Cœur de panthère/Lueurs d’espoir

A. Degorce-Cadot (p. 192-206).

CHAPITRE XI

LUEURS D’ESPOIR.


Peu d’instants après l’arrivée de Wontum, ses discussions avec le chef avaient dégénéré en dispute, et l’on était sur le point d’en venir aux coups, lorsque plusieurs Sauvages arrivèrent avec grand bruit, amenant un prisonnier.

Wontum poussa un rugissement de triomphe et bondit vers l’entrée de la caverne, espérant apercevoir Quindaro. Mais son enthousiasme tomba vite ; les nouveaux-venus n’amenaient qu’un vieillard.

En le voyant approcher, Mary Oakley s’élança au-devant de lui, en s’écriant :

— Oh ! père John ! êtes-vous donc aussi prisonnier ?

Effectivement, c’était le vénérable ermite ; il répondit d’une voix calme

— Non, mon enfant, non, pas prisonnier !

— Comment donc vous trouvez-vous ici ?

— Je viens pour faire mettre en liberté trois personnes : vous, Manonie et son enfant.

— Vraiment ! Quel bonheur ! s’écrièrent les deux captives, en prenant avec effusion les mains de ce sauveur inattendu.

— Relâcher Elle ? fit dédaigneusement Wontum en montrant Manonie.

— Je ne m’adresse pas à vous, répondit l’ermite d’une voix glacée ; lorsque j’aurai consolé ces malheureuses créatures, je veux conférer avec le chef Némona.

Cette réplique n’était pas faite pour satisfaire le farouche Pawnie ; néanmoins il resta immobile sans répondre un seul mot.

— Avez-vous vu Quindaro ? demanda Mary en étouffant ses sanglots.

— Oui, il est sauvé.

— Et mon mari ? s’écria impétueusement Manonie.

— À la tête des troupes, dans la vallée ; il sera bientôt ici.

— C’est un espion ! hurla Wontum.

— Un espion ?… répéta Némona.

— Non, non, je ne suis ni guerrier, ni espion ; ma voix n’est pas pour le sang, mais pour la paix.

— Où avez-vous été pris ?

— Vos guerriers m’ont saisi dans le ravin, tout près de la rivière.

— Que faisiez-vous là… ?

— J’étais en route pour venir vous proposer la paix.

Le visage du vieux chef s’illumina d’une satisfaction subite : celui de Wontum devint plus sombre que la nuit.

— Quelles conditions proposez-vous ? demanda Nemona.

— Vous cesserez vos hostilités, vous relâcherez les prisonnières, vous livrerez Wontum au supplice, car c’est lui qui est le principal coupable. — Oh ! vous n’avez pas à me regarder si cruellement, vous ! continua-t-il en s’adressant à ce dernier ; je transmets mon message, le chef répondra ce qu’il voudra je rapporterai fidèlement ses paroles. — Je pense maintenant, oui, je pense que trop de sang déjà a coulé ; il en faut tarir la source. Vous me connaissez pour un homme de paix, Nemona, vous savez que si je vous donne un conseil, c’est pour votre bien. Croyez-moi, toute lutte avec les Blancs est impossible ; ils sont plus nombreux que vous, ils ont de gros rifles qui sèment au loin la mort. Remettez-moi les captives ; je m’en irai avec elles annoncer que le grand chef est un sage, un ami de la paix.

Topeka survint à ce moment : après avoir regardé fixement le vieillard, elle le prit par la main en disant :

— Êtes-vous le Père John, l’Ermite ?

— On m’appelle ainsi, Topeka.

— Le bon vieillard dont le wigwam est sur la montagne du Medicine Bow ?…

— Là est ma cabane.

— Vous y vivez seul ?… Vous êtes solitaire, sans personne pour soigner votre demeure, personne pour vous aimer ?…

— Je ne suis pas tout-à-fait sans amis. J’espère bien n’avoir pas d’ennemis.

— Oh non ! personne ne peut être votre ennemi ; chacun vous aime, parce que vous parlez du Grand-Esprit. Si tous vous écoutaient, je crois bien que nous n’aurions pas de guerres. Voulez-vous me dire quelques paroles de Celui qui gouverne les cieux ?

— Volontiers, Topeka. Il nous enseigne que nous ne devons pas tuer. Pourtant quelqu’un de votre tribu est venu hier à ma cabane, il a tué une pauvre femme, la mère de cette pauvre enfant.

Les yeux de la vieille Indienne se portèrent sur Mary Oakley.

— Sa mère ? demanda-t-elle avec émotion.

— Oui, répondit la voix grave et triste de John.

— Et… a-t-elle encore quelqu’un pour l’aimer ?

— Son père vit encore.

— Personne autre ?

— Oh ! si ! s’écria naïvement Mary ; voici d’abord le bon père John ; ensuite il y a celui qui…

— Chut ! fit l’ermite.

— Ah ! oui, je me souviens. Le prisonnier qui était là tout-à-l’heure. Et, vous l’aimez ?…

— Oui ! oh oui !

— Autant que j’aime mon mari, Nemona ?…

— Bien davantage ! je pense, répondit la jeune fille rouge et confuse.

