Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 14

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 361-372).


XIV

Frère et sœur.


Léon de Malevoy reprit :

— Toutes ces choses sont relatées ici dans le récit de la mère Françoise d’Assise, écrit, partie de sa propre main, partie de la mienne, sous sa dictée.

Lady Stuart était du voyage triste qui suivit l’évasion préparée par Guillaume. Ce fut elle qui accompagna Raymond à son château de la Nau-Fabas, où ils croyaient retrouver la jeune duchesse Thérèse et le petit Roland.

Raymond regrettait ce qu’il avait fait ; lady Stuart partageait son avis. C’étaient deux nobles cœurs et dignes de s’entendre : pour l’un ni pour l’autre, cependant, la droite intention de Guillaume ne soulevait aucun doute.

Ils arrivèrent au château de la Nau-Fabas avant le jour. La blessure de Raymond s’était rouverte en chemin. Les gens du château n’avaient vu ni la jeune duchesse Thérèse ni l’héritier, comme on appelait le petit Roland dans les domaines. De vagues rapports ayant donné à penser que la mère et le fils avaient passé la frontière de Savoie, Raymond voulut continuer son voyage. Il était très faible et il perdait beaucoup de sang.

À trois jours de là, dans un petit hameau savoyard, non loin de Chambéry, les deux frères eurent leur dernière entrevue, à laquelle assista lady Stuart. Raymond était mourant et avait reçu déjà les secours de la religion. Il embrassa Guillaume, qui pleura en lui rendant son baiser. Il confia à Guillaume la tutelle de sa jeune femme et de son enfant ; en outre il l’institua, en cas de malheur, son légataire universel.

Le lendemain, Raymond, duc de Clare, rendit son âme à Dieu. C’était le vingt-quatrième jour de juillet en l’année 1816. Son acte de décès fut dressé en due forme et joint au dépôt que Guillaume possédait déjà.

Lady Stuart aimait le duc Raymond comme un fils. La communauté de foi politique l’avait toujours rapprochée de Guillaume ; mais, au fond du cœur, Raymond était son préféré. Elle resta violemment frappée, et toutes les recherches pour découvrir la retraite de la jeune duchesse et de son fils ayant été inutiles, lady Stuart se retira au couvent de Bon-Secours, au commencement de 1817, sous le nom de sœur Françoise-d’Assise.

Il semblait que Thérèse eût tout d’un coup disparu de la surface terrestre, avec son fils, sans laisser de trace. Ce qui va suivre est purement conjectural et résulte de renseignements recueillis à droite et à gauche, indépendamment de ce que la mère Françoise d’Assise et feu M. le duc pouvaient savoir eux-mêmes.

— Les noms inscrits sur ces papiers, s’interrompit Léon Malevoy en rapprochant de lui les différents petits dossiers qui, naguère, étaient sous la même enveloppe, indiquent les personnes interrogées. Aucune, parmi ces personnes, ne savait rien de certain.

Les probabilités sont que Thérèse, duchesse de Clare, trompée par l’apparente trahison de son beau-frère et lui attribuant peut-être tout le malheur de son mari, quitta la France, poursuivie par une terreur qui ne devait jamais se guérir. À ses yeux, c’était l’ambition, c’était aussi la cupidité qui avaient guidé Guillaume de Clare. Selon son raisonnement, et quelle mère, abusée comme elle l’était, n’eût fait un raisonnement pareil ? l’homme qui avait tué son propre frère ne devait pas reculer devant le meurtre de son neveu. Dès le premier moment, sa préoccupation unique fut de fuir le plus loin possible et de cacher son fils à tous les yeux. Elle traversa la Savoie, puis la Suisse, puis une grande partie de l’Allemagne, poursuivie sans cesse par l’image fratricide de Guillaume.

Elle dut vivre du travail de ses mains dans la retraite inconnue qu’elle s’était choisie. Elle avait emporté quelques bijoux ; mais, par une contradiction qui est dans le cœur de toutes les mères, elle gardait chèrement cette ressource suprême, pour combattre, au jour où son fils, devenu homme, pourrait revendiquer ses droits.

Pendant que la veuve de Raymond menait ainsi la dure vie de l’exil, lady Stuart restait cloîtrée au couvent des dames de Bon-Secours, où un bref du Saint-Père lui donnait une autorité spéciale, en dehors de la hiérarchie, et Guillaume prenait place à la Chambre des Pairs en qualité de duc de Clare.

