Côtes et Ports français du Pas de Calais/03

Côtes et Ports français du Pas de Calais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 385-414).
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CÔTES ET PORTS FRANÇAIS
DU PAS-DE-CALAIS

III[1]
LE DELTA DE L’AA


I

C’est à Sangatte que vient mourir la falaise du massif boulonais. Là commence, pour se prolonger jusqu’en Belgique et en Hollande, une zone littorale plate, sans relief, qui était encore, il y a quelques siècles à peine, dans son état naturel, et présentait une interminable succession de marécages alternativement submergés et découverts à chaque marée. Cette zone de tourbières, de vases, de flaques d’eau et d’alluvions pénètre en certains points très avant dans l’intérieur du continent. Son niveau est en général un peu supérieur à celui de la basse mer, mais inférieur à celui du flot. Elle est par conséquent submersible et serait même presque toujours submergée à chaque forte marée, sans la précieuse barrière de dunes récentes qui la protège.

Le nom de « Pays-Bas, » exclusivement réservé aujourd’hui à cette partie de la terre néerlandaise qui longe la mer du Nord, entre l’embouchure de l’Escaut et la presqu’île de Jutland, pourrait et devrait même être celui de toute la région. Les véritables Pays-Bas de l’Europe du Nord-Ouest, si l’on donnait aux lieux la désignation rationnelle qui devrait résulter de leur topographie, de leur relief, de leur aspect, de la constitution de leur sol, en un mot, de tous leurs caractères distinctifs, commencent en réalité en France, immédiatement après le cap Blanc-Nez, à deux lieues à peine à l’Ouest de Calais.

Sur presque tout le développement de la côte se sont accumulés des bourrelets de vase et de sable mobiles, qui ont peu à peu cheminé sur l’estran et ont formé de longues et étroites bandes de dunes, les unes isolées, les autres rattachées à des plateaux insubmersibles. Derrière ces dunes, un dédale de marais et de forêts. C’était, à l’origine de notre ère, le pays des Ménapiens et des Morins[2]. « Même dans les temps calmes et sereins, dit Strabon, le ciel est obscurci pendant la plus grande partie du jour. On n’y voit briller le soleil que pendant trois ou quatre heures vers le Midi. Toute la région est humide et couverte de brouillards, et les habitans trouvent dans les marécages et les forêts qui les entourent une retraite assurée[3]. » Point de villes ; quelques masures seulement. La mer, en se répandant sur ce sol d’une horizontalité presque absolue y apportait tous les jours des sables, des débris de rochers pulvérisés, et les vases qu’elle tenait en suspension dans ses eaux troubles et grises et qu’elle abandonnait en se retirant. Le sol s’exhaussait ainsi peu à peu. Les vents du large, agissant de leur côté, amoncelaient toujours de nouveaux remblais à la limite de l’estran. Quelques broussailles, la végétation spontanée de rares plantes marines et le travail de l’homme ont tout d’abord fixé, tant bien que mal, de distance en distance, des lambeaux de ce territoire incertain. Çà et là, des bancs à peine émergés de quelques centimètres au-dessus des plus hautes mers sont devenus des îles, et se sont lentement élargis et affermis. L’homme en a pris péniblement possession ; il a pu y vivre longtemps de la pêche et de la chasse, et tout autour, il a essayé quelques grossières cultures. Mais la situation est restée longtemps précaire, et il a compris de très bonne heure que l’invasion périodique des eaux de la mer s’opposerait toujours à un établissement régulier. Tous ses efforts se sont portés dès lors à rendre continue la barrière de dunes que les vagues et les vents avaient amoncelées un peu partout sur le rivage. Il s’est ingénié à fermer les intervalles existant entre ces dunes ; et, si l’on en croit Faulconnier, l’un des plus vieux et des plus érudits historiens du Pas-de-Calais, le petit peuple des Diabintes — c’était le nom que portait le groupe de la grande tribu des Moërs qui habitait spécialement la région maritime où s’est développée la ville de Dunkerque, — construisait déjà, vers la fin du règne de l’empereur Auguste, les premières écluses qui devaient assurer l’ouverture et la fermeture des issues réservées entre les dunes pour l’écoulement des eaux. « Parmi ces écluses, dit-il, les unes consistaient en une porte à coulisses qu’on levait pendant la basse marée pour faire écouler, durant quatre heures, les eaux de la mer dans leur lit naturel, et qu’on abaissait à la haute mer pour empêcher leur passage dans les terres ; les autres étaient comme deux battans de porte qui s’ouvraient par le courant des canaux et qui se fermaient d’eux-mêmes par l’effet du reflux[4]. »

En l’absence de textes classiques et de documens techniques précis, il est difficile d’avoir des notions un peu exactes sur ce ‘que pouvaient valoir ces écluses. Ce que nous savons d’ailleurs des procédés de construction des anciens nous autorise à croire que ces ouvrages devaient être très rudimentaires et éprouver de bien fréquentes avaries, pour ne pas dire une dislocation complète, lorsque les vagues venaient affouiller le pied des dunes dans lesquelles ils étaient fondés d’une manière très certainement fort médiocre. Les désastres si nombreux que l’on a vus se produire sur toute la ligne de défense de la Flandre maritime à des époques encore assez rapprochées de nous, alors que l’industrie et le génie modernes avaient perfectionné d’une manière si remarquable tous les travaux d’art de cette nature, permettent d’affirmer que les écluses des Morins ou des Diabintes devaient être de simples barrages qu’on élevait à la hâte, à l’époque des grandes marées, pour empêcher l’inondation générale du pays ; qui ne se fermaient pas régulièrement et automatiquement comme nos écluses modernes ; et que l’on devait renouveler bien souvent si on voulait être à l’abri des irruptions de la mer et assurer, pendant la saison des pluies, un écoulement temporaire dans la plaine en grande partie submergée.

