Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 200-229).


V


Aucune inquiétude sérieuse n’avait agité le cœur de Lilian pendant sa conversation avec lady Evans. Et pourtant, dans l’après-midi du même jour, quand elle fut seule, quand elle eut laissé partir, pour Montreux, lady Evans, attendue par une amie souffrante, une sorte d’angoisse, tout irraisonnée, l’envahit peu à peu au souvenir de l’étrange attitude de sa tante… Si Robert eût été là auprès d’elle, cette impression se fût vite évanouie sans doute ; elle eût, de nouveau, éprouvé la confiance que rien ne pouvait plus maintenant la séparer de lui, ni Isabelle ni personne au monde.

Mais il était parti au moment même où il venait de lui donner une joie qu’elle n’eût pas osé rêver, et qui la laissait étourdie comme d’un songe délicieux qu’elle avait la crainte instinctive de voir se dissiper.

Elle n’avait pas voulu accompagner lady Evans à Montreux, justement parce qu’elle redoutait tout ce qui pourrait la distraire de ce bonheur infini dont elle avait l’âme remplie. Mais maintenant, assise songeuse dans sa chambre, incapable, ce jour-là, d’une occupation suivie, elle regrettait presque d’être restée seule, obsédée par le souvenir du regard dont sa tante l’avait enveloppée en l’embrassant, une demi-heure plus tôt, au moment de sortir, un regard triste, tendre, tourmenté, qui, brusquement, avait réveillé dans son esprit tous les détails de sa conversation du matin avec lady Evans.

Si elle était ainsi troublée de ce regard, c’est qu’elle ne l’apercevait point pour la première fois dans les yeux de sa tante. En certaines circonstances déjà, l’année précédente, quand il avait été question d’un mariage pour elle, Lilian l’avait déjà surpris plein d’une sorte de pitié émue ; et, obscure, fugitive, elle avait eu l’intuition vague qu’on lui cachait quelque chose la concernant, un secret pénible, semblait-il. Lequel ?

— Y aurait-il vraiment une raison qui pût m’empêcher de l’épouser, lui ? songea-t-elle soudain avec une précision qui la fit tressaillir toute. Est-ce donc là ce que pensait tante Katie en m’écoutant ce matin ?…

Puis elle se prit à sourire de cette crainte absurde, et ses yeux tombèrent sur un petit portrait de sa mère qui ne quittait jamais la place d’honneur dans sa chambre. Quelle expression mélancolique avait ce beau visage dont elle eût pu dessiner de mémoire chacun des traits tant elle l’avait de fois contemplé !… Quels chagrins avaient donc accablé cette jeune femme pour donner à sa bouche ce quelque chose d’infiniment triste, pour voiler de la sorte le regard de ses yeux bleu sombre, pareils à ceux de Lilian, pour l’emporter enfin de la vie, toute brisée, alors que, jeune fille, elle avait été si joyeuse ?… Cela, Lilian le savait bien ; sa vieille Bessy lui avait souvent parlé de sa mère…

Maintenant, avec une perspicacité anxieuse, elle s’efforçait de se souvenir des plus petits détails du passé, de nouveau envahie par l’idée poignante que lady Evans avait peut-être un motif grave de croire difficile son mariage avec Robert. Et cette pensée lui était si douloureuse qu’elle se remit à chercher dans sa mémoire les plus lointains incidents de sa vie comme pour se prouver à elle-même, par l’évidence des faits, qu’elle n’avait rien à redouter.

Alors, peu à peu, elle se rappela mille choses oubliées, des images qui sommeillaient dans son souvenir depuis des années ; surtout, en cette minute, une vision surgissait : sa mère, très pâle, étendue sur un divan les paupières closes, des larmes sur les joues amaigries et répétant des mots qui s’étaient gravés inoubliables dans sa mémoire d’enfant : « Il m’a fait trop souffrir, je suis trop faible, je ne puis plus supporter cela… »

Il ? Quel était celui que la jeune femme désignait ainsi ?… Lilian eut un léger frémissement. S’agissait-il donc de son père ?… De lui, elle n’entendait jamais prononcer le nom… Depuis sa petite enfance, elle était habituée à prier chaque jour pour lui ; mais elle ne savait rien de ce qu’il avait été et, instinctivement, elle n’adressait jamais une question sur son compte. Elle avait peu à peu compris qu’il n’avait point rendu sa mère heureuse, que même la vie commune leur avait été impossible… Était-ce donc lui qui, aujourd’hui, allait venir briser le bonheur de l’enfant, après avoir jadis détruit celui de la mère ?

