Cœur d’Acier/Partie 3/Chapitre 07

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 517-528).


VII

Le second tête à tête.


Le rôle du billard était fini. Quand Roland et la princesse d’Eppstein l’eurent quitté, il redevint un boudoir banal : on y laissa entrer tout le monde.

Le rôle du « petit hôtel, » ce gracieux paradis qu’habitait Nita de Clare, allait commencer.

Mais, avant de franchir le seuil de cette charmante solitude, dont le calme séculaire va s’éveiller en sursaut aux violences d’une terrible péripétie, nous avons un coup d’œil à jeter sur le bal.

Le bal était à son beau moment. Les ennemis les plus jaloux de Mme la comtesse du Bréhut de Clare n’auraient point pu dire autre chose, sinon que la fête était un brillant succès. Les bruits romanesques ou historiques qui allaient et venaient au travers des quadrilles, contribuaient eux-mêmes à mettre de l’animation dans le plaisir. On s’étonnait seulement de n’avoir point vu encore le garde du corps du roi de Naples, ce beau prince Policeni, danser avec le « Nuage d’été. »

Les plus curieux avaient interrogé déjà le célèbre avocat qui semblait avoir reçu les confidences de la famille, les plus curieuses surtout. Mais le célèbre avocat n’était point là pour trahir les secrets de ses nobles clients.

Quelques-uns disaient, et c’est une chose singulière de penser combien d’actions disparates peuvent se croiser dans ces illustres foules, où nous voyons souvent tant de drames intimes coudoyer tant d’affaires de finance ou d’État ; quelques-uns disaient qu’il se passait ici, au son des violons de Tolbecque, une grave et mystérieuse aventure. Devinez quoi. Je vous le donne en mille… Une instruction criminelle !

On n’y croyait pas, vous pensez bien, mais, après tout, était-ce donc impossible ?

Certes, il ne s’agissait point d’une instruction criminelle authentique et timbrée sur chaque page, avec témoins levant leur main droite et disant je le jure, avant de déclarer. Ce n’était pas ici le lieu ; mais, en dehors de la forme officielle, authentiquée par la présence du greffier, ce notaire de la justice criminelle, n’y a-t-il rien ? Chacun sait bien que si. Les convictions se forment comme elles peuvent, et il est toujours temps de cartonner dans la forme les feuilles volantes de l’investigation personnelle.

Un juge d’instruction était là, dans les salons, voilà le fait certain. Vingt personnes l’avaient reconnu.

En acceptant sa fonction honorable et utile, ce juge d’instruction cependant n’avait point fait serment de refuser toutes les invitations de bal. Il était marié. Sa femme, une très piquante brunette qui n’allait pas dire au greffe tous ses mignons secrets, valsait comme une perdue. Le juge d’instruction ne pouvait-il être venu pour le seul plaisir de Madame ?

Certes, certes. En cas de fantaisie, Madame l’eût mené bien plus loin que cela. Ces terribles hommes en robes noires sont sujets à cabrioler comme Auriol, quand Madame leur chatouille le creux de la main. Mais M. le juge d’instruction avait causé une heure durant avec l’illustre avocat.

Ils se connaissaient fort intimement ; l’illustre avocat avait l’oreille de la magistrature, certes, mais le prince Policeni était venu en tiers, puis il s’était formé, dans une embrasure discrète, un groupe tout composé de dominos noirs.

Le temps était aux Habits Noirs. L’affaire Schwartz-Lecoq, quoiqu’elle n’eût point éclaté judiciairement, avait produit un de ces fracas sourds dont l’écho s’entend de loin et longtemps. On ne craignait pas les Habits-Noirs, auxquels beaucoup de gens même s’obstinaient à ne point croire, surtout dans ces hautes régions du monde parisien, mais on parlait d’eux volontiers, proverbialement, ne fût-ce que pour en rire.