Il est donc très probable, — et tous les historiens de la Flandre maritime s’accordent à le dire, — qu’à l’époque de la conquête, et même longtemps après, toute la région littorale, le long de laquelle devaient plus tard s’élever les villes de Calais, de Gravelines et de Dunkerque, et qui s’étendait plus loin même que Saint-Omer, était à peu près sous l’eau. C’était la partie noyée et presque inhabitable de la grande province qu’on appelait la Morinie. Elle se composait d’une série de golfes, de petits lacs, de marais et d’îles nombreuses, les unes à une certaine distance de la terre ferme, les autres tantôt isolées, tantôt rattachées entre elles ou au rivage suivant la hauteur de la mer.

La principale de ces îles a été décrite par Strabon et se trouvait à peu près à moitié chemin entre les dunes émergées qui devaient être un jour les territoires de Gravelines et de Dunkerque. A l’Est s’ouvrait le golfe de Mardick ; à l’Ouest un autre golfe du côté de Calais ; au Nord la mer. Au milieu serpentaient les bras nombreux d’un large cours d’eau, dont les eaux, périodiquement gonflées par la marée, se déversaient de tous côtés et couvraient toute la plaine basse de leurs limons. C’était l’Aa. Les cartes, assez rares d’ailleurs, à l’aide desquelles les chroniqueurs et les historiens du siècle dernier ont essayé la reconstitution de l’ancien littoral de la Morinie, ne sauraient présenter un grand caractère d’exactitude ; et, malgré les progrès sérieux de la critique moderne et de la science géographique, celle que l’on serait tenté de faire aujourd’hui ne pourrait fournir, sur les contours du rivage, tels qu’ils devaient être il y a quelques années à peine, que des indications bien approximatives. Mais il est cependant tout à fait certain que ce golfe existait et qu’un véritable bras de mer s’avançait autrefois jusqu’à Saint-Omer et même bien au delà.

Les anciens géographes donnent à cet estuaire le nom de Sinus Itius ; mauvaise désignation, puisqu’elle avait été déjà appliquée à l’embouchure de la Liane et qu’elle peut causer une confusion. L’estuaire s’est d’ailleurs bientôt transformé en marécage, et l’homme a fini par le convertir en un excellent territoire agricole. Mais cette plaine cultivée a été longtemps une grande rade ; et les barques de pêche pouvaient encore, au moyen âge, y entrer à pleines voiles. Tout autour, une centaine de villages et de masures, et, au milieu, un nombre indéfini d’îles comme on en voit dans le bassin d’Arcachon ou dans le Morbihan. Au Xe siècle encore, le bras de mer pénétrait dans les terres jusqu’à Watten, puis s’engageait dans un défilé assez étroit et s’évasait ensuite largement pour former le grand lac de « Sithiu », dont l’ancien niveau se reconnaît encore à la surface horizontale des dépôts que ses eaux troubles ont laissés. Au fond, sur la rive, était une ancienne ville gallo-romaine dont le nom primitif était probablement le même que celui du lac et qui est devenue Saint-Omer.

La petite ville de Saint-Omer a donc été un véritable port où les navires pouvaient accoster directement ; et, en creusant le sol pour élever les murs de sa citadelle, en remaniant par la culture les couches d’alluvions qui l’entourent, on a trouvé, à diverses reprises, des ancres et de vieilles carènes englouties comme on en rencontre quelquefois tout le long de la côte. Ce nom de « Sithiu » rappelle, comme nous l’avons déjà fait observer, celui d’Iccius ou d’Itius de l’époque gallo-romaine ; mais un vieil érudit du commencement du XVIIe siècle a cru y trouver une certaine parenté avec celui de Mardick latinisé, Mardic-cius. Les géographes sont d’ailleurs aujourd’hui d’accord avec les géologues pour reconnaître que Saint-Omer était le point terminus de la navigation dans le golfe graduellement atterri par les eaux limoneuses de l’Aa et aujourd’hui à peu près fermé, du côté de la mer, par la longue barrière de dunes qui court de Calais à Dunkerque.


II

Cette Morinie était donc une immense lagune, au milieu de laquelle émergeait un archipel d’îles, et qui était ceinturée par un chapelet de légères éminences sur lesquelles devaient plus tard s’élever les petites villes d’Ardres, d’Audruick, de Watten, de Bergues, de Hondscoote et de Saint-Omer. Quelques-unes de ces îles même, si l’on en croit des souvenirs encore assez récens des habitans du pays, étaient, comme celles qui descendent les grands fleuves d’Amérique, des îles flottantes, amas de feuilles et de roseaux, de branches desséchées et de débris agglutinés entre eux, sortes de radeaux mobiles sur lesquels la végétation avait pris une certaine importance, vaguant un peu au hasard sur la grande lagune comme des lambeaux détachés de la côte voisine. On en voyait encore quelques restes au siècle dernier aux environs de Saint-Omer. La dernière de ces îles flottantes, située à l’Est de Haut-Pont, près du goulet de Watten, s’est effondrée en 1840[5].