Quelle folie ! Pourquoi supposait-elle de semblables choses ? Une soif pourtant lui venait d’être rassurée entièrement, d’entendre quelqu’un lui dire que son inquiétude était pur enfantillage… Mais à qui s’adresser, qui interroger pour recevoir l’assurance qu’elle souhaitait si ardemment ?… Questionner lady Evans, il n’y fallait pas songer ; elle ne permettrait pas qu’on lui parlât jamais du passé qui semblait lui avoir laissé de très douloureux souvenirs. Le nom de Bessy traversa l’esprit de Lilian ; ce n’était pas une servante pour elle que cette vieille femme dévouée qui l’avait vue tout enfant, qui avait tant aimé sa mère, ne la quittant point jusqu’à la dernière heure… Vivement, elle se leva pour l’appeler ; puis un battement de cœur la prit, le même qu’elle eût éprouvé à remuer des choses sacrées dont l’attouchement pouvait être mortel… Elle regarda la pendule et se dit :

— Quand cinq heures sonneront, je ferai venir Bessy.

Et elle resta debout, immobile devant la fenêtre, les yeux fixés sur la brume bleuâtre qui limitait l’horizon ; sa pensée s’en allait par delà ce voile vaporeux, vers Genève, où il était, où il pensait à elle ! Qu’eût-il dit de la savoir ainsi anxieuse et agitée ?

Le tintement clair de la pendule résonnant dans la chambre la fit tressaillir. Mais elle n’hésita plus, et appela, entr’ouvrant la porte :

— Bessy, Bessy !

La vieille femme, qui travaillait dans la pièce voisine, releva les yeux et un sourire éclaira sa bonne figure calme à la vue de la jeune fille :

— Qu’y-a-t-il, my child ?

Lilian si franche pourtant, hésita sur ce qu’il fallait dire ; et, songeant seulement à amener Bessy dans son propre appartement afin de lui parler en toute liberté, elle répondit, la pensée absente de ses paroles :

— Bessy, voulez-vous venir faire quelques points à la dentelle de ma robe ?

— Tout de suite, lady Lilian, dit Bessy.

Elle était tellement habituée à n’avoir d’autre volonté que celle de Lilian qu’elle déposa immédiatement son ouvrage et suivit la jeune fille. Sur ses genoux, elle prit la robe de mousseline soyeuse étendue sur le lit et se mit à coudre.

Lilian la regardait ; son cœur battait si follement qu’elle hésitait à parler, ayant peur du frémissement qu’aurait sa voix. Puis soudain, elle s’assit près de la vieille femme, ainsi qu’elle le faisait quand elle était toute petite, et demanda :

— Bessy, vous m’avez vue bien jeune, n’est-ce pas ?

— Bien jeune, oh oui, ma chère petite fille ! Quand je vous ai embrassée pour la première fois, vous étiez un baby avec des cheveux légers et fins comme le duvet d’un petit oiseau ; et depuis cet instant, je ne vous ai jamais quittée ?

— Alors vous avez connu maman quand elle avait à peu près mon âge aujourd’hui, puisque, à dix-sept ans, elle était mariée… Trouvez-vous vraiment que je lui ressemble ?… Tante Katie le dit toujours…

Bessy laissa tomber son ouvrage et contempla le jeune visage levé vers le sien avec une indéfinissable expression. Ah ! oui, la ressemblance était complète ; c’étaient bien les mêmes traits avec leur irrésistible charme, la même carnation transparente, les mêmes reflets lumineux dans l’épaisse chevelure blonde, la même taille élancée comme le tronc svelte d’un jeune pin.

— En vous regardant, je crois voir votre mère, lady Lilian, dit Bessy, dont la voix tremblait tout à coup.