Depuis deux ou trois années, combien de bouches éloquentes ou puissantes, combien aussi de charmantes bouches ont plaisanté sur Jud, sur Müller, sur les acteurs du drame Trümpi, qui vient d’élever la Suisse à la hauteur des autres pays civilisés ! Il faut avouer ingénument que rien n’est gai comme l’assassinat. Et prononcez donc en gardant votre sérieux (quand vous n’avez pas besoin d’elle), le nom de cette sinistre boutique qui paye un impôt dix fois plus exorbitant que celui du tabac, et qui fait fortune : les pompes funèbres ! Les choses lugubres font rire.

Quelqu’un nomma ce groupe de l’embrasure : les Habits Noirs. Ce quelqu’un plaisantait, mais le nom resta.

Et voyez, à part l’illustre avocat et le juge d’instruction, qui, assurément, n’étaient pas les Habits-Noirs dans le sens populaire du mot, le groupe se composait du prince Policeni, du roi Comayrol, de Moynier, de Rebeuf et de Nivert : tous ceux qui étaient venus parce que Marguerite leur avait fait tenir ce message : Il fera jour, cette nuit, à l’hôtel de Clare.

Comme le rire myope se heurte souvent à la vérité sans le savoir !

Vers deux heures du matin, le bon Jaffret, pâle comme un spectre sous son masque, vint rejoindre ce groupe.

Il y avait une raison toute particulière pour donner aux dires et gestes de ce groupe une très grande importance, dans les salons de Mme la comtesse. Ceux qui composaient ce groupe avaient prononcé à diverses reprises le nom de maître Léon Malevoy.

Or, rien n’avait encore transpiré de la position dangereuse où se trouvait le jeune notaire ; mais il y a autour des positions de ce genre une atmosphère spéciale, étonnamment sonore. C’est dangereux comme les abords d’une poudrière, où la moindre étincelle peut déterminer l’explosion.

Souvenons-nous que tout le faubourg Saint-Germain dansait, cette nuit, chez Mme la comtesse, et que maître Malevoy avait la confiance du faubourg Saint-Germain.

L’explosion, si elle avait lieu, devait casser les vitres.

Jusqu’à présent rien n’éclatait ; ce feu de grisou des cancans bavards ne rencontrait point la lampe imprudente qui l’eût enflammé. On riait, on causait, on polkait, on valsait. Les glaces étaient excellentes, les femmes adorables. L’absence des deux maîtresses de la maison qui aurait pu mettre un temps d’hésitation dans la fête, à peine remarquée, avait déjà pris fin. Le Nuage d’été et le Volcan se promenaient bras dessus, bras dessous, double comète, suivie par une queue d’hommages.

Nous avons pris soin de donner d’avance au lecteur le mot de cette énigme.

Il y avait deux nuages d’été : celui de Nita et celui que Mme la comtesse avait commandé quelques jours auparavant en sortant de l’étude Malevoy.

Il n’y avait qu’un volcan, mais il était pour deux.

Ce profitable vicomte Annibal avait trouvé, Dieu et lui savaient où, une admirable paire d’épaules pour endosser le premier costume de la comtesse.

De sorte que le Nuage d’été et le Volcan que nous voyons passer ensemble, et qui, pour tout le bal, représentaient Nita au bras de la comtesse, étaient en réalité la comtesse et la trouvaille de cet utile Annibal.

La comtesse jouait le rôle de Nita, la trouvaille jouait le rôle de la comtesse.

Nita, la vraie Nita, avait dans le billard son tête à tête avec Roland.

Tout était au mieux, en vérité.

Je vous prie de ne point prendre le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante pour un Italien de loisir. Pendant les quelques minutes que dura la promenade-exhibition du Nuage d’été et du Volcan, le vicomte Annibal, prenant à peine le temps d’étancher la sueur qui perlait sur l’ivoire poli de son front, sous le vestibule, reçut le portefeuille des mains de MM. Baruque et Gondrequin, le porta à Roland dans le billard, envoya ledit Roland aux deux lieutenants généraux de l’atelier Cœur-d’Acier qui l’attendaient à la porte de l’hôtel, ramena Nita dans le bal et la laissa au milieu d’un groupe d’admirateurs empressés qui sollicitaient sa main pour la danse prochaine.

