A. Degorce-Cadot (p. 25-39).

CHAPITRE II

OLD JOHN


Si le lecteur le trouve agréable, nous lui rappellerons cette cabane installée au confluent des rivières Platte et Medicine-Bow, sur le flanc d’une colline : nous le conduirons auprès de cette habitation rustique, si bien cachée, comme un nid d’aigle au sein de la forêt, qu’elle avait échappé aux yeux perçants des rôdeurs Indiens.

Nous sommes au 20 septembre 1857 ; les premiers rayons de l’aube matinale commencent à peine à répandre sur la terre quelques lueurs indécises.

Un jeune homme, monté sur un pur-sang de toute beauté, s’approche lentement de la colline. Ses regards observateurs ont découvert une guirlande de fumée qui monte au-dessus des arbres ; attiré par ce signe indicateur de la civilisation, il marche dans sa direction. Bientôt le chemin devenant impraticable pour sa monture, il est obligé de mettre pied à terre et de cheminer tant bien que mal, trébuchant, maugréant, soufflant, pendant que son cheval souffle et trébuche aussi, mais sans maugréer.

— Décidément, dit à haute voix notre voyageur ; décidément, il a le goût du romantique, cet ermite enragé ! Sans quoi, jamais il n’aurait choisi pour habitation un pareil site. C’est égal, son nom ne répond pas à la qualité de son logis. Old John !… est-ce un nom assez vulgaire !… Quoiqu’il en soit, c’est un homme étrange, et sur lequel les Settlers de la plaine n’ont pu me fournir aucun renseignement.

Ces dernières paroles du monologue furent adressées au cheval, qui, n’y comprenant pas grand’chose, n’y répondit tien, comme son maître pouvait bien s’y attendre.

À ce moment, l’homme et son coursier atteignirent la petite clairière où était bâtie la cabane :

— Que voudriez-vous donc savoir sur son compte ? demanda soudainement une voix très-proche et qui semblait sortir d’un gros arbre.

En effet un vieillard apparut, soulevant un grand lambeau d’écorce qui cachait la cavité du tronc vermoulu.

Le jeune voyageur surpris, tressaillit et fixa des regards curieux sur son interlocuteur. C’était un homme de haute et puissante stature ; aux yeux noirs voiles par d’épais sourcils grisonnants ; à la longue chevelure blanche tombant en désordre sur ses épaules ; à la barbe épaisse, rude, pendante sur sa poitrine, digne en tous points du reste de sa personne.

Sa voix était basse, un peu voilée par une expression mélancolique, mais ferme et vibrante comme celle d’un homme accoutumé au commandement.

Sans bien se rendre compte des sentiments qui l’agitaient, le jeune homme resta quelques instants sans répondre.

Le vieillard remarquant son hésitation lui dit :

— Vous avez amené par ici un trop bel animal : c’est dommage de sacrifier une aussi superbe bête aux griffes des Legyos.

— Je ne vous comprends pas.

— Aôh ! Legyos ; ce mot vous est inconnu ?

— Entièrement : c’est la première fois que je l’entends prononcer, et j’avoue que j’en ignore parfaitement la signification. Dans tous les cas, je serais désolé qu’il arrivât malheur à Dahlgren.

— Bien ! bien ! je comprends : c’est le nom que vous donnez à votre cheval. Alors, si vous vous intéressez à lui, empêchez-le de s’éloigner.

Le jeune homme se retourna vivement ; Dahlgren, qu’il avait négligemment attaché à une branche d’arbre, s’était rendu libre et se dirigeait vers la lisière du bois.

Après l’avoir ramené, le voyageur passa la bride autour de son bras pour ne plus le perdre de vue, et reprit la conversation :

— Je crois bien qu’il n’y avait pas grand risque à laisser la pauvre bête se rafraîchir un peu, avec l’herbe tendre, de sa course matinale ; néanmoins je préfère l’avoir sous la main.