On aurait dit que, à elle aussi, le passé semblait émouvant à effleurer même d’un mot.

— Oui, mais moi j’ai de la gaieté plein les yeux, sur les lèvres, dans le cœur ; et elle, ma pauvre maman, me paraît si triste sur le dernier portrait que je possède d’elle !

Une seconde, elle s’arrêta ; puis, ardemment, elle acheva, avec une intonation basse et suppliante :

— Pourquoi était-elle ainsi ?… Le savez-vous, ma chère vieille Bessy ?

L’aiguille tomba des mains de Bessy et une exclamation lui jaillit des lèvres :

— Comment eût-il pu en être autrement avec tous les chagrins qu’elle a éprouvés, la pauvre créature !… Elle était bien vaillante, mais elle en a eu trop pour sa part !…

Lilian tressaillit, et le silence fut durant une minute si profond dans la chambre qu’elle entendit nettement toute une phrase d’une romance chantée en bas, dans le salon, et le bruit de l’aiguille de Bessy qui courait de nouveau dans l’étoffe soyeuse. Mais une irrésistible impulsion la poussait avec une force mystérieuse à savoir enfin ce qu’avait été son père. Pour sa nature passionnée, l’incertitude était une torture… Le cœur battant à se rompre, elle demanda :

— Bessy, pourquoi ne me parlez-vous jamais de mon père ?

Un tressaillement secoua la vieille femme si fort que l’aiguille se cassa net entre ses doigts.

— Vous parler de votre père !!! Pourquoi, grand Dieu ! mon enfant.

— Parce que je voudrais tant, tant le connaître un peu !

— Le connaître !… À quoi bon ? Il faut laisser les morts dormir en paix…

— Et pourtant, Bessy, jamais vous ne refusez de me parler de maman… Seulement, quand il s’agit de mon père, vous ne voulez plus me répondre…

— Je ne le voyais pas beaucoup, lady Lilian.

— Mais assez cependant pour être capable de me dire comment il était…

— Un beau et brillant cavalier, certes, fit Bessy d’un étrange accent, amer et violent.

Instinctivement, Lilian ferma les yeux, ainsi que l’on fait à l’approche d’un coup inévitable. Puis elle se pencha vers la dévouée créature, dont le visage s’était creusé sous la force d’une émotion secrète et lui demanda du même ton très bas :

— Bessy, ma chère Bessy, dites-moi, est-ce à cause de… de lui que maman a été si malheureuse ?

— Oui, fit la vieille femme frémissante.

Cette brusque évocation du passé la prenait par surprise, ne lui laissant pas la faculté de calculer ses paroles ; et les jours d’autrefois se dressaient tout à coup dans son souvenir, l’emportant, dans le mystère de leur résurrection soudaine, jusqu’à lui faire oublier à qui elle parlait. En ce moment, elle ne songeait même plus à la présence de Lilian… Tout haut, elle se rappelait ; et, pour elle seule, elle acheva tout à coup, la voix sourde :

— Ah ! la pauvre jeune dame, l’a-t-il assez martyrisée, le misérable, en dépit de sa jolie figure et de ses belles manières !… et cependant, pour la tuer, il a fallu qu’il se soit déshonoré !

Un cri étouffé jaillit du cœur même de Lilian, rempli d’une détresse si poignante que Bessy, rappelée à elle-même, la regarda, avec une stupeur des paroles qui lui étaient échappées :

— Ô lady Lilian !… Qu’ai-je fait ! mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous parlé de toutes ces choses !…

— Un jour ou l’autre, j’aurais toujours su, dit faiblement Lilian, faisant un effort pour aspirer l’air qui lui manquait. Elle n’entrevit même pas la possibilité de douter. Le souffle de la vérité l’avait frappée au visage, la pénétrant jusqu’au plus intime de l’âme. Alors, saisie d’une sorte de besoin âpre d’épuiser toute sa souffrance, de connaître en entier l’affreuse vérité, elle reprit presque impérieuse, insensible à sa propre angoisse… :

— Vous dites que… que mon… père s’est déshonoré… Comment ? je veux savoir… N’essayez pas de me rien cacher… Ce serait pire que tout maintenant…

Son jeune visage était devenu d’une blancheur de cire ; et le nom de Robert, monté à sa pensée, la fit tressaillir comme une brûlure. Mais Bessy ne remarqua rien, bouleversée par l’émotion et subjuguée par cette soif de tout apprendre qu’elle sentait en Lilian.

