Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 17

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 397-408).


XVII

La version de Marguerite.


Léon de Malevoy, brisé par l’émotion, se laissa retomber sur son siège et cacha sa tête entre ses mains.

— Vous avez donc quelque chose de bien terrible à exiger de moi ? dit-il.

La comtesse le regarda étonnée, mais j’entends étonnée comme on l’est dans ces entretiens futiles où la surprise naît de la première bagatelle venue. Son étonnement souriait.

— Pauvre Léon ! fit-elle, vous redevenez un enfant !

Puis son regard prit une expression singulière.

— Vous ne me connaissez pas, Malevoy, dit-elle avec une familiarité douce, vous ne me connaîtrez jamais, cela d’autant mieux que je n’ai ni l’envie ni le besoin de me faire connaître. J’ai été ambitieuse, je le suis peut-être encore, mais ma carrière est tracée et mon lit est fait. Ni mes amis ni mes ennemis n’y peuvent rien. En ce moment, voici mon but : il est simple et si naïf que je ne me formaliserais pas s’il excitait quelque défiance… par la raison que, d’ordinaire, je ne suis ni simple ni naïve : je veux sauver deux hommes, deux camarades, deux anciens amants à moi, si vous voulez, en me vengeant de quelques autres hommes qui ont encouru mon déplaisir.

— Oyez-vous cela, Buridan, mon capitaine ! s’interrompit-elle avec une gaîté presque sinistre et en psalmodiant l’emphatique mélopée qui était alors de mise dans les théâtres romantiques. Je suis toujours Marguerite de Bourgogne, — la reine ! — et il y a fête, mardi, à la Tour de Nesle, messire.

— Mais soyez tranquille, reprit-elle en changeant de ton encore une fois, la Seine, Dieu merci, ne coule pas sous nos balcons de l’hôtel de Clare, et le ruisseau de la rue de Grenelle n’est pas assez profond pour rouler « bien des cadavres… » Tout se passera convenablement : nous vous en donnons notre parole royale !

Elle agita sa main, gracieuse et si blanche que, dans la demi-obscurité qui emplissait le cabinet, elle semblait épandre une vague lumière. En même temps, elle se renversa sur le dossier de son fauteuil. Léon éprouvait à la regarder je ne sais quelle superstitieuse terreur où se mêlait un espoir plein de fièvre. Ce jeu, cette raillerie, ces lambeaux de prose théâtrale le ramenaient malgré lui à l’époque déjà lointaine où celle qui était là devant lui avait une gloire folle dans le quartier des turbulents plaisirs et drapait comme pas une dans les oripeaux historiques les splendeurs de son opulente jeunesse. Il cherchait, malgré lui, la Marguerite de Bourgogne du boulevard Montparnasse et ne la trouvait point. Toutes ces lignes hardies de la magnifique statue avaient en quelque sorte adouci et amignardé leurs contours ; c’était peut-être l’effet de cette lampe mélancolique qui éclairait le bureau ; mais les chaudes nuances du teint de Marguerite pâlissaient et tournaient à l’ivoire ; les cheveux seuls, gardant toute leur admirable richesse, semblaient en vérité trop épais pour cette figure amincie, sculptée à nouveau, si l’on peut dire ainsi et reprise dans ses propres lignes moins amples et plus charmantes.

C’était sans doute cette lampe crépusculaire, la demi-lumière, si bien nommée le faux-jour et qui va trompant l’œil jusqu’à produire parfois des visions.

Mais c’était peut-être aussi le milieu maladif où nageait l’intelligence de Léon.

Il voyait devant lui, dans le cadre de cette chevelure sombre, une tête de jeune filles aux traits délicats et presque enfantins. Pour lui, l’illusion arrivait au surnaturel. Et il fallait ce regard subtil qui filtrait par instants sous les longs cils de Marguerite pour le rappeler au sentiment de la réalité.

— Vous avez rajeuni, dit-il, tandis que nous devenions vieux.

Elle eut un sourire content et coquet qui n’avait pas vingt ans.

— À la bonne heure ! fit-elle du bout des lèvres. Nous réveillons-nous, mon pauvre Léon ? Je prends cela pour une galanterie et pour une vague preuve de présence d’esprit. C’est vrai, j’ai rajeuni. Et nous allons pouvoir causer, n’est-ce pas, Monsieur de Malevoy ? Il est temps.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton sérieux et même sévère.