— Vous faites prudemment, car au bout de cinq minutes il aurait disparu ; et pour le retrouver il aurait fallu l’aller demander aux Legyos.

— Encore les Legyos !

— Mais oui : vous ne savez donc pas que c’est le nom indien des assassins, des brigands nocturnes ?

— Ainsi, vous croyez qu’ils auraient mis la main sur mon cheval ?

— Sans doute : vous ne vous y attendiez guère, il me semble ?

— Ma foi ! non, je considère même vos appréhensions comme mal fondées : dans mon opinion, les Sauvages ne se sont pas aperçu de mon passage dans la vallée.

— Excusez-moi, jeune homme ; vous êtes fou.

— Excusez-moi, vous même, sir : je ne suis pas accoutumé à m’entendre qualifier ainsi, je ne puis permettre cette licence à personne.

— Vous préférez agir à votre guise, je suppose ?

— Non, sir ! Lorsque je serai certain que nous sommes amis, je profiterai de vos avis. Mais je persiste à repousser la qualification dont vous venez de me gratifier.

— Eh bien ! je vous demande pardon. Vous savez que la vieillesse a des privilèges.

— Vous parlez courtoisement, sir ; je vous octroie un plein et entier pardon.

— Pourquoi êtes-vous venu seul ? demanda le vieillard en interrogeant son visiteur du regard ; il n’est sain pour personne de traverser cette vallée sans escorte, encore moins pour un cavalier bien monté et qui porte l’uniforme de l’armée des États-Unis.

— Je n’ai pas eu le choix de faire autrement. Permettez-moi une question, sir. N’est-ce pas vous qui êtes connu sous le nom de John l’ermite ?

Le vieillard baissa la tête et demeura quelque temps silencieux. Pendant cet intervalle un frisson parut le faire tressaillir, sa poitrine comprima un soupir demi-étouffé.

Le jeune voyageur le regardait avec un intérêt sympathique, tout en se demandant quel terrible événement avait pu pousser cet homme à vivre dans cette obscure et triste solitude. Un moment il regretta ses dernières paroles, craignant qu’elles n’eussent ouvert involontairement quelque plaie mal cicatrisée dans l’âme du pauvre ermite.

Il avait beaucoup entendu parler de ce Vieux John : on le dépeignait comme un homme étrange, mais bon et pacifique. Les Sauvages en avaient une crainte superstitieuse : ils lui attribuaient une puissance surnaturelle, et n’approchaient jamais de sa cabane ; ils n’osaient même s’aventurer sur la colline où elle était bâtie.

Les causes de son existence isolée et triste étaient ignorées ; était-ce le remords, était-ce le chagrin ?… Personne n’avait jamais pénétré ce mystère. De l’avis des Settlers qui avaient fait au Solitaire quelques rares visites, ce devait être un homme pieux, car ils l’avaient trouvé en prières. Tout ce qu’on avait pu deviner c’était que sa mélancolie se reportait à des scènes lointaines dans son existence, et qu’il s’était exilé dans cette solitude pour fuir des lieux témoins d’un bonheur perdu.

Après un long silence, le vieillard releva la tête, et répondit à la question du jeune homme :

— Oui… je suis le vieil ermite pour tous ceux qui me connaissent un peu. Cependant je ne suis pas un anachorète, un reclus, comme vous paraissez le croire.

Le jeune homme promena ses regards autour de lui, comme pour chercher les compagnons qui partageaient la solitude du vieillard.

Ce dernier l’observait en souriant :

— Non, poursuivit-il, vous ne verrez ici ni femme, ni enfants, ni famille ; et pourtant je ne suis pas seul : regardez bien autour de vous ; qu’aperçoit-on ?

— Pas grand’chose, si ce n’est le désert sombre ;… la vallée ;… la montagne : toute cette nature est belle et grandiose, mais monotone. Là bas, la rivière étincelle au soleil ; à la longue, ces reflets fatiguent, ce sont toujours les mêmes.