— Il jouait, reprit-elle d’une voix basse comme elle eût parlé en rêve, courbée machinalement vers son ouvrage… Il jouait tellement qu’il s’est ruiné ! Tout y a passé jusqu’à son dernier, penny… Puis la fortune de Madame a eu le même sort que la sienne. Et, malgré cela, il a voulu continuer à jouer…

— Alors ?… questionna Lilian, l’accent impératif, les yeux agrandis, brûlants de fièvre.

— Alors… ô ma petite fille ! pourquoi m’interrogez-vous ?… Alors sont venues les heures terribles… Il n’avait plus d’argent… Il s’est mis à s’en procurer par… tous les moyens, et, pour finir, il a fait de fausses signatures. Un jour, tout s’est découvert… les tribunaux s’en sont mêlés et…

— Et il a été condamné, acheva Lilian avec l’impression que tout croulait autour d’elle. Instinctivement, elle étendit les mains en avant comme pour se rattacher à un appui. Mais le vide était autour d’elle, de même que dans sa jeune âme éperdue.

— Oui, il a été durement condamné, fit Bessy courbant encore sa tête blanche.

Lilian serra l’une contre l’autre ses deux mains d’un geste d’infinie souffrance et interrogea une dernière fois, d’une voix sans timbre, le regard rempli d’épouvante :

— Où est-il maintenant ?…

— Il est mort il y a bientôt six ans… Déjà, depuis longtemps, sa pauvre femme avait fini de souffrir, et vous étiez auprès de lady Evans.

— Ainsi, tout le monde, en Angleterre, connaît cette horrible histoire, tous ceux que je vois savent ou peuvent apprendre qui je suis…

Elle s’interrompit, incapable de continuer. Elle avait la sensation que, vers elle, montait un flot d’humiliation, où elle allait s’abimer sans espoir, emportée loin de Robert Noris qu’elle ne reverrait plus jamais, jamais !

— Ne croyez pas, Lilian, ma chère petite enfant, que l’on se souvienne encore de ces tristes événements…Il y a des années qu’ils se sont passés… Et puis vous portez le nom de votre tante ! finit Bessy, dont le visage était inondé de larmes.

— Oui, c’est vrai, dit Lilian frissonnante… Jusqu’ici j’avais toujours cru que tante Katie me l’avait fait prendre par affection, mais maintenant je comprends… je comprends tout !

Oh oui ! elle comprenait, la pauvre enfant, pourquoi, le matin même, lady Evans était devenue pensive en apprenant la demande de Robert Noris… Et un besoin fou l’envahissait de se débattre, de se révolter contre le malheur qui la saisissait à l’heure où elle était le plus heureuse, de se répéter à elle-même jusqu’au moment où elle en serait convaincue, qu’elle avait fait un rêve affreux ou que Bessy s’était trompée.

Pourtant elle gardait un calme effrayant. droite devant la vieille Bessy qui la considérait d’un air de détresse, et elle dit seulement d’une voix plaintive :

— Laissez-moi maintenant…

— Ô lady Lilian, pourquoi ai-je parlé ?… Pourquoi m’avez-vous interrogée ainsi tout à coup ?…

— Un jour ou l’autre, j’aurais toujours su, Bessy, répéta-t-elle encore. Laissez-moi… Je veux être seule !

Et son accent était tout ensemble si absolu et si douloureux que, lentement, la pauvre femme sortit sans oser ajouter un mot.

Lilian l’avait regardée partir, rassemblant toute sa force pour ne point trahir la souffrance qui l’écrasait. Mais, quand elle fut seule, elle tomba épuisée sur un fauteuil, cacha son visage dans ses mains et un gémissement sourd lui échappa.

— Mon Dieu, mon Dieu, c’est trop cruel ! Être séparée de lui !