Les premiers habitans de cet étrange pays, aujourd’hui complètement transformé, furent quelques peuplades aventureuses détachées de la région du Rhin. Après avoir quitté les forêts de la Germanie, elles s’arrêtèrent devant les marécages indécis qui s’étendaient jusqu’à l’horizon marin et devaient leur sembler les limites mêmes du monde. Ils en prirent naturellement le nom ; ce furent les Morins, c’est-à-dire les habitans des marais ou des Moëres, C’est ainsi qu’on désigne toujours la région palustre aux environs de Dunkerque. L’étymologie paraît être le vocable tudesque mur ou le mot anglais moor lande, plaine vaseuse, lieu d’amarrage, dont l’origine remonte aux premiers temps de la langue saxonne.

Cette ancienne baie est très nettement délimitée par une ceinture de coteaux, qui sont le prolongement de la vallée supérieure de l’Aa. L’ancien port de Saint-Omer en occupait le fond. Au-devant du port, les coteaux s’écartent un peu, et le bassin d’autrefois avait une largeur de 2 à 3 kilomètres ; mais ils se rapprochent graduellement jusqu’à Watten, où se trouve une sorte de goulet de 200 à 300 mètres seulement. A la sortie de ce goulet, la vallée s’ouvrait largement. C’était la grande plaine marécageuse, coupée de petits lacs, d’étangs et de fondrières, semée d’îlots et de bancs vaseux au milieu desquels serpentaient les différens bras de l’Aa et que les dépôts séculaires des alluvions et l’établissement de plusieurs centaines de canaux et de rigoles d’assainissement ont transformée en terre de première valeur. Le pays en a pris le nom. C’est la région, des « watergands, » ou des « wateringues, » c’est-à-dire des écoulemens d’eau.

Les premiers travaux d’endiguement paraissent remonter au VIIe siècle. Il est probable cependant que, dès qu’il eut mis le pied sur ce sol périodiquement détrempé, l’homme joignit tous ses efforts au travail de la nature pour s’assurer autant que possible la possession permanente de quelques lambeaux de terre, les défendre contre les attaques de la mer, les rendre propres à recevoir une culture à peu près régulière ; et très certainement les Morins des premiers siècles, — peut-être même leurs prédécesseurs, — ont cherché à se mettre à l’abri des inondations et des submersions en construisant, de distance en distance, autour de leur masure et de leurs champs, quelques-unes de ces digues en fascines et clayonnages que les Hollandais ont depuis perfectionnées d’une manière si remarquable. Quelque rudimentaires que fussent ces premiers endiguemens, ils ont puissamment contribué à favoriser le travail naturel du colmatage ; et les petits plateaux à peine émergés au-dessus de l’eau et qu’on désigne sous le nom de « terpens » ont été en quelque sorte les socles sur lesquels ont été établies la plupart des villes de la région inondée, — Bergues, Watten, Saint-Omer[6].

En somme, tout le pays des wateringues n’est qu’un ancien bras de mer, qui s’est transformé graduellement en lagune vive, puis en lagune morte, et qui s’est définitivement colmaté par l’action combinée de l’homme et de la nature. Le golfe des temps anciens est devenu un immense delta, qui comprend une étendue de 80 000 hectares. C’est très sensiblement la surface de la Camargue aux embouchures du Rhône. L’eau coule aujourd’hui dans le lit régulier et artificiel que les hommes lui ont taillé et se dirige en droite ligne de Saint-Omer à Gravelines. On lui a donné partout une largeur de 20 mètres, une profondeur uniforme de 2 mètres ; il est bordé de chemins de halage empierrés ; il est accessible en tout temps à des « bélandres » pouvant porter 300 tonnes. L’ancien fleuve au cours variable et en partie colmaté est devenu à la fois un canal de navigation et d’assainissement. Mais au XVIIIe siècle encore, avant l’ouverture artificielle du chenal de Gravelines à la mer, son embouchure se trouvait à 5 kilomètres environ à l’Est ; et, pendant toute la période du moyen âge, elle paraît au contraire avoir été à 4 kilomètres à l’Ouest.

A Watten, l’Aa se bifurque. L’émissaire principal continue à couler vers le Nord dans la direction de Gravelines ; sur la rive droite se détache un bras aussi important que le tronc et qui suit une direction parallèle au rivage de la mer, c’est-à-dire du Nord-Ouest au Sud-Est. Ce rameau a été aussi régularisé et est devenu le canal navigable de la Coline ; il passe à Bergues et à Furnes, et communique successivement avec les canaux de Dunkerque et d’Ypres, la rivière de l’Yser et tout le réseau navigable de la Belgique. Un peu plus loin, sur la même rive, nouvelle bifurcation qu’on appelle le canal de Bourbourg et qui se soude, comme la précédente, aux canaux qui aboutissent à Dunkerque. Sur la rive gauche, à peu près à égale distance entre l’origine du canal de la Colme et le canal de Bourbourg, se détache enfin le canal de Calais, qui a été aussi, à l’origine, un bras naturel de l’Aa.