Les papiers de la mère Françoise d’Assise contiennent mention d’une entrevue qui eut lieu aux Tuileries entre le nouveau duc et le roi Louis XVIII. Guillaume avait choisi son souverain pour confesseur, du consentement de lady Stuart. Toute l’affaire de Grenoble fut soumise au roi, qui approuva la conduite de son fidèle serviteur et promit, le cas échéant, de sauvegarder les intérêts du légitime héritier de la maison de Clare.

Le cas ne devait jamais se présenter.

En 1818, le duc Guillaume épousa la fille unique du prince médiatisé d’Eppstein, dont il eut deux filles. La première, Raymonde de Clare, princesse d’Eppstein, mourut en 1828, à l’âge de neuf ans. La seconde est la princesse d’Eppstein actuelle, Nita de Clare.

Lorsque survint la révolution de 1830, le duc Guillaume était veuf depuis un an. Comme certains amis particuliers de Louis XVIII, il avait fait de l’opposition à Charles X, et l’avènement de Louis-Philippe le trouva prêt à se rallier. Néanmoins, par convenance et comme beaucoup d’autres encore, il resta pendant quelques mois à l’écart.

Vers cette époque, justement, arriva à Paris une pauvre femme qui loua sous le nom de Mme Thérèse, une modeste chambre rue Sainte-Marguerite, no 10. Elle avait avec elle un jeune garçon de seize à dix-huit ans, qui s’appelait Roland. Elle était très faible et semblait exténuée par une longue maladie. Son fils était beau comme une femme, quoique sa mâle vigueur fût au-dessus de son âge. Ils semblaient s’adorer tous deux et vivaient dans la plus complète solitude.

La mère apportait d’Allemagne une lettre de recommandation, signée par M. Blaas, le célèbre peintre autrichien, et adressée à Eugène Delacroix. Le jeune Roland fut reçu dans l’atelier de ce dernier.

La mère, libre alors de ses mouvements, commença une série de démarches hésitantes et timides qui nous portèrent à croire, à l’étude Deban, où j’étais déjà, qu’elle allait intenter une action contre M. le duc de Clare. De l’objet de l’action, nous ne savions rien.

Maître Deban la reçut plusieurs fois. Il riait d’elle volontiers comme s’il se fût agi d’une folle.

Quand M. le duc mit fin à sa courte bouderie et reprit paisiblement son siège à la Chambre haute, les démarches de Mme Thérèse cessèrent, et nous ne la vîmes plus à l’étude. Elle avait évidemment compté sur la disgrâce probable où le nouveau gouvernement tiendrait l’ancien général royaliste. Elle avait compté aussi sans doute sur un retour favorable du pouvoir vers les serviteurs de Napoléon.

Sous le règne de Louis-Philippe, il y eut en effet de ceci et de cela. Il y eut de tout. Si la veuve du duc Raymond avait eu de l’argent et des conseils, sa cause était gagnée d’avance. J’ajouterai qu’elle n’eût même pas rencontré devant elle un adversaire, car le duc Guillaume ne songea pas un seul instant à se prévaloir du dépôt confié. Ce n’était peut-être pas un cœur chevaleresque ; c’était du moins un homme probe et d’honnête milieu. Je ne voudrais pas prétendre qu’il eût restitué avec joie l’immense héritage de son frère ; mais j’affirme qu’il l’eût restitué, si la duchesse, sa belle-sœur, l’avait mis hautement en demeure d’accomplir ce devoir.

La duchesse Thérèse de Clare ne fit point cela. Après quinze ans d’exil, elle gardait l’impression toujours vive et ineffaçable qu’elle avait emportée l’heure de sa fuite. La voix de Guillaume reniant son frère devant la cour prévôtale de Grenoble sonnait encore à son oreille. Elle voyait en lui un spoliateur effronté, un ennemi inexorable. Personne n’était à même de lui révéler le mot de cette énigme : quelqu’un l’eût-il pu, elle aurait refusé de le croire.

Pour elle, la sauvegarde de son fils était l’obscurité profonde où ils vivaient, elle et lui. Avant d’entamer des négociations avec le duc, la première chose à faire était de déchirer le voile qui cachait l’existence du fils de Raymond ; elle eût bravé mille morts plutôt que de livrer ce secret.

