Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 33-121).


II


La petite ville de Vevey reposait, silencieuse, dans son cadre de montagnes, sous le rayonnement d’une blanche clarté de lune ; les arbres, immobiles, semblaient dormir comme les êtres vivants qu’ils enveloppaient de leur ombre, comme dormaient les eaux paisibles du lac, à peine palpitantes sous la caresse d’imperceptibles souffles.

Assis devant sa table à écrire, Robert Noris restait pensif, le regard loin de la page blanche allongée sous ses yeux. Et pourtant, cette heure de calme absolu devait lui être précieuse ; aucun bruit de pas dans l’hôtel, devenu tranquille comme un cloître, ni un son de voix, ni le heurt d’une porte. D’ordinaire, il aimait à travailler ainsi, enveloppé par cette paix silencieuse de la nuit ; mais, ce soir, nuls caractères ne venaient noircir la page immaculée.

— Je suis incapable aujourd’hui d’écrire quoi que ce soit, fit-il tout à coup, jetant la plume au hasard, si bien qu’elle roula hors de la table sur le tapis.

Il se mit à marcher dans la pièce, d’un pas nerveux ; puis, brusquement, il chercha dans un tiroir bien fermé une suite de feuillets, — les notes écrites par lui depuis le jour où, deux mois plus tôt, il avait quitté Paris. Et il se prit à lire :

9 mai (en route pour Vevey).

Le jour vient de naître brumeux ; il est bien pâle encore, mais il me permet cependant de tracer mes hiéroglyphes et de distinguer vaguement la physionomie des compagnes de voyage dont je jouis depuis la moitié de mon trajet. Grâce à une certaine dépense de diplomatie et d’arguments sonnants, j’avais pu me conserver une solitude complète au départ de Paris… Je jouissais de mon bonheur silencieusement, avec l’égoïsme propre aux individus civilisés, ayant eu soin de plonger mon wagon dans une obscurité bienfaisante, quand, à Dijon, la portière s’ouvre brusquement et une voix quelconque d’employé crie, triomphante à souhait :

— Mais il y a de la place ici !

L’instinct du confort dominant, j’ai un mouvement de protestation ; mais deux silhouettes de femmes apparaissent ; et la courtoisie devenant obligatoire alors, je laisse l’invasion s’accomplir. Le wagon s’emplit d’un bruissement de soie, d’un parfum de violettes, et une voix jeune s’écrie avec un léger accent anglais :

— Dieu, qu’il fait noir ici !

Et avant que j’aie pu tenter le moindre mouvement dans ce sens, une main impatiente a relevé le store qui voilait la lumière ; et, tandis que le train s’ébranle, je distingue, à la flamme vacillante et timide de notre lampe, l’ovale fin et les cheveux blonds d’une jeune femme ou jeune fille encore debout. Sa compagne qui, selon les apparences, pourrait être sa mère, est déjà installée dans le wagon. D’ailleurs, elle-même est bientôt blottie dans le « coin » qu’elle a adopté ; sa petite toque a été prestement jetée dans le filet et remplacée par un capuchon de dentelle ; les mains, soudain dégantées, — ne portant ni bague ni anneau de mariage, — se sont glissées dans les profondeurs du manteau de voyage ; et un silence complet règne bientôt dans le wagon qui nous emporte, de nouveau plongé dans l’ombre.

… Maintenant le grand jour est venu et je puis mieux voir les deux étrangères, ou plutôt l’une d’elles, la plus âgée, qui me fait vis-à-vis : cinquante ans environ, un air distingué de femme de race. La peau a des tons de cire jaunissante ; les cheveux gris sont lissés en bandeaux réguliers. Elle sommeille encore, le buste droit, superbe dans ses lignes majestueuses et pleines. Ainsi, au repos, les traits ont une singulière expression de tristesse ; une ride profonde creuse le front et y semble tracée par un souci constant. Cette femme doit porter le fardeau d’une épreuve, — peut-être ancienne, — qui l’a durement meurtrie.

De la jeune fille qui l’accompagne, je ne puis distinguer qu’une forme mince, singulièrement élégante, et, se dégageant à demi d’un vaporeux fouillis de dentelle noire, quelques mèches blondes, un petit nez droit, de vraies lèvres de bébé toutes fraîches, des cils qui font une ombre sur la joue d’une carnation transparente…

Je finis de griffonner ces quelques notes et je m’aperçois, en relevant la tête, que ma jeune compagne ne dort plus ; elle a rejeté son capuchon, et ses cheveux apparaissent ayant une couleur de feuilles mortes très lumineuse, formant un joli contraste avec les sourcils brun foncé. À son tour, elle m’examine, la bouche un peu fière, avec des yeux d’une hardiesse candide que l’iris, de teinte bleu sombre, semble emplir tout entiers.

Voyant que je n’écris plus, elle se détourne et, après avoir frotté la vitre avec un microscopique mouchoir, elle y appuie son visage et regarde attentivement fuir les pâturages trempés de rosée, les lointains changeants, les collines basses de l’horizon qui se dégagent de la brume… Le paysage est exquis à cette heure matinale ; le ciel semble pâle encore, d’une nuance indécise ; des lambeaux de nuage traînent nonchalamment sur les coteaux boisés, noirs de sapins, et des chalets qui révèlent l’approche du pays suisse se dressent, pareils à des maisons de poupées, au bord de ruisselets d’une adorable limpidité. Je ne vois que de profil ma petite inconnue, — pourquoi « petite » ?… elle est plutôt grande, au contraire…, — mais son œil bleu, large ouvert sous l’arcade légèrement saillante du sourcil, m’apprend qu’elle jouit avec une profondeur étonnante du charme de cette campagne maintenant dorée de soleil.

Puis, tout à coup, la vue d’une station que nous laissons passer sans nous y arrêter la fait sortir de sa contemplation. Elle regarde sa montre, entr’ouvre son sac de voyage ; et avec une aisance parfaite, comme si elle était seule dans son appartement, elle en tire une petite glace qu’elle suspend à sa hauteur, vis-à-vis d’elle. Alors, en quelques mouvements dont la vivacité stupéfierait ma belle cousine de Vianne, elle rétablit l’harmonie dans la masse blonde et souple de ses cheveux, se coiffe de la petite toque abandonnée dans le filet depuis la nuit, et, toujours avec la même rapidité, referme le précieux sac sur les trésors d’utilité qu’il contient.

— Lilian, vous voilà déjà réveillée ?… Approchons-nous ?

— Oui, aunt Katie. Dans vingt-cinq minutes, nous serons à Pontarlier…

Et miss Lilian, puisque tel est son nom, se lève, jette au hasard deux ou trois baisers chauds et caressants sur le visage mélancolique dont l’expression est devenue bien tendre en la regardant. Ensuite, sur une question de sa compagne, elle se met à parcourir le Guide, l’éternel Guide, qui reposait près d’elle, et parait amusée de ce qu’elle lit… J’imagine qu’elle doit, en effet, trouver en toute chose un sujet d’intérêt ; il y a en elle une intensité de vie qui frappe et la rend curieuse à suivre dans les manifestations de cette activité tant morale que physique…

Une ou deux fois, elle interrompt sa lecture et regarde vers sa tante ; elle semble deviner que je l’observe, si discrètement que je m’efforce de le faire ; et ses sourcils se rapprochent un peu, donnant une énergie inattendue à son visage de jeune fille. Les lèvres, devenues presque hautaines, s’écartent comme pour laisser échapper une parole de protestation contre l’audace de cet étranger qui se permet de fixer son attention sur elle… Puis, brusquement, elle détourne la tête.

D’ailleurs, voici Pontarlier. Sans doute, de même que moi, miss Lilian et sa tante se dirigent vers Lausanne, car elles aussi descendent pour le changement de train.

Battues par l’air vif du matin dont la fraîcheur les fait frissonner, bon nombre des voyageuses rassemblées dans la gare ne sont guère en beauté ; les cheveux ont des enroulements singuliers dus au hasard et les yeux sont cerclés d’une ombre très visible dans la pâleur des visages fatigués. Miss Lilian est étonnante ; le teint, éclairé maintenant par la pleine lumière, est d’une exquise finesse de coloris, d’un ton laiteux qui s’avive aux joues d’un reflet rose. Du pas rapide et léger de ses petits pieds bien chaussés, elle arpente le quai, suivie d’une sorte de vieille gouvernante ou femme de chambre, la taille dessinée à souhait par la longue casaque qui en trahit les contours jeunes ; et toujours, les larges prunelles, fidèles à leur mission, s’attachent à tous et tout, attentives et intéressées.

