe différent de l’analyse ; et Kant a montré que la sériation des nombres était le résultat d’une synthèse a priori.

Or dans la vie la synthèse qui s’opère est aussi radicalement différente de l’énumération générale des détails psychologiques et physiologiques ou du système déductif.

Il y a peu d’exemples meilleurs de la représentation de la vie qu’un passage d’Hamlet.

Deux actions dramatiques se partagent la pièce, l’une extérieure à Hamlet, l’autre intérieure. À la première se rattache le passage des troupes de Fortinbras (act. IV, sc. v) qui traversent le Danemark pour attaquer la Pologne. Hamlet les voit passer. Comment l’action intérieure à Hamlet se nourrira-t-elle de cet événement extérieur ? Voici ; Hamlet s’écrie :

« Comment, je reste immobile,
Moi qui ai, par mon père tué ma mère souillée,
Des excitations de la raison et du sang,
Et je laisse tout dormir ? Quand, à ma honte, je vois
L’imminente mort de vingt mille hommes
Qui, pour une fantaisie et un jeu de gloire,
Vont vers leurs tombes ! »

Ainsi la synthèse est accomplie ; et Hamlet s’est assimilé pour sa vie intérieure un fait de la vie extérieure. Claude Bernard distinguait dans les êtres vivants le milieu intérieur et le milieu extérieur ; l’artiste doit considérer en eux la vie intime et la vie externe, et nous faire saisir les actions et les réactions, sans décrire ni discuter.

Or les émotions ne sont pas continues ; elles ont un point extrême et un point mort. Le cœur éprouve, au moral, une systole et une diastole, une période de contraction, une période de relâchement. On peut appeler crise ou aventure le point extrême de l’émotion. Chaque fois que la double oscillation du monde extérieur et du monde intérieur amène une rencontre, il y a une « aventure » ou une « crise ». Puis les deux vies reprennent leur indépendance, chacune fécondée par l’autre.

Depuis la grande renaissance romantique, la littérature a parcouru tous les moments de la période de relâchement du cœur, toutes les émotions lentes et passives. À cela devaient aboutir les descriptions de la vie psychologique et de la vie physiologique déterminées. À cela aboutira le roman des masses, si on y fait disparaître l’individu.

Mais la fin du siècle sera peut-être menée par la devise du poète Walt Whitman : Soi-même et en masse. La littérature célébrera les émotions violentes et actives. L’homme libre ne sera pas asservi au déterminisme des phénomènes de l’âme et du corps. L’individu n’obéira pas au despotisme des masses, ou il les suivra volontairement. Il se laissera aller à l’imagination et à son goût de vivre.

Si la forme littéraire du roman persiste, elle s’élargira sans doute extraordinairement. Les descriptions pseudo-scientifiques, l’étalage de psychologie de manuel et de biologie mal digérée en seront bannis. La composition se précisera dans les parties, avec la langue ; la construction sera sévère ; l’art nouveau devra être net et clair.

Alors le roman sera sans doute un roman d’aventures dans le sens le plus large du mot, le roman des crises du monde intérieur et du monde extérieur, l’histoire des émotions de l’individu et des masses, soit que les hommes cherchent du nouveau dans leur cœur, dans l’histoire, dans la conquête de la terre et des choses, ou dans l’évolution sociale.

MARCEL SCHWOB

Paris, mai 1891.