Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 13

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 145-156).
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Prologue


XIII

Dernière leçon de gymnastique.


Le mercredi, vingt-deuxième jour après son arrivée à la maison des dames de Bon-Secours, Roland parvint à marcher derrière son paravent. Il fit plus de cinquante pas en se tenant à la muraille et regagna sa couche sans éveiller l’attention de la Davot. Celle-ci en était arrivée à croire qu’elle avait trouvé le moyen de vivre sans dormir.

— Je ferme les yeux, disait-elle, mais je ne perds jamais connaissance. Je l’entends respirer. C’est le café et l’envie de faire mon devoir. On s’habitue à tout. La mère Françoise est si bonne pour moi ! J’aurai un sort à la fin de tout ça, et elle m’a promis un habillement en mérinos pour le jeudi de la mi-carême !

C’était le lendemain, le jeudi de la mi-carême. Jugez si le zèle de la Davot avait sa raison d’être !

Le matin du mercredi qui suivait cette nuit laborieuse où Roland avait marché cinquante pas, une estafette en grande livrée arrêta son cheval fumant à la porte de la maison de Bon-Secours. C’était la réponse de M. le duc de Clare, envoyée de Rome.

La mère Françoise d’Assise attendait, depuis le temps, avec une profonde impatience. Elle comptait les heures. Jusqu’à présent, la neuvaine accomplie n’avait pas amené de résultats : au moins pour la vieille religieuse, qui ne connaissait pas le gymnase de notre Roland, derrière le paravent.

C’était toujours chez le blessé le même mutisme et la même immobilité. Les apparences de la vie avaient beau renaître en lui, il restait de pierre, et le chirurgien comptait bien soumettre ce cas si rare à l’Académie.

Ce fut en tremblant que la mère déchira la large enveloppe, timbrée de l’écusson de Clare. Le regard vif et perçant de la vieille religieuse parcourut d’un temps les quelques lignes tracées sur le papier épais.

— Dieu soit loué ! murmura-t-elle, c’est la neuvaine !

M. le duc de Clare, répondant respectueusement à l’appel de sa noble parente, annonçait son départ immédiat. Il devait suivre son courtier à vingt-quatre heures de distance.

— Demain ! dit-elle. Il sera ici demain !

Elle s’agenouilla devant son lit et pria ; mais son regard cherchait malgré elle la miniature qui pendait au mur, et parmi les formules de l’oraison, elle mêlait à son insu d’autres paroles :

— Il verra bien ! pensait-elle tout haut. Je ne suis pas folle. J’ai été dix fois à son chevet et dix fois cette ressemblance m’a frappée. M. le duc de Clare est un gentilhomme, un honnête homme aussi comme tous ceux qui ont le sang du roi dans leurs veines… Il verra bien ! il verra bien !

Elle se leva sans que, peut-être, sa prière fût achevée ; elle décrocha la miniature qui lui sembla s’animer et sourire. Un coup d’œil rapide l’assura que sa cellule était vide. Elle approcha la miniature de ses lèvres et la baisa, disant :

— Raymond, fils de mon cœur ! Dieu est bon ! Je retrouverai ta veuve, et j’ai retrouvé déjà peut-être l’enfant que tu nommas de mon nom sur les fonts du baptême ! Le duc ! le vrai duc ! le chef de notre maison ! Roland de Clare, en qui Dieu perpétuera la gloire et la puissance de ses pères !

Un pas précipité se fit entendre dans le corridor. À travers la porte fermée la Davot s’écria :

— Ah ! bonne mère ! ah ! Madame ! Il faut que je vous parle !

La vieille religieuse se hâta vers la porte et l’ouvrit.

— N’ayez pas peur, dit la Davot, il est bien gardé. J’ai laissé une sœur en bas… Ah ! le jeune scélérat, qui l’aurait cru !

— De qui parlez-vous ? demanda la mère Françoise d’Assise avec hauteur.

— Je parle de ce petit comédien. Il se moque de nous, c’est clair. Et quelle ruse il lui a fallu, puisque je n’ai pas fermé l’œil depuis six fois vingt-quatre heures, pas une minute, quoi ! c’est le café… Mais voilà que tout à coup, ce matin, j’étais à lire mes psaumes, bien tranquillement, quand il a sauté dans son lit. Ça m’a saisie. Sauté comme une carpe. C’est la première fois, j’en ai vu d’autres, des malades ; on ne saute pas de même pour la première fois. J’ai guetté. Il s’est mis à remuer les deux bras et les jambes. Vous auriez dit qu’il se défendait contre quelqu’un. Il était rouge ; il y avait de la fièvre. Marguerite ! qu’il a dit, Marguerite !…

— Il a parlé ! s’écria la vieille religieuse, oppressée par l’excès de son émotion.