— Oui ! oui ! enfant ! Cette région ressemble à son Créateur, — elle ne change jamais. — C’est bon, bien bon ! ce qui ne change pas. — Vous aimez la nouveauté, jeune homme ? regardez-moi : j’ai été jeune comme vous,… mais j’ai changé. Ma vie a changé encore plus que ma personne. — Vous êtes heureux maintenant ; eh quoi ! voudriez-vous changer ?… pour avoir quoi ?… du malheur ?… Gardez-vous de devenir indifférent aux bienfaits dont vous a comblé la Providence : faites comme les oiseaux de ces forêts ; ils sont toujours contents et ne changent jamais. Voyez ce miroir argenté de la rivière ; toujours le même lit paisible, les mêmes ondes murmurantes, la même fraîcheur enchantée. Depuis bien des années je la contemple, je l’aime, je rêve au bruit de sa voix immense ; elle n’a pas changé : la trouvez-vous moins belle pour cela ? Jeune homme ! Dieu vous garde d’avoir à regretter ce qui était, mais qui n’est plus !

— Votre langage, sir, conviendrait à peindre une existence pleine d’éclat, de jeunesse, de félicité : mais il y a des cas, où je suppose que le changement serait bon et désirable. Prenons votre position elle-même pour exemple : croyez-vous que rien ne pourrait la rendre plus heureuse ?

— C’est mon opinion. Connaissez-vous les remarquables paroles prononcées par le baron de Humboldt au moment de sa mort ?

— Je ne pourrais vous dire.

— Les voici : le vénérable savant voyait arriver le terme de son existence si belle et si bien remplie. Un jour, par une fente de ses volets passa un rayon de soleil qui vint se jouer sur son lit. Il contempla pendant quelques instants cette gerbe lumineuse, puis il murmura avec une expression de joie : « Oh ! que c’est beau ! Dieu ! que c’est beau ! » — Il avait vu pareille chose dix mille fois en sa vie, mais jamais son admiration pieuse ne s’était lassée. — Excusez-moi, jeune homme, je me livre à des pensées rustiques et trop naïves pour un homme civilisé comme vous ; et j’oublie de vous demander quel est le but de votre visite : car vous venez du Fort, je suppose ?

— Je suis le lieutenant Henry Marshall.

— Ah oui ! je me souviens de vous avoir vu passer dans la vallée, íl y a une dizaine de jours ; mais vous étiez si loin, qu’aujourd’hui je n’aurais pu vous reconnaître. Où sont vos hommes ?

— Ils sont tous morts.

— Que me dites-vous là ?

— Oui ; nous avons été surpris par une troupe de Sauvages dans la Passe du Sud ; moi seul ai pu m’échapper pour aller porter cette triste nouvelle au Fort. Une triste nouvelle, sir ; en vérité, une triste nouvelle !

Et le jeune officier poussa un soupir en songeant à ses malheureux compagnons d’armes.

— À quelle tribu appartenaient les assaillants ?

— Je ne sais pas : il me semble que c’étaient des Pawnies. Wontum, un de leurs chefs, a juré de me tuer, et d’enlever ma femme avec mon enfant ; pourtant je ne l’ai pas aperçu parmi les Indiens ; mais je suis convaincu qu’ils agissaient d’après ses ordres.

— Non, il a traversé la Vallée derrière Laramie, il y a trois jours.

— Est-il possible… ? Et… était-il seul ? demanda Marshall avec animation.

— Non : ses guerriers étaient avec lui, — tous peints en guerre, prêts pour le sang.

— Ils étaient nombreux ?

— Au moins trois cents.

— Et peints en guerre… ? murmura Marshall. Êtes-vous certain que Wontum les conduisit en personne ?

— Je ne pourrais en répondre positivement, car ils étaient à grande distance. Mais, soit parce qu’ils étaient peints en guerre, soit pour plusieurs autres raisons, je suis convaincu que c’était la bande de Wontum.