Libre de ce côté, il traversa la fête comme une flèche, rejoignit la comtesse et la « trouvaille » dans la galerie du milieu et prit le bras de cette dernière comme c’était son étroit devoir.

La comtesse, vaporeuse sous son nuage d’été, put alors aller à ses affaires. La trouvaille paradait pour elle.

Et quel danger à tout cela ? Aucun.

Intrigues de fête, drôleries de carnaval. Pour Dieu ! si l’on voyait des crimes sous toutes ces innocentes supercheries qui diaprent les nuits de Paris depuis le premier jour de l’an jusqu’au mercredi des Cendres !…

Il y en a quelques-uns, c’est vrai, mais pas plus qu’ailleurs.

L’affaire présente de Mme la comtesse, s’appelait Léon de Malevoy.

Elle n’avait pas de temps à perdre maintenant que Nita était rentrée dans les salons. Le vrai danger, c’était une rencontre avec Nita. Les deux nuages d’été, en se choquant, auraient produit un coup de tonnerre.

Mais, en ce firmament, il y avait place pour les deux nuées. La comtesse se fiait en ses yeux perçants, en son adresse consommée, en son étoile.

Les cartes de son jeu étaient d’avance préparées, la fièvre clouait le comte dans son lit ; elle avait dépêché le docteur Lenoir et Mlle de Malevoy sur une piste imaginaire à la recherche de ce même Léon de Malevoy qu’il lui fallait et qu’elle avait ici sous la main. Roland lui-même était avec ses fidèles compagnons de l’atelier Cœur-d’Acier.

Mais Roland ne pouvait tarder longtemps à revenir, car Nita l’attirait comme un aimant. Il fallait agir et agir vite.

En quittant Annibal, la comtesse lui dit :

— Dans une demi-heure, montre en main, vous conduirez de nouveau cette femme chez moi, par la même route. Elle reprendra ses habits, recevra son salaire et s’en ira… Alors, il sera temps pour vous d’agir ; vous aurez des armes et vous viendrez au petit hôtel… Je ne me trompe pas : vous m’avez bien dit que les pistolets sont sur le guéridon ?

— Oui, répliqua Annibal, tout est prêt.

— Allez, et soyez exact.

Il s’éloigna aussitôt.

Léon était seul. Il errait inquiet et malheureux. La comtesse se débarrassa des danseurs importuns qui se pressaient autour d’elle, la prenant pour la princesse d’Eppstein, et marcha droit à lui.

— J’ai promis la prochaine contredanse au capitaine Buridan, dit-elle à haute voix, en arrivant à ses côtés.

Léon tressaillit et se retourna. Il fut trompé comme tout le monde. Malgré les précautions habiles, employées par Marguerite au commencement de la fête, il n’en pouvait croire ses oreilles.

— Princesse, balbutia-t-il, il y a ici un autre capitaine Buridan. Ce n’est peut-être pas à moi que vous croyez parler.

— Je crois parler, dit la fausse Nita qui lui saisit le bras d’une main qu’elle faisait tremblante à plaisir, à l’homme qui avait la confiance du duc de Clare, mon père, je crois parler au dépositaire des secrets de ma famille, à celui qui a juré, près d’un lit de mort, de me protéger et de me garder !

Sa voix était profondément altérée par l’émotion, mais c’était bien la voix de Nita, du moins Léon le jugea ainsi.

— Je suis à vous, Madame, dit-il, mon corps et mon âme !

— On prononce ces mots-là bien souvent ! murmura Marguerite. Venez. Dansons. En dansant, je vous parlerai.