— Ah ! mais oui ! et pas gêné encore ! Il en a dit long. Il a appelé cette Marguerite et sa maman, et je ne sais qui encore. Il a bavardé portefeuille, vingt mille francs en billets de banque… Et qu’il avait peur de la justice !

La garde s’arrêta sur ce mot.

La mère Françoise avait les yeux baissés et réfléchissait.

— Il n’a prononcé aucun nom ? demanda-t-elle.

— Marguerite… commença la Davot.

— J’entends aucun nom qui puisse servir d’indication.

— Attendez !… J’ai une fameuse mémoire, mais le manque de sommeil… Ah ! j’ai bien gagné ce qu’on a fait pour moi, oui !… Il a dit un nom.

— De Clare, peut-être ?

— Pour ça, non… C’était comme Charleroy…

— Fitz Roy ?

— Non… pas Fitz Roy… Palevoy, Malevoy… et il a causé d’une étude de notaire… Ce doit être une histoire à faire frémir, bien sûr !

Sans mot dire, la vieille religieuse lui fit signe de repasser le seuil et la suivit dans le corridor. Elles descendirent ensemble au parloir où une sœur veillait en effet.

La sœur dit, pendant qu’elles s’approchaient du lit sans bruit :

— Le voilà plus calme. Il avait un mauvais rêve. Quel beau jeune homme ! et ne croirait-on pas qu’il est en santé ?

Il y avait trois jours que la mère Françoise d’Assise n’avait visité le blessé. Elle fut frappée du changement qui s’était opéré en lui. La fièvre contribuait sans doute à ces vives couleurs qui animaient son visage, mais la fièvre ne pouvait tout faire et la sœur n’exagérait point ; on eût dit un beau jeune homme en pleine santé.

Comme toujours, la mère l’examina attentivement et longuement. Pendant qu’elle avait l’œil sur lui, il fit un brusque mouvement : un mouvement vigoureux et facile qui le retourna à demi sur sa couche.

— Voyez ! s’écria la garde avec un triomphe. Il cachait son jeu !

— Et jamais vous ne l’aviez vu bouger ? demanda la vieille religieuse dont la joue amaigrie avait comme un reflet des rougeurs qui teignaient la face du blessé.

— Jamais, au grand jamais ! répliqua la Davot. Pour nous avoir mis dedans, ça y est… Et le docteur n’est pas sorcier, non !

En ce moment Roland exhala ce long soupir des gens qui s’éveillent. Son œil s’ouvrit vif et clair. On ne peut pas même dire qu’il jeta un regard sur ce qui l’entourait. Il sembla deviner plutôt que voir, car un voile de morne insensibilité tomba subitement sur sa prunelle.

— Voyez, répéta la Davot, est-il rusé, celui-là ! Il refait le mort.

D’un geste, la mère lui imposa silence. Elle s’approcha du lit et prit la main de Roland qui resta inerte, mais brûlante dans la sienne.

— Mon jeune ami, dit-elle avec douceur, m’entendez-vous ?

— Je t’en souhaite ! murmura la garde. C’est la bouteille au noir !

Le blessé demeura immobile et ne répondit point.

— Je vous préviens, dit la vieille religieuse dont la voix se fit plus sévère, que vous avez remué et parlé pendant votre sommeil. Il n’est plus temps de feindre.

Le blessé pâlit imperceptiblement. Ce fut tout.

La mère attendit la moitié d’une minute et reprit d’un accent impérieux :

— Monsieur Roland, je vous ordonne de parler !

La garde et la sœur échangèrent un regard stupéfait. Pourquoi ce nom ? D’où savait-elle ce nom ?

Le blessé tressaillit faiblement et sa joue continua de pâlir.

La mère Françoise d’Assise attendit encore une minute.

Puis elle se dirigea vers la porte du parloir en disant avec toute sa froideur reconquise :

— Je vais donner des ordres pour que le parquet soit prévenu sur-le-champ. Ce jeune homme peut répondre aux questions du juge. Qu’on aille chercher le docteur. Il est vraisemblable qu’on doit désormais le transférer à la prison : c’est là sa place.