Un instant, la pensée me vient de suivre cette enfant, là où elle se rend, puisque, en somme, rien ne m’oblige à gagner Vevey ; peut-être me fournirait-elle un sujet d’étude ; elle doit être amusante à regarder vivre… Un employé vient aimablement m’avertir que l’heure est arrivée de monter dans le paisible petit chemin de fer suisse qui va désormais nous transporter ; alors je fais quelques pas pour atteindre le compartiment vers lequel je vois se diriger mes compagnes de la nuit. Mais je rencontre les yeux de miss Lilian qui paraissent me dire qu’elle a soupçonné mon intention. À coup sûr, elle en est mécontente, si j’en juge d’après la légère contraction de ses sourcils bruns… Et, rappelé de cette façon muette aux lois sévères de la discrétion absolue, je renonce à suivre mon vague désir… Seul, cette fois, dans mon wagon, je rassemble ces quelques notes. À Lausanne, j’ai l’avantage d’apercevoir, sur le quai, miss Lilian, debout auprès d’une collection de malles dont elle paraît la souveraine maîtresse…

Pourquoi, en définitive, ne suis-je pas resté à Lausanne, comme j’en ai eu la tentation ? Cette petite Anglaise, que le hasard mettait sur ma route, fût peut-être devenue pour moi le Saint-Graal, selon l’expression de Mme de Vianne.

14 mai.

Je savais qu’à l’hôtel où je suis descendu était installé Nodestorf, l’écrivain russe, que je n’avais pas revu depuis son mariage, qui semble l’avoir fixé à Moscou. Et c’est pourquoi, afin de profiter de ce rapprochement inattendu et fugitif, je suis venu élire domicile dans ce caravansérail de grand style, riche et banal, où je retrouve la brillante société cosmopolite que j’ai rencontrée maintes et maintes fois dans mes pérégrinations à travers le monde.

Quand les Nodestorf seront partis, dans une huitaine de jours, j’irai m’établir dans une vraie pension suisse, bien paisible, dépourvue d’un luxe insipide, une pension dans laquelle les hommes ne seront point des clubmen et les femmes ne porteront point de noms aristocratiques, ne seront point coquettes, banales, ou encore, — il en est ici même plusieurs exemples, — enfermées dans les règles d’une étiquette cérémonieuse qui anéantit leur personnalité.

Dans la petite pension que je chercherai, je rencontrerai des créatures féminines infiniment plus humbles, selon les castes sociales, mais chez lesquelles je trouverai peut-être des « caractères ». Beaucoup parmi elles sont de pauvres filles sans home, qui s’en vont ballottées d’hôtel en hôtel, jusqu’au moment où, les forces leur manquant, la nécessité les contraint à se créer enfin un asile stable, afin de pouvoir y mourir tant bien que mal comme elles ont vécu. Mais cette obligation même, qui les suit partout, de se conduire seules, de ne compter sur personne qu’elles-mêmes, leur donne une résolution, une indépendance d’esprit et d’allure qui les rend intéressantes.

Dans notre somptueux hôtel, rien de pareil : une société de gens envers qui la fortune a été fort généreuse ; plusieurs, portant des noms connus, illustres même, mais d’une sonorité étrangère ; peu ou point de Français ; quelques familles allemandes, passablement de Russes, et une colonie anglaise et américaine très nombreuse. Quant au clan des jeunes filles, il est assez mal représenté ; sur leur ensemble insignifiant, une seule se détache, miss Enid Lyrton, pas jolie, mais de physionomie spirituelle et drôle, fille d’un père vigoureux et d’une mère presque diaphane, l’aînée d’un garçonnet de quinze ans et de deux petites personnes, véritables et délicieuses vignettes de Kate Greenaway. En résumé, miss Enid ne vaut point, en apparence du moins, sa compatriote, miss Lilian. Cette dernière méritait vraiment que je fisse, à son intention, une station d’un jour à Lausanne, quitte à la trouver ensuite aussi banale que la grande foule de ses sœurs en jeunesse.

Sceptique, toujours sceptique ! me dirait Nodestorf. Lui ne l’est point ; il possède même un fonds d’optimisme très sincère qui lui crée une originalité véritable, à notre époque où les pessimistes foisonnent, — qui le sait mieux que moi ! — De là, chez lui, une façon particulière de juger les hommes et les événements, qui donne une saveur inoubliable à sa conversation.

Parmi ses compatriotes il possède un grand renom et, de plus, a un nombre considérable d’admirateurs dans tout le monde lettré en Europe. Or, il jouit extrêmement de sa célébrité. Il y a une heure encore, tandis que, la nuit venue, nous longions le lac, il me parlait, avec un accent de bonne humeur robuste et naïve, des éloges, des ovations et honneurs qui lui sont prodigués ; et finalement, il a conclu en riant, mais c’était sa pensée sincère qu’il trahissait :

— Mon cher, moquez-vous de moi, mais je ne suis point un dédaigneux comme vous ; j’avoue en toute humilité que j’aime la gloire. D’ailleurs, j’ai une femme qui l’adore… Rien que pour elle, je serais heureux de la posséder !

Cela est très bien et parfaitement conjugal… Aussi n’ai-je rien à répondre à cette déclaration… Suis-je donc un dédaigneux comme il le dit ? Autrefois, j’ai rêvé, moi aussi, cette célébrité que je possède aujourd’hui… Je l’ai rêvée quand j’étais très jeune et que je la voulais, comme Nodestorf, pour la femme à qui je souhaitais voir porter mon nom… Quand je l’ai eu acquise, je l’ai aimée avec amertume, parce qu’elle me vengeait, en m’élevant sur le piédestal qui eût été capable de séduire ma belle et ambitieuse cousine… Maintenant je ne l’aime plus ; elle m’est indifférente. Je m’en soucie comme de la cendre du cigare que j’ai secouée par hasard, au moment même où Nodestorf me faisait son aveu… — cela, sans doute, parce que je la possède pleinement. Il est probable que j’en sentirais bien vite le prix si elle m’échappait.

Mais je ne puis me faire d’illusions, dans cinquante ou soixante ans, mes œuvres, à cette heure très recherchées parce qu’elles répondent à la situation présente des esprits, paraîtront lettre morte à la génération nouvelle qui les entourera de cette admiration respectueuse et lointaine dont nous gratifions nos prédécesseurs, démodés aux yeux du public… Je ne serai plus qu’un nom appris avec ennui par la collection des lycéens français et qui éveillera seulement, dans les esprits curieux, l’idée de documents susceptibles d’être consultés sur l’état moral d’un temps qui n’est plus… Certains trouveront encore que c’est beaucoup. Et moi, je ne me sens capable que de répéter les paroles désolées du grand pessimiste de l’Écriture : « Vanité des vanités… »

16 mai.

Au moment où je rentrais, l’omnibus de l’hôtel débarquait son monde de voyageurs ; et avant même que j’eusse pu distinguer quels étaient les nouveaux venus, j’avais entendu, devant le vestibule, un bruit de voix joyeuses, des rires jeunes et, à ma grande surprise, en approchant, j’ai aperçu sur la première marche du perron, auprès de miss Enid, ma jeune compagne de voyage, escortée de sa tante et de sa respectable duègne qui, en la regardant, a vraiment des yeux d’animal fidèle et dévoué.

Elle et miss Enid devaient être de très bonnes amies, car, tout en ayant l’air de surveiller la descente des bagages perchés sur l’omnibus, elles bavardaient sans discontinuer ; entre elles, c’était un continuel échange d’exclamations, d’éclats de rire, de baisers qui tombaient en averse aussi vite rendus qu’ils étaient donnés ; et les questions et les réponses s’entre-croisaient avec une prodigieuse vivacité, en anglais, ce qui donnait à leurs paroles une sonorité claire de gazouillement.

Miss Lilian m’a reconnu ; je l’ai vu à l’imperceptible éclair qui a traversé ses yeux ; et nous avons été l’un et l’autre d’une parfaite politesse. Je l’ai saluée, elle m’a répondu par un petit signe de tête d’une irréprochable correction, tout imprégné d’une grâce fière, et elle a passé devant moi, appuyée, dans une attitude tendre et câline, sur le bras de son amie…

Et maintenant va-t-elle rester ici, a Vevey ?… Si le nombre des malles signifie quelque chose en pareille occurrence, je suis fixé sur ce point ; mais dans la gare de Lausanne, j’ai vu autour d’elle égale abondance de bagages… Il me plairait qu’elle demeurât ici quelque temps ; mon pauvre esprit, éternellement épris de psychologie, espérant trouver en elle matière à observer… Pour moi, elle deviendrait le petit papillon à disséquer… Et pourquoi non ?… La dissection s’opérerait sans qu’elle en souffrît et j’y gagnerais peut-être la connaissance exacte d’un cœur de jeune fille…


17 mai

En vérité, la destinée se montre bienveillante à mon égard. Miss Lilian Evans doit rester à Vevey un mois, peut-être même six semaines ou davantage, selon que la période des chaleurs viendra plus ou moins vite, m’a dit Mme de Nodestorf, qui a le talent d’être toujours admirablement renseignée. Par l’effet de son charme insinuant de Slave, elle a su conquérir la sympathie de Mrs Lyrton et se montre, de plus, toujours prête à écouter les récits de la causeuse Enid. De très amusante façon, elle s’est mise à nous instruire, son mari et moi, de détails que nous ne lui demandions pas sur les nouvelles arrivées… Nodestorf a épousé un véritable reporter !