Dans cette situation d’esprit, seule, privée de tous conseils et n’osant pas même s’ouvrir à son fils qui ignorait complètement sa naissance, elle fut prise tout-à-coup d’une angoisse nouvelle et terrible. Elle tomba malade ; l’idée lui vint qu’elle pouvait mourir en laissant l’unique héritier du duc Raymond sans ressources et sans nom.

Ce fut alors qu’elle conçut, au milieu de sa fièvre, l’idée d’attaquer son prétendu ennemi par derrière. La ruse est le refuge du faible et du vaincu. Mme Thérèse possédait l’acte de naissance de son fils, dressé à la paroisse de Pontcharra ; il lui manquait son acte de mariage, à elle, et les actes de naissance et de décès de son mari. J’ai ici la preuve qu’une sorte de marché fut conclu entre elle et M. Deban, mon prédécesseur, dépositaire de ces trois dernières pièces, comme de tous les papiers du duc Guillaume, qui avait en lui confiance entière.

Me Deban était un malheureux homme que le vice avait dégradé. D’un mot, il aurait pu clore par un dénouement heureux ce drame de famille ; car, dans ce drame, le sombre personnage qui précipite les catastrophes manquait : il n’y avait point de traître, à proprement parler, le traître était ici le hasard, et tout dépendait d’un malentendu si frêle que la main d’un enfant l’eût déchiré à jouer.

Me Deban ne prononça pas le mot. Il en était arrivé à ce point où l’on vend son âme pour quelques louis. Il consentit à livrer les trois pièces moyennant vingt mille francs comptant. Thérèse de Clare vendit ses derniers bijoux, et le marché allait recevoir son exécution, quand une aventure sanglante, dont je fus presque le témoin, fit disparaître le jeune Roland de Clare, le dernier jour du carnaval en l’année 1832.

Roland, au moment du meurtre, était porteur des vingt mille francs à lui confiés par sa mère.

Celle-ci mourut deux semaines après ; une lettre d’elle, adressée au duc de Clare, in extremis, éclaira tout le mystère.

Sur ces entrefaites, j’acquis l’étude de Me Deban. Je trouvai dans le dossier de Clare les trois pièces convoitées par la duchesse Thérèse. Le docteur Abel Lenoir, qui avait reçu ses derniers aveux, déposa peu de temps après entre mes mains une quatrième et une cinquième pièce : l’acte de naissance du jeune duc Roland, qui passait pour mort, et l’acte de décès de Thérèse elle-même…

Jusqu’à ce moment, Rose de Malevoy avait écouté avec une attention extrême et sans prononcer une parole. Ici, elle interrompit son frère pour dire :

— Dans ton opinion, le fils de cette Thérèse est bien positivement l’héritier de Clare, n’est-ce pas ?

— Positivement, répondit Léon. L’héritier unique.

Rose avait baissé ses yeux tristes qui rêvaient. Elle reprit :

— Et ce sont les pièces, au nombre de cinq, établissant les droits de cet héritier unique, qui ont été soustraites récemment dans ton étude ?

Léon laissa échapper un geste d’étonnement ; il hésita, cette fois, avant de parler.

— Ma sœur, dit-il enfin, tu sais maintenant tout ce que tu avais besoin de savoir. Tu ne m’as pas appris encore comment tu as découvert la soustraction de ces papiers qui menace mon honneur et peut tuer tout mon avenir. Je n’ai confié mon secret à personne.

— En tout cas, Nita garderait toujours les biens de sa mère… murmura Rose, suivant un ordre d’idées qui restait comme une énigme pour son frère.

Celui-ci répondit :

— La princesse d’Eppstein ne garderait rien !

— Comment cela ?

— La princesse d’Eppstein a perdu, l’an dernier, son procès contre le gouvernement autrichien : les biens d’Allemagne ne lui appartiennent plus. Si la succession de Clare lui échappe, la princesse d’Eppstein est ruinée.

— Ruinée ! répéta Rose dont les yeux brillèrent sous ses longs cils baissés. Pauvre Nita ! C’est un cœur fier, mais saurait-elle supporter le malheur ?

— Je me suis fait cette question, prononça le jeune notaire à voix basse.

