Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 17

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 193-204).


XVII

Le restant de la nuit.


Les maisons ont leurs destinées comme les hommes, et aussi, pourrait-on dire, leurs ridicules, leurs infirmités. Je ne sais comment exprimer cette chose subtile, mais vraie : le théâtre de l’Odéon est né pingre et pauvre. Au milieu des prospérités méritées qui lui arrivent périodiquement et l’indemnisent de ses longues famines, il reste mal fourni, comme ces ménages d’artistes qui donnent à dîner sans vaisselle. Il a son luxe, à lui, de temps en temps, un luxe glorieux, mais il lui manque toujours quelque chose, soit une chemise, soit des chaussettes. Supposez-le vêtu avec splendeur, si son pourpoint s’entr'ouvre, vous verrez qu’il n’a pas eu le temps d’acheter une soubreveste.

Cette nuit, où l’Odéon donnait bal, les éblouissements de la façade s’arrêtaient juste à l’entrée des galeries noires comme de l’encre et dans chacune desquelles deux ou trois quinquets honteux charbonnaient leurs mèches avares. L’invention du gaz a supprimé ces contrastes autour de l’Odéon comme ailleurs, mais, à l’époque si rapprochée de nous où se passe notre histoire, l’envers d’une fête éclairée a giorno pouvait être encore l’obscurité complète.

Roland fit un circuit et gagna péniblement la galerie qui longe la rue Corneille. Il fut soulagé en entrant dans ces ténèbres. La galerie était à peu près déserte. Roland s’assit sur une marche et laissa tomber sa tête entre ses mains. Il essayait de penser. Presque à ses pieds, dans la rue, une élégante voiture stationnait avec son cocher endormi sur le siège.

Derrière lui, des couples rares allaient et venaient. En somme, il faut des bosquets autour des bals champêtres : ces galeries solitaires faisaient office de bosquets.

Un couple s’arrêta, non loin de Roland qui n’avait garde de l’épier. Le quinquet lointain dessinait la forte carrure d’un homme, jeune encore et portant un costume de ville ; la femme, toute jeune et de gracieuse tournure, avait un domino noir sans capuchon. Elle tenait son masque à la main.

— Il est honnête, dit-elle, plus honnête que je ne l’aurais cru. On n’y peut rien.

— Bah ! fit l’homme aux épaules carrées, sans vous flatter, Madame la comtesse, il n’y a pas dans Paris une femme aussi belle que vous. Vous savez ce garçon-là par cœur, il vous aime à la folie ; il fera tout ce que vous voudrez et nous comptons là-dessus.

Dans la manière dont furent prononcés ces mots : « Madame la comtesse » on aurait pu remarquer une petite pointe d’ironie.

Une bande de jeunes gens costumés tourna l’angle de la rue Corneille, précédée par deux masques qui avaient des torches. Mme la comtesse et son compagnon se reculèrent dans l’ombre du pilier, mais pas assez vite pour empêcher la lumière des torches de glisser un instant sur leurs visages.

L’homme avait raison : il n’y avait point dans Paris de femme plus belle que Marguerite Sadoulas dont les admirables cheveux s’étoilaient maintenant de pierreries et qui portait une rivière de diamants sur sa gorge nue.

L’homme était M. Lecoq, ni plus, ni moins : le grand M. Lecoq.

La bande titubante et hurlante se composait des clercs de l’étude Deban, qui avaient soupé outre mesure et qui traînaient en triomphe Joulou ivre mort dans son costume de Buridan débraillé et souillé.

— Il ne faut pourtant pas qu’on me le tue ! murmura Marguerite en regardant la tête blême de Joulou qui pendait, inerte et stupide, sur les épaules de ses porteurs.

— Il faut qu’on vous le forge ! répondit froidement M. Lecoq. Il est dur, on frappe fort. L’affaire en vaut la peine.

Jusqu’alors Roland n’avait rien entendu, ou plutôt les paroles passaient comme un vain son autour de ses oreilles. La voix de Marguerite elle-même n’avait produit sur lui aucune impression.

Une manière d’étudiant, vêtu d’une vareuse en peluche et coiffé d’un béret basque, enjamba les marches d’un bond et passa si près de Roland que le pan de la vareuse fouetta sa joue. L’étudiant s’arrêta immobile au haut des marches et plongea son regard dans l’ombre de la galerie.