Léon la suivit. L’orchestre préludait à un quadrille. Comme ils allaient se mettre en place, la prétendue princesse reprit :

— Je ne pourrais pas danser ! mes jambes chancellent et mon cœur me fait mal… je voudrais de l’air… Emmenez-moi !

Léon, stupéfait, la soutint défaillante dans ses bras.

— Au nom de Dieu, Nita… Madame ! dit-il, que vous est-il arrivé ?

— Venez ! fit Marguerite brusquement au lieu de répondre.

Elle l’entraîna vers une porte-fenêtre donnant sur les jardins.

Il était temps, et si Malevoy éperdu avait pu donner son attention à quoi que ce soit autre qu’elle-même, il aurait vu Nita, la vraie Nita, passer le seuil du salon au bras d’un danseur.

Il ne vit rien, parce que Marguerite tourna l’espagnolette d’une main nerveuse et l’entraîna au-dehors.

— Refermez la porte ! ordonna-t-elle.

Et quand il eut obéi :

— Je suis bien malheureuse, Monsieur de Malevoy, dit-elle, je suis bien seule ! et j’ai peur ! horriblement peur !

Léon, qui la voyait tremblante, la soutint dans ses bras.

Elle s’appuya tout contre lui et poussa un long soupir.

— Cet air froid vous saisit, dit le jeune notaire. Vous frissonnez sous ces légers habits…

— Oh ! fit-elle, qu’importe cela ? Je brûle, plutôt, je brûle. Mon Dieu ! Monsieur de Malevoy, comment allez-vous me juger ?

— Je ne puis vous juger qu’avec mon cœur, Madame, murmura Léon. Pour moi, vous êtes pure comme les anges !

— Merci ! oh ! merci. Rose m’avait bien dit comme vous étiez généreux et bon…

Mais nous ne pouvons rester ici ! s’interrompit-elle en un frémissement, vous avez raison. Cette nuit humide m’entoure comme un manteau de glace… Venez !… Hélas ! où aller ? fit-elle avec une sorte de désespoir si admirablement joué que la poitrine de Léon se serra.

Elle reprit tout à coup :

— Que m’importe ce qu’ils diront et ce qu’ils penseront ! Venez chez moi ! Je veux que vous veniez chez moi !

Léon hésitait.

— Avez-vous peur ? demanda-t-elle.

Léon lui prit le bras et se mit à marcher.

Ils longèrent l’arrière-façade de l’hôtel dont chaque fenêtre épandait un large éventail de lumière. Les carreaux, chargés de sueur, ne montraient à l’intérieur que des ombres indistinctes.

Ils montèrent en silence la rampe douce, conduisant à la terrasse plantée de grands arbres qui servait de communication entre le petit hôtel et les appartements du comte.

Au travers des murs épais, la voix du bal passait : accords et murmures.

Marguerite s’arrêta devant la porte-fenêtre de l’aile en retour, au premier étage au-dessus du billard.

Là, derrière les rideaux fermés, ce n’était plus qu’une lueur triste et morne.

Le doigt étendu de Marguerite désigna la chambre du comte.

— Il y a ici un homme qui se meurt parce qu’il a voulu me défendre ! murmura-t-elle d’un accent tragique.

Et elle continua sa route.

Cette parole toute seule peut donner la mesure de son audace.

Elle allait droit son chemin, usant de toute arme et menant l’intrigue avec cet inflexible courage qu’on croit être l’apanage de la vérité.

Léon avait froid jusque dans les veines, mais sa tête brûlait.

Ils atteignirent la porte du petit hôtel. Marguerite l’ouvrit. Il n’y avait personne. Marguerite savait bien cela. Elle avait pris soin elle-même d’éloigner, sous prétexte des nécessités du service, tous les domestiques de Nita.

Elle traversa l’antichambre et introduisit Léon au salon, éclairé par une seule lampe.