— Alors, il faut que vous soyez libre de le rejoindre. Quel est celui qui a tué votre mère ?

— C’est Wontum, dit l’Ermite.

— Vous êtes un méchant homme ! fit Topeka d’un ton sévère, en se tournant vers le Pawnie ; vous serez puni pour ce crime.

Alors, s’adressant à Manonie :

— Vous n’aimez pas à vivre dans nos wigwams ?…

— Non ! répondit la jeune femme ; je ne suis pas née dans les bois ; ma patrie c’est la maison des Blancs ; le sang Indien n’est pas le mien ; pourquoi serais-je infidèle à ma race ?

— Bien ! reprit la vénérable Pawnie, vous êtes Face-Pâle, vivez avec les vôtres. Vous n’aimez pas Wontum ?

— Certes, non ! je préférerais les loups de la prairie !

— Je ne vous blâme pas. C’est un méchant homme. Quelqu’un vous aime là-bas ? continua-t-elle en montrant les troupes dans la vallée.

— Oh oui ! mon mari m’attend, il attend son enfant !

— Bien ! vous irez le rejoindre.

— Elle n’ira pas ! hurla Wontum avec un emportement féroce.

Et il tira son couteau comme pour joindre le geste à sa protestation.

— Arrière ! Wontum ! cria le chef d’une voix tonnante ; c’est moi qui commande ici !

Le Sauvage recula, n’osant désobéir ; mais au fond du cœur il nourrissait l’espoir de semer la division dans la tribu et de l’emporter par la violence et le nombre de ses adhérents. Il se mit sur le champ à comploter dans les groupes, exploitant avec une habileté infernale les passions sanguinaires de ceux qui l’entouraient.

Pendant ce temps, Topeka restait les yeux fixés sur Mary Oakley. Enfin, elle lui dit d’une voix tremblante :

— Ainsi donc, c’est ce méchant homme qui a tué votre pauvre mère ?

— Oui, répondit la jeune fille en sanglotant.

— Hier ?

— Oui, hier.

— Hier !… répéta la vieille Indienne en réfléchissant ; il y a dix… quinze… dix-huit ans que ce méchant homme a tué…

— Tué ? qui demanda l’Ermite avec émotion.

— La mère de Manonie.

La jeune femme poussa un cri de douleur ; l’Ermite devint pâle et demanda avec une sorte d’emportement douloureux :

— Quel était son nom ? où demeurait-elle ?…

— Je l’ai oublié, répondit, lentement Topeka, après avoir consulté ses souvenirs ; mais mon mari vous le dira peut-être.

— Était-il présent ?

— Où ?

— Au lieu où le meurtre fût commis ?

— Non, répliqua Nemona ; j’étais au lac Willow et je n’ai connu cette affaire qu’au retour de Wontum, lorsqu’il ramena Manonie avec lui. Elle était alors un petit enfant d’environ trois ans.

— Le nom… quel était-il ?

— Je ne l’ai jamais su.

— Le lieu… ? En quel lieu a été commis le meurtre ?

— Ce fut dans l’Iowa, près…

Le vieillard ne put achever sa phrase ; un coup de feu cingla l’air, en même temps le chef tressaillit en portant sa main à la tête comme s’il y eût éprouvé une vive douleur : un filet rouge ruissela entre ses doigts, il chancela et tomba à la renverse.

Topeka se précipita sur le corps de son mari, cherchant à le relever, l’appelant des noms les plus tendres. Mais le vieillard resta muet et inanimé : alors elle se répandit en sanglots déchirants. Après avoir ainsi donné cours à sa douleur, elle se releva comme une tigresse, cherchant le meurtrier.

Wontum et tous les Indiens réunis regardaient leur chef avec une anxiété silencieuse. Topeka courut à Wontum, le couteau levé :

— Vous ! c’est vous ! cria-t-elle, exaspérée.

— Ugh ! moi ! non ! répliqua le Pawnie tout décontenancé par cette accusation.

— Ah ! c’est lui ! c’est lui ! poursuivit-elle en se tournant vers l’Ermite.

— Non, Topeka : je ne pense pas, dit le vieux John. Comme vous le voyez, le jour est venu, quelque soldat a pu s’approcher à portée de carabine et a tiré ce coup malheureux. Mais, laissez-moi voir si Nemona est mort ou seulement blessé.

Tout en parlant, l’Ermite s’était penché sur le chef : au bout d’un examen de quelques instants, il se releva en disant :

— Rassurez-vous, Topeka, sa blessure n’est nullement grave. La balle lui a effleuré la tempe, et a tracé sur la peau un léger sillon, sans atteindre le crâne. Il n’est qu’étourdi par le coup ; dans peu d’instants il reprendra connaissance.

Sous la direction de Topeka, les Sauvages emportèrent leur chef dans une grotte reculée où il était à l’abri de la fusillade qui commençait à envoyer parmi les Pawnies une grêle de balles.