Grâce à ses excellents offices, j’ai appris, bon gré, mal gré, que miss Lilian est orpheline et ne quitte jamais sa tante, lady Evans, qui partage son existence entre le séjour de son château de Cornouailles et ses stations plus ou moins longues à l’étranger… De même, je sais maintenant que la vénérable duègne est la gouvernante qui a élevé miss Lilian et lui demeure dévouée corps et âme, prête à accomplir ses moindres fantaisies… Enfin, conclusion fort appréciable pour moi, lady Evans est liée avec Mme de Grouville ; d’où la probabilité que je rencontrerai plusieurs fois chez elle miss Lilian, et aurai ainsi une occasion sérieuse de lui être présenté ; par suite, de la mieux étudier.

Une femme très originale que la baronne de Grouville. Au physique, la majorité la juge, et sans conteste, franchement laide… Et pourtant… Les traits irréguliers sont d’une rudesse masculine et déconcertante ; mais les yeux petits ont une vivacité étincelante, les dents sont admirables et la bouche aux lèvres fortes est bien spirituelle. Il y a infiniment d’intelligence dans cette femme brusque et capricieuse, dont l’activité, sans cesse en quête d’aliments, se traduit par des œuvres artistiques et littéraires d’un caractère inoubliable : dans les expositions, par des statuettes hardiment campées et exécutées avec une brutale inexpérience ; par des toiles impressionnistes aussi ; dans les journaux et revues que lui ouvre sa position, par des romans, nouvelles, articles animés d’une imagination débordante, originale, et qui semblent écrits avec une massue. Je crois bien que Mme de Grouville a autant d’ennemis que d’amis, car, si elle est en réalité très bonne, elle a parfois des mots mordants, à l’emporte-pièce ; et d’ailleurs elle aime ses amis comme elle agit dans la vie, à tort et à travers, de façon à justifier la prière célèbre : « Seigneur, préservez-moi de mes amis, je me charge de mes ennemis ! »

Cette femme fantasque possède l’un des plus agréables salons que l’on puisse fréquenter, et elle en fait les honneurs avec un tact surprenant, eu égard à sa nature d’essence volcanique. Elle est, il est vrai, secondée en cela par le baron, son mari, un homme sec et maigre, d’une courtoisie d’un autre âge, d’une rare finesse d’esprit, et qu’elle adore comme le ferait la plus sage petite bourgeoise venue, probablement parce que, très calme et très égal d’humeur, il ne lui ressemble en rien.

Durant les mois qu’elle passe chaque année à Vevey, sa villa est le lieu de réunion du monde cosmopolite le plus choisi. Cette semaine, elle donne une garden-party pour laquelle je viens de recevoir une carte d’invitation. Quoique je sois bien résolu à fuir ici les réceptions mondaines, j’irai cependant passer quelques instants aux Cytises, certain de n’y point trouver une société banale.

21 mai.

Ainsi que je le prévoyais, lady Evans et sa nièce assistaient à la garden-party en question. Quand je suis entré dans le salon de Mme de Grouville, il s’y trouvait déjà nombreuse société. Dehors, sur une terrasse sablée, se poursuivait l’inévitable partie de tennis.

J’ai rempli en conscience mon rôle d’être revêtu d’une notoriété quelconque, et fait une suffisante dépense de saluts, sourires, compliments. Je me suis laissé présenter par Mme de Grouville à plusieurs femmes de types et d’âges divers, qui ont cru devoir me parler de mon dernier roman, ce dont je les eusse volontiers dispensées… Seule, lady Evans n’a heureusement pas pensé nécessaire de se répandre en félicitations plus ou moins quelconques, et j’ai goûté près d’elle le très vif plaisir de causer avec une femme vraiment supérieure. Pour la première fois, depuis qu’un même toit nous abrite, nous avons échangé autre chose que des paroles de pure politesse, et j’ai vu lady Evans sortir de la réserve mélancolique et légèrement hautaine, dont elle paraît s’envelopper pour empêcher les paroles indifférentes ou curieuses d’arriver jusqu’à elle, capables de raviver peut-être quelque ancienne blessure.

Tout en causant avec elle, je cherchais du regard miss Lilian, que je ne voyais pas dans le salon. Tout à coup, je l’ai aperçue. Elle était sur le seuil de la porte-fenêtre, vêtue d’une robe claire, d’un bleu de pâle turquoise ; une grande collerette de crêpe, de même teinte, dégageait la nuque et le col très fin ; et la pleine lumière baignait, sans scrupule, sa belle carnation de blonde. En ce moment, avec quelqu’un que je ne voyais pas, elle riait, d’un rire franc de petite fille, qui relevait pleinement ses lèvres sur des dents incomparables. Puis elle est entrée, en compagnie de son inséparable Enid, a pris une glace sur la table de lunch, et, pour la manger, est demeurée debout, comme si son corps souple et jeune fût destiné à ne sentir jamais la nécessité d’un repos. Ses yeux limpides, d’une étonnante vivacité d’expression, faisant le tour du salon, m’ont effleuré. Ensuite elle s’est détournée, et s’est mise à causer avec un grand et assez beau garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, Henry Digbay, blond, robuste et musclé, qui est en état de constante admiration à son égard.

Alors, comme Mme de Grouville passait près de moi, je l’ai arrêtée, lui demandant de me présenter à miss Evans. Elle a répété, avec une expression malicieuse et amusée :

— À miss Evans ? Parfaitement… Le charme opère donc sur vous aussi ?… Vous avez raison, d’ailleurs, de désirer connaître ma petite amie autrement que de vue… Elle est adorable, et vaut la peine d’attirer votre attention de psychologue.

Et, sans plus attendre, s’avançant vers miss Lilian, elle lui a dit, de sa façon brusque, en souriant :

— Ma petite, je vous présente l’auteur d’un certain nombre de livres affreusement beaux… Faites de lui tout ce que vous voudrez, et bien vite, car, dans un moment, je vais venir vous enlever.

Et, sur cette déclaration, elle nous a laissés. Miss Lilian y avait répondu par un léger signe de tête, toujours debout et droite, avec cet air de dignité fière qui contraste d’une façon si piquante avec l’extrême jeunesse de toute sa svelte personne. Mais un sourire fin a glissé sur sa bouche.

— Savez-vous, monsieur, que Mme de Grouville a une façon de parler de vos œuvres qui me donne bien envie de les connaître autrement que de nom… Jusqu’ici, je ne les ai guère vues en ma possession.

— Parce qu’elles ne méritaient pas d’y être mises, ai-je répondu en toute sincérité. Et certes, en cet instant, j’eusse mieux aimé brûler certaines d’entre elles que de voir ces yeux clairs de jeune fille les parcourir même.

Une légère flamme rose a passé sur ses joues et drôlement elle m’a dit, avec son très léger accent anglais :

— Alors il me faut les réserver pour plus tard, quand je serai vieille ou mariée. En attendant, je suis aise de vous connaître parce que j’avais entendu bien des fois prononcer votre nom, et parce que j’aime beaucoup à connaître les hommes célèbres.

Cela dit très simplement, sans ombre de compliment dans la voix, tandis qu’elle fendait un petit morceau de glace et le portait à sa bouche d’enfant aux lèvres caressantes. Je n’ai point relevé ses paroles, et, désireux d’échapper à une conversation dont j’étais l’objet, j’ai demandé, au hasard, à miss Lilian :

— Vous plaisez-vous à Vevey ?

— Oui… oh ! mon Dieu, oui !… Mais je m’y plairais bien plus encore, si je n’y trouvais tant de tramways, de lumière électrique, de magasins et d’autres choses du même genre !

— Vraiment ?… Alors vous n’appréciez pas ce qu’il est d’usage d’appeler les « bienfaits du progrès » ?

Elle s’est mise à rire.

— Pas toujours autant que je le devrais ! Mais je suis une vraie sauvage, prétend Enid. Certainement je trouve admirables bien des œuvres et des inventions de mes semblables ; mais, par-dessus tout, j’aime ce qui est beau sans qu’ils y aient touché. Ici, par bonheur, s’il y a des tramways, il y a aussi le lac, les couchers de soleil, la neige, la Dent du Midi, des roses qui sentent bon, etc. Et puis les montagnes ne sont point trop hautes, et ainsi me paraissent moins irritantes !

— Irritantes ?

— Mais oui, irritantes ; elles se dressent pour empêcher la vue : il est vrai qu’elles font ainsi leur rôle de montagnes !… Mais elles écrasent de leur grandeur les pauvres mortels microscopiques devant elles. Les montagnes très élevées me donnent une sensation d’étouffement, un désir de bébé d’étendre les mains en avant pour les repousser… J’aime tant l’espace ! Sans doute, parce que j’ai grandi au bord de la mer et que je l’adore comme une vraie amie…

— Pas plus vraie ni meilleure que moi ! conclut miss Enid, qui vient se mêler à la conversation et interrompre miss Lilian dans la révélation de ses goûts.