— C’est pourtant bien la voiture ! grommela-t-il.

— Ici, Comayrol ! prononça tout bas M. Lecoq.

L’étudiant à la vareuse le rejoignit aussitôt.

Les compagnons de Joulou entraient à l’estaminet de l’hôtel Corneille et criaient à tue tête :

— Du punch ! plusieurs baquets de punch pour célébrer les noces du seigneur comte et son héritage ! Largesses aux manants ! L’histoire est une sotte et le théâtre de la Porte-Saint-Martin ment comme un ribaud ! Buridan a épousé Marguerite de Bourgogne la semaine passée et roule depuis ce temps-là dans les vignes ! Du punch ! un océan de punch ! hymen ! hyménée ! Vive la Charte ! Le papa de Bretagne est enterré. Nous sommes chefs de nom et d’armes ! Orsini, tavernier d’enfer, nous avons des angelots plein nos escarcelles ! à boire ! à boire ! Liesse ! liesse !

— Patron, dit Comayrol, en les montrant du doigt, voilà un tas de bavards qui, désormais, ne vous serviront guère. Ils sont bons à brûler.

— Pourquoi ? demanda Marguerite.

— Bonsoir, comtesse, fit le faux étudiant.

Marguerite tendit la main à Comayrol, qui poursuivit au lieu de répondre à sa question.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas trouver un endroit plus commode pour les affaires, patron ?

— Nous sommes bien ici, répliqua M. Lecoq. Je suis pressé.

Comayrol se rapprocha de Roland qui semblait une masse noire, appuyée contre le pilier, et se pencha sur lui.

— Dormez-vous, la bonne vieille ? demanda-t-il.

Comme Roland ne bougeait pas, il le poussa du pied. Roland s’affaissa de côté et resta immobile.

— C’est une souche ! dit Lecoq. Laisse-la dormir et parle. Pourquoi ceux-ci sont-ils bons à brûler ?

— Parce que, répondit Comayrol, Léon Malevoy a acheté et payé l’étude Deban, aujourd’hui même.

— Ah bah ! fit Lecoq. Jolie opération ! Et vous pensez qu’il va faire maison nette ?

— Il nous connaît assez bien pour cela, repartit modestement Comayrol.

M. Lecoq était pensif.

— Il n’est pas encore temps de prendre les titres, murmura-t-il en se parlant à lui-même. M. le duc pourrait les réclamer, et cela gâterait tout. Laissons aller. Ce Léon Malevoy ne connaît pas toutes les charges de son étude… Et il n’y a de bon à brûler que ce pauvre vieux Deban, dont je ne donnerais pas dix louis… Voilà où mène la mauvaise conduite !

Comayrol dit Amen de bon cœur ; Mme la comtesse eut un frisson sous son domino.

— J’ai froid, dit-elle, rentrons au bal.

— Non pas, ma toute belle, répliqua M. Lecoq. Si vous avez froid, marchons, cela réchauffe. Je suis ici pour plus d’une affaire, et celle que nous avons ensemble n’est pas finie. Quoi de nouveau au no 10 de la rue Sainte-Marguerite, Comayrol ?

Ce disant, il offrit son bras à sa compagne et tous trois remontèrent la galerie qui était déserte en ce moment.

« Au no 10 de la rue Sainte-Marguerite », tels furent les premiers sons qui touchèrent utilement l’oreille et l’intelligence de Roland. Cela ne l’éveilla pas, car son engourdissement était profond et tenace, mais il essaya d’écouter comme on fait parfois en rêve, et certes, si Marguerite eût parlé à la place où elle était naguère, il l’eût entendue.

Mais Marguerite, avec ses compagnons, tournait, en ce moment l’angle de la galerie qui regarde le jardin du Luxembourg.

Il y eut un silence autour de Roland, ou plutôt ce ne fut pas plus qu’un murmure confus, fait de bruits lointains, tels que les clameurs de la place, la musique du bal et le tapage de l’estaminet Corneille, où l’étude Deban, bonne à brûler qu’elle était, s’amusait comme une bienheureuse autour de Joulou pétrifié.

