Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 20

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 433-444).


XX

Le cauchemar du bon Jaffret.


La pendule de Jaffret était toujours exacte et régulière comme le cours même du soleil. Il avait des vertus, cela est certain. Vivre à l’heure est une vertu sociale. Une statistique a établi que, sur cent faillis, il y avait en moyenne quatre-vingt-dix de ces malheureux et intolérables mortels qui arrivent au rendez-vous une heure après le moment fixé : de ces tortues mal organisées, en un mot, qui manquent les coches, les trains, les occasions, qui manquent tout !

J’ai eu un camarade, moi qui vous parle, un honnête jeune homme s’il en fut. Vers l’âge mûr, il devint sujet à caution ; son horloge retardait ; ses billets souffraient ; aux dernières et lamentables nouvelles, sa montre, arrêtée, dort dans le gousset d’un banqueroutier.

Qu’aurait-il fallu, en définitive, pour faire du bon Jaffret la perle des galants hommes ? Peu de chose : ce que la cuisinière bourgeoise, traitant un sujet plus grave, exige de ceux qui veulent faire un civet de lièvre.

La pendule de Jaffret, aiguë et argentine, répondait coup pour coup à la grosse voix du clocher de Sorbonne. La lampe baissait et le feu allait s’éteignant, jetant à ce tragique coffre-fort, qui faisait face à la cheminée, des lueurs incertaines. Les vibrations de la pendule duraient encore quand un murmure confus et de nature indéfinissable glissa parmi le silence ; vous eussiez dit un bourdonnement, produit par quantité de ces frôlements secs et sourds que rendent les bêtes mortes, clouées à la porte des logis campagnards, quand le vent nocturne tourmente leurs plumes hérissées.

Cela venait de la chambre où le bon Jaffret avait mis ses chers oiseaux tous ensemble, pour cette nuit. L’entrée de cette chambre était sur le carré.

Bientôt, les oiseaux du bon Jaffret se prirent à voleter et à crier, pris d’une mystérieuse panique. Le moindre vagissement d’enfant arrive aux oreilles d’une tendre mère. Jaffret, endormi ou éveillé, entendait toujours ses oiseaux, et, dans le cours de sa carrière, il avait sauvé nombre de canaris, menacés d’apoplexie foudroyante. Il entendit, mais ces bruits se rapportaient si bien à son rêve ! Il continua de dormir.

Cependant, la porte de la chambre aux oiseaux s’ouvrit doucement, et une tête de hibou se montra sur le seuil à hauteur d’homme. Le hibou promena son regard morne tout autour du salon, et dit :

— Il ronfle au coin de son feu, la racaille.

C’était fort pour un hibou.

Le bruit des plumes sèches redoubla ; en même temps, une nuée de petits oiseaux entra dans le salon par-dessus la tête du hibou et voleta autour des lambris. Jaffret, du fond de son sommeil, avait une conscience assez nette de cette invasion. Il sentit même trois ou quatre pierrots insolents qui se perchaient sur son bonnet de coton. Mais cela se confondait avec son rêve.

Le hibou franchit le seuil à son tour. Vous avez sans doute entendu parler de la fameuse file indienne, manœuvre élémentaire des Peaux-Rouges, quand ils marchent dans les sentiers de la guerre. Ce fut ainsi pour l’armée des fantastiques volatiles qui entra dans le salon de Jaffret. Après le hibou venait un vautour, après le vautour, un coq de gigantesque taille qui secouait orgueilleusement sa crête sanglante, après le coq un dindon qui tenait dans ses bras un tendre dindonneau.

Puis des corbeaux, des pies, des poules, des pigeons à la gorge étoffée, des perroquets, des cigognes, des oies, — une autruche, un paon, deux canards, une chauve-souris et une hirondelle, symbole de l’exilé regrettant le pays qui l’a vu naître.

Peut-être y en avait-il d’autres encore.

Toutes ces bêtes avaient uniformément un plumage fané et même rongé aux mites en de larges places. Elles venaient d’un pays où les oiseaux sont plus grands que chez nous, mais moins bien tenus. Le vautour, surtout, terrible animal, avait son cuir à nu en maintes places, et son cuir était en calicot jaune.