Elle est suivie aussitôt de Mme de Grouville, dont la grande et belle main se pose sur la tête blonde de miss Evans.

— Ma petite fille, vous avez fait connaissance avec notre ami Noris, qui souhaitait vous être présenté. Vous le retrouverez ce soir à l’hôtel. Maintenant, je vous réclame : venez nous faire un peu de musique.

Quel talent possède donc cette enfant, pour que Mme de Grouville, dont le goût est si difficile, la fasse entendre chez elle, dans son salon, connu pour les remarquables séances musicales qu’elle y donne.

Miss Lilian s’est assise au piano, elle enlève ses longs gants, les jette de côté sur une petite table, et sourit à Henry Digbay, qui les ramasse précieusement, car ils ont glissé à terre. Puis elle se met à chanter…

J’ai entendu de très grandes cantatrices dans ma vie, j’ai admiré des voix splendides, je n’en ai pas écouté qui, plus que celle de cette jeune fille, fût capable de s’emparer des âmes, de les étreindre, de les emporter en plein rêve… Le contralto, qu’elle a très étendu, avec de superbes notes graves, sonores et chaudes, gagnera en souplesse et en moelleux avec le travail et les années, mais il ne pourra gagner en puissance d’expression… Elle possède en elle-même ce don qui ne s’acquiert pas…

J’ai cru un instant que je la jugeais ainsi parce que la musique, pour peu qu’elle soit bonne, opère sur moi à la manière d’un charme ; mais, regardant froidement autour du salon, j’ai constaté que, chez tous les auditeurs, à des degrés divers, selon les natures, l’impression était identique à la mienne.

Miss Lilian ne semblait plus la même en chantant : elle n’était plus une enfant, une jeune fille, mais une femme, surtout une artiste. L’œil bleu brillait très grave et très profond sous la ligne fine et sombre des cils ; le dessin juvénile du profil s’était accentué, et, perdant quelque chose de sa grâce capricieuse, avait pris une régularité de marbre antique.

Quand miss Lilian s’est tue, elle était blanche et ses lèvres tremblaient ; mais quelqu’un l’a félicitée, et, au bout d’une seconde, j’ai entendu de nouveau son rire de petite fille. À mon tour, je me suis approché d’elle, et nous nous sommes mis à causer musique jusqu’au moment où le bel Henry Digbay est venu implorer la grâce de l’avoir pour partner dans une nouvelle partie qui s’organisait sur le tennis court.

Lorsque je suis parti de chez Mme de Grouville, elle était toute au jeu, animée, rieuse, la raquette à la main. Et je suis rentré charmé, en ma qualité d’analyste, d’avoir, dès le premier moment, compris que miss Lilian n’était point quelconque ; charmé aussi de penser qu’en elle j’allais avoir un joli « papillon » à étudier…


25 mai.

Vers onze heures, pour rentrer à l’hôtel, je m’engage sur le quai presque désert, dans ce quartier voisin de la Veveyse, qui promène quelques filets d’eau mousseuse et jaunâtre sur un lit de cailloux. Au bord de la chaussée, solitairement, un pauvre diable casse des pierres, sans penser à rien, comme le dit hautement l’œil terne qu’il lève sur moi quand je passe ; existence de bête de somme qui semble peut-être aussi compliquée à ce malheureux qu’elle nous paraît simple, dans sa brutalité, à nous autres raffinés qui nous plaignons parce que nous possédons trop.

Assise sur le parapet du quai, les jambes pendantes, les pieds nus, une fillette regarde, avec un intérêt qui lui entr’ouvre les lèvres, le groupe formé à quelques pas d’elle par une jeune femme, en robe blanche, et trois gamins debout devant elle, l’attitude embarrassée. L’un d’eux tient attaché à une corde un chat, le plus maigre de tous les chats, le plus horrible produit, je veux l’espérer, de la race féline, d’une laideur fantastique, le poil rebroussé, l’air effaré et peureux. Je fais encore quelques pas, et je reconnais la forme élégante de miss Lilian, ses cheveux couleur de feuilles mortes, sa taille d’une invraisemblable souplesse.

J’approche encore et je la vois très bien maintenant : les sourcils se rapprochent de cette façon que je connais bien, la bouche est sévère et elle paraît absorbée dans la contemplation du chat maigre ; sa voix très vibrante arrive jusqu’à moi, impérative et fâchée.

— Donnez-moi ce chat… Je vous l’achète, puisque vous prétendez qu’il est à vous… Regardez dans quel état vous l’avez mis… Vous l’avez frappé. C’est affreux d’être ainsi cruels !

Miss Lilian parle avec la conviction qui lui est habituelle, et son indignation semble ahurir complètement les trois coupables qui demeurent tout gauches, et considèrent leur victime, aplatie sur le pavé chaud de soleil… La scène est amusante, et j’ai bonne envie de continuer à jouer le rôle de spectateur. Mais miss Lilian m’aperçoit et me prend à témoin qu’elle a le droit d’acheter le chat pour l’arracher à ses ennemis. J’entre aussitôt dans les intérêts de l’animal infortuné, je traite ses persécuteurs comme il convient, pour satisfaire l’humanité et miss Lilian, qui, contente d’être arrivée à ses fins, distribue force pièces blanches aux trois petits drôles, lesquels, enchantés de la conclusion de l’aventure, détalent joyeusement.

Miss Lilian et moi, nous restons seuls sur le trottoir ; l’homme continue à casser des pierres et la fillette est toujours en observation sur le parapet, insoucieuse du brûlant soleil qui l’enveloppe. Entre ses mains finement gantées, miss Lilian a pris l’objet de son sauvetage, et une exclamation bien sincère lui échappe :

— Mon Dieu, comme cet animal est laid !

Et avec une égale conviction je lui réponds :

— Il est affreux et sale ! Maintenant que vous l’avez délivré, laissez-le partir, c’est un vrai monstre en son genre…

— Le laisser partir !… Oh non !… Ces abominables enfants pourraient le rattraper ; ils voulaient lui faire faire des exercices de cirque, m’ont-ils avoué, et comme le malheureux ne comprenait pas leurs intentions, ils le battaient pour le rendre plus intelligent. Mais vous avez raison, il est bien sale ! Pour le rapporter à l’hôtel, je vais le mettre dans mon mouchoir. Aidez-moi, je vous prie.

Et nous voilà, appuyés sur le rebord du parapet, installant le chat, qui se montre rebelle à nos désirs, dans un petit carré de batiste qui embaume le muguet… Alors, tout à coup passe, dans mon esprit, la vision de l’artistique salon d’Isabelle de Vianne, des correctes visites que j’y fais à l’heure de son five o’clock, et je pense, amusé, aux sourires de Mme de Vianne et de ses belles amies, si elles voyaient à quelle bizarre occupation m’entraîne une petite Anglaise que je trouve curieuse à observer.

Par acquit de conscience, eu égard, toujours, aux inflexibles lois de la courtoisie, j’offre à miss Lilian, avec un très vif désir qu’elle n’accepte pas, de prendre le fardeau d’une nouvelle espèce dont elle s’est chargée. Mais elle a dû deviner ma secrète pensée, car elle me regarde, une indéfinissable malice rit dans ses yeux et elle répond :

— Vous êtes bien obligeant ; je vous remercie beaucoup ; mais je sais que les hommes détestent porter des paquets ; et puis j’aurais trop peur de vous voir laisser échapper mon protégé…

Là-dessus, nous voilà partis, tous les deux, grâce à la liberté que nous donnent les mœurs anglaises, miss Lilian ayant son chat aux trois quarts mort entre les bras. Le soleil de midi rend le lac éblouissant, mais les arbres du quai nous donnent un peu d’ombre, atténuent la pleine lumière et la transforment en une clarté discrète et voilée, qui baigne d’une façon exquise la beauté blonde de miss Lilian.

Ma jeune compagne, je ne sais à quel propos, s’est mise tout à coup à réveiller le souvenir de notre première rencontre, dans le train de Lausanne. De sa manière simple et franche, elle me raconte qu’elle était fort intriguée de ce que je pouvais griffonner sur mon carnet ; un moment, elle m’a pris pour un artiste, a cru que je faisais d’elle un croquis, devinant mon intention tendue de son côté, et m’a jugé alors fort impertinent.

Ici elle s’interrompt pour calmer son protégé, qui s’agite éperdument ; et, après l’avoir ramené de son mieux à une immobilité relative, elle me demande en riant :

— Vous m’avez trouvée ridicule, tout à l’heure n’est-ce pas, quand vous m’avez aperçue en compagnie des petits misérables et du pauvre animal ? Nous devions avoir l’air échappés d’un livre d’images d’enfants, un de ces livres anglais que l’on me donnait quand j’étais très jeune, où l’on voyait d’excellentes petites filles qui sauvaient de malheureuses bêtes martyrisées… En France, vous devez avoir aussi des histoires édifiantes comme celles-là ?