Tous ces canaux ont le même mouillage de 2 mètres et remplissent une double fonction : la navigation et l’assainissement. Ce sont les artères principales d’un immense réseau de fossés, de roubines, de rigoles de toutes dimensions désignés, sous le nom générique de « watergands, » quelques-uns navigables pour les nacelles à fond plat et les barques de très faible tirant d’eau, véritables organes de vie et de mouvement, servant à la fois au dessèchement, à l’irrigation et aux transports. Sans un entretien de tous les jours, ces milliers de watergands, dont l’eau finit toujours par s’écouler à la mer au moyen de « tirages » pratiqués aux heures de la basse marée, seraient depuis longtemps en partie colmatés. Les trois grandes branches de l’Aa régulièrement canalisées aujourd’hui, et dans lesquelles le niveau de l’eau et le mouillage sont réglés avec une précision absolue, seraient elles-mêmes devenues, comme les anciens bras du Rhône dont on peut suivre les traces sur le territoire de la grande et de la petite Camargue, des « lônes » indécises et malsaines qu’on aurait pu nommer des « Aas-morts, » comme on dit les « Rhônes-morts » de la Basse-Provence. Le pays serait resté à l’état de marécage insalubre, et le mélange des eaux douces et des eaux salées aurait continué à y développer, comme au moyen âge, les germes de toutes les fièvres pernicieuses. Tout a été merveilleusement transformé. A l’extrémité de cet immense échiquier, des écluses perfectionnées, munies de portes d’ebe et de flot, permettent de retenir les eaux dans les deux sens. Les portes sont fermées à la marée montante. Quand le flot baisse, les eaux douces pèsent à la fois contre elles et se répandent dans les biefs maritimes qui les conduisent à la mer. L’écoulement des eaux intérieures est ainsi régulièrement assuré. Pendant la saison des sécheresses, on a même soin de les retenir par des barrages temporaires, et on les fait déverser ensuite par une infinité de rigoles sur la terre altérée ; et c’est ainsi que l’homme a pu créer une des plus riches provinces du Nord de la France, et que des moissons, des troupeaux, de riches fermes d’exploitation, des villages entiers occupent le domaine de l’Océan refoulé[7].


III

Les trois ports de la région littorale des wateringues sont Calais, Gravelines et Dunkerque. Le premier et le dernier, en pleine prospérité, ont été depuis quelques années complètement transformés. Gravelines, au contraire, malheureusement placé à égale distance et assez près des deux autres — 10 kilomètres à peine de chaque côté — n’a pu supporter ce redoutable voisinage, et, après avoir eu une situation prépondérante, est tombé dans un état de déclin et d’abandon très regrettable. Aucun des trois d’ailleurs ne paraît avoir eu la moindre importance à l’origine de notre ère, ni même à l’époque romaine. A 8 kilomètres environ à l’Ouest de Dunkerque, le petit bourg de Mardick, à peu près désert aujourd’hui, était probablement alors la principale station navale des galères de l’époque qui pouvaient remonter jusqu’à Sithiu, devenu Saint-Omer, et paraît avoir conservé cette suprématie jusque vers le Ve siècle[8]. Quelques géographes ont même soutenu avec une certaine témérité que Mardick avait été le Portus Itius de César et de Strabon. Nous avons vu précédemment que le grand port de l’empire sur la Manche était certainement Boulogne-sur-Mer, Gesoriacum, à l’embouchure de la Liane. Tout au plus Mardick pouvait-il être le havre d’entrée du Sinus Itius dans la partie de la grande lagune de l’Aa la plus voisine de la mer, où flottait, à peine émergé au-dessus du niveau des basses eaux, l’archipel des Morins.

Quant à Calais, situé à l’extrémité de l’estuaire occidental du delta de l’Aa et dont le port moderne est resté le débouché régulièrement aménagé des wateringues du pays, il n’apparaît dans l’histoire que vers le VIIe ou le VIIIe siècle. La ville est double : au Nord, sur la mer, Calais proprement dit, dont les vieilles et hautes maisons et les bassins étaient enserrés hier encore par un épais collier de murailles, précédées d’une double ceinture de fossés, dentelées et étoilées suivant le système de Vauban ; au Sud, le grand faubourg de Saint-Pierre, prolongeant sans cesse ses longues et larges rues rectilignes, ses maisons uniformes, ses usines et ses fabriques sur un terrain horizontal et illimité et présentant toute la banalité des villes industrielles du Nord. C’est Calais-Sud qui, malgré son aspect tout moderne, a cependant précédé la vieille ville du port, qui portait autrefois le nom de « Pétresse » aujourd’hui Saint-Pierre, et fut complètement brûlé par les Normands à la fin du IXe siècle.

Calais était, vers l’an 900, une annexe du comté de Boulogne ; et c’est de cette époque que datent les premières murailles de son enceinte, la construction du fort Nieulay et, selon toute probabilité, le creusement du bassin du Petit-Paradis qui paraît avoir été l’embryon du port. Calais, dont la rade foraine est assez bien protégée par les bancs sous-marins de Riden, est le port du continent le plus rapproché de la Grande-Bretagne ; et ce voisinage devait naturellement éveiller l’attention jalouse de nos voisins. Au XIIIe siècle, le petit port de Wissant, qui avait joui jusque-là d’une certaine importance, était complètement comblé par les sables, et celui de Boulogne, dans un état de dégradation lamentable, presque abandonné. Calais devait naturellement être considéré comme le port de transit presque exclusif entre l’Angleterre et la France. Ce fut de là que le dauphin Louis, fils de Philippe-Auguste, partit avec une flotte de 80 bâtimens de guerre et de 600 transports, appelé par les barons anglais mécontens de leur roi Jean sans Terre. On sait que, malgré le succès de son expédition, les chimériques espérances qu’avait pu concevoir le jeune prince furent complètement déçues. Le trône du roi dépossédé fut tout simplement conservé à son fils, elle résultat de cette campagne un peu naïve fut d’entretenir chez nos voisins le désir d’une revanche. Elle devait malheureusement se réaliser un siècle plus tard. Alors que Calais était en pleine prospérité, le roi Edouard III, encouragé par notre désastre de Crécy, vint en faire le blocus. L’histoire a conservé le souvenir des dramatiques incidens de ce siège, qui dura près d’une année, de la résistance héroïque de ses habitans, de leurs souffrances et de la basse vengeance du vainqueur tenant à humilier par des procédés barbares les malheureux que la mauvaise fortune mettait à sa discrétion.