Elles s’introduisirent, ces bêtes, gardant avec ordre la file indienne, une par une, dans un profond silence. Elles marchaient sans produire aucun bruit. Le regard perçant d’un naturaliste n’aurait pas tardé à découvrir qu’elles étaient toutes munies de chaussons de lisières.

Les premières entrées firent le tour du salon, et le hibou, en passant, donna sa bénédiction à la caisse historique. Il gagna le coin de la cheminée en dessinant un grand circuit et se trouva placé juste en face de Jaffret. La procession qui le suivait s’arrêta en même temps que lui. Un large cercle dont aucune expression ne saurait peindre la burlesque immobilité entoura le foyer.

Le vautour semblait commander en chef. Il tenait le milieu.

— Fixe ! ordonna-t-il, sans ouvrir son bec sévère. Battez de l’aile avec précaution, pour témoigner que vous avez remporté la victoire !

Ces mots n’étaient qu’un murmure, et cependant, le bon Jaffret gronda dans son sommeil.

— Il n’est pas à son aise ! chuchota le grand coq.

Et le hibou ajouta en tirant un long bras de dessous ses plumes pour mettre en lieu de sûreté le pistolet coup de poing qui était sur la tablette de la cheminée :

— Y a deux faisans dorés, six perdrix, des cailles et tout un tremblement de mitraille d’oisillons. On peut faire une soignée gibelotte à la cuisine !

Derrière les rangs un seul volatile se tenait modestement dans l’ombre. C’était le dindon, muni de son petit. Il avait pris cette place de lui-même et comme par vocation. Les dindons passent cependant pour orgueilleux, et cela se conçoit, puisqu’ils sont stupides. Notre dindon berçait son dindonneau et coulait à son oreille :

— Tais ton bec, Saladin ! Te rends pas intolérable. T’es sevré, sois-en digne ! Tu m’exposerais à ce que je t’étouffe, si tu poussais, dans la circonstance, les hurlements que tu en as l’habitude. Écoute plutôt et regarde. Je sais bien que tu es jeune, mais ça va être cocasse, et je vais te donner des petites bêtes à tuer, pour t’amuser.

Il n’était pas cruel, pourtant, je l’affirme sous serment, ce dindon, modèle des mères !

Le vautour appela l’hirondelle.

— Cascadin, dit-il, cherche la cuisine, allume un bon feu. Si tu rencontres des domestiques, charge-les de chaînes. Tu reviendras pour la chasse. Fuis ! car tu es comme le temps, blanc-bec, tu as des ailes !

L’hirondelle, suivie d’une oie et d’un pigeon, sortit à la recherche des cuisines.

Alors, le vautour en chef prit entre l’index et le pouce l’extrémité de son redoutable bec et le releva vivement. Sa tête était à charnière : elle s’ouvrit comme une boîte à couteaux et découvrit le crâne belliqueux de M. Gondrequin, nommé Militaire, qui commanda :

— Ouvrez-vous ! à cette fin de respirer l’air pur, car il fait puant dans ces cadavres !

Tous les oiseaux bâillèrent aussitôt si énergiquement que leurs becs renversés pendirent sur leur nuque. On put voir d’un coup d’œil à ce moment la composition de cet étrange sénat. M. Baruque, dit Rudaupoil, était dans la peau du grand coq ; Similor, toujours avantageux et sûr de lui-même, habitait le hibou et lutinait d’une façon répréhensible Mlle Vacherie, sa voisine, non moins hideuse en chauve-souris qu’en femme ; Échalot (nos cœurs l’ont reconnu) était le dindon et n’avait pas voulu se séparer de son petit, même dans cette occasion dangereuse. Le petit avait un costume de corbeau, l’Albinos se gobergeait dans le vaste corps de l’autruche, l’Équilibriste gigotait à l’intérieur de la cigogne ; les autres oiseaux, tout en fil de fer, carton et crin, contenaient les âmes des caporaux et des rapins de l’atelier Cœur-d’Acier.

C’était l’entreprise Vacherie, riche entre toutes les directions foraines, qui avait fourni le matériel.

Les indications étaient dues à Similor, qui avait trempé dans l’expédition de la rue Cassette.

L’auteur du livret était M. Baruque.