Dans les profondeurs de ma mémoire, je cherche et je trouve le nom d’un auteur vertueux appelé « l’Ami des enfants », que j’ai eu dans les mains, il y a très, très longtemps, aux jours de ma prime jeunesse… J’annonce le résultat de mes investigations à miss Lilian, qui en a l’air fort amusée…

Quels vieux souvenirs me fait-elle réveiller de la sorte, des souvenirs du temps où j’étais un petit garçon très ardent, très curieux et très naïf… Il doit y avoir des siècles de cela !… Et parce qu’elle m’adresse, devenue sérieuse, une nouvelle question sur cette époque lointaine de ma vie, son œil bleu si clair levé vers moi, je me mets à parler avec elle de ces heures, les plus chères de ma vie passée, que, depuis des années, je n’ai effleurées d’un mot avec personne. Mais cette enfant est très différente des femmes que j’ai l’habitude de rencontrer partout où je vais…

27 mai.

Quelles pensées douloureuses ou amères éveillent donc parfois dans l’esprit de lady Evans certaines paroles prononcées par sa nièce ? Il y a deux heures, nous causions sous la véranda, attendant la cloche du dîner. Un hasard avait amené miss Lilian à parler de son enfance, à en raconter divers épisodes, avec cette vivacité qu’elle apporte à tout ce qu’elle fait ; et les souvenirs défilaient pêle-mêle, au hasard, les uns par-dessus les autres, évoqués de cette façon pittoresque et imprévue qui rend si piquants ses moindres récits ; le nom de sa mère revenait à chaque instant sur ses lèvres.

Tout à coup elle a prononcé celui de son père, dont elle parle fort peu en général, ne se le rappelant pas, m’a-t-elle dit un jour, car elle l’a perdu quand elle était tout enfant… Par hasard, mes yeux sont tombés, à ce moment, sur le visage de lady Evans ; les tons de cire en paraissaient plus pâles encore, la bouche avait une ligne méprisante et dure, et sa haute taille s’était redressée dans une sorte de mouvement orgueilleux. Mais, sans doute, elle a eu soudain conscience de sa transformation inattendue ; elle a fait un léger geste de la main vers son front, comme pour chasser une pensée importune, et elle est redevenue, ainsi qu’elle est toujours, d’une affabilité calme de grande dame : de nouveau, ses yeux doux et tristes se sont arrêtés avec beaucoup de tendresse sur miss Lilian.

Cette enfant paraît posséder le secret d’attirer à elle toutes les sympathies et les affections. Mistress Bessy, son ex-gouvernante, a pour elle, non pas seulement de la tendresse, mais une adoration touchante, telle qu’il ne faudrait pas que la tante et la nièce se trouvassent, sur un même sujet, à donner des ordres différents à mistress Bessy. Celle-ci, sans hésiter, je le crains bien, accomplirait la seule volonté de miss Lilian !


5 juin.

Pourquoi ne le reconnaîtrais-je pas et ne l’avouerais-je pas en toute sincérité, d’autant que mon amour-propre ne laisse point que d’être satisfait de ma perspicacité ?…

Miss Lilian, « ma petite amie Lilian », comme disait Nodestorf, m’intéresse réellement, plus même que je ne l’avais prévu. En son honneur, je ne songe pas à quitter Vevey. Elle m’intéresse, parce que, en dépit de sa jeunesse, elle possède déjà, dans sa petite sphère, une personnalité étonnante, et n’est point coulée dans le moule général des jeunes filles de son monde. Cela tient, sans doute, à ce qu’elle a grandi isolée, au seul gré, en réalité, de sa nature qui est remarquablement riche, je le constate chaque jour davantage, à mesure que je la connais plus, que nous causons plus longuement ensemble, qu’elle me permet de pénétrer davantage dans l’intimité de sa pensée, dont elle est singulièrement jalouse en dépit de sa grande franchise. Mme de Grouville, à qui je parlais d’elle, me dit qu’elle a été élevée solitairement, lady Evans redoutant tout commerce mondain, en Angleterre, et vivant toujours, sauf ses quelques mois de voyage à l’étranger, dans la retraite de son domaine de Kilworth. Est-ce donc là un effet du mystérieux souci que je la devine incapable d’oublier et au sujet duquel je me suis interdit toute question, même à Mme de Grouville ?

J’imagine qu’au temps où miss Lilian était une écolière, elle a dû être généreusement dotée d’institutrices et professeurs variés, car elle a « des clartés de tout ». Mais, de la manne intellectuelle qui lui était ainsi prodiguée, elle n’a pris, grâce à sa naturelle indépendance d’esprit, que ce qui attirait son âme ardente et chaude. Et ainsi elle s’est fait, sur bien des questions littéraires, artistiques ou morales, des opinions à elle, d’une justesse surprenante, originales et primesautières, et d’une sincérité absolue.

Elle sent ce qu’elle pense et ce qu’elle dit avec une intensité et une fraîcheur d’impressions qui sont un régal pour un esprit tourmenté comme le mien. Ce qu’elle admire, elle l’admire profondément, passionnément, en toute franchise, à moins qu’elle n’ait la résolution de concentrer son sentiment, si elle croit devoir le faire.

Le dessin très ferme de ses sourcils bruns, de ses lèvres souriantes, de son menton effilé, ne trompe point ; il y a, chez cette jeune fille, une énergie latente, qui la rendrait capable de sacrifier tout à un devoir qu’elle reconnaîtrait. Elle pourra se tromper plus d’une fois dans l’avenir, par l’effet même de sa nature vive, mais elle le fera loyalement, trop droite pour ne pas avouer son erreur quand elle en aura la conscience.

Mais une véritable originalité chez elle, c’est une complète absence de coquetterie, qui vient de son amour même de la sincérité et de la conception profonde qu’elle a de la dignité féminine. Une discussion curieuse s’était élevée sur ce chapitre même de la coquetterie, hier, durant le five o’clock de lady Evans. Miss Enid et ses jeunes compatriotes présentes soutenaient hautement, avec une franchise drôle, la cause du flirt à outrance ; et je dois rendre cette justice à miss Enid, qu’elle met admirablement ses principes en action : la colonie masculine de l’hôtel en sait quelque chose. Miss Lilian, elle, en revanche, s’insurgeait contre les opinions… libérales de son amie ; elle avait de petites phrases indignées, méprisantes contre tous les manèges de la vanité féminine. Qu’eussent dit, en l’entendant, Mme de Vianne et tant d’autres ? — Et elle défendait bravement sa conviction, debout, tout en semble rieuse et frémissante, adorable dans sa fierté jeune.

Mais, après tout, elle n’a qu’un mérite bien mince à ne point user des artifices qu’emploient tant de femmes pour nous attirer et nous retenir. Elle est assez séduisante pour plaire sans effort, par la seule puissance de son charme qui n’a rien de grisant, de capiteux, mais, au contraire, est apaisant par sa pureté. Je défierais l’homme le plus hardi d’adresser à miss Lilian un mot d’admiration trop vive ; il y a dans son regard expressif un rayonnement candide qui déconcerterait toutes les audaces…

Et moi, je l’envie parfois, cette enfant, quand je la vois, toute vibrante, défendre une idée qui lui est chère, parler d’un poète ou d’une œuvre musicale qu’elle aime… Je l’envie, quand j’entends son rire joyeux, quand je constate combien la vie l’intéresse.


10 juin

Une partie de tennis très animée se poursuit en ce moment jusque sous mes fenêtres, tandis que j’écris ; et, pour peu que je relève la tête, j’aperçois les moindres mouvements des joueurs. Je puis noter les gestes secs et précis de miss Enid, ses coups de raquette d’une sûreté remarquable. J’aperçois aussi une autre silhouette de jeune fille, une lourde torsade blonde ébouriffée sous le béret de laine, et aux seules attitudes que prend, selon les instants, cette fine silhouette, je sais quelles sont les impressions qui agitent successivement miss Lilian.

Toute la jeunesse anglaise de l’hôtel, — masculine et féminine, — est groupée sur le tennis-ground, les hommes alertes et robustes dans l’aisance des costumes de flanelle. Les péripéties du jeu les passionnent, car ils sont avant tout des êtres d’action, ils ont l’intelligence saine et vigoureuse comme le corps. Ces jeunes gens ne sont point des rêveurs, des désabusés, des sceptiques, et je les envie dans la sincérité de mon âme, que je sens aussi lasse que si elle portait le poids de plusieurs existences antérieures. À quoi suis-je arrivé, en somme, à l’heure présente, avec ma soif de constante analyse ?… À ruiner en moi la faculté de jouir pleinement. J’ai contemplé, discuté, observé, avec des yeux de myope saisissant les plus menus détails, des choses qui étaient belles et bonnes ; j’ai pénétré leur essence ; et ensuite je n’ai plus su sentir ni goûter leur charme dont je connaissais la cause.