Puis tout à coup d’autres voix s’élevèrent auprès de Roland qui sentit deux paires de mains éprouver les poches vides du vêtement neuf de la Davot. Il eut l’instinctif désir de repousser cette agression. Pour la première fois il comprit l’étrange paralysie qui garrottait ses membres. Il était comme au lendemain de sa blessure, complètement perclus, mais sa pensée vivait.

— Rien à frire ! dit une voix. La pauvre diablesse n’en peut plus ! Elle n’ira pas dire à Toulonnais que nous avons visité ses poches !

— C’est drôle, répliqua l’autre voix : il y en a qui meurent de faim à Paris !

Les deux interlocuteurs tournèrent le dos à Roland et entrèrent sous la galerie.

— Une belle coquine tout de même, cette Mme la comtesse, reprit celui qui avait parlé le premier.

— Il n’y a pas longtemps qu’elle en mange, répondit l’autre ; on l’a englobée au dernier carnaval ; elle est là pour une mécanique de longueur que Toulonnais monte. Il s’agit d’un duc, général, pair de France et le reste, qui a plus d’argent que le roi et qui l’a bien gagné, car il a tué son frère aîné ou quelque chose comme cela, au temps jadis.

— En foi de quoi, conclut la première voix, l’Habit-Noir, remplaçant avantageusement la Providence, va le faire chanter comme un mirliton et saigner sa caisse à blanc… Qu’est-ce qui nous en reviendra à nous autres, Piquepuce, ma vieille ?

Piquepuce ouvrait en ce moment la lanterne de l’élégante voiture, arrêtée le long du trottoir, pour allumer sa pipe. C’était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, maigre, pâle et triste, portant un costume d’étudiant râpé.

Il haussa les épaules en poussant sa première bouffée, et répondit :

— Cocotte, mon petit, si tu avais une redingote de Sedan, première qualité, au lieu de ta blouse, un pantalon de casimir noir, des bottes vernies et une conscience sans tache, je te montrerais une manière de t’en servir qui nous donnerait des rentes à perpétuité.

Il soupira et referma la lanterne.

Cocotte, gamin de dix-huit ans, leste, vif, bien tourné et bien couvert, quoique son vêtement principal fût, en effet, une blouse de laine, roulait une cigarette avec indolence.

— Si on prévenait ce M. le duc… commença-t-il.

Mais la main osseuse de Piquepuce s’appuya sur sa bouche et lui coupa la parole.

— Méfiance ! murmura Piquepuce. Les voilà !

M. Lecoq, Marguerite et Comayrol redescendaient la galerie. Cocotte et Piquepuce disparurent comme par enchantement.

Roland en était encore à chercher laborieusement le sens des paroles entendues. Son intelligence renaissait avant ses facultés physiques. Il y avait dans son cerveau un grand trouble d’où se dégageait cette pensée : « Il a tué son frère aîné… »

— J’ai vu l’acte de décès, disait en ce moment Comayrol. Il est au nom de Thérèse tout court, et ne contient pas d’autre indication.

Roland, frappé avec violence, essaya de se retourner, mais ses muscles étaient de pierre.

— Et le fils ? demanda M. Lecoq.

— Disparu depuis trois semaines, répondit Comayrol ; on ne l’a pas revu depuis la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres.

Marguerite cessa de marcher.

— C’est drôle ! pensa-t-elle tout haut. La nuit du mardi gras !

Mais Roland ne l’entendit point, parce que nos trois interlocuteurs, continuant leur route vers la place de l’Odéon, avaient déjà dépassé d’une douzaine de pas l’arcade où il était assis.

M. Lecoq demanda à sa belle compagne :

— Pourquoi est-ce drôle ?

La comtesse répliqua sèchement :

— Parce que.

Ils arrivaient au bout de la galerie où plusieurs groupes se tenaient, éclairés à demi par les reflets perdus de la façade du théâtre. Le regard perçant de M. Lecoq interrogea tous les visages, qu’ils fussent ou non recouverts d’un masque. Sans doute, il ne trouva point là ce qu’il cherchait, car il se retourna brusquement et reprit, suivi de ses deux compagnons, sa promenade en sens contraire.

Roland les attendait. Il écoutait.