Toutes ces figures se regardèrent avec un sérieux, assombri jusqu’au lugubre, et qui eût soulevé, au parterre de certains théâtres, un rire épileptique.

Ils appartenaient tous, les pauvres diables, à ce monde enfantin qui grouille dans les profonds dessous de l’art, qui n’a pas d’âge et qui reste espiègle même quand il prend la barbe grise : monde joyeux, en définitive, insouciant, pas méchant, mais taquin et cruel aux heures de la mystification.

Échalot ouvrit aussi le crâne de Saladin son dindonneau ; ce fut pour l’embrasser avec passion et lui dire :

— N’y en a pas beaucoup qu’a commencé si jeune que toi à porter un costume de caractère ! T’es mignon comme un petit loup, là-dedans, amour ! hurle pas ! ça troublerait la cérémonie. Regarde plutôt ! Sont-ils cocasses ! V’là papa ! Mais, au lieu de te prodiguer mes caresses, il se livre à la fougue de ses passions. Du haut du ciel, si ta mère le contemple, mioche… hurle pas !… elle doit regretter que c’est pas moi-même avec qui elle a conçu son orphelin !

— Monsieur Baruque ! appela Gondrequin d’une voix creuse.

— Présent, Monsieur Militaire, répondit Rudaupoil.

— Qu’est-ce qui s’ensuit ? Je manque de mémoire. Soufflez.

— Les plumes ! dit Baruque. Allez-y !

Gondrequin-Militaire sourit.

— J’y suis, Monsieur Baruque, dit-il. Garde à vous ! Je m’amuse ! Arrachez chacun une plume de vos ailes et chatouillez l’Iscariote modérément. Ensemble ! eh ! houp !

Avec la régularité d’un peloton qui fait l’exercice, chacun se prit une plume à soi-même.

— Attention, Saladin ! dit Échalot, t’es sevré. Tu peux comprendre déjà, dès à présent, le truc qu’il faut toujours que le crime soit puni pour que la vertu, elle puisse avoir également sa juste récompense !

Saladin était ici la seule personne qui ne s’amusât pas de tout son cœur. Il avait l’air d’un diable dans un bénitier ; il faisait, pour hurler, des efforts désespérés, mais Échalot avait une manière de remplir son bec avec le poing, qui obtenait le silence.

Le cercle, cependant, s’était rétréci autour du bon Jaffret qui se prit à frétiller, semblable à un poisson dans la poêle, parce que l’extrémité de toutes les plumes cherchait et trouvait, pour les chatouiller, les parties les plus sensibles du corps : le dessous du nez, les coins de la bouche, le derrière des oreilles, les creux des mains et jusqu’à cette place bien connue des gens très gais qui est entre le jarret et le mollet.

Sans doute que tout cela rentrait dans son rêve, car le sommeil, chez lui, s’obstinait malgré cette torture, et il geignait misérablement sans s’éveiller.

— Allume ! cria Rudaupoil ; ça mord !

— Le temps fuit ! ajouta Militaire. Cette scène a des longueurs. Qui est-ce qui prend du tabac ?

Similor avait son cornet. Il ne se refusait aucun luxe.

Le cornet fut posé sous les narines du bon Jaffret que son cauchemar oppressait et qui respirait comme un soumet de forge.

Il s’éveilla en un éternuement qui menaça de le mettre en pièces.

— Fixe ! commanda Gondrequin-Militaire.

Tous les crânes se refermèrent en produisant un seul bruit comme si trois douzaines de canettes à bière eussent laissé retomber ensemble leurs couvercles d’étain.

Et le cercle des oiseaux, immobile, rangé dans un ordre admirable, prononça d’une seule voix lente, lugubre et profonde :

— Dieu vous bénisse, bon Jaffret !

— Hurle pas, Saladin ! murmura Échalot qui avait des larmes plein les yeux, faut que tu sois un bécasseau pour pas crever de rire !

Jaffret soulevait ses paupières pesantes.

Son regard effaré voyagea tout autour de lui.

C’était bien son cauchemar, mais si horriblement exagéré ! qu’il voulut pousser un cri de détresse.

Ce fut un éternuement qui vint.