Calais resta plus de deux siècles entre les mains des Anglais. Ce fut en quelque sorte leur tête de pont sur le continent. La ville, ruinée par le siège de 1347, dut être reconstruite presque en entier. Le chenal envasé fut recreusé, le bassin du Petit-Paradis réparé. L’avant-port d’échouage aménagé devint un second bassin qu’on appela le Grand-Paradis, et on entoura la ville d’une nouvelle enceinte de remparts. On construisit ensuite tout autour un système assez compliqué de digues allant du fort Nieulay à Sangatte, de manière à bien circonscrire la crique naturelle où les eaux se répandaient autrefois dans une sorte d’étang assez mal défini ; et le tout fut protégé et défendu par la tour du Risban qui commandait l’entrée du port.

Calais fut alors choisi comme principal entrepôt pour le transit des laines entre l’Angleterre et la Flandre, et on l’appela « l’étape des laines. » Ce fut bientôt une place de commerce très fréquentée, et le mouvement du port y prit rapidement une très sérieuse importance. Mais, en l’année 1558, un coup de main hardi du duc de Guise porta heureusement un terme à cette odieuse mainmise sur le territoire de la France ; et, sauf une courte occupation des Espagnols qui prit fin à la paix de Vervins, le Cambrésis, qu’on aimait à appeler « le Pays reconquis, » nous demeura pour toujours assuré[9].

Le port, cependant, était loin de satisfaire aux exigences du commerce ; les bassins étaient insuffisans, les conditions de l’entrée assez médiocres, le chenal souvent ensablé. Les premiers projets sérieux d’amélioration furent l’œuvre de Vauban, qui reconnut tout de suite que l’avenir du port était intimement lié à la régularité et à la puissance des chasses. C’était, en effet, le seul artifice que l’on connût à cette époque pour dégager un chenal et des bassins à chaque instant atterris. Toute la plaine triangulaire qui s’étend au Sud-Ouest, et dont Watten, Gravelines et Calais sont les trois extrémités, présente une pente très faible, mais uniforme, vers cette dernière ville, qui en est en quelque sorte l’exutoire naturel. Les travaux de tous les ingénieurs modernes, — écluses, bassins de retenue, prolongement des jetées, — ont été jusqu’à ces derniers temps conçus et exécutés en vue d’évacuer par là les eaux de toute la région wateringuée et d’utiliser leur force de propulsion pour soutenir et continuer autant que possible l’action des chasses jusqu’à la laisse des basses mers.

Sans compter les puissans appareils de dragage, à peu près exclusivement employés aujourd’hui dans les ports établis sur une côte sablonneuse et aux embouchures des grands fleuves soumis à l’envasement, le port de Calais met à contribution les eaux de deux grands bassins de retenue ; le premier, le plus ancien, situé à l’Ouest, longeant le vieux port et le port d’échouage ; le second, à l’Est, de dimensions colossales, — près de 100 hectares, — pouvant tous deux, dans moins d’une heure, écouler plus de 1 600 000 mètres cubes d’eau, mais cependant d’un effet pratique bien inférieur à celui des outils dragueurs modernes.

Les trois canaux de Mark au Nord, de Calais à Bergues au centre et des Pierrettes au Sud débouchent directement dans les anciens fossés de la ville, qui ont été élargis, recreusés, bordés de quais couverts de rails et sont devenus de longs bassins spécialement affectés à la navigation intérieure, communiquant par des écluses, d’une part avec les bassins maritimes, de l’autre avec le réseau navigable des canaux du Nord. Tout cet ensemble un peu compliqué se développe autour de la vieille ville de Calais, et forme une grande ceinture d’eau qui a pendant longtemps été considérée comme très suffisante pour assurer le développement du commerce.

Le chenal d’accès aux bassins de la ville n’a pas moins de 125 mètres de largeur, et sa profondeur peut être facilement maintenue à quatre mètres au-dessous des plus basses mers. C’est plus qu’il n’en faut pour assurer à heure fixe le service régulier des steamers entre la France et l’Angleterre. Le trajet entre Calais et Douvres est la route la plus courte entre les deux pays : 28 kilomètres seulement. C’est très certainement le bac marin le plus fréquenté du monde. Près de deux millions de voyageurs par an.

Le large chenal d’entrée de Calais conduit dans un vaste avant-port de près de 7 hectares, dans lequel peuvent mouiller, à toute heure de marée, des navires calant 8 mètres d’eau. L’un de ses quais, occupé par la gare maritime, est la tête de ligne du chemin de fer du Nord de la France et par suite de toute l’Europe. Une double écluse donne aux navires ayant les plus grandes dimensions toutes les facilités d’accès dans un bassin à flot de plus de 11 hectares. Plus de 3 000 mètres courans de quais, munis de rails et de l’outillage le plus perfectionné pour la manutention rapide des marchandises, bordent l’avant-port et le bassin à flot. Au fond est disposé une vaste forme de radoub dans lequel les bateaux du plus fort tonnage, et même les cuirassés, peuvent venir réparer leurs avaries. Après le bassin à flot, un arrière-bassin communique avec les larges fossés de la ville qui séparent Calais-Nord de son grand faubourg de Saint-Pierre, contournent l’ancienne citadelle, sont aménagés pour recevoir les chalands et les bélandres des canaux du Nord et constituent le grand port de navigation intérieure. A l’Ouest enfin, et communiquant aussi directement avec le chenal d’entrée, sont les anciens bassins comprenant un port d’échouage et un bassin à flot, d’une superficie totale de près de 6 hectares, bordés comme les bassins modernes de quais garnis de voies ferrées et présentant un développement de près de 2 kilomètres.