Ainsi il ne l’avait pas trompée, cet obscur pressentiment qui l’avait poussée à questionner Bessy… Maintenant que l’entière clarté s’était faite, elle se rappelait mille incidents, des mots qui, jadis, étaient tombés, dépourvus de sens, dans son oreille et dont, à cette heure, elle ne saisissait que trop la signification… Chaque minute qui s’écoulait apportait à son souvenir une nouvelle preuve de la véracité de Bessy. Vainement, désormais, elle eût voulu douter… Ah ! pourquoi, pourquoi avait-elle entendu l’affreuse révélation qui la séparait irrévocablement de Robert Noris !… Sans hésitation, sans pitié pour elle-même, elle jugeait qu’elle ne pouvait plus se considérer comme sa fiancée. Il avait voulu faire sa femme de la nièce de lady Evans, de la descendante d’une vieille famille honorée et respectée ; mais non de la fille d’un homme publiquement flétri… Toute union entre eux était devenue impossible, impossible, impossible !…

Un frisson l’ébranla tout entière à la seule idée qu’il pourrait apprendre la vérité… Oh ! cela, elle n’aurait pas la force de le supporter ; de voir rejaillir sur elle quelque chose du mépris qu’il éprouverait pour… son père… N’était-il pas aussi fier qu’elle-même, — qu’elle avait été du moins ! — Elle se souvenait bien, tout à coup, en quels termes elle l’avait entendu un jour parler d’un homme qui avait lâchement failli… À tout prix, il fallait qu’il continuât d’ignorer le cruel secret… La première, elle devait amener entre eux une rupture désormais inévitable… Mieux valait n’importe quelle souffrance plutôt que celle de le voir se détourner d’elle. Partir, il fallait partir avant qu’il revînt ; car s’il l’interrogeait, elle serait incapable de se dérober à la double question de ses lèvres et de son regard !… Mais quelle raison, quel prétexte donner pour qu’il ne songeât point à la suivre ?…

Dans son esprit surexcité, rempli de fièvre, les idées tourbillonnaient ; une seule demeurait claire, obsédante et très nette : empêcher Robert d’apprendre la vérité… Tout à coup, un moyen sûr lui apparut de l’éloigner d’elle ; et incapable de raisonner, emportée par l’élan d’un irrésistible désespoir, elle écrivit :

« Vous souvenez-vous qu’une fois, — nous étions dans la montagne, — vous m’avez reproché d’être trop fière ? Vous aviez raison, je le savais ; je le sais plus encore aujourd’hui. Ce matin, je vous ai cru quand vous m’avez dit que vous ne vous intéressiez plus à moi seulement par curiosité… Maintenant je n’ai plus foi et je sens que ma confiance est bien morte. Désormais, quand je vous verrais auprès de moi, je ne pourrais m’empêcher de penser que vous m’observez afin de prendre des notes pour vos romans… Nous nous sommes trompés l’un sur l’autre… Mieux vaut nous séparer dès maintenant. Une grave et subite raison nous oblige à partir avant votre retour. Il est bien qu’il en soit ainsi… Adieu, pardonnez-moi et oubliez-moi… Je vous jure que j’agis en ce moment comme je crois devoir le faire. »

— Est-ce que je vais signer le mensonge que je viens d’écrire ? pensa-t-elle avec une sorte d’horreur.

Pourtant elle se pencha encore vers la table et traça le nom que, le matin même, il lui donnait : Lilian. Puis elle mit l’adresse. La même crainte affolante l’emportait qu’il en arrivât à la mépriser, s’il savait… Et cette impression était si forte que, fiévreusement, elle sortit de sa chambre pour jeter la lettre dans la boîte de l’hôtel, afin que la distance fût tout de suite établie entre eux. Mais, quand elle revint, cette énergie factice l’avait abandonnée. Anéantie, sans force, elle se jeta sur son lit…

Au dehors, elle apercevait le paysage lumineux qu’elle avait tant aimé à contempler, le ciel empourpré vers le couchant, puis nuancé de tons exquis très doux, gris de perle, mauves, vert pâle ; au loin, elle distinguait les crêtes neigeuses, à cette heure teintées de rose ; et, plus près, les massifs fleuris du parc, la terrasse où, le matin même, il lui avait dit qu’il l’aimait. Rien n’avait changé autour d’elle ; rien ne portait la trace du déchirement qui venait de s’accomplir dans sa jeune vie. Alors elle ferma les yeux pour ne plus voir, meurtrie plus encore par cette sereine indifférence des choses…