Tous les oiseaux saluèrent avec gravité.

— Dieu vous bénisse, bon Jaffret ! répéta Gondrequin d’une voix sépulcrale.

Et le cercle, comme un écho sinistre :

— Bon Jaffret, Dieu vous bénisse !

— Le feu est allumé, cria le clair ténor de Cascadin. Envoyez la volaille !

Jaffret se frotta les yeux avec désespoir.

À un signe du vautour, le cercle des oiseaux se mit à chanter sur une mesure paresseuse et mélancolique :

C’est Jaffret qu’est pincé,
Pincé pour ses péchés,
Pour ses péchés Jaffret
Va t’être guillotiné !
Larifla, fla, fla, larifla, fla, fla.
Larifla, etc.

Après ce refrain le coq chanta, le corbeau croassa, le pigeon roucoula, la poule gloussa, le vautour cria, la chauve-souris glapit et le hibou hua.

En même temps, Saladin, échappant un instant à la tendre tyrannie d’Échalot, poussa un vagissement inhumain.

Jaffret, galvanisé par une terreur sans nom, se dressa sur ses jambes, chancelantes, appuyé qu’il était d’une main au marbre de la cheminée.

— Garde à vous ! ordonna Militaire. On demande la volaille. Je déclare la chasse ouverte, sans port d’armes. Eh ! houp ! rompez les rangs !

Il y eut un instant d’effrayante confusion. Les oiseaux, les vrais oiseaux, égorgés, rendaient des râles lamentables. On les poursuivait partout. Les deux faisans dorés vinrent se réfugier jusque dans le giron de leur malheureux bienfaiteur, où ils furent lâchement assassinés.

— Essaye d’étrangler un canari, bibi, disait Échalot à son élève. Faut jamais être méchant avec les bêtes, mais c’est pour le fricot. T’es sevré, t’en mangeras !

Le meurtre des deux faisans rejeta Jaffret frappé d’horreur sur son siège.

— Ce n’est pas un rêve ! balbutia-t-il.

— On dit aussi dans ces cas-là, lui glissa M. Baruque, entre deux cocoricos : « Dieu ! que vois-je ! » ou bien : « Ô ciel ! en croirai-je mes yeux ! » On va vous éveiller tout à l’heure, dépeceur d’ateliers !

— La chasse est fermée ! cria Gondrequin. Oh ! la broche, marmiton ! Les autres, fixe ! Prenez des poses, s’il vous plaît, et tirez un œil au bon M. Jaffret, pendant que le rôti s’élabore !

Jaffret, aux abois, referma ses yeux et croisa ses bras sur son étroite poitrine.

Il était bien éveillé, il ne croyait plus à un rêve. Mais que signifiait cette invraisemblable et menaçante vision ? Dans les campagnes, les voleurs se mettent une cravate sur la figure. Ce devait être des voleurs, peut-être des assassins, mais alors pourquoi cette mise en scène qui faisait du bruit, quoi qu’on en eût ? Les assassins et les voleurs, à Paris comme en province, craignent le bruit.

— Tirez l’œil, Mademoiselle Vacherie ! faites vos grâces et montrez vos talents ! Allons ! Similor, du jarret ! vous en avez tous les brevets ! Hardi ! l’Albinos, un entrechat, Rudaupoil ! Eh houp ! Flambez !

Ainsi parlait le vautour, dont la tête triste et cruelle était violemment secouée par une danse épileptique.

Le ballet, en effet, le ballet de l’entreprise Vacherie allait à toute vapeur.

Le hibou et la chauve-souris faisaient merveille, le coq bondissait sur ses ergots, les pies piétinaient, la cigogne et l’autruche allongeaient des pas prodigieux, tandis que les pigeons enflaient leur cou autour du paon étalant sa queue extravagante.

— Tu ne ris pas, sans cœur ! disait Échalot à Saladin. Toi qu’es sevré ! Regarde papa ! Quel homme, s’il n’avait pas autant de défauts que d’adresse ! C’est avec cette glissade-là, tiens, qu’il avait subtilisé le cœur de ta malheureuse mère.

— Stop ! cria Militaire. J’ai soif.

Les oiseaux s’arrêtèrent soudain.

