Cœur de panthère/Épilogue

A. Degorce-Cadot (p. 219-224).

ÉPILOGUE


Les lendemains de batailles sont tristes même pour les vainqueurs. Il faut ensevelir les morts, panser les blessés : on se compte, et on trouve des vides dans les rangs.

Après les premières joies d’une réunion presque miraculeuse, Marshall et le vieil Ermite avaient dû s’occuper de tous ces pénibles détails. Ensuite, le repos, nécessaire à tous après tant d’angoisses et de fatigues, le repos était devenu un impérieux besoin. Chacun s’était fait un lit rustique, et on s’était endormi, les uns sur leurs joies, les autres sur leurs douleurs.

Cependant la nouvelle aurore qui succéda à ces journées sombres était si belle que la joie, le bonheur et la paix semblaient être son cortège.

Mary Oakley était encore dans la région des songes, ses yeux doux et tristes n’avaient pas entièrement séché leurs larmes, lorsque des voix amies l’invitèrent au réveil.

Elle se leva vivement : Topeka était à côté d’elle ; plus loin étaient Manonie, Marshall et leur petit Harry. Tous ces visages rayonnaient d’allégresse ; Mary leur sourit d’abord, puis son cœur se serra en pensant que chacun autour d’elle avait retrouvé ceux qu’il aimait, et qu’elle seule, pauvre orpheline, n’avait plus de famille, plus d’ami dévoué… Son père gisait sanglant dans l’ombre d’un rocher ; Quindaro n’avait pas reparu.

— La jeune Fâce-Pâle était donc bien loin dans le pays des songes ? dit Topeka employant l’harmonieux langage de la poésie indienne ; si loin ! qu’elle n’entendait plus… Qu’elle ouvre l’oreille pour y laisser entrer une voix chère.

La jeune fille fixa sur la vieille femme ses grands yeux étonnés :

— Oui ; reprit celle-ci, que ma fille écoute… elle entendra…

Mary prêta l’oreille, docilement, mais sans savoir pourquoi.

— Ma petite Molly…, balbutia près d’elle une voix faible et tremblante ; tu ne sais donc pas ? Je suis ressuscité.

— Mon père ! mon doux père !! s’écria, la pauvre enfant qui croyait rêver.

Elle bondit comme une gazelle ; puis, s’agenouilla, pleurant, riant, éperdue, auprès d’un lit de fougères qu’elle aperçut à quelques pas.

— Doucement ! Molly ! répondit le brave Jack à ses baisers exaltés, doucement ! ma bonne fille, je suis plus délicat à cette heure que le premier œuf d’un oiseau-mouche ; remercie un peu le bon Ermite qui m’a remis à neuf, qui m’a soigné, qui m’a presque guéri, tout blessé qu’il est.

En effet le vieux John se tenait debout, près du lit, et son visage était encore inondé du sang répandu par sa blessure de la veille.

Au moment où Mary se disposait à lui adresser la parole, Nemona, par une exclamation stridente attira tous les yeux sur lui.

Il apparut, le visage décomposé par la frayeur, et considérant avec stupéfaction un objet étrange qu’il tenait à la main.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Marshall.

— Le scalp du vieil Ermite ! bégaya le chef en montrant une chevelure blanche.

Marshall regarda John avec étonnement.

— De l’eau, demanda-t-il, donnez-moi de l’eau pour que je lave ce sang.

L’opération était à peine commencée que les sourcils grisonnants, les rides, la barbe argentée tombèrent comme par magie, découvrant un jeune et mâle visage que chacun reconnut aussitôt.

— Quindaro ! Quindaro ! s’écria-t-on de toutes parts.

Il y eut un moment de joyeux tumulte impossible à décrire.

— Oui, mes amis, dit-il enfin, le vieux John, l’Ermite, Quindaro, Walter ! je suis, ou plutôt j’étais tout cela ; mais aujourd’hui je ne veux garder que le dernier nom, car c’est le seul qui me rappelle le bonheur, ajouta-t-il en regardant tendrement Mary.

— Cher Walter ! murmurait celle-ci, rouge de bonheur ; mon Dieu ! merci !

— Aujourd’hui est finie ma tâche vengeresse ; si j’en crois mon cœur, une nouvelle joie nous attend. Nemona, en quelle région Wontum a-t-il enlevé Manonie après avoir massacré sa famille ?

— Dans l’Iowa, près du fort des Moines, sur la rivière Racoon.

— Manonie ! poursuivit Walter, n’avez-vous aucun souvenir de votre enfance, du toit paternel ?

— J’en ai peu… bien peu… ils sont confus… : Des amis…, mon père, ma mère et de petits frères avec lesquels je jouais…

— Sur les bords d’un cours d’eau ?

— Oui, oui ! s’écria la jeune femme.

— Sur une belle colline ?

— Oui ! je me souviens.

— Et votre nom… vous le rappelez-vous ?

— Laissez-moi réfléchir.

Et Manonie se prit la tête dans les mains.

— Voyons, que je vous aide :… était-ce Flor… ?

— Flora ! oui ! continua la jeune femme avec émotion.

— Flora Mil… ?

— Milburn ! oui, Flora Milburn ; c’est cela. Mais alors, vous êtes… ?

— Je suis Walter Milburn, ton frère ! s’écria le jeune homme en pleurant de joie ; ton frère !… et je ne suis plus l’orphelin solitaire.


Si quelque voyageur, traversant les plaines de la Nebraska, s’arrête sur les bords enchantés de la rivière calme et majestueuse avant qu’elle ait atteint le territoire de Laramie, il aperçoit sur une colline verdoyante deux beaux châteaux qu’entourent une multitude de cabanes rustiques.

C’est le plus beau settlement du Far-West ; son riant paysage est animé par de nombreux troupeaux ; le calme et la paix règnent dans la fraîche vallée ; bien loin, bien loin ont fui les Peaux-Rouges hostiles ; la race Blanche seule règne sur ce territoire splendide qu’elle a fertilisé.

Que le voyageur demande à quelque pâtre cavalier, le nom des heureux et riches Settlers qui ont créé ce superbe domaine, le pâtre répondra :

— Vous venez donc de bien loin ! vous ne connaissez pas Cœur-de-Panthère et Quindaro ?

Si le voyageur fait de nouvelles questions, en débouchant cordialement un flacon de whisky, le pâtre boit à sa santé et lui raconte la légende : quand elle est terminée, il dépose respectueusement à terre son grand sombrero, et, tête nue, boit à la santé du jeune Harry, l’unique héritier des Milburn.

fin