Elle pointa de son doigt d’albâtre le paquet de petits dossiers que Léon avait remis sous leur enveloppe au moment de son entrée.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.

— La lettre d’invitation ?… commença Léon.

— Non, ce cahier de notes… Mais ne répondez pas. J’ai lu de loin deux ou trois noms, je sais parfaitement ce que c’est. Vous avez pris une terrible peine, savez-vous ? Je suis sûre que vous pourriez raconter l’histoire ancienne et moderne des de Clare depuis le temps de Jacques II jusqu’à nos jours. Après tout, ce n’est pas une belle histoire, et je ne voudrais pas jurer que ce bon duc, ami de Louis XVIII, ait monté tout droit en paradis. Cette vieille sempiternelle, la religieuse de Bon-Secours, est une nonne de mélodrame : ce qu’elle avait sur la conscience ne nous regarde pas. J’ai peine à croire que je me fasse ainsi ermite, quand je deviendrai vieille, Monsieur de Malevoy. Quelle charmante fille que cette Nita ! Elle était bien assez intelligente pour me deviner et m’aimer, mais on l’a mise en défiance de moi. C’est dommage. Quant à cette madone dauphinoise, la duchesse Thérèse, j’ai bien un peu mon idée. Je n’admets pas l’idiotisme poussé au-delà de certaines bornes. La duchesse Thérèse, dans son taudis de la rue Sainte-Marguerite, avec ses vingt mille francs de diamants et son grand fils, à qui elle avait caché pieusement le nom de son père… savez-vous que c’est un roman très mal fait ?

Léon se fatiguait à suivre cette vagabonde série de pensées. Il répondit pourtant :

— J’y ai cru à cause de cela.

— Bon ! fit la comtesse ; voici enfin de la lucidité. Moi aussi, peut-être, j’y ai cru à cause de cela ; mais je n’y crois jamais un jour tout entier de suite. J’ai des doutes. Ce roman mal fait contient bon nombre de vraisemblances trop habilement interpolées… Ne pensez-vous pas que cette pauvre femme, après tout, ne pouvait avoir une confiance illimitée en la bonne foi de son illustre beau-frère ?… C’est le plus spirituel, celui-là ; il est mort dans son lit avec les titres sous son oreiller, les revenus dans sa caisse…

— Mais sa fille ! murmura Léon.

— Ah ! voilà ! on ne s’avise jamais de tout. Sa fille est la pupille de Marguerite Sadoulas et de Chrétien Joulou, — la brute ! Avez-vous un peu de sang-froid dans ce moment-ci, Monsieur de Malevoy ?

— Je crois avoir tout mon sang-froid, Madame.

— Tant mieux pour vous. Nous allons bien voir !

Ses deux petits pieds touchèrent le parquet d’un mouvement brusque et son fauteuil roula vers le bureau.

— Dans quel tiroir sont vos pistolets ? demanda-t-elle en fixant sur le jeune notaire ses prunelles aiguës.

Il sourit péniblement et dit :

— J’ai ma sœur.

— Grand enfant ! fit-elle avec une sorte d’effusion. Vous y aviez donc songé ! Mourir ainsi, vous ! J’ai bien fait de venir. Je vous répète que je viens à vous en camarade, et j’ai vécu assez longtemps dans le monde des camarades pour connaître la valeur du mot. Vous ne vous servirez pas de vos pistolets, c’est moi qui vous le dis, à moins que ce ne soit comme il convient à un homme : pour écarter un rival dans un loyal combat !

Léon releva ses paupières : ses yeux interrogeaient. Elle sourit encore et dit très légèrement :

— On ne sait pas. Tout est possible. En tout cas, vous serez juge, et vous n’agirez qu’à votre guise.

Elle mit son coude sur le coin du bureau, et les boucles épaisses de ses cheveux tombèrent le long de ses joues où montait une nuance rosée.