Gondrequin devait avoir étudié la marche des vautours. Il s’approcha de Jaffret et lui dit avec respect :

— Si Monseigneur est satisfait de ses esclaves, il leur enseignera la route à suivre pour descendre à la cave où est le vin.

Mais la pie arrivait avec un énorme plateau chargé de bouteilles.

Jaffret eut la larme à l’œil. Il n’avait pas pleuré pour ses oiseaux.

— Contre la pépie, mes frères ! dit Gondrequin en débouchant le premier flacon, et à la santé de M. Cœur ! comme toujours.

— À la santé de M. Cœur ! répondit un ensemble bien nourri.

Jaffret trembla jusque dans la moelle de ses os.

— Va bien, le rôti, annonça Cascadin ; va bien la gibelotte.

Et Similor, trinquant avec celle qui enflammait son cœur volage, chanta :

— Toi, tu es la volupté ; quoi, le délire d’un jeune homme qui se croyait blasé dessus le sentiment pour avoir remporté trop de victoires contre le sexe le plus piquant de la nature ! Pour t’exprimer clairement comme quoi l’on t’idolâtre, faudrait la langue des dieux de la fable et la musique de Valentino ! Si tu me trompais, j’en casserais de la vaisselle ! Veux-tu ma main, ma fortune et mon nom ? je m’en fiche ! je me serre avec toi dans un lien éternel !

Échalot parlait bien différemment :

— Une goutte de pur, disait-il à Saladin. T’es sevré. Entonne !

— Monsieur Baruque ! appela Gondrequin.

— Présent !

— C’est l’instant, c’est le moment. J’aurais pu faire le discours, mais je vous l’ai confié par bienveillance. Dites à l’Iscariote comme quoi le temps fuit, ayant des ailes, et qu’il aurait tort de faire le méchant devant la force majeure de la nécessité.

Baruque sortit des rangs aussitôt et vint se planter devant Jaffret qui recula instinctivement.

— Pas peur ! dit-il. C’est si vous n’êtes pas gentil, qu’on va vous pendre à la place du lustre ! Attention ! Je vas vous expliquer la chose en deux mots. On aurait pu venir tout uniment vous empoigner par la peau du cou et vous dire : Ouvre ta caisse et lâche les papiers. Mais on a préféré se revenger un peu et s’amuser dans une farce de longueur dont vous êtes le digne plastron, pour vous prouver qu’il y a une Providence au-dessus des humains et que tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse au milieu des petitesses de votre existence ratatinée !

— Écoute ça, chinois ! hurle pas ! murmura Échalot qui retenait son souffle pour ne point perdre une seule de ces éloquentes paroles. T’es sevré.

— Par conséquence, reprit M. Baruque dont la voix devenait aigre et coupante, on est venu, le sarcasme à la bouche, pour se bafouer de vous, dans l’œil, là, ce qui s’appelle, et sans danger, car vous avez volé des papiers quant auxquels il y a une plainte en justice de M. Malevoy, et par conséquence…

— Tu l’as déjà dit, hé, là-bas ! l’interrompit Militaire, jaloux de sa faconde.

— En conclusion alors, se reprit M. Baruque, ça m’est égal, je voulais dire que la justice ayant l’œil dessus, l’animal ne peut pas souffler mot. Ah ! mais ! Et bien heureux encore qu’on ne le flanque pas dans les fers !… Ce qui découle de la chose que ce n’est pas le métier d’un artiste de dénoncer un coquin… Et pour preuve qu’on n’a pas peur, ni envie de se cacher de vous, à bas les masques, tout le monde !

Les becs, aussitôt, s’ouvrirent tout grands, découvrant de nouveau les visages.

— Vous voyez, poursuivit Baruque. Par conséquence… Non… En foi de quoi, avant le festin qu’on va s’y inviter sous vos propres yeux, pour vous apprendre à marchander des maisons où y a des ateliers, et à demander des trois millions de papiers timbrés à M. Cœur… qui vous fait bien des compliments, vous savez… vous allez partir du pied gauche et mettre la clef dans cette serrure-là, sinon… regardez-moi, l’Habit-Noir ! Il fait jour, pas vrai, cette nuit ? Je ne vous en dis pas davantage !