— Oh ! bonne mère ! supplia la sœur, ayez encore pitié de lui !

La Davot accompagna la vieille religieuse jusqu’à la porte et lui dit en montrant sa jupe :

— Il est grand temps que mon habillement neuf vienne. Je grelotte là-dessous.

La mère Françoise d’Assise se fit conduire à la chapelle et conféra avec son directeur. Ce fut le directeur lui-même qui se rendit au Palais de Justice.

Le chirurgien, appelé, déclara qu’il avait tout prévu, que la garde était une misérable sotte de faire tant de bruit pour une chose si simple. Il expliqua tout scientifiquement. Un quart d’heure avant sa mort M. de la Palisse était encore en vie ; une minute avant de remuer, de parler et même d’éternuer, un perclus peut avoir l’insensibilité d’une pierre. Il cita des cas cataleptiques fort amusants. Sur la question de savoir si le blessé jouait actuellement la comédie, il raconta l’histoire d’un lapin empoisonné par M. Orfila, dans un but d’humanité, et qui accomplit virtuellement ses fonctions plus d’une heure après son décès. En somme, la plaie était fermée, la force était revenue par l’ingestion d’une certaine sorte de consommé, un consommé spécial, dont le docteur avait seul la recette. La garde s’était plainte parfois, il est vrai, des souris qui mangeaient son souper, et quelques sceptiques pensaient maintenant que le blessé avait bien pu… Non-sens ! Le consommé spécial suffisait. Et niait-on les souris ? Il y avait un chat !

C’était une belle cure. On pouvait envoyer le sujet à la cour d’assises, si l’on voulait, et même aux Grandes-Indes. Seulement, le docteur ne répondait pas des accidents.

Au couvent de Bon-Secours, la journée fut fort agitée. La supérieure dit plus d’une fois : Voilà ce que peut produire une infraction à la règle ! Les deux pauvres sœurs, coupables de cette infraction, furent rétrospectivement admonestées, mais rien n’y fit : le couvent tout entier s’intéressait à ce romanesque jeune homme ; un peu plus seulement, depuis qu’on le soupçonnait de jouer son rôle dans je ne sais quel imbroglio ténébreux. Impossible d’empêcher les bonnes sœurs de se glisser dans le parloir. Elles vinrent toutes, et la Davot dut recommencer vingt fois son histoire.

Ce qui frappait surtout dans cette histoire, c’était l’étrange parole de la mère. Elle avait dit au blessé : « Monsieur Roland ! » et par le fait le linge du blessé avait un R pour marque. Le blessé se nommait donc Roland, mais comment la mère l’avait-elle appris ?

Et Roland qui ?…

Et allait-on vraiment rappeler la justice avant l’arrivée de M. le duc qui devait avoir lieu le lendemain !

Car, de façon ou d’autre, la maison tout entière savait que M. le duc arrivait le lendemain.

À son retour du palais, le confesseur de la mère Françoise d’Assise avait un air fort mystérieux. On attendit la justice jusqu’au soir, et la justice ne vint point. Les bonnes sœurs parlèrent de relever la Davot pour la nuit, disant qu’elle devait être exténuée. On n’accepta point leur offre.

Et nous devons constater que, cette nuit, la Davot fut héroïque. Pendant douze heures, de huit heures du soir à huit heures du matin, elle resta à l’affût, sans fermer l’œil, écoutant et guettant. Son imagination avait énormément travaillé. Elle était désormais convaincue qu’une parole surprise pouvait lui donner de bonnes rentes.

Malheureusement, son zèle ne fut pas récompensé. Si elle eût fait semblant de dormir, on ne sait ce qui serait advenu. Elle veilla franchement ; le blessé fut muet comme un poisson. Sa fièvre était tout à fait calmée.

Huit heures sonnant, la mère Françoise d’Assise était au parloir. Elle y trouva la garde, rouge d’une terrible migraine, et le blessé pâli par le retrait de sa fièvre, mais calme et beau dans son repos, si beau que la vieille recluse se redressa en un mouvement d’orgueilleuse tendresse. Une demi-heure après, la justice descendit avec un certain appareil, et accompagnée de trois médecins qui devaient fournir une consultation solennelle.