— Vous avez beaucoup étudié, reprit-elle, mais vous ne savez rien, sinon l’histoire banale et inutile, écrite à l’usage des écoliers. Vous ressemblez aux forts en thème de l’Université qui trébuchent et tombent, dès leur premier pas dans la vie réelle, en sortant de la Sorbonne, où dix boules blanches les ont salués bacheliers, licenciés ou docteurs. Vous souvenez-vous de ces pages confuses et décourageantes d’ennui qui racontent, dans Rollin, les sottises des successeurs d’Alexandre ? Ce Lecoq était un Alexandre, dans son genre, moins fort que le colonel, mais très fort. Je les ai beaucoup connus tous les deux et appréciés. Depuis qu’ils ne sont plus là, le vaste cercle, fondé par eux, va à la débandade. C’est le règne des lieutenants incapables et vaniteux : vous voyez que je vous parle franchement ; j’appartenais à l’association du temps de Lecoq ; je suis un Habit-Noir, retiré des affaires. Ne me remerciez pas de ma confiance ; elle est sans danger. Si vous contiez aux gens une pareille fantaisie demain matin, demain soir, vous coucheriez à Charenton.

— Vous ne m’apprenez rien, prononça tout bas Léon.

— Bah ! s’écria gaiement Marguerite, savez-vous donc vraiment quelques bribes d’histoire sérieuse… les Mémoires du temps, comme on dit… Alors, je vous marque un bon point… mais prenez garde ! L’arbre de la science a des fruits funestes ! Les deux clercs nouveaux et le domestique d’espèce particulière qui veillent aux portes de votre Louvre, ô mon pauvre roi gardé à vue, sont là peut-être parce que vous en avez trop appris ! Je vais vous examiner. Savez-vous comment votre adversaire, le beau Buridan, aux vingt billets de mille francs, fut poignardé derrière le Luxembourg ?

— Oui, répondit Léon.

— Non, rectifia Marguerite, puisque vous, honnête homme, vous avez à la tête de votre étude un des complices de l’assassinat.

— Letanneur ! s’écria Léon. Il se pourrait ?…

— Tout se peut. Vous qui êtes un légiste, l’homme qui jouait de l’orgue de Barbarie sous la fenêtre de la chambre où Fualdès était assassiné, fut-il le complice du crime ? J’ai encore dans les oreilles la voix de Letanneur chantant au cabaret de la Tour de Nesle.

Allons !
Buvons !
Chantons !
Dansons !

Toute l’étude y était : toute, excepté vous…

— Pour vingt mille francs ! murmura Léon.

— Non pas ! Lecoq ne jouait pas de si maigres parties : pour une demi-douzaine de millions, s’il vous plaît !

— Savait-on déjà que le jeune homme était l’héritier de Clare ?

— Tout ce qui peut être appris, deviné ou surpris, Lecoq le savait.

— L’assassin fut donc ce Lecoq ?… commença Léon.

— Non pas, dit encore une fois Marguerite. L’assassin fut Chrétien Joulou, comte du Bréhut de Clare, tuteur actuel de la princesse d’Eppstein et mon mari.

Elle prononça ces mots avec un calme effrayant.

— Mais vous alors, balbutia Léon, vous, Marguerite ?…

— Moi ! répéta-t-elle d’une voix qui profondément tremblait.

Elle se redressa d’un mouvement lent et superbe, la comédienne sifflée. Et qui donc avait pu la siffler jamais ! Elle approcha son siège encore, et son pâle visage entra dans le cercle lumineux qui passait sous l’abat-jour de la lampe. Ses yeux brûlaient ; ses lèvres frémissaient.

— Moi ! fit-elle une seconde fois, il faudra bien enfin que vous me sachiez par cœur, Monsieur Léon de Malevoy. Moi, depuis ce soir-là, j’ai été la maîtresse de Lecoq et la femme de Joulou. Moi, je suis une misérable créature, non pas bourreau, mais victime… Attendez ! s’interrompit-elle, voyant que Léon allait parler, victime terrible, entendons-nous, victime comme on en trouve dans ces grands drames de la fatalité qui soulevaient les peuples antiques, victime avec du feu dans les prunelles et des serpents autour du front, victime qui change de nom à la dernière heure de la tragédie, et qui s’appelle le Châtiment !

Écoutez cela ; j’étais bâillonnée sur le tapis de mon salon, et j’étais garrottée. Roland sortait de chez moi : je l’aimais… Oui, je l’aimais, cet enfant, fier comme un lion, doux comme une femme… Écoutez donc, et ne cherchez pas, fou que vous êtes, à deviner à droite ou à gauche. Je vais droit ma route et je dis tout.