M. Baruque, à ces derniers mots, mit ses petits yeux dans les yeux de l’ami des oiseaux. Il avait une certaine figure maigre et coupante qui n’annonçait rien de bon. Jaffret n’essaya même pas de discuter.

— Je m’en lave les mains, murmura-t-il en quittant son siège. Je suis un homme paisible, d’une santé délicate et incapable de résister à la force. Un Habit-Noir, moi, grand Dieu ! Mes chers voisins, nous voici en temps de carnaval, et je suppose que vous avez soupé trop abondamment, puisque vous ne savez plus s’il est jour ou s’il est nuit. Je proteste contre vos violences.

— Halte ! l’interrompit Gondrequin. En voilà assez. À ta serrure, le temps fuit. Tu ne devinerais jamais pourquoi ?… c’est qu’il a des ailes ! travaille.

Jaffret fit en effet virer les boutons du coffre-fort, afin d’écrire le mot de la combinaison, après quoi il prit la clef dans sa poche. Tournant ainsi le dos à ses persécuteurs, il n’était pas sans craindre quelques mauvais coups par-derrière : aussi se hâtait-il du mieux qu’il pouvait, disant :

— Je ne suis qu’un simple dépositaire, le dépositaire de M. le comte du Bréhut de Clare, et jamais je n’aurais pensé…

Un cri d’épouvante coupa sa phrase : un cri d’épouvante et d’angoisse.

Il s’était hâté si bien qu’il avait oublié de mettre au repos le ressort de la défense.

Au moment même où sa caisse s’ouvrait son bras se trouva pris dans un étau.

Ce fut un coup de théâtre, non point du genre dramatique, mais de ceux qui amènent Paris cent fois de suite dans ces pâturages émaillés de sottises qu’on appelle des féeries. Il n’était pas ici un seul oiseau qui n’eût ouï parler des merveilles de la caisse Lecoq. Ces merveilles se racontent ; on y croit un peu, mais pas tout à fait. Il faut les voir. On les voyait. Bravo !

Le malheureux Jaffret demandait grâce, mais personne ne l’écoutait. Il y eut une acclamation de sauvage allégresse. Le truc avait un énorme succès.

Puis tout le monde se mit à parler avec émotion, avec fièvre, comme font les antiquaires dans une fouille où l’on a découvert un vieux pot.

Similor tressa un entrechat à huit et vola un baiser à Mlle Vacherie ; M. Baruque battit des mains ; Gondrequin déclara que c’était un tire-l’œil de longueur comme on n’en voyait pas deux dans sa vie ; Échalot poussait en avant le mièvre minois de Saladin et lui disait :

— Regarde, ma fille, regarde ! perds pas l’occasion ! Si tu manquais ça, tu le regretterais plus tard ! Parce que c’est farce ! Ah ! si ta mère était là !…

Et chacun racontait à son voisin, qui n’écoutait pas, les gloires de ce coffre-fort légendaire : l’histoire du brassard, les malheurs d’André et de la belle Maynotte, les millions de la maison Schwartz, les méprises de la justice, et comme quoi ce même brassard ciselé servit de piège pour prendre M. Lecoq, le grand M. Lecoq, — Toulonnais-l’Amitié, — qui eut enfin le cou tranché par cette porte, brillante et coupante comme un triangle de guillotine.

Cette porte-là, entendez-vous, que chacun pouvait toucher du doigt !

Ce qu’un témoin pareil, muet et menaçant qu’il est, ajoute aux ressouvenirs d’une tragédie ne se peut pas dire : c’est l’étrange puissance des reliques.

— Avance ta petite menotte, Saladin. Touche ça, aie pas peur. Tu pourras dire plus tard : j’ai eu la chance de voir la chose dans ma jeunesse ? Et jusqu’au tombeau, je témoignerai : c’est sûr, l’enfant l’a vu, peu après l’époque de son sevrage.

Jaffret ne criait plus, l’infortuné Jaffret ; une agonie morale remplaçait pour lui la douleur physique, causée par l’étreinte un peu trop serrée de la griffe d’acier. Il entendait parler autour de lui de cette porte-guillotine, dont l’arête affilée envoyait à ses yeux un reflet de rasoir ! Et il se souvenait de ce terrible Larifla que naguère on chantait :

C’est Jaffret qu’est pincé,
Pincé pour ses péchés :
Pour ses péchés Jaffret
Va-t-être guillotiné !