L’interrogatoire commença sous une forme sévère, et le juge déclara tout d’abord au blessé qu’il ne restait point de doute sur la possibilité où il était de répondre. Le juge ajouta que son silence obstiné pouvait lui être imputé à mal.

Le blessé demeura insensible ; ses paupières étaient closes. Pas un muscle de ce jeune et beau visage ne remua. Le magistrat, qui appartenait à la jeune école et s’occupait d’art, le compara malgré lui à un marbre antique. Le greffier songeait ; ce sont des hommes pratiques que ces officiers judiciaires, et, dans la salle des pas perdus, on ne voit pas la nature humaine sous ses plus radieux aspects ; le greffier songeait à ces curiosités du crime qui font de la Gazette des Tribunaux le plus excitant de tous les recueils utiles.

Après l’insuccès de cette première attaque, le corps médical donna comme une réserve. C’étaient trois savants hommes dont la cour d’assises avait rendu les noms illustres. Ils furent nécessairement de trois avis différents, motivés à merveille sur la situation du blessé, mais ils s’accordèrent à déclarer : 1o que le sujet jouissait de ses facultés physiques et morales ; 2o que le transport, opéré avec les précautions convenables, ne présentait actuellement aucun danger.

En conséquence, le magistrat notifia à la supérieure du couvent de Bon-Secours que, le lendemain, vendredi, à pareille heure, une voiture viendrait prendre le blessé pour le transférer en un lieu où il fût sous la main de l’instruction.

La mère Françoise d’Assise s’était retirée dans sa cellule. Après le départ des gens de justice, elle demanda la supérieure. Ordre fut donné de fermer le parloir où le blessé resta seul à la garde de la Davot. Celle-ci n’avait plus qu’un jour pour faire sa fortune. Quoiqu’elle n’eût réussi à rien dans sa vie, la pauvre femme, elle gardait bonne opinion d’elle-même. Elle se dit : Peut-être qu’en y mettant de l’adresse je tournerai le jeune homme.

Et certes, elle était bien plus près du succès qu’elle ne pensait, car le jeune homme avait précisément l’idée d’implorer son aide pour fuir.

Si elle eût seulement attendu dix minutes, peut-être que le jeune homme aurait fait le premier pas.

Mais elle parla, et sa ruse grossière se dévoila d’elle-même. Quoique Roland fût tout le contraire d’un diplomate, il la jugea au son seul de sa parole et se replongea tout au fond de son obstiné silence. Cette femme était une ennemie. Il regretta les bonnes sœurs et attendit la nuit.

Ce que la nuit pouvait lui apporter de chances pour fuir, il n’eût pas su le dire lui-même, mais l’espoir est ainsi fait. Il cave sur l’impossible, surtout à la dernière heure.

Vers midi, la Davot, lasse de parler, se tut. Un terrible besoin de sommeil la tourmentait. Sa tête était malade. Quand on lui apporta son repas, elle n’y toucha point, quoiqu’elle fût ordinairement de grand appétit. L’odeur des plats lui fit mal ; elle les porta derrière le paravent et sentit son front tourner en revenant. La lutte ne pouvait être longue désormais ; à peine fut-elle assise qu’elle s’endormit d’un lourd et profond sommeil.

Le regard de Roland glissait entre ses paupières demi-closes et la guettait avidement. Il ne crut pas d’abord à ce sommeil et craignit un piège. Il toussa faiblement, puis plus fort ; il s’agita sous ses couvertures ; la Davot ronflait. Roland, alors, feignant de rêver, prononça des mots sans suite et cria d’une voix étouffée : Au secours ! on me tue !

La Davot ne bougea pas.

L’épreuve étant faite, Roland se leva sur son séant tout droit et d’un seul temps. Son sourire salua ce témoignage de renaissante vigueur. Il quitta son lit sans effort et gagna l’arène ordinaire de ses exercices. Il marchait sans appui. Certes, il n’eût rien valu pour une bataille, et ces quelques pas qu’il essayait avec tant de joie mettaient de la sueur à son front, mais quel progrès depuis la veille ! En somme la route n’était pas longue. Ces derniers jours, en écoutant les bonnes sœurs, il avait appris où il était : un demi-quart d’heure de chemin le séparait de sa mère.