Il sortait de chez moi, Dieu m’avait donné une heure d’oubli, d’ivresse, de pardon : la première heure et la dernière ; la seule qui ait brillé dans ma vie : Oh ! je l’aimais ! et il m’aimait !

Ils vinrent : Lecoq, froid et suivant son plan tracé implacablement ; Joulou, le malheureux, ivre de vin et de jalousie. Je fus maltraitée et frappée. Joulou eut les marques de mes ongles et de mes dents ; Lecoq les a gardées, ces traces, jusqu’au jour de sa mort.

Je défendis Roland. On ne passa sur mon corps qu’après m’avoir ôté le sentiment.

Quand je m’éveillai, ce fut pour entendre le cri d’agonie d’un côté, de l’autre la chanson :

Allons !
Buvons !
Chantons !
Dansons !

Joulou revint avec le sang de Roland, qui lui avait jailli dans les yeux.

Monsieur de Malevoy, Lecoq est mort d’un coup de foudre. Il m’avait frappée dans mon corps et dans mon cœur. Joulou m’a frappée de même, de même il mourra.

Elle se tut et mit son mouchoir brodé à ses lèvres.

Léon restait aux prises avec ce bref récit où la vérité et le mensonge, concassés, pilés en quelque sorte dans le même mortier, formaient un tout indivisible.

M. Cœur, demanda-t-il après un silence, est-il bien, selon vous, ce Roland, le fils de la duchesse Thérèse ?

— Oui, répondit-elle, retirant son mouchoir où ses dents laissaient de nettes et profondes coupures. Cela semble ainsi, du moins, et que nous importe ? Il sera duc de Clare. Quel mal y voyez-vous ? Votre sœur peut être duchesse, si elle ne lève pas mal à propos cette belle tête rebelle. Réfléchissez à cela.

— Madame, objecta Léon, de votre plan je ne sais rien encore.

— Mon plan est à moi, répliqua brutalement Marguerite, vous n’en saurez pas un mot.

— Cependant…

— Assez ! l’interrompit-elle. On ne discute pas avec moi. Je propose, on accepte ou on refuse : c’est tout.

Elle se leva. Il fit de même, le front haut et le rouge à la joue. Il allait parler, elle lui mit en souriant sa main demi-gantée sur la bouche.

— Ne m’irritez pas, maître fou, dit-elle avec une sorte de gaîté bourrue, je suis femme, après tout, et j’ai les nerfs comme les autres femmes. Quand j’ai parlé de ces choses, il y a de la bête fauve en moi. Mes plans ! que vous importent mes plans ! Ils sont grands, ils sont sûrs, ils ne concernent que moi. J’ai rompu avec ces malfaiteurs subalternes ; je les tiens dans ma main comme je vous tiens vous-même et bien d’autres avec vous. Lecoq m’a laissé, à son insu, un bizarre et puissant héritage qu’il tenait lui-même de cette vivante énigme qu’on appelait le Colonel. Les chrétiens disent que les voies de la Providence sont cachées : à supposer qu’il y ait une Providence, pourquoi ne choisirait-elle point une créature telle que moi, belle et forte, malgré tout, pour distribuer les récompenses et les peines ? Cette idée me flatte, j’ai mes faiblesses, et comme l’objet de mon ambition est en dehors de vous et bien loin de vous, je puis être impartiale à votre égard.

Elle acheva de mettre son gant.

— On ne vous demande rien, notez bien cela. Et il semblerait surprenant que le noyé interrogeât le sauveteur pour savoir de quel droit ce dernier s’est jeté à la nage. Vous êtes le noyé, je suis le sauveteur. Peut-être êtes-vous avec moi plus sûr d’être ramené à la rive que votre ancien rival lui-même, M. Cœur, ou Roland de Clare, quoique je m’intéresse à lui une idée davantage, à cause d’un souvenir sentimental. Il lui sera dit à peu près ce que vous venez d’entendre, sans ambage ni réticence, car je dois vous avouer que j’ai pris, près de l’autorité, une position qui me sauvegarde complètement : je suis utile. Comme ce pauvre Roland a vécu dans un trou et qu’il a passé son existence entière à revenir d’un Pontoise quelconque, situé dans l’autre monde, il est possible qu’il résiste… Sommes-nous bien sûrs, tenez, par exemple, qu’à l’heure où nous sommes, les titres qui vous manquent ne sont pas entre ses mains ? Comme il se croirait fort ! Comme il deviendrait insolent ! Il aurait tout, en effet : le droit et les preuves qui établissent le droit ! Ce serait trop pour moi, mon cher Monsieur de Malevoy ; je ne permets pas qu’on soit vainqueur sans moi, et alors nous serions obligés de lui tenir un peu la tête sous l’eau, pour réfléchir à la question de savoir s’il doit être ramené à la berge ou laissé au fond… Nous sommes-nous bien compris ?