Épouvantable fin pour un homme paisible ! Il pensa peut-être ce que dit une autre chanson : Il est un dieu !…

Heureusement, la porte s’ouvrit, donnant passage à Cascadin et à ses deux aides dont chacun portait à deux mains un énorme plat de gibier. Toute la volière y était. Cela détourna les idées, et, pendant qu’on mettait le couvert, un accident survint qui dut rassurer le coupable Jaffret.

Ce n’était pas la caisse Schwartz, puissante et farcie de billets de banque ; ce n’était plus même la caisse Bancelle, contenant la fin du mois d’un riche banquier de province ; mais enfin, outre les titres de la maison de Clare, la caisse renfermait les économies de Jaffret.

Gondrequin-Militaire avait pris les titres, après les avoir soumis à l’examen éclairé de M. Baruque. Il s’éloignait content, lorsqu’il aperçut Similor, décrivant une courbe adroite pour s’approcher de la caisse. Mlle Vacherie le suivait. D’un autre côté, Échalot, mû par des sentiments bien autrement élevés, se coulait le long de la muraille. Il avait fourré son dindonneau sous son aisselle, afin d’avoir les deux mains libres. Faut-il le dire, le Pitre, l’Albinos, l’Hercule, le Jongleur, et même quelques rapins manquant de sens moral, convergeaient tous vers un même but, qui était la caisse.

Était-ce pour en admirer les grandeurs historiques ?

Les yeux brillaient, les mains frémissaient.

— Halte ! front ! s’écria Gondrequin au moment où les doigts crochus de Similor s’allongeaient déjà. Fixe ! la probité est le privilège de l’honneur !

M. Baruque, toujours plus prompt, se dressa entre la caisse et Similor à qui il arracha le coup-de-poing de Jaffret, disant :

— On casse la tête du premier qui n’est pas sage comme une image !

— Et à la soupe ! ordonna Gondrequin-Militaire. Demain, vous ferez comme vous voudrez ; mais aujourd’hui, par la circonstance momentanée que vous avez l’avantage de travailler avec des gens de cœur, tels que moi et Rudaupoil, garde à vous ! l’immobilité dans les rangs, ou on tape !

Similor hésita. Échalot mit son petit par terre et dit avec douceur en se déshabillant :

— Souhaites-tu qu’on leur en trempe une, de soupe, Amédée ? Je jure sur ma patrie que je placerai la somme qu’on va piquer au nom de Saladin, pour sa conscription et son mariage. Y es-tu, bonhomme ?

Mais l’immense majorité des oiseaux cria :

— À table ! à table ! nous ne sommes pas des voleurs !

Le souper embaumait. La majorité l’emporta. Similor et Mlle Vacherie entrelacèrent leurs bras et s’éloignèrent de la caisse avec un soupir de regret. Échalot a dit bien souvent depuis :

— C’était l’occasion de se faire des ressources. Sans les deux balayeurs à l’huile, l’enfant aurait eu son sort assuré dans la société moderne !

Ce fut un gai repas ; les oiseaux du bon Jaffret étaient bien nourris. Nous ne décrirons pas les sensations poignantes qui déchirèrent le cœur de leur maître pendant qu’on les dévorait. Son dîner était loin déjà ; il n’avait plus la crainte de subir le dernier supplice ; l’estomac et l’âme sont deux organes bien différents. Jaffret s’avoua à lui-même qu’il eût mangé un blanc de ses amis avec plaisir. On ne lui en offrit point.

— Iscariote, lui dit Gondrequin-Militaire, quand on eut nettoyé les trois plats et consommé en sus les reliefs du dîner fin de la veille, M. Baruque et moi nous allons te mettre en liberté. Nous avons besoin d’aller cette nuit dans le grand monde, à l’hôtel de Clare. Fixe, animal, ou je vais te blesser ! Nous te faisons l’honneur de te prendre, n’ayant pas le choix, pour nous conduire chez l’ancienne Marguerite de Bourgogne. En avant, marche !