Le clair soleil de mars entrait par les fenêtres grillées du parloir. Pour la première fois Roland put jeter un regard au-dehors. Il vit des arbres et de l’herbe ; sa poitrine battit comme s’il eût respiré l’air libre. Il lui semblait déjà qu’une seule chose le séparait, en effet, de la liberté : le manque de vêtements. Il chercha, il fureta autour de cette vaste pièce toute nue, comme on poursuit l’objet perdu partout, même dans les tiroirs trop étroits pour le contenir.

Il n’y avait assurément aucune chance de trouver là un habillement quelconque, et Roland le savait bien, mais il cherchait. Sa volonté de fuir s’échauffait jusqu’à la passion. Il n’avait plus qu’une nuit. Le lendemain, entre lui et sa mère il y aurait les verrous d’une prison.

Et le secret qu’il avait contenu en lui avec tant de peine éclaterait ! Sa mère saurait tout, non point par lui, Roland, agenouillé et demandant pardon de sa première folie, mais par le bruit public ou la voix brutale des journaux judiciaires.

Il ne s’étonnait point d’aimer si ardemment sa pauvre mère malade, mais il s’avouait qu’il ne l’avait jamais si bien aimée. Dans la rigueur du terme, il eût risqué sa vie mille fois pour lui épargner cette honte et cette douleur.

Il se représentait cette chambre triste, cette couche solitaire et de si longs jours d’attente ! quelles nuits ! Elle avait murmuré si souvent à son oreille : Je n’ai plus que toi !…

Voilà le fait. En cherchant des habits, il fit le tour du parloir et revint derrière le paravent. Sa tête et son cœur étaient pleins, mais son estomac criait la famine. En passant près de la Davot, une idée triomphante surgit en lui : ne pouvait-on bâillonner cette femme et la lier solidement, puis la dépouiller, puis se revêtir de son costume !…

C’était une robuste personne. Dans l’état actuel des choses, elle eût terrassé notre Roland d’une chiquenaude, mais il n’en croyait rien. L’idée lui monta au cerveau et donna trêve à sa rêverie sentimentale. Il s’arrêta au coin du paravent et contempla sa garde le cœur plein de pensées belliqueuses. Il traça un plan d’attaque, cherchant avec bonté les moyens de lui faire le moins de mal possible.

La Davot ne se doutait guère du danger qu’elle courait.

Roland, cependant, se retourna ; une odeur tentatrice avait touché ses narines. La même chose peut produire des effets bien différents. Ce déjeuner, que la garde avait éloigné d’elle avec dégoût, Roland s’en rapprocha, tout frémissant de ce bienheureux appétit que seule la jeunesse convalescente peut connaître. Il pensait toujours à sa mère, à ses plats, à la Davot garrottée et bâillonnée, mais il y pensait la bouche pleine.

C’était délicieux, écoutez ! jamais il n’avait rien mangé de pareil ; le pain lui semblait tendre, l’aile de volaille avait un fumet céleste, et le vin ! oh ! le vin ! à la santé des bonnes sœurs ! Il riait tout seul, il avait envie de chanter. Plus d’obstacles ! après un semblable festin, on terrasse une demi-douzaine de gardes !

Et l’avenir est frais comme une rose. Plus d’obstacles ! Rien que des portes ouvertes, au delà desquelles il allait trouver peut-être sa mère heureuse et guérie !

La journée avançait, et les bruits extérieurs semblaient grandir. C’est ici un quartier silencieux, mais il y avait des moments où Roland croyait ouïr, au lointain de la ville vivante, cette voix des gaîtés populaires, ce cri monotone et rauque, le dernier son qu’il eût entendu, ce soir où il avait quitté sa mère, la voix des trompes du carnaval.

Sa pensée allait tourner à cet appel, sa mémoire, tristement sollicitée, allait reprendre le fil sombre de ses aventures, lorsqu’un roulement rapide attaqua le pavé de la rue.

— Porte, s’il vous plaît ! cria une voix qui lui donna exactement la distance du parloir à la porte cochère, et aussi la direction à suivre pour se sauver, quand il aurait vaincu la Davot et conquis sa défroque.

Une agitation soudaine eut lieu à l’intérieur du couvent. Des pas précipités sonnèrent dans diverses directions, et ces mots dominèrent le sourd tumulte :

— Monsieur le duc ! Monsieur le duc !

Roland n’eut que le temps de glisser les débris de son festin dans le coin le plus obscur du parloir et de rentrer vivement dans son lit.

Les deux battants qui s’ouvrirent avec fracas éveillèrent la Davot en sursaut.