Henry Marshall poussa un profond soupir et devint très-pâle ; au bout d’un instant le sang monta à son visage, il pressa son front entre ses deux mains. Le vieillard qui l’observait lui dit :

— Pensez-vous que, réellement, ils aient l’intention d’attaquer le Fort ?

— Oui, et je tremble pour les suites ; car la garnison est si faible !

— Oh ! elle se défendra bien un peu, dans tous les cas ; si je ne me trompe, vous craignez bien davantage pour les Settlers que pour les soldats ?

— Je ne pourrais dire si j’ai plus de sollicitude pour les uns que pour les autres, mais, à ce moment, j’ai un poids énorme sur la poitrine ; mon absence est peut-être un acte de lâcheté qui livre ma femme et mon enfant aux chances des plus terribles dangers.

— Ne sont-ils pas en sûreté dans le Fort ?

— Oui ; du moins, je le suppose. Je n’ai aucune raison pour les croire en danger, et pourtant je suis oppressé par un pressentiment sombre : s’il leur arrivait malheur, je n’y survivrais pas.

— Gardez-les bien, jeune homme, ces trésors… une fois perdus on ne les retrouve plus ! répondit le vieillard d’un ton pénétré, pendant qu’une larme tremblait au bord de sa paupière.

— Certainement, je voudrais les sauvegarder ; c’est le but unique de mon existence ; mais il faut que je sois partout à la fois. Si je me suis arrêté ici jusqu’à présent, c’était pour procurer à mon pauvre cheval quelques moments de repos : je ne l’ignore pas, les moments sont précieux.

— Il y a de grands dangers à courir d’ici au Fort. La vallée est pleine de coquins altérés de sang.

— Il faut que je marche, quand même : les sentiers fussent-ils hérissés de serpents à sonnettes, il faut que je leur passe sur le corps.

— C’est noblement parler, mon jeune ami, je vous félicite de votre courage : mais vous ne partirez pas seul ; c’est impossible.

— Qui voudrait venir avec moi ? qui voudrait partager de tels périls ?

— Moi.

— Eh quoi ! vous laisseriez pour moi, votre solitude si paisible, si sûre ?

— Je ne suis pas aussi solitaire que vous le croyez ; je consacre une bonne portion de mon temps à secourir les malheureux voyageurs. — Encore une fois, vous ne pouvez pas traverser la vallée ; je serai votre guide dans la montagne, la seule voie qui reste praticable.

— Et je vous tiendrai compagnie, aussi sûr que mon nom est Jack Oakley ; dit d’une voix hardie un nouvel arrivant.

Le vieil ermite lui tendit la main en signe de bienvenue, et lui demanda :

— Nous apportez-vous quelque nouvelle d’importance ?

— Oui, quelque chose d’important pour moi surtout.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Oh ! toujours la bonne chance à l’envers. J’ai amené ici Molly, le baby et la vieille femme. Ça me ferait bien plaisir de pouvoir les laisser ici.

— Il faut que les choses aillent bien mal pour que vous soyez obligé de chercher ici un refuge pour votre famille. En tout cas, elle est la bienvenue comme toujours.

— Merci ! je savais bien que nous trouverions bon accueil. Les pauvres enfants seront en sûreté ici ; au moins les Legyos n’oseront pas venir les relancer ici, jusque dans la maison du Vieux Nick.

Sur un signal d’Oakley deux femmes et un bébé firent leur apparition dans la cabane et furent paternellement reçus par le vieillard.

— Enfin ; quelles nouvelles ? demanda de nouveau ce dernier.

— Rien ; répondit Oakley, si ce n’est qu’environ deux cents canailles rouges ont descendu la Platte et rôdent par là-bas dans tous les environs. Je pense donc que notre meilleure route sera de filer dans les montagnes en suivant le cours du Laramie : ce sera le plus sûr, et si nous faisons quelque rencontre sur les collines, ce ne seront que des coquins isolés.

Les préparatifs furent bientôt faits ; la petite caravane se mit en route dans la direction du Fort.