L’occasion était triomphante pour Wontum : il était débarrassé du chef, et, sûr de n’être point contredit, il pouvait mener au combat ses fidèles qui partageaient ses passions belliqueuses. Il était d’ailleurs convaincu de pouvoir résister pendant plusieurs heures, même aux plus rudes assauts. Il prit donc le commandement, plaça ses hommes aux postes les plus avantageux, et bientôt le pétillement de la fusillade, le grondement du canon, les sifflements de la mitraille ou des balles annoncèrent au loin que la bataille était chaudement engagée.

Des clameurs, tantôt inquiètes, tantôt victorieuses, indiquaient par instants les vicissitudes variables du combat. Peu à peu, les Sauvages se concentrèrent au point où étaient réunies les prisonnières et leur vieil ami : elles furent obligées de rentrer plus avant dans l’intérieur des grottes pour n’être pas atteintes par les balles.

Le vieil Ermite s’aperçut alors qu’il lui serait plus périlleux de retourner parmi les Blancs que de rester avec les Indiens ; en effet, s’il échappait à la mousqueterie des troupes régulières, il pouvait craindre à coup sûr d’être fusillé par les Indiens furieux de le voir fuir. Il resta donc auprès de ses protégées. Là, au moins, il pouvait surveiller Wontum.

Il les conduisit dans la grotte où reposait Nemona. C’était leur plus sûr asile, à moins que Wontum, furieux d’une défaite, ne revint les massacrer tous pour assouvir ses dernières vengeances.

Mary Oakley et Manonie étaient dans un état d’angoisse terrible. Elles étaient à la fois si près et si loin de la liberté ou de la mort ! Leur anxiété devenait si cruelle qu’elles se surprenaient à ne désirer qu’une chose… mourir avec leurs amis.

Topeka était plus calme. Elle donnait toute son attention à son mari qui avait recouvré ses sens et ne se ressentait presque plus de sa blessure.

Tout à coup la vieille Indienne s’adressa fiévreusement au père John :

— Vite ! vite ! lui dit-elle ; cachez-vous derrière moi.

— Wontum vient donc ?

— Oui ?

— Je lui résisterai.

— Insensé ! Il est accompagné de plusieurs robustes Peaux-Rouges ; tous sont armés, et vous êtes sans défense. Vous seriez tué avant d’avoir pu dire seulement deux mots.

— C’est Manonie que ce scélérat vient chercher ?

— Oui.

— Et je ne la défendrais pas jusqu’à mon dernier souffle ! oh ! que si !

— Dans ce cas, vous pouvez désespérer de son sort pour le présent et pour l’avenir ! Venez donc !

Et la vieille Indienne, tirant de force l’Ermite en arrière, le cacha dans l’ombre.

À cet instant Wontum arrivait avec plusieurs guerriers, hurlant et vociférant d’une manière furieuse. La malheureuse Manonie comprit aussitôt que c’était à elle qu’ils en voulaient ; ells se blottit dans un recoin obscur. Mais ses efforts furent inutiles, on l’arracha violemment de sa retraite et on la traîna jusqu’au dehors, malgré ses cris et les appels désespérés qu’elle adressait à son mari.

Hélas ! ce dernier combattait vaillamment pour lui apporter secours, mais il était trop loin encore pour lui venir en aide.

Elle crut bien entendre une fois sa voix vibrante, au milieu du tumulte ; ce ne fut qu’un éclair, une sorte de vision fiévreuse qui disparut aussitôt.

— Mon enfant ! mon enfant ! rendez-moi mon petit Harry criait-elle d’une voix navrante.

Mais le monstre cruel l’entraînait sans l’écouter.

— Oh ! c’en est trop ! oui, c’est trop de lâche cruauté ! s’écria l’Ermite ne pouvant plus tenir à ce spectacle atroce.

Et il s’élança vers le ravisseur : il l’atteignit au moment où il venait de jeter sa victime en travers sur un cheval. Un coup terrible fût assené sur la tête du vieillard qui tomba à la renverse, inanimé, sur le sol.

— Je prévoyais bien ce qui devait arriver, cria Topeka en courant à son secours. Insensé vieillard ! que pouvait-il faire contre la force ?

Mary Oakley arriva en même temps. Le visage de l’Ermite était couvert de sang ; elle se mit à le laver doucement, cherchant sa blessure.

— Bonne Topeka, dit la jeune fille, je vais faire tout ce que je pourrai auprès du pauvre Père John, je crains bien que mes soins soient inutiles. Restez auprès de votre mari dont l’état exige encore votre assistance.

— Nous allons, ou plutôt vous allez avoir assistance dans quelques moments. Voilà la fusillade des Blancs qui se rapproche, les rifles Indiens se taisent. Justement ! voilà les soldats qui sont au pied de la colline : ne vont-ils pas tuer mon mari ? ajouta la vieille femme avec une tendre inquiétude.

— Non ! non ! n’ayez pas peur. Vous avez sauvé Quindaro, vous avez fait en notre faveur tout ce qui vous était possible. Nous saurons vous prouver notre reconnaissance.

Les deux femmes attendirent en silence l’issue des événements : on n’entendait dans la grotte que le bruit de leur respiration oppressée et les sanglots du petit Harry oublié par Wontum dans la précipitation de sa fuite.