— J’avoue… voulut dire Léon qui perdait plante.

— N’avouez rien, allez ! Tous ces aveux sont des mensonges. De deux choses l’une : ou vous m’avez comprise parfaitement, ou vous allez m’avoir parfaitement comprise, dès que je serai partie.

À propos, fit-elle négligemment en achevant de boutonner son dernier gant, mon mari doit vous faire une visite… avec Nita : ils sont au mieux ensemble ; elle est sous le coup de menaces mystérieuses et tout à fait théâtrales… Si on obtenait d’elle qu’elle vous dît : Je ne vous aime pas, ou bien : J’aime Roland de Clare, consultez ceci.

Elle jeta sur la table un portefeuille mignon, timbré aux armes de Stuart-Fitzroy.

Léon la regardait bouche béante.

— Est-ce que jamais ?… fit-il d’une voix étranglée, est-ce que la princesse d’Eppstein aurait dit ?…

— Consultez ! répéta Marguerite avec un sourire plein de promesses, consultez ! votre défaut n’est plus comme autrefois l’audace, mon pauvre Léon… Cela m’a presque fait de la peine de vous voir si tristement écrasé. Consultez ! Peut-être vous souvenez-vous d’avoir écrit à la princesse ?…

— Oh ! fit Léon, des lettres insensées !… que je regrette… qu’elle a dû détruire avec mépris…

Marguerite lui rit au nez du meilleur de son cœur, et répéta encore deux fois :

— Consultez ! consultez !… ce portefeuille est une relique de famille qui a appartenu à la mère de Nita, puis à sa sœur, morte si jeune… Dans les reliques de ce genre, on ne garde que des choses précieuses.

— Voyons ! s’interrompit-elle, en lui tendant la main. J’ai bien de la besogne encore, ce soir, avant de me mettre au lit. Me reste-t-il quelque chose à vous dire ? Mais certes, étourdie que je suis ! Je suis chargée par mes maîtres et seigneurs — que je mène, grâce à Dieu, comme un troupeau de marionnettes, — de vous dire que mercredi, lendemain de mon bal, on exigera la remise des titres : c’est moi qui vous ai obtenu ce délai. Le motif en est simple : pour moi et par moi, dans la nuit de mardi à mercredi, vous serez jugé en dernier ressort : vainqueur avec moi, ou écrasé tout seul… Est-ce tout ? Oui… à mardi, cher Monsieur de Malevoy. Amenez-nous votre charmante sœur… et consultez le petit portefeuille, consultez !

Ce fut son dernier mot. Elle franchit le seuil en souriant et en saluant.

Léon, resté seul, ouvrit le portefeuille avec une hâte fiévreuse.

Ceci passait même avant le besoin de réfléchir sur cette étourdissante entrevue.

Le portefeuille était à la princesse Nita : il n’y avait pas moyen d’en douter ; il contenait divers memento à l’usage intime de la jeune fille, des riens, des adresses de toilette et jusqu’à des promesses de contredanse. Non seulement ce mignon carnet appartenait à Nita, mais encore c’était bien le calepin qu’elle portait tous les jours. Deux ou trois bagatelles dataient jusqu’à la journée de la veille, où le crayon de Nita avait écrit ces six mots : « Léon a besoin de me voir. »

Léon ! comme son cœur battait ! Mais ce fut bien autre chose quand il fit sauter le bouton de la petite poche latérale sur laquelle des lettres d’or écrivaient le mot : Souvenir.

Il y avait là cinq lettres, cinq lettres de lui, Léon ; ces cinq lettres justement qu’il qualifiait d’insensées !

Cinq. Il les compta. En interrogeant sa mémoire, il ne se souvint pas d’en avoir jamais écrit d’autres.