— Et quelle a été la réponse de ta conscience, mon frère ?

Léon courba la tête.

— Je ne croyais pas, murmura-t-il, au début de cette entrevue, que ma confession pourrait aller jusque-là !

— Il faut que je sache tout ! déclara Rose résolument.

— Oui, fit Léon, tu as raison. J’ai besoin moi-même de te laisser, à défaut d’autre héritage, la connaissance entière et sincère des faits qui sont ma pauvre histoire. Ce n’est pas ma conscience que j’interrogeais, ma sœur : j’ai été follement épris de la princesse d’Eppstein… follement ! éperdument !

— Tu parles de cet amour au passé, mon frère ?…

— C’est que, pensa tout haut Léon, dont la main pâle tourmentait son front, sillonné de rides précoces, je l’ai tant combattu, cet amour ! On dit que, pour aimer, il faut espérer. Je ne crois pas avoir espéré jamais. Peut-être qu’on espère sans le savoir…

Rose poussa un long soupir et serra la main de son frère, qui poursuivit :

— Tu as raison, tu as raison ! j’éprouve je ne sais quel soulagement triste à me confesser à toi, qui remplaces toute ma famille, comme elle eût remplacé pour moi l’univers. Je dis que je n’avais pas d’espoir, parce que je suis d’un monde et d’un caractère à sentir très vivement certaines impossibilités. Nous sommes de race noble, ma sœur, mais j’ai pris cette profession de notaire qui appliquerait profondément la tare bourgeoise au nom le plus illustre. Je ne sais pourquoi, mais je le sens : il serait moins invraisemblable pour une princesse d’Eppstein, fille d’un duc et pair de France, d’épouser un comédien, un aventurier, que sais-je ? cherche ce qu’il y a de plus déclassé dans notre ordre social, que d’épouser un notaire. Les préjugés se meurent ou sont morts, les gens et les livres vont criant cela. Et pourtant, ce que je te dis, c’est la vérité vraie. Moi qui parle, ce rêve m’apparaît comme une monstruosité, à ce point que le rêve perdrait pour moi de son invraisemblance, si, de notaire honnête, je devenais tout à coup quelque chose d’osé, de bizarre, de hardi, quelque chose d’en dehors, comme certains disent quand le mot leur manque pour exprimer une pensée qui effraye ; moi, j’ai le mot et je le dis : quelque chose de criminel !

Rose resta froide.

Léon de Malevoy s’arrêta et reprit avec amertume :

— Au moins, si cela sort de la vie commune, cela rentre dans le roman qui émeut et qui étonne. Le roman, de nos jours, est une chose méprisée, mais c’est une chose souveraine.

Rose était de marbre.

Comme son frère s’arrêtait encore, elle dit avec un calme étrange :

— Je te comprends parfaitement.

Puis elle ajouta tout bas :

— Mon frère, as-tu songé parfois à franchir ce pas dont tu parles ?

— Peut-être, répliqua Léon d’une voix altérée. Mais tu es bien tranquille, ma sœur, en écoutant le récit d’une torture qui m’a vieilli de vingt ans au moins en douze mois !

Rose attira la main de son frère sur sa poitrine et l’y appuya fortement. Il tressaillit. Le cœur de Rose battait à briser sa poitrine.

— Je ne te dirai pas le reste ! s’écria-t-il. Cela pourrait te tuer !

— Non, fit-elle avec un navrant sourire. Ne crains rien. Si j’avais dû mourir d’angoisse, depuis hier mon cœur ne battrait plus. Continue.

Léon fit un pénible effort pour se recueillir.

— Je n’ai point franchi la ligne du vulgaire devoir, reprit-il d’une voix plus ferme. Si, en apparence et tout à la fois en réalité, je me trouve hors de cette ligne, c’est que la main du hasard a poussé à la roue. Quand une maison a glissé sur la pente par suite d’un tremblement de terre et se trouve inopinément au milieu de l’héritage voisin, que peut-on reprocher au maître de cette maison ?… Mais pourquoi plaiderais-je ma cause ? Un simple exposé te fera juge :

C’est pour toi, Rose, et ceci n’est pas un reproche, c’est pour toi seule que j’ai acheté autrefois l’étude de Me Deban. Mon adolescence a été plus sage que ma jeunesse. J’avais choisi pour nous deux, enfants d’un gentilhomme sans fortune, pour toi surtout qu’il faudrait marier, cette position de milieu, facile à soutenir, qui n’engage pas et qui borne nécessairement la fougue des jeunes ambitions.