Le port de Calais peut donc être considéré comme un des mieux outillés de notre littoral du Nord. Son tonnage, en progrès marqué pendant quelques années, paraît aujourd’hui stationnaire. Le mouvement de la navigation, entrées et sorties, est de plus d’un million de tonneaux ; mais un très grand nombre de steamers transitent surtout des voyageurs, et le tonnage effectif des marchandises importées ou exportées ne dépasse guère 300 000 tonnes, un quart au plus malheureusement à l’exportation. Beaucoup de navires sortent sur lest. A l’importation, des bois de construction de Norvège, de Suède, d’Allemagne et de Russie, des fontes d’Ecosse et même des charbons anglais qui réussissent, — nous ne saurions le dire sans peine, — à concurrencer nos houilles du Nord pourtant si voisines. Les aménagemens du port sont d’ailleurs parfaits, et on a prévu tous les besoins du plus large avenir ; mais le mouvement ne paraît pas beaucoup progresser, et il est probable qu’il n’atteindra jamais celui de Dunkerque. Le grand trafic de Calais est et sera toujours celui des voyageurs et des courriers.


IV

Gravelines n’est plus aujourd’hui sur la mer. Pendant les quatre premiers siècles de notre ère, c’était un modeste havre de pêcheurs dont le nom est resté inconnu et qui occupait probablement l’emplacement du petit faubourg des Huttes situé à 500 mètres environ à l’Est de la ville actuelle. Un moine errant du nom de Willebrode vint y piocher la religion du Christ à peu près en même temps que saint Eloi évangélisait un peu plus loin dans les dunes de Dunkerque. Au commencement du IXe siècle, le pays prit le nom de son apôtre ; mais Saint-Willebrode n’a été longtemps qu’une assez pauvre bourgade. C’était Mardick, aujourd’hui presque disparu et situé à 4 kilomètres environ à l’Est, qui était réellement, comme nous l’avons dit, le principal atterrage à l’époque romaine et n’a cessé de garder une certaine clientèle de marins jusque vers le milieu du Ve siècle. Le pays recevait d’ailleurs à tout moment la visite des pirates du Nord.

Ces pirates du Nord furent, pendant près de sept siècles, le fléau périodique de toute notre région littorale de la Picardie, de la Normandie et d’une partie de la Bretagne. Ils arrivaient à l’improviste, montés sur de longs vaisseaux qu’on appelait « des chevaux ou des serpens de mer, » rasaient tous les promontoires de la côte, rôdaient aux embouchures de tous les fleuves, s’enfonçaient dans tous les fiords, débarquaient un peu partout à la faveur de la nuit et de la tempête. Leurs navires, aux voiles rouges rayées de noir, aux proues élancées, et sculptées en têtes de dragons, manœuvres par des rameurs excellens, avaient bien l’aspect d’animaux fantastiques d’un autre âge, de monstres vivans ; et tantôt gravissant la crête des vagues, tantôt s’enfonçant dans le creux de la houle, semblaient se jouer du fracas des orages et du bruit de la mer. Ces invasions presque toujours à l’improviste prirent au IXe siècle une continuité qui désolait le pays. Les pirates descendaient en masse sur toutes les plages, y construisaient à la hâte des cam|)s retranchés qui leur servaient de retraites, de centres de ralliement et de points d’appui, en sortaient brusquement pour pénétrer dans l’intérieur des terres, chassaient devant eux les populations atterrées, dévastaient tout le pays, et partaient ensuite emportant sur leurs vaisseaux le butin et les femmes, laissant derrière eux une longue traînée de deuil, des lueurs d’incendie, des ruines fumantes, et des amoncellemens de cadavres autour desquels tournoyaient dans le ciel gris des spirales de corbeaux.