Aujourd’hui le hasard place sur ma route une créature assez séduisante pour être follement aimée, même par un être blasé comme je le suis. Je m’en rends compte nettement. Un autre s’arrêterait, s’efforcerait de conquérir ce trésor, une âme fraîche de jeune fille… Mais je suis un disciple de la psychologie, et je songe seulement à noter, dans toutes ses manifestations, le charme de fleur à peine épanouie qu’elle possède ; je dissèque son être moral frémissant qui m’intéresse, m’attire et me repose ; et je ne sais pas, comme le fera bientôt un plus sage, simplement l’adorer, être heureux par elle…

À ce moment arrive jusqu’à moi son beau rire insouciant et jeune. Mes yeux s’arrêtent sur les feuillets que je viens de noircir et je me produis l’effet d’un insensé qui, glacé de froid, resterait volontairement éloigné de la flamme capable de le ranimer.

Alors je repousse tout ce griffonnage inutile, les pages de mon œuvre nouvelle, que j’ai écrites ce matin… et, à mon tour, je descends sur le tennis-ground


18 juin.

Aujourd’hui dimanche, Vevey est transformé en une petite ville morte dont les magasins sont impitoyablement clos. Tantôt ses minuscules tramways seront bondés de promeneurs du cru… Mais à ces premières heures du matin, ils passent presque vides. Les femmes, — les hommes aussi, — qui traversent les rues ne se promènent pas ; elles s’en vont à leurs temples respectifs pour assister au service religieux, très suivi en pays protestant.

Ma flânerie m’amène devant l’église catholique, et je me souviens que j’y ai vu partir lady Evans et sa nièce, qui doivent, à leur origine irlandaise, de ne point appartenir au culte anglican… Alors l’envie me prend d’entrer et de me mêler à la foule des fidèles ; et j’entre, non pas, hélas ! entraîné par un mobile religieux ou même élevé, mais attiré par le désir secret, dont j’ai pleine conscience, de pénétrer plus avant, plus profondément dans la connaissance de l’âme de feu de ma petite amie. Elle semble croyante ; l’est-elle réellement ?…

L’atmosphère est chaude et, par les fenêtres grandes ouvertes, des rameaux d’arbres apparaissent d’un vert adorable. Un vague parfum d’encens flotte sous les voûtes, et les chants qui s’y élèvent sont remarquables. Très vite, je découvre la tête blonde de miss Lilian… Alors je me dissimule dans la foule des assistants, me méprisant d’être venu l’observer jusque dans sa prière, — et restant toutefois. Je me suis mis à l’écart, précaution inutile ; elle ne songe point à remarquer ceux qui l’entourent ; ses lèvres sont infiniment sérieuses, sa physionomie si expressive a pris un air de gravité recueillie qui fait d’elle une Lilian encore inconnue pour moi. Durant quelques minutes, la tête un peu levée, elle contemple l’ostensoir qui flamboie sur l’autel ; et son œil bleu a ce regard profond que j’y ai surpris déjà quand elle parlait des questions qui lui sont très chères.

Je le sais maintenant, cette enfant aime et croit ; elle ne discute point sa foi. Elle est mille fois plus sage et plus heureuse que nous autres hommes qui nous jugeons des penseurs, détruisons incessamment nos croyances à peine définies, et ne réussissons qu’à faire de nous-mêmes de pauvres épaves désemparées, ballottées, meurtries par les remous de nos incertitudes, de nos doutes, par les élans vite brisés de notre âme qui ne sait plus où se prendre. L’arbre de science est toujours dangereux à approcher… Bienheureux ceux qui ignorent et ne font point une divinité de leur intelligence !

Ce soir, comme miss Lilian venait de chanter et que j’avais encore dans l’oreille sa voix merveilleuse, je me suis rappelé la musique que j’avais entendue le matin même dans l’église et j’en ai parlé à lady Evans. Miss Lilian, qui, encore assise au piano, jouait en sourdine une mélodie très douce, s’est interrompue en m’entendant et m’a demandé :

— Comment vous étiez ce matin à la messe ? C’est très bien !

Elle paraissait étonnée, et l’expression de ses yeux clairs était bien révélatrice. Il est évident qu’elle m’avait, et avec raison, jugé pour un mécréant… Et soudain, quand ce « très bien » tout chaud de sympathie est tombé de ces lèvres qui ne savent pas mentir, la pensée m’est venue, aiguë comme un remords, que je la trompais. Elle croyait qu’un sentiment religieux m’avait amené dans cette église, et j’y étais entré en dilettante, en indifférent, en curieux, dans le seul but de continuer l’analyse sans merci dont elle était l’objet…

Alors je me suis juré que désormais je ne chercherais pas à savoir de son âme plus qu’elle ne m’en laisserait voir librement…


25 juin.

Y a-t-il réellement six semaines que je suis ici ? Le temps est exquis… Aucune chaleur excessive encore, mais une tiédeur de printemps, une admirable éclosion de fleurs… Ce séjour à Vevey restera pour moi une halte inoubliable dans ma vie agitée et fiévreuse… Il y a des instants délicieux où je parviens à vivre sans faire de psychologie à mon égard ou à l’égard des autres, et je veux qu’il continue à en être ainsi encore quelque temps. Quand j’aurai quitté Vevey, que j’aurai, à Paris, repris possession de mon moi habituel, j’arriverai bien assez vite à comprendre de quoi était faite la sensation d’apaisement que j’ai goûtée. Ici, pour un instant, je souhaite vivre comme ceux que j’ai enviés tant de fois, et accepter, sans en chercher le pourquoi, cette rare minute de bien-être moral.


28 juin.

En vérité, l’homme est un étrange animal… Je n’ignore pas que Henry Digbay, — Mme de Grouville ne m’en a point fait mystère, — est animé des intentions les plus matrimoniales à l’égard de miss Lilian… Je n’ai vraiment qu’à leur souhaiter à tous deux une longue suite de prospérités, au cas échéant, et ne me reconnais nul motif pour m’inquiéter de la réponse que fera « ma petite amie » le jour où Digbay lui adressera sa demande. Il est clair qu’il l’aime ; il le laisse d’ailleurs voir avec une naïveté touchante, en homme très jeune. De plus, il est beau garçon, de bonne naissance, d’âme excellente, je suis sûr, et d’intelligence bien moyenne…

Miss Lilian ne paraît guère lui donner plus d’attention qu’elle n’en accorde aux autres ; et ni avec lui, ni avec personne, elle ne flirte, tout Anglaise qu’elle est. Et moi, je suis charmé, sans me l’avouer, parce qu’elle rit des phrases sentimentales qu’il lui débite ; elle en rit d’une jolie façon moqueuse et fine, sans nul soupçon de méchanceté… Je suis charmé, parce que, quand nous causons ensemble, je la sens toute aux idées que nous échangeons, parce qu’elle ne paraît jamais pressée d’interrompre ces conversations dans lesquelles sa parole révèle toujours sa pensée vraie…

Hier soir, cependant, nous n’avons pas eu notre habituelle causerie. Une réunion dansante s’était organisée dans l’hôtel, et miss Lilian s’en amusait en vraie petite fille, fort occupée à griffonner des noms sur son carnet, les yeux étincelants, la bouche rieuse, une flambée rose aux joues, ses cheveux d’or roux moussant autour de la nuque et du front. Pour la première fois, je la voyais décolletée, et les épaules adorablement jeunes s’échappaient d’un harmonieux fouillis de tulle ou de dentelle, que sais-je ?…

Tout à coup, je l’ai aperçue assise sous un lustre dont la lumière ruisselait sur sa fraîcheur de blonde ; Digbay, derrière elle, lui parlait si penché que son visage effleurait les cheveux légers des tempes ; et il avait sur les traits un air de satisfaction qui a fait tressaillir en moi quelque chose d’obscur et m’a jeté vers elle brusquement, sans réflexion, pour lui adresser une prière que je n’avais pas prononcée depuis bien longtemps :

— N’avez-vous point un pauvre tour de valse pour moi ?

Et comme il a été dit : « Demandez et vous recevrez », je n’ai pas été repoussé ; j’ai obtenu la faveur convoitée ; et, à ma honte, j’avoue que j’en ai éprouvé un plaisir analogue à celui que je ressentirais en voyant l’excellent Digbay partir seul et pour toujours à l’extrême fond de l’Angleterre…

N’avais-je pas raison de dire que l’homme est un étrange animal ?


1er  juillet.

J’ai la nostalgie de la vraie montagne, de la Suisse sauvage… Je rêve d’un petit village solitaire, où jadis j’ai écrit quelques-unes de mes meilleures pages peut-être. Ce village s’appelait Ballaigues ; on y jouissait d’incomparables couchers de soleil, d’une constante et délicieuse odeur de sapins, d’aperçus fugitifs et charmants sur la chaîne des Alpes Bernoises. Les habitants y étaient très calmes et très polis, d’une honnêteté idéale telle que jamais on ne prenait soin d’y tenir sa porte bien close. Les bois y avaient des solitudes à peine connues, et des senteurs pénétrantes et sauvages emplissaient le matin leurs sentiers déserts… Les champs, vers l’automne, étaient mauves de colchiques.