— C’est toute une histoire, disait Comayrol ; j’ai su la chose par une vieille voisine qui a veillé la mère à ses derniers moments et qu’on fait parler tant qu’on veut en lui contant fleurette. La mère était très pauvre, mais il paraît que ce nigaud de Deban avait entamé une négociation de ce côté. Vous savez qu’il est toujours prêt à tuer la poule aux œufs d’or pour un morceau de pain…

Ici, nos trois interlocuteurs dépassèrent encore l’arcade et la voix de Comayrol se perdit dans les murmures environnants. Roland fit un effort désespéré pour tourner le pilier ; mais ce fut en vain.

Comayrol, cependant continuait :

— Vingt mille francs ! voilà ce que maître Deban demandait à la mère pour lui remettre l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès. Les aurait-il livrés ? je n’en sais rien, mais la mère s’était procuré les vingt mille francs…

— Vingt mille francs ! répéta Marguerite qui, depuis quelques minutes, était pensive.

M. Lecoq dit :

— Je suis comme Madame la comtesse : je pense au Buridan assassiné et à son portefeuille qui contenait vingt mille francs… juste !

— Ai-je dit que je pensais à cela ? murmura Marguerite d’une voix altérée.

— Nous allons causer nous deux, mon trésor, prononça tout bas M. Lecoq.

Puis il reprit gaillardement :

— Comayrol, mon garçon, nous passerions par un trou d’aiguille, cette nuit, hé ? Nous avons la crête basse, nous cherchons à nous rendre utiles et nous sommes profondément convaincus que notre avenir est aux mains de l’ami Beaufils, ou Lecoq, ou autre appellation qu’il lui plaira d’assumer pour désigner sa précieuse personne ? Il y a du vrai là dedans, bonhomme, mais le découragement ne mène à rien. Ma Seigneurie est contente de vous ; vous avez travaillé comme un ange et mon rapport au colonel contiendra une mention honorable en votre faveur. Ce notaire gentilhomme, M. Léon de Malevoy, est-il décidément incorruptible ?

— Je le crois, répondit le maître clerc.

— Alors, il ne peut vous garder chez lui, puisqu’il a l’honneur de vous connaître.

— Avant de s’en aller, murmura Comayrol, on pourrait mettre les dix doigts et le pouce dans le carton de M. le duc…

— Probité ! l’interrompit Lecoq. J’ai mon idée. Letanneur et M. Léon Malevoy sont des camarades ; M. Léon Malevoy gardera peut-être Letanneur.

Comayrol laissa échapper un geste de dépit.

— Ceux qui resteront et ceux qui s’en iront, prononça M. Lecoq avec une gravité magistrale, seront toujours pour moi l’étude Deban, la vraie. Nous sommes des associés. Vous avez, tous tant que vous êtes, tiré un fier numéro à la loterie, la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres. Les choses marchent ; il n’est pas nécessaire que vous sachiez comment elles marchent. Voulez-vous que je vous dise un mot qui va vous faire plaisir et peur, bonhomme, hé ? Là-bas dans la rue Campagne-Première, vous avez été témoin d’un meurtre. Chez le colonel, cela vaut de l’argent. Une demi-douzaine d’honnêtes garçons qui peuvent dire : Telle nuit, à telle heure, un homme a été tué… et reconnaître l’assassin…

— Mais, voulut l’interrompre Comayrol, nul d’entre nous n’a vu le meurtrier.

— Et reconnaître l’assassin ! répéta péremptoirement M. Lecoq. Diable ! ne dépréciez pas vos actions ! une demi-douzaine d’honnêtes garçons dans cette situation-là, voyez-vous, ne sont jamais bons à brûler !

Des applaudissements frénétiques éclatèrent tout à coup à l’entresol de l’estaminet Corneille dont les croisées s’ouvrirent. On put voir l’étude Deban danser en rond autour de Joulou, debout sur une table, le verre à la main, la tête nue et couronnée d’un triple diadème de bouchons enfilés. Il avait les yeux sanglants et la joue livide.

Marguerite serra le bras de Lecoq qui dit :

— Bonhomme, Mme la comtesse s’ennuie de nous entendre parler affaires. Je vous donne congé pour aujourd’hui… Vous permettez, chère belle ? s’interrompit-il en s’adressant à Marguerite.