Dans l’hôtel, à chaque instant, des pas retentissaient. Le moment du dîner approchait, les femmes regagnaient leurs appartements. Qu’auraient-ils dit tous ces étrangers, — et Mme de Vianne la première, — s’ils avaient su quel était le père de Lilian Evans, ou plutôt de Lilian Vincey ? Mais ils ne sauraient pas ! Demain à cette même heure, elle serait loin, n’importe où, dans quelque village perdu de la montagne, là où elle serait sûre que personne ne viendrait la retrouver… pas même lui !… Ah ! comme elle comprenait maintenant que sa pauvre mère eût succombé sous le poids d’une souffrance dont elle devinait l’incessante torture.

— Oh ! pourquoi ne suis-je pas morte, ce matin, quand j’étais si heureuse ! murmura-t-elle dans une plainte désespérée, répétant le cri de suprême angoisse que tant d’autres créatures, atteintes en pleine joie, avaient proféré avant elle.

La porte de sa chambre s’ouvrant tout à coup lui fit à peine soulever les paupières. Sur le seuil de la pièce apparaissait lady Evans encore habillée de ses vêtements de sortie. Elle tressaillit à la vue de Lilian étendue toute blanche sur le lit :

— Lilian, chérie, qu’y a-t-il ?

L’enfant se redressa et serra ses doigts minces les uns contre les autres. Elle ne pleurait toujours pas ; seulement, ses yeux bleus semblaient devenus immenses dans l’altération de son visage souffrant.

— Oh ! tante ! tante ! fit-elle passionnément, je comprends maintenant pourquoi… le mariage dont je vous ai parlé ce matin vous paraissait impossible… Ah ! vous aviez raison… trop raison !

— Lilian, mon enfant chérie, que vous est-il arrivé ? questionna avidement lady Evans, effrayée de l’accent désolé de cette voix qu’elle avait entendue si joyeuse quelques heures auparavant. Avez-vous reçu de mauvaises nouvelles de M. Noris ?

Lilian se souleva un peu de nouveau sur son oreiller, les yeux perdus dans ceux de lady Evans.

— Non, je ne sais rien de… de lui… Mais tantôt, j’étais tourmentée, inquiète, parce que j’avais deviné que vous voyiez un obstacle à… mon bonheur. Alors j’ai questionné Bessy, et, sans le vouloir, la pauvre femme ! elle m’a appris toute l’histoire du passé. Oh ! tante, c’est horrible !

— Elle vous a appris… Comment a-t-elle osé ?

— Qu’importe !… Aujourd’hui ou plus tard, la vérité devait toujours m’être révélée, murmura Lilian du même ton brisé.

Lady Evans la serra contre elle. L’émotion l’étouffait.

— Mon enfant chérie, dit-elle tout bas, ne vous découragez pas ainsi. Tout n’est pas perdu. Si M. Noris vous aime réellement, il songera que vous n’êtes point responsable des actes de votre père, et il les oubliera par tendresse pour vous…

Lilian secoua la tête d’un mouvement de révolte :

— Oh ! je ne veux pas qu’il sache la vérité… Je ne le veux pas. Je ne pourrais me résigner à être dédaignée par lui ou épousée par pitié… Et puis, dès qu’il s’agit de questions d’honneur, les hommes n’ont plus le droit d’hésiter… Je ne veux pas mettre à l’épreuve l’affection qu’il a pour moi… Oh ! tante, emmenez-moi avant qu’il soit de retour !…

Lady Evans enlaça l’enfant plus étroitement encore ; elle sentait qu’à cette heure rien ne pourrait apaiser son infinie détresse.

— Oui, nous partirons, ma bien-aimée… Nous ne verrons M. Noris que quand vous le voudrez. Calmez-vous…

Et, pareils à des baisers de mère, les baisers de lady Evans couvrirent le pauvre petit visage inondé de larmes tout à coup.