Saint-Willebrode en particulier, plusieurs fois pillé et rançonné, aurait complètement disparu si le roi de France, impuissant à protéger lui-même sa province de Flandre, n’eût institué pour la défendre et la gouverner en son nom de grands officiers armés de pleins pouvoirs qu’on désignait sous le nom de « forestiers. » L’un de ces forestiers en particulier ne fut pas un homme ordinaire. Jeune, beau, énergique et ne doutant de rien, Beaudouin, très bien nommé Bras de Fer, eut la témérité de s’éprendre, vers l’an 860, de la propre fille de son roi et la bonne fortune d’être très bien accueilli par elle. Mais Charles le Chauve ne le trouva pas, parait-il, d’assez bonne maison pour épouser régulièrement une petite-fille de Charlemagne. La jeune princesse fut probablement aussi de cet avis ; et, pour éviter toute discussion inutile, elle n’hésita pas à partir avec son ami le forestier. Ce fut un gros scandale. Le cas était en effet plus grave pour l’époque que de nos jours où des incartades du même genre ne sont que des faits courans de la grande chronique mondaine et internationale. Le pape Nicolas Ier fut saisi de l’affaire et tout d’abord excommunia les deux inculpés. Ceux-ci prirent la chose assez bien pendant un certain temps ; mais, au bout d’un an, ils jugèrent convenable de régulariser leur situation et allèrent faire pénitence à Rome. L’excellent pape fut touché de leur repentir, et s’empressa de leur donner l’absolution. Mais la jeune princesse avait l’esprit assez pratique, et le sacrement de la pénitence n’était certainement pas celui qui lui tenait le plus à cœur. À sa prière, le pape intervint auprès du roi, lui conseilla de tout oublier, d’accepter les faits accomplis. Le roi se laissa fléchir, et le mariage eut lieu. Tout eût été pour le mieux si, conformément aux mœurs royales de l’époque, Charles le Chauve n’avait tenu à doter généreusement sa fille et à lui donner en toute suzeraineté la province de Flandre, qui fut ainsi distraite de la couronne, à charge seulement pour sa suzeraine de lui devoir un hommage fictif et de pure forme. Cette séparation n’eut pas de graves inconvéniens tant que dura la ferme autorité de Bras de Fer ; mais, sous ses successeurs, les Normands expulsés ne tardèrent pas à reprendre l’offensive, très souvent même le dessus ; et pendant plusieurs siècles la Flandre fut une véritable terre d’invasion presque toujours fort mal défendue[10].

Après les Normands, ce furent les Danois, puis tour à tour les Anglais et les Espagnols. Mardick cependant avait beaucoup déchu. Vers le XIIe siècle, son port était à peu près comblé. Le golfe de Saint-Omer devenait une lagune de plus en plus vaseuse ; et tout le pays n’était plus qu’un immense marécage dont les émanations décimaient les habitans. L’un de ces forestiers qui portait le titre de comte de Flandre crut apporter quelque amélioration en régularisant le cours de l’Aa qui divaguait un peu partout dans la lagune et se jetait à la mer près du village d’Oye, à 6 ou 7 kilomètres à l’Ouest de son embouchure actuelle, et en le faisant déboucher du côté des Huttes. Ce redressement artificiel de l’Aa, qui est resté le cours de la rivière actuelle, fut à juste titre appelé le « canal du Comte, » en flamand gravelinghe, et c’est de là qu’est venu le nom de Gravelines. Le petit fleuve allait ainsi droit à la mer ; il faisait, au pied de Saint-Willebrode qui venait d’être entouré d’une première enceinte, une sorte de bassin qu’on appela Port-Neuf, et ce fut l’embryon du port actuel. Malgré tous les efforts tentés par les Espagnols au cours de leur occupation, ce port ne paraît avoir jamais eu une sérieuse importance ; et, trois ans après l’abdication de Charles-Quint, le roi Philippe II l’abandonna à peu près et décida de construire tout d’une pièce un établissement maritime complet à l’embouchure même de l’Aa, comprenant une citadelle, une écluse à deux pertuis et un bassin à flot permettant de remiser à l’abri de l’ennemi une trentaine de vaisseaux de ligne de l’époque. La mort ne lui permit pas de réaliser son programme ; mais ce fut l’œuvre de son successeur. Le port et la citadelle prirent naturellement le nom de Fort-Philippe et l’ont même conservé. Mais le port et l’écluse ne devaient pas aboutir ; et, en 1638, alors que les travaux touchaient presque à leur fin, Fort-Philippe fut surpris par les troupes françaises qui tenaient garnison à Calais. Une brèche fut pratiquée dans le bâtardeau de l’écluse encore en construction ; les chantiers des Espagnols furent inondés, bouleversés, et tous les travaux anéantis.

Sept ans plus tard, en 1644, Gaston, Duc d’Orléans, s’emparait de Gravelines. En 1652, tes Espagnols faisaient un retour offensif qui leur rendit un moment la possession de leur ancienne ville ; mais cette dernière occupation devait être de courte durée ; et, en 1658, Turenne, après la bataille des Dunes, détachait de son armée le maréchal de la Ferté et la ville fut investie. Ce fut le premier siège que l’illustre Vauban dirigea en personne. Malgré les difficultés de l’approche dans une plaine de boue tout inondée, la capitulation eut lieu après vingt jours de tranchée ; et, le 7 novembre 1659, la ville et le port furent pour toujours acquis à la France par le traité des Pyrénées.

Le port actuel de Gravelines peut être considéré comme l’œuvre de Vauban, et la ville elle-même est un des types les plus caractéristiques des grandes citadelles de l’époque de Louis XIV. Le bassin à flot, quelques aménagemens de quais et le prolongement en mer des jetées de l’Aa sont seuls de date plus récente. Le port comprend, avec son chenal et son bassin d’échouage, les deux branches de l’Aa qui entourent les remparts de la ville, et tous les fossés de la place qui forment un réservoir de près de 20 hectares d’une importance capitale pour assurer le dessèchement de toute la banlieue.