Il lui lâcha le bras et prit Comayrol à part. Marguerite descendit seule la galerie et vint jusqu’à l’arcade où était Roland, sous les habits de la Davot.

Elle resta là, parce que de là on découvrait tout l’intérieur de l’entresol où les clercs Deban fêtaient les noces et l’héritage du comte Joulou.

Les yeux de Marguerite restèrent fixés sur Joulou. Elle réfléchissait, immobile et silencieuse.

— Rue Notre-Dame-des-Champs, dit M. Lecoq au maître clerc, au couvent de Bon-Secours, il y a quelque chose qui nous regarde. Attention à ceci ! Le jeune homme du no 10 a disparu le jour du meurtre, remarquez bien, et, depuis le jour du meurtre, les dames de Bon-Secours donnent l’hospitalité à un inconnu. Mes renseignements sont jusqu’à présent très vagues ; je n’ai pas d’aboutissant, mais mon flair est éveillé, nous sommes sur une piste… Les affaires d’une certaine sœur Françoise d’Assise ne sont-elles pas à l’étude ?

— C’est la tante de M. le duc, répondit Comayrol.

— Excellent prétexte ! Demain vous irez à Bon-Secours annoncer le changement de titulaire. Vous êtes adroit, quand vous voulez. Apportez-moi le mot de l’énigme et vous serez récompensé.

Il tendit la main à Comayrol qui ouvrit la bouche pour faire une question.

— À l’avantage ! ajouta péremptoirement M. Lecoq. J’ai dit.

— Fera-t-il jour demain ? demanda le maître clerc avec une sorte de timidité.

— À la caisse, oui, il fera jour jusqu’à minuit, pour ceux qui auront de bonnes nouvelles.

M. Lecoq tourna le dos et Comayrol entra à l’hôtel Corneille. M. Lecoq, au lieu de rejoindre Marguerite, fit quelques pas du côté de la rue de Vaugirard, en sifflant doucement le motif de Robin des bois : « Chasseur diligent. »

L’étudiant râpé Piquepuce et le flambant gamin de Paris Cocotte parurent aussitôt à ses côtés. On eût dit qu’ils sortaient de terre.

— Demain, dix heures, ordonna M. Lecoq, il fera jour, rue Cassette, numéro 3, étude Deban. Demander M. Jaffret, prendre le plan exact de la maison tout entière. Principalement : moyens d’aborder la pièce où sont les dossiers… À la niche !

Cocotte et Piquepuce reçurent chacun une légère indemnité en forme d’avance sur le travail commandé et s’éclipsèrent. M. Lecoq revint vers Marguerite qui, à ce moment même, touchait l’épaule de Roland, disant :

— Madame, êtes-vous malade ?

Lecoq se mit à rire. Roland n’avait pas donné signe de vie. Marguerite ouvrit son riche porte-monnaie et déposa un louis sur les genoux de la prétendue femme, ajoutant comme on s’excuse :

— J’ai eu faim : je m’en souviens.

— À tout prendre, murmura M. Lecoq en lui offrant son bras, quand on peut jouer le rôle d’ange pour vingt francs, ce n’est pas cher. Je suis fatigué : partons.

Il voulut entraîner Marguerite qui résista et montra du doigt l’orgie de l’estaminet Corneille. La figure de Joulou ressortait, effrayante de pâleur, au milieu de la confusion du tableau.

— Si celui-là s’éveille jamais, prenez garde… commença-t-elle.

— On le rendormira, l’interrompit Lecoq.

Elle se tourna vers lui, sombre et belle, car elle venait d’ôter son masque.

— Vous ne le connaissez pas comme moi ! murmura-t-elle.

Ils étaient maintenant sur les marches, entre Roland et la voiture dont le cocher sommeillait. Ils tournaient le dos à Roland qui fit un mouvement, — le premier depuis une longue demi-heure. Sa main maladroite et lente dérangea les plis du châle qui voilait son visage, et son regard ardent se fixa sur Marguerite. Celle-ci poursuivait :

— J’ai peur de lui… et je ne voudrais pas qu’on lui fît du mal. C’est ma brute : un loup qui est beau comme un lion quand il se bat. Il n’a pas assassiné, non ! L’autre avait un couteau dans la main. L’autre était plus brave que lui et plus beau que les anges !