Je rêve de ce petit village, sa vision me hante et m’attire… Aucune obligation ne m’arrête à Vevey, et pourtant j’y reste et je sais que si je partais, j’éprouverais une sorte de sourd déchirement, un de ces déchirements bizarres et inexplicables, subtils, et dont cependant la cicatrice demeure sensible longtemps après que le mal est guéri…


5 juillet.

Une explication a-t-elle donc eu lieu entre miss Lilian et Henry Digbay ?… Tantôt, j’ai entendu ce dernier annoncer son départ pour demain, et il n’a pas paru à la table d’hôte. Durant le diner, miss Lilian avait une fièvre dans les yeux et elle était plus grave que je ne l’avais jamais vue. De bonne heure, elle est remontée dans l’appartement de lady Evans. Celle-ci paraissait préoccupée et triste ; mais les rapports de la tante et de la nièce avaient toujours la même tendresse. En France, je connais plus d’une mère et d’une tante qui n’eussent point laissé de la sorte s’éloigner un prétendant aussi bien pourvu que Henry Digbay, sous le rapport de la fortune… Mais, miss Lilian, en sa qualité d’Anglaise, est laissée absolument libre de disposer de sa vie.


8 juillet

J’arrive chez Mme de Grouville. Je la trouve fourrageant dans une revue, animée, nerveuse, son coupe-papier froissant les feuilles qu’elle lit. Par extraordinaire, elle est seule ; il est vrai qu’il est encore de fort bonne heure. Et tout de suite, elle commence, me montrant les pages qu’elle tient entr’ouvertes, et avec la véhémence qui lui est particulière :

— Avez-vous lu cet article ?… La police traduit en justice les gens qui écrivent des livres pornographiques, et elle laisse tranquillement poursuivre leur œuvre ceux qui s’efforcent d’ôter à leurs concitoyens toute illusion, toute foi, tout espoir… C’est insensé et criminel, oui, criminel !… Ces écrivains-là mériteraient d’être pendus comme des misérables !

Je connais l’article dont elle me parle ; il est subtil, amer et décevant dans son ironie aiguë, discrète et éveillant, en effet, l’impression poignante du vide de tout ce qui est humain… Mais comment condamnerais-je ces pages ?… Sous une autre forme, n’en ai-je pas écrit de semblables, qui arrivaient à la même conclusion de désespérance absolue ?…

— Ah ! vous faites de jolie besogne, vous autres psychologues, termine Mme de Grouville du même accent emporté.

Et elle envoie loin d’elle, au hasard, la revue qu’elle tenait. Puis, me regardant, les yeux fâchés, elle me dit :

— Savez-vous de quoi vous êtes coupable, en ce moment, vous, Robert Noris ? Tout simplement de la rupture des projets de fiançailles entre Henry Digbay et ma petite Lilian.

Pourquoi, au dedans de moi-même, ce frémissement qui m’a secoué les nerfs, tandis qu’à haute voix je répondais :

— Quel singulier reproche !… Voulez-vous me permettre, chère madame, de vous demander comment je l’ai mérité ?

— Comment !… Vous demandez comment vous avez pu arriver à un aussi heureux résultat ?… Tout simplement parce qu’avec votre gloire, votre célébrité, grâce à l’attention constante que vous prodiguez à Lilian, vous avez éclipsé l’infortuné Digbay, tout beau garçon qu’il était… Le malheureux n’était pas de force à rivaliser avec vous, surtout aux yeux d’une femme aussi intelligente que Lilian ; et pourtant il se fût dévoué à elle tout entier, il lui eût donné autant de bonheur que possible… C’était le meilleur des hommes, et le voilà désolé !

Une exclamation presque impatiente m’est venue :

— Ne regrettez pas ainsi la non-réussite de ce mariage projeté… Henry Digbay était intellectuellement d’une parfaite insignifiance ; il eût bien vite semblé insipide à miss Lilian ; et, grâce à l’heureuse nature qu’il possède, il se consolera de sa déception, je puis vous le certifier.

— Il se consolera, c’est évident ; et même il ne fera pas, comme vous n’y manqueriez pas, à sa place, un livre dans lequel il racontera, pour 2 fr. 75, ses chagrins d’amour… Ce n’était pas un aigle… eh ! mon Dieu ! je suis de votre avis ; mais peut-être se fût-elle contentée de lui si vous n’étiez venu vous jeter à la traverse… Ne m’interrompez pas ; les vieilles femmes comme moi ont le droit de tout dire aux jeunes gens… Donc vous vous êtes jeté à la traverse, sans le vouloir, je vous l’accorde, parce que vous n’avez pensé seulement qu’à votre propre plaisir d’observateur. Mon cher maître, vous et vos pareils, vous êtes des voleurs d’âmes… Savez-vous maintenant ce que vous auriez de mieux à faire ? Épouser Lilian.

Épouser Lilian Evans ! J’ai regardé Mme de Grouville, un tourbillon d’idées soudaines dans l’esprit, tout prêt à relever ses étranges paroles. Mais on eût dit vraiment qu’elle avait attendu, pour me les jeter, la minute où il ne serait plus possible de les discuter avec elle, des visiteurs entraient. Je suis resté quelques instants espérant, sans conviction, qu’un moment de solitude avec elle me permettrait de l’interroger sur le mobile qui la dirigeait quand elle m’avait parlé ainsi. Mais j’ai vu bientôt que je souhaitais une chose impossible… Et puis n’eût-elle pas, après tout, été surprise de l’importance que je donnais à un mot tombé par hasard peut-être de sa bouche, qui en prononce tant au hasard…

En entrant à l’hôtel, j’ai aperçu miss Lilian sous la véranda, un lire ouvert sur ses genoux, ses doigts tordant, d’un geste distrait, quelques pétales de fleur, ses yeux perdus vers le lac. Au bruit de mes pas sur le sable, elle a tourné la tête, j’ai rencontré son regard profond dans lequel a passé soudain un fugitif éclair, et ses lèvres ont eu pour moi un beau sourire de bienvenue… Alors, brusquement, la pensée m’a traversé l’esprit, brûlante, pareille à un trait de feu, que je devrais aller prendre dans les miennes les petites mains croisées sur la robe, et dire à cette jeune fille tout ce qu’elle pourrait être pour moi…

Un homme qui ne serait point un analyste aurait pu obéir à cette impulsion violente qui l’emportait peut-être vers le bonheur… Moi, je n’ai pas su le faire… J’ai simplement salué miss Lilian et j’ai passé…


10 juillet.

Pourquoi Mme de Grouville m’a-t-elle jeté ainsi tout à coup dans l’âme une pensée que je n’aurais jamais osé formuler, et qui, depuis lors, me revient obsédante, et, — pourquoi ne l’avouerais-je pas ? — douloureuse avec sa poésie de rêve irréalisable.

Et pourtant… non, je ne puis dire que cette possibilité soudain émise soit absolument neuve pour moi. Une parole inattendue lui a donné corps ; mais dans les abîmes les plus secrets de mon être sensitif, elle était déjà née et existait flottante et vague.

Mais ai-je donc le droit, moi blasé, désillusionné, moi dont l’âme est triste et fatiguée, de vouloir faire mon bien de cette jeune créature qui respire la joie de vivre ?… suis-je même capable de discerner à cette heure, si ce n’est pas encore mon misérable dilettantisme qui m’entraîne vers elle, justement parce qu’elle est une révélation pour moi ?… Serait-elle assez puissante pour me faire oublier, dès qu’il s’agirait d’elle, mes curiosités impitoyables d’analyste ?… J’ai bien dédaigneusement parlé de Henry Digbay ; et avec lui, elle eût peut-être été mille fois plus heureuse qu’elle ne pourrait l’être à mes côtés, alors même que je lui consacrerais tout ce qui peut encore exister de bon en moi…

Il y a une heure, elle était, comme bien souvent le soir, assise à son piano, dans le petit salon de lady Evans, où n’étant, en définitive, qu’un étranger pour elle, je n’avais pas la liberté de la suivre ; et je l’écoutais, arpentant l’allée qui longe les fenêtres, secoué d’un désir irrésistible et jaloux d’aller la rejoindre ; sa belle voix passionnée m’arrivait avec des notes d’une douceur et d’une puissance infinies.