— Asseyez-vous, dit-elle, Monsieur de Malevoy. Vous êtes chez moi. Vous ! un jeune homme ! vous êtes chez la princesse Nita de Clare !

Léon obéit, mais elle resta debout.

Léon la regardait.

Pas un instant l’ombre d’un doute ne lui vint. Elle porta la main à son masque, comme pour découvrir son visage, mais son bras retomba le long de son flanc.

— Non ! murmura-t-elle. Oh ! non, ceci est mon courage. Si votre œil était sur mes traits, je rougirais misérablement, et je pâlirais, et je tremblerais…, il me faut ce voile pour oser !

Léon gardait le silence. Il attendait, plein d’épouvante, mais aussi d’espoir.

Elle enleva, d’un geste violent, un châle de crêpe qui était jeté sur le guéridon comme par hasard. Sous le châle il y avait deux pistolets. Le vicomte Annibal avait rempli sa tâche.

— Tenez ! dit-elle d’une voix étouffée, j’ai de ces choses-là chez moi !

Léon essaya de se mettre sur ses pieds.

— Oh ! restez assis, fit-elle, nous ne sommes qu’au commencement !

Elle ajouta en repoussant les pistolets :

— Est-ce pour me défendre ? est-ce pour me tuer ? Je n’en sais rien moi-même ! Il y a des heures où je suis folle !

— Nita ! au nom de Dieu ! expliquez-vous ! s’écria Léon, pris d’une véritable angoisse.

Elle vint jusqu’à lui et prononça d’une voix brisée :

— Vous allez bien voir que je ne pouvais pas ôter mon masque… Monsieur de Malevoy, on m’a dit que vous m’aimiez. Si vous m’aimez, je puis encore être sauvée.

Ce fut une joie trop violente ; Léon chancela et ses yeux se voilèrent.

Elle attendait et ne parlait plus ; seulement, on voyait, sous la gaze, les spasmodiques battements de son sein.

Léon se laissa glisser à deux genoux.

— Il faut me pardonner, balbutia-t-il. Je ne crois pas à ce que j’entends. Je cherche à m’éveiller d’un rêve qui, en s’évanouissant, va me laisser tout au fond de ma misère…

— Je n’ai pas beaucoup de force, Monsieur de Malevoy, fit-elle d’une voix qui allait s’altérant, comme si sa vigueur physique n’eût point été à la hauteur de sa vaillance morale. Notre temps est bien précieux désormais. Répondez, oui ou non : m’aimez-vous ?

— Si je vous aime, Nita ! s’écria Léon dans un élan de passion qui fit jaillir les larmes de ses yeux. Il y a une chose qui m’est bien chère, plus chère mille fois que ma vie, c’est l’honneur de mon nom, seul héritage que je puisse laisser à ma sœur. Nita, Nita ! depuis une semaine, je joue mon honneur contre je ne sais quelle chance impossible qu’on jette à ma folie comme un appât. Je suis payé pour ne pas avoir confiance en Mme la comtesse du Bréhut, et cependant, sur un simple mot d’elle…

— Vous avez raison, l’interrompit Marguerite, de ne pas avoir confiance en Mme la comtesse du Bréhut. Relevez-vous et donnez-moi votre main.

Léon obéit. Il sentit que la main de sa compagne était glacée, mais ferme.

— Vous avez raison de m’aimer, reprit-elle encore. Je vous en remercie. J’accepte cet amour, entendez-vous bien, Monsieur Léon de Malevoy, librement et avec reconnaissance. Même en ce moment où j’ai tant besoin d’aide, je ne saurais pas mentir. J’ai eu pour un autre que vous un sentiment tendre, une sympathie qui était peut-être de l’amour…

Elle s’arrêta, pensive. Léon dit :

— Ma sœur a prononcé un nom devant moi.