Elles étaient jaunies par le temps et fatiguées comme si on les eût bien souvent relues.

Léon appuya ses deux mains sur sa poitrine qu’il sentait défaillir…

Pendant cela, Mme la comtesse du Bréhut de Clare franchissait d’un saut juvénile et joyeux le marchepied de sa calèche. Cette entrevue semblait l’avoir encore rajeunie et allégée. Littéralement, elle ne pesait pas le poids d’une plume. Elle dit au valet de pied qui venait prendre ses ordres :

— Chez ce grand coiffeur de la rue de Richelieu !

Et la calèche roula, balançant doucement la gracieuse créature, demi-couchée dans son coin moelleux. La lumière du gaz et la nuit passaient tour à tour sur les exquises délicatesses de son sourire : car elle souriait, — quoiqu’elle fût seule maintenant et qu’aucun regard n’épiât le langage de sa physionomie.

Elle souriait.

Elle commanda, toujours souriant, chez ce grand coiffeur de la rue de Richelieu, une perruque blonde à longs cheveux, d’une nuance précise et particulière, dont elle fournit l’échantillon : une boucle légère et soyeuse qu’elle apportait dans la plus jolie bonbonnière d’émail où jamais comtesse ait mis des pastilles.

Ici, chez le grand coiffeur, elle n’était pas comtesse, elle était la première venue, car au lieu de donner son adresse à l’hôtel de Clare, elle dit :

— Je viendrai chercher moi-même cette coiffure. Il me la faut pour lundi : vous m’entendez, il me la faut !

Et, toujours souriant, elle remonta dans sa calèche, disant au valet de pied :

— Chez Mme Bertrand.

Mme Bertrand était encore plus grande couturière que ce grand coiffeur de la rue de Richelieu n’était grand coiffeur. On veillait chez elle dix mois de l’année. Elle habillait Mme la comtesse et la princesse d’Eppstein. Mme la comtesse avait commandé son costume en temps utile, son costume de bal ; elle venait le voir : quoi de plus naturel ? Un costume du genre ébahissant, et qui semblait deviner les suaves excentricités de nos mascarades actuelles : c’était un mont-Vésuve, en vérité, oui, et croyez qu’on avait copié servilement le volcan, au moment précis de son éruption avec du satin, des dentelles, du velours et des rubis. Cela ressemblait comme deux gouttes d’eau, et vous auriez eu envie de fuir pour éviter cette lave brûlante. On avait déjà beaucoup de talent sous Louis-Philippe.

Le volcan était en bonne voie : il allait bien. Mme la comtesse ayant inspecté son cratère, voulut voir la toilette de Nita. Quoi de plus naturel encore ? Nita devait paraître au bal de l’hôtel de Clare en nuage d’été. Trouvez-vous l’idée jolie ? Mme Bertrand avait composé un pur chef-d’œuvre. La vue de ce « nuage d’été » vous eût plongé dans de vaporeuses délices. Aussi Mme la comtesse l’admira-t-elle hautement. Elle l’examina en tous sens, pièce par pièce et si bien, qu’elle devait le savoir par cœur, comme les enfants récitent une fable de ce bon La Fontaine.

Ainsi en était-il ; la preuve, c’est qu’en quittant le logis affairé de Mme Bertrand, Mme la comtesse se fit conduire au logis non moins laborieux de Mlle Valentine, autre grande couturière, chez laquelle on veillait dix mois et demi. Mme Bertrand était une aiguille noble ; les ciseaux de Mlle Valentine se ralliaient aux idées plus jeunes de la Chaussée-d’Antin. Voilà toute la différence.

Mme la comtesse commanda à Mlle Valentine un nuage d’été tout pareil à celui de Nita, mais tout pareil. Mlle Valentine, le crayon à la main, écouta sa description éloquente, où pas un détail ne fut oublié, pas un ruban, pas une gaze. Le « nuage d’été, » coûte que coûte, fut promis pour le mardi matin, sans faute.

Aussi Mme la comtesse souriait-elle encore et mieux que jamais, en reprenant son coin douillet dans sa calèche :

— Rue du Monthabor, no 5 ! ordonna-t-elle.

Au no 5 de la rue du Monthabor respirait M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, ce Napolitain d’ivoire et d’ébène qui aimait si passionnément les tableaux de M. Cœur.