Eussé-je été seul et libre, j’aurais porté l’épée. J’ai le cœur d’un soldat : brave, mais faible contre les sourdes batailles où il faut aller, quand on n’est pas soldat et qu’on est notaire.

J’ai relevé l’étude Deban ; c’est un miracle. Je ne pense pas qu’il y ait au monde beaucoup d’hommes plus solidement honnêtes que moi. J’ai eu l’amitié autant que la confiance du dernier duc de Clare qui m’a dit une fois : Léon, si, avec le nom que vous portez, vous étiez un simple spahi ou chasseur d’Orléans, je vous choisirais pour mon gendre !

J’étais notaire, c’est-à-dire bien plus, mais bien moins aussi qu’un conscrit. Il n’y a aucun bâton de maréchal dans le portefeuille d’un notaire. Tel il naît, tel il meurt ! notaire, notaire ! Soldat est un mot immense qui comprend tous les grades, toutes les gloires. Notaire est un mot étroit qui n’a qu’une signification : notaire !

La confiance du général duc de Clare me laissa, au moment de sa mort, deux missions qui, malheureusement, ne concordaient point entre elles : le décès de la mère Françoise d’Assise, qui était aussi ma cliente, rendit plus sacrée l’une de ces missions : celle qui m’était la moins chère.

Tu as deviné ces deux missions, ma sœur : la première était la tutelle de Nita, que j’ai gardée, malgré les tribunaux et les gens de l’hôtel de Clare, qui sont mes mortels ennemis ; la seconde était la recherche de l’héritier légitime des grands biens de Clare.

Dès longtemps, je te parle au moins de douze ans, j’avais eu vaguement connaissance d’un complot, ourdi à l’entour de cette riche succession, et tout à fait indépendant de ce marché dont je t’ai parlé déjà : l’achat des papiers, agité entre Mme Thérèse et Me Deban. Presque tous les clercs de l’étude trempaient plus ou moins dans cette machination, à la tête de laquelle était un homme d’une intelligence profonde, d’une audace remarquable, et que ses relations dans certain monde mystérieux auquel peu de gens croient, mais qui existe, rendaient très puissant.

Il s’agit de M. Lecoq, l’agent d’affaires du carré Saint-Martin, qui était le chef — ou le père des Habits Noirs.

On a colporté sur cette redoutable confrérie beaucoup de contes bleus. Elle exista, voilà ce que je puis t’affirmer, puisque j’ai reçu à trois reprises différentes, dans ce cabinet où nous sommes, des propositions fondées sur des faits indiscutables et qui, acceptées, auraient changé mon humble fortune en une position immense. Dans le fauteuil que tu occupes, un homme s’est assis qui m’offrait la fille du banquier Schwartz avec trois millions de dot et la direction d’une caisse qui fait à la Banque de France une concurrence souvent victorieuse…

L’association, décapitée deux fois, existe-t-elle encore ? Je le crois, mais ses traces m’échappent.

Je le crois, parce que c’est elle qui va me tuer.

J’étais donc, je n’ai aucune raison pour le nier, en relations suivies avec ce Lecoq dont l’agence, établie en dehors de la police soudoyée par l’État, était néanmoins une police. Mon devoir est ici mon excuse. J’avais mission de trouver : je cherchais.

Appuyé sur un fait que je tenais, que je tiens encore pour certain, le grand désir que M. Lecoq avait de m’absorber dans l’association, j’essayai de me servir de lui pour remplir les dernières volontés de mes deux clients, ou plutôt pour sauvegarder les intérêts de la princesse d’Eppstein. Car, entre deux devoirs qui se contrarient, l’homme choisit malgré lui-même. L’impartialité n’est qu’un mot. Je voulais passionnément le bonheur de Nita, et je cherchais, non point l’héritier légitime, ce Roland, fils du général Raymond de Clare, mais la preuve que ce Roland n’existait plus…

— Et cette preuve, demanda Rose de Malevoy, dont la voix avait une singulière expression, l’as-tu trouvée, mon frère ?