— Rose ! s’écria la fausse princesse d’Eppstein impétueusement. Pauvre chère âme trompée !… Oh ! ne craignez rien, Léon ! je ne l’accuserai pas. Mais si je n’ai jamais bien lu dans mon cœur, je connais le sien. Elle aime avec passion…

— Je le sais, l’interrompit Léon qui courba la tête. Elle me l’a dit !

— Rose ! ma meilleure, ma seule amie ! poursuivit Marguerite qui se détourna pour soulever son masque à demi et essuyer une larme. Elle combat contre nous sans le savoir ; elle est au nombre des victimes désignées… Mais laissez-moi achever, Monsieur de Malevoy : je ne saurais mentir, vous ai-je dit : ce que je ressens pour vous n’est pas encore de l’amour.

— N’est-ce pas assez, dit Léon avec ferveur, que vous me laissiez vous adorer à genoux !

— Non, répliqua Marguerite, ce n’est pas assez. Mon père avait songé à nous marier, Monsieur de Malevoy.

Le siège de Léon eut de lui-même un mouvement de recul.

Marguerite ajouta, sûre d’elle et sachant que nul excès ne pouvait être ici une maladresse :

— Vous êtes gentilhomme. Mon père, en mourant, avait le désespoir dans l’âme. Il savait que les Habits-Noirs, maîtres d’un secret de famille, étaient autour de l’immense fortune de Clare comme les chacals autour d’une proie…

Mais je vous parle mal, Monsieur de Malevoy ! s’interrompit-elle en un élan de naïve terreur. Ce n’est point cela qui pourra vous déterminer. J’avais bien commencé : vous êtes gentilhomme. Je vous connais par notre pauvre chère Rose, à tout le moins… et je vous promets, oh ! je vous jure que je vous aimerai !

C’était jeune à un point que nous ne saurions dire, et c’était joué si merveilleusement, que le but faillit être dépassé.

Devant cette enfant qui semblait prise de vertige, Léon eut comme un scrupule.

Marguerite avait compté là-dessus. Elle se tordit les mains, disant avec un découragement soudain, mais noté d’avance :

— Vous ne m’aimez plus, parce que je viens m’offrir à vous !

Et avant que Léon eût le temps de protester, elle ajouta en un pétulant éclat de voix :

— Ou bien vous ne croyez pas au danger !

Écoutez ! s’interrompit-elle, désordonnée et si belle que tout le cœur de Léon se suspendait à ses lèvres, j’aurais mieux fait de vous dire tout de suite où j’en suis, mais la fille du duc de Clare, qui se jette à la tête d’un homme étonné, presque effrayé…

— Madame, dit Léon, d’une voix grave, vous n’avez pas voulu que je reste à genoux.

— Oh ! que vous êtes bon et noble ! s’écria-t-elle. Je vous aimerai, je vous aimerai… Ne suis-je pas trop jeune, dites, Léon, pour être ainsi assassinée ?

— Assassinée ! répéta Léon qui bondit.

Elle lui saisit les deux mains avec une force convulsive.

— Surtout ne me croyez pas folle ! prononça-t-elle d’une voix creuse et qui sortait péniblement. C’est là le péril. L’idée de folie viendrait pour moins que cela. Ils sont ligués tous deux, ce M. Cœur et Marguerite, ligués étroitement. Il a fallu que je le voie pour le croire. Ce M. Cœur doit m’épouser, c’est convenu entre eux pour éviter tout procès. Je serai sa première femme, comme le comte, mon tuteur, est le premier mari de Mme la comtesse !

Ces derniers mots sonnèrent, lugubres, dans le silence de la maison solitaire.

— Comprenez-vous ? demanda Marguerite.

Et comme Léon de Malevoy ne répondait point, stupéfié qu’il était par l’horreur de cette révélation, elle ajouta en se laissant enfin tomber à ses côtés sur un siège :

M. le comte mourra, moi aussi : la comtesse et cet homme seront le duc et la duchesse de Clare !