— Tu as sommeil, ma fille, prononça rudement Lecoq. Tu rêves.

Marguerite se tut. Du bout de la badine qu’il tenait à la main, M. Lecoq fouetta les doigts du cocher endormi qui se dressa sur son siège et rassembla mécaniquement ses guides.

Marguerite demanda :

— Est-ce que dans cette affaire où il y a un duc, je pourrais devenir duchesse ?

— Parbleu ! repartit Lecoq en riant.

Il lui offrit son bras pour monter en voiture et ajouta froidement :

— C’est la moindre des choses pour la maîtresse de Toulonnais-l’Amitié… À la maison, Jacobi !

Le cocher enleva ses chevaux.

Roland se mit debout sans efforts. Il semblait qu’un choc électrique favorable eût rendu la vie à ses membres. Le trouble était maintenant à son cerveau. Quand la voiture, lancée déjà au grand trot, tourna l’angle de la rue Corneille, il appuya ses deux mains contre son front et murmura :

— Marguerite !… Marguerite !… Moi, je vais à la tombe de ma mère.

Il se mit en marche, en effet ; mais au lieu de prendre le chemin du cimetière, il suivit la voiture de Marguerite. La nuit se faisait de plus en plus dans sa pensée ; cependant il allait aisément et bien. Comme il traversait la place du théâtre, il reçut plus d’un choc dans la foule et ne s’en aperçut point. Il était fort. Dans la rue Racine, il put courir.

À cent pas de la place, la rue était déjà obscure et solitaire. Derrière lui, Roland entendait le fracas du carnaval ; devant, c’était le silence. Il chercha des yeux la voiture qui avait disparu depuis longtemps.

Cent pas encore et le pavé oscilla sous lui, comme le pont d’un navire qui tangue. Il revit la voiture au milieu d’un grand éblouissement. La voiture était découverte et glissait sous de grands arbres, baignés dans le soleil. Marguerite, en robe blanche, avec ses longs cheveux fleuris tombant sur ses épaules nues, se penchait vers un jeune homme…

« C’est moi ! se dit Roland que le vertige emportait, je me reconnais bien. Arrêtez ! je veux aller au cimetière ! »

À l’éblouissement succédèrent des ténèbres profondes.

Roland courait encore, mais en zig-zag, comme un homme ivre.

Ses oreilles étaient entourées de larges rumeurs. Il lui parut que des étincelles ruisselaient impétueusement de son front jusqu’à terre.

Il tomba et ne fit aucun effort pour se relever, mais il baisa le pavé de la rue, pensant :

— Je suis arrivé : ceci est la tombe de ma mère !

La nuit sonna toutes ses heures au clocher voisin. La ville s’endormit, lasse d’orgie ; l’aube naquit, froide et triste.

Roland était couché de son long sur la terre. Une pluie patiente tombait sans bruit, mettant un mince filet d’eau dans le ruisseau qui se précipitait en microscopiques cascades. Le ciel gris montrait son étroite bande entre les pignons dentelés. C’était une de ces vieilles rues, reliques de Paris père, dont Paris fils a amputé récemment les derniers tronçons ; d’un côté elle montait à pic vers Sainte-Geneviève, de l’autre, frayant son chemin tortueux parmi les masures où le Moyen-Âge tout entier revivait, à cette heure indécise, elle allait heurter l’hôtel de Cluny.

Personne ne passait. Juste au-dessus de l’endroit où Roland gisait, semblable au cadavre d’une pauvresse, morte de faim, un réverbère balançait sa mèche fumeuse, en gloussant plaintivement.

La lueur du réverbère éclairait une maison vaste et délabrée au devant de laquelle pendait un tableau, enluminé bizarrement. Ce tableau représentait un rapin barbu, en costume de sauvage, debout, les pinceaux et la palette à la main, en face d’une toile, tendue sur châssis, où deux hommes demi-nus luttaient à main plate, au milieu d’une foule de crocodiles, de tigres, de serpents, d’enfants, de bonnes et de militaires.

Au-dessous du tableau, un écusson presque effacé par l’âge portait :

Cœur d’Acier, peintre d’enseignes,
fait les grands tableaux
pour MM. les saltimbanques et artistes en foire