Était-ce donc parce qu’elle chantait ainsi qu’il me revenait soudain mes anciens rêves de bonheur intime, ceux que je formais, il y a plus de dix grandes années, quand j’espérais avoir, moi aussi, ce trésor des plus humbles, un foyer ; quand j’aimais si stupidement Isabelle… Et je me prenais à penser que ce serait un bonheur exquis de commencer, auprès de cette enfant devenue femme, une existence nouvelle, dont elle serait l’âme ; de me dévouer tout à elle ; de vivre dans une atmosphère de tendresse, stable, très pure, très forte ; d’oublier à ses côtés les heures fiévreuses, vides et mauvaises d’autre fois, de devenir autre pour être mieux à elle…

Je songeais cela… et je ne sais seulement si elle ne répondrait pas à ma prière comme à celle de Henry Digbay, si elle n’aurait pas tout simplement un petit sourire indulgent pour la folie qui m’a fait espérer, même une seconde, le don de son âme aimante et fière…

Parce qu’une parole est tombée dans mon oreille : « c’est à cause de vous qu’elle a refusé Henry Digbay », la tentation me poursuit, âpre, incessante, de chercher à lire dans ses prunelles bleues qui ne se détournent pas des miennes, d’y découvrir le secret de sa pensée intime, d’y apprendre si je suis pour elle plus qu’un indifférent avec qui elle aime, tout au plus, à causer. En l’observant, j’arriverais bien vite à démêler ce qui se passe en elle ; mais je ne veux plus, à son égard, être un voleur d’âme…


15 juillet.

Épouser Lilian !… Toujours les mêmes mots me reviennent… Est-ce donc le parfum de jeunesse émanant d’elle qui m’a grisé et m’ôte la conception nette de mes sentiments réels ?… Par un effort de volonté, je m’efforce de reconquérir mon entière liberté de jugement ; et froidement, comme s’il s’agissait du destin d’un étranger, je me mets à raisonner… Si je redoute d’être entraîné par un enthousiasme passager que je regretterai plus tard d’avoir subi, je puis partir, afin de secouer le charme dont elle m’a enveloppé inconsciemment. Je ne lui ai jamais adressé une parole qui ressemblât même à un aveu ; et eût-elle vraiment éprouvé quelque chose du sentiment que lui prête Mme de Grouville, elle est trop jeune, — et trop fière, — pour ne pas oublier, si profondément qu’elle soit capable de sentir. Elle pensera que je ne méritais pas l’amour qu’elle m’eût donné, — et elle aura raison.

Donc, je le répète, je puis partir, reprendre l’existence qui m’est habituelle et que je connais tant, — que je connais trop ! Je retrouverai cette atmosphère intellectuelle, mondaine, fiévreuse à laquelle je suis accoutumé, que j’ai aimée avec passion, — cela est vrai, — et dont la sécheresse dissolvante m’apparaît formidable aujourd’hui. Je publierai le livre auquel j’ai travaillé ici même, sous l’influence de « ma petite amie », et le « livre de Lilian », ainsi qu’il restera secrètement nommé pour moi, deviendra, j’en ai la conscience, l’une de mes meilleures œuvres, à coup sûr l’une des moins décevantes… Ce qui ne l’empêchera point, durant un mois ou six semaines, d’être autant critiquée que louée. J’entendrai cependant les paroles flatteuses d’un millier d’individus dont l’opinion est nulle à mes yeux et me laissera indifférent. Je recueillerai l’approbation, je l’espère, de quelques-uns dont le jugement m’est précieux. Des lèvres féminines, carminées à souhait, m’appelleront « cher maître », et me feront encore quelques-unes de ces confidences que j’ai tant de fois écoutées comme la révélation d’un état psychologique curieux à noter.

Et après ?… Je continuerai à porter le poids de cette solitude morale dont j’ai tant souffert autrefois, quand Isabelle a disparu de ma vie qu’elle avait toute remplie, et qui, depuis lors, ne m’a jamais entièrement quitté au milieu même de la foule. Avec une impitoyable clairvoyance, je comprends que, si je pars, il se trouvera, dans l’avenir, bien des heures où je reverrai mon séjour à Vevey, où je penserai à ce qui aurait pu être…

Parmi les hommes que je rencontre dans le monde, il en est quelques-uns, — très rares ! — qui ont réalisé, même en pleine société parisienne, ce rêve d’un autre âge, un réel et parfait bonheur dans le mariage. Et tout bas, moi qui me montrais si jaloux de mon indépendance, en paraissais si satisfait, je les ai enviés de toute l’ardeur de mon âme… Combien de fois, quand je les quittais vers la fin du jour, à l’heure où ils rentraient, n’ai-je pas éprouvé une sorte de jalousie douloureuse et naïve, — oui naïve, — à cette idée qu’ils étaient attendus par une femme qu’ils pouvaient adorer sans avoir à dissimuler leur amour ; à l’idée de leur bonheur hautement avoué, parce qu’il n’était pas fait du bien d’autrui… Oui, je les ai enviés, alors même que mes œuvres et mes actes semblaient en contradiction absolue avec mon sentiment intime.

Oh ! oublier près de cette enfant qui ne sait rien ce que je sais trop ; ne plus être avant tout un cérébral ; exister, sans torturer mon esprit à vouloir arracher aux êtres et aux choses le secret des mouvements qui les agitent ; ne plus m’attacher désespérément à la compréhension impossible des éternels et insolubles problèmes de la vie… Est-ce donc un rêve impossible à réaliser ?


17 juillet.

Il y a deux heures, nous étions à Clarens, au château des Crêtes. D’ordinaire, je ne me joins guère aux excursions de notre petit cercle anglais ; mais elle m’avait demandé de venir… Et je l’avais suivie, irrité seulement de voir miss Enid, qui part dans quelques jours, sans cesse à ses côtés. À peine, durant le chemin, avais-je pu échanger avec elle de rares paroles. D’un peu loin seulement, je la voyais, dans l’étroit sentier que nous suivions, marcher de son pas infatigable et souple, arrachant au passage, d’un geste distrait, des herbes hautes qu’elle jetait ensuite, sur l’herbe froissée.

Nous arrivons enfin ; et aussitôt elle se fait couper une véritable profusion de roses par le gardien du château inhabité ; puis elle revient vers moi. Ses petites mains d’enfant ont peine à enserrer sa moisson fleurie dont le parfum flotte autour d’elle. Je fais un mouvement pour la décharger de son précieux fardeau, mais elle ne veut point l’abandonner.

— Non, merci, je vais arranger tout de suite ces roses, elles ne sont pas pour moi.

Nous sommes un peu à l’écart, elle a déposé ses fleurs sur la balustrade en pierre de la terrasse qui domine le lac et elle demeure songeuse. Mais elle a vu pourtant que mes yeux l’interrogeaient ; et, en quelques mots tout simples, tout frémissants de compassion, elle me raconte l’histoire d’une pauvre vieille fille que, tout enfant, elle a connue en Angleterre, et qui, après avoir vécu d’une existence d’humble sacrifiée, est venue mourir enfin à Vevey…

— Dans sa dernière lettre, finit doucement Lilian, elle me racontait avec admiration une promenade au château des Crêtes et me parlait des roses qu’elle y avait vues et trouvées belles comme des fleurs de rêve !… Je me rappelle encore son expression… Aussi demain je veux aller lui en porter au petit cimetière de Vevey…

Ces graves paroles sont bizarres à entendre avec leur évocation d’images funèbres, tombées de ces lèvres chaudes que la vie empourpre, devant cet horizon éblouissant qui rayonne d’une beauté presque insolente.

Lilian est restée silencieuse, les mains jointes sur les roses ; et d’un ton assourdi où palpite une sorte d’angoisse douloureuse, elle demande :

— Pourquoi y a-t-il donc ainsi de pauvres créatures qui ont si petite leur part de joie ?… Comme il est triste de penser que l’on ne peut rien pour elles quand on est soi-même si heureux !

Je l’interroge, Dieu sait avec quel secret élan :

— Vous êtes heureuse ?

— Oh ! oui, fait-elle un peu bas ; et une allégresse contenue semble la faire tressaillir toute. Il est si bon de vivre !

Ses lèvres entr’ouvertes ont l’air d’aspirer non seulement l’air pur, mais la lumière, mais les senteurs pénétrantes qui l’enveloppent. Et quand je l’entends parler ainsi, quand je la contemple à mes côtés toute jeune, l’âme frémissante d’espoirs, l’irrésistible désir me vient de l’emporter jalousement dans mes bras, de la voir devenir mienne, afin d’écarter d’elle les difficultés, les chagrins, les souffrances, autant qu’il me sera humainement possible…

Et peut-être, j’allais lui dire tout ce qu’elle est devenue pour moi, entraîné par le grand souffle qui emportait, dans un brusque tourbillon, mes doutes, mes hésitations, mes scrupules… Quelqu’un s’est approché ; lady Evans, je crois, l’a appelée ; miss Enid est revenue se placer près d’elle… Et je me suis tu.

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Robert Noris avait fini de lire ; les derniers feuillets étaient tombés de sa main et la brise tiède de la nuit les soulevait, arrivant par la fenêtre large ouverte… Des heures et encore des heures, il pourrait réfléchir ainsi. Maintenant, sans qu’il lui fût possible d’en douter, il savait qu’il aimait Lilian… Mais était-ce assez entièrement pour avoir le droit de vouloir en faire sa femme et d’éveiller à l’amour cette âme candide de jeune fille ?…

N’ignorait-il pas aussi ce que Lilian pensait réellement de lui et ce que dirait l’aristocratique lady Evans de cette demande d’un étranger que les hasards de la vie d’hôtel lui avaient seuls fait connaître ?…