Gravelines est à 2 kilomètres environ de la mer. Nulle part dans la Flandre, la côte n’est plus plate. L’estran n’a pas moins d’un kilomètre et demi de largeur, et deux longues jetées prolongées par des estacades s’avancent au large ayant chacune plus de 1 500 mètres, distance à peine suffisante pour atteindre la profondeur nécessaire aux navires tirant tout au plus 3 ou 4 mètres d’eau. Tout autour de la ville, une plaine uniforme, coupée de canaux avec de longs alignemens d’arbres. De distance en distance, à perte de vue, dans la campagne, les mâts et les voiles des bricks et des bateaux de pêche, tantôt glissant sans bruit, paraissant et disparaissant à travers les branches, tantôt immobiles, amarrés le long des berges et des quais, et toujours couchés, aux heures de la basse-mer, dans la vase fétide comme des épaves ou des malades. Ce calme et cette solitude ne sont d’ailleurs qu’apparens ; et, malgré le redoutable voisinage de Dunkerque, le port de Gravelines continue à jouir d’un certain mouvement.

Au commencement du siècle en particulier, il présentait une animation toute spéciale et était le siège d’un trafic étrange et d’un commerce interlope qui fit un moment sa fortune. Bien qu’on fût alors en guerre avec l’Angleterre, l’Empire avait établi des relations continues avec les Anglais ; et Fort-Philippe fut désigné, par un décret impérial du 30 novembre 1811 qui ne manque certainement pas d’originalité, pour recevoir officiellement, à l’exclusion de Dunkerque et de Wimereux, les petits bateaux connus sous le nom de « smoggleurs » — smuggler en Anglais, smokkeler en flamand — qui faisaient la contrebande et venaient charger nos soieries, nos spiritueux et divers autres produits français, en échange desquels ils versaient, tant en lingots d’or qu’en monnaie précieuse qui nous manquait, plusieurs millions par mois.

L’opération était commanditée par le banquier Rothschild et ne prit fin qu’à la Restauration ; mais le mouvement était donné, et lorsque Fort-Philippe, qu’on appelait « la ville des smoggleurs » vit tomber cette industrie fructueuse, les habitans eurent l’heureuse idée de suivre en Angleterre la consommation qui s’éloignait d’eux. C’est de là qu’est venu le commerce considérable d’exportation de denrées agricoles qui fait encore de Gravelines un port d’une certaine importance et qui, joint à la pêche, y maintient une grande activité.

Gravelines est en quelque sorte une ville quadruple : tout d’abord la ville fortifiée, enfermée dans sa ceinture bastionnée, précédée de ses fossés dont les redans, les saillies et les enfoncemens présentent le dessin d’une magnifique étoile ; en dehors, vers l’Est, le petit faubourg des Huttes, presque exclusivement habité par les pêcheurs ; à 2 kilomètres au Nord, à l’embouchure et sur les deux rives de l’Aa, deux autres groupes très compacts et populeux, le grand Fort-Philippe et le petit Fort- Philippe, à la fois stations de bains de mer et de pêche, le premier armant pour la pêche au long cours, le second bornant ses opérations à la pêche côtière. Le mouvement commercial dépasse 60 000 tonnes par an : à l’importation principalement, des bois du Nord et des charbons anglais ; à la sortie, des envois continus d’œufs et de denrées agricoles qui vont presque tous au marché de Londres par la Tamise. L’Aa qui entoure les remparts de la vieille ville est le dernier bief du réseau des canaux du Nord. Les conditions de navigabilité sur ces canaux sont parfaites. A eux seuls ils suffisent pour assurer à Gravelines un avenir, modeste sans doute à côté de ceux de Calais et surtout de Dunkerque, mais d’une grande régularité et d’une longue durée[11].


V

Dunkerque n’existe à proprement parler que depuis le VIIe siècle. La plus grande partie de la Flandre maritime était jusqu’à cette époque une terre vague, aux trois quarts noyée, périodiquement infestée par les pirates du Nord qui pouvaient assez facilement trouver des retraites dans les vagues marais du delta de l’Aa si riches, si bien aménagés aujourd’hui, alors presque déserts. La petite tribu des Diabintes, qui l’occupait à l’origine de notre ère, paraît bien avoir essayé de lutter contre les invasions de la mer en fermant tant bien que mal avec des fascines, des clayonnages, des madriers et des remblais en terre les nombreuses issues qui existaient entre les dunes et qui permettaient l’écoulement des eaux. Mais ces premiers polders épars, qui formaient des îles perdues au milieu de la lagune, devaient avoir une existence bien précaire. Il est probable qu’ils furent bien souvent bouleversés, que les premières cultures furent tour à tour noyées par le flot ou enfouies sous les alluvions, et que la chasse dans les forêts voisines et la pêche un peu partout dans les marécages le long de la côte ou en pleine mer ont été, beaucoup plus que les produits de la terre, les ressources de ce peuple primitif.

L’exutoire le plus septentrional de l’Aa était vraisemblablement un petit havre entouré de dunes un peu plus fréquentées que le reste du pays ; et c’est là qu’en 646, saint Eloi, évêque de Noyon, légat apostolique du Saint-Siège, vint prêcher l’Evangile aux pêcheurs. Il fit bâtir un petit oratoire qu’on appela « l’église des dunes, Dune-kerche. » Quelques habitations se groupèrent tout autour et constituèrent bientôt un hameau qui prit chaque jour un peu plus de cohésion. Deux siècles et demi plus tard, vers l’an 900, le forestier Beaudouin III, arrière-petit-fils du premier Beaudouin, le fameux Bras de Fer dont on vient de conter la romanesque aventure, l’entoura d’une muraille. Le mouillage était bon. Les habitans disséminés un peu partout, dans la région des Moëres, le fréquentèrent de plus en plus. Ce fut l’origine de Dunkerque.

Aucune ville de notre frontière, aucun port de nos côtes n’a eu, plus que Dunkerque, à souffrir de la guerre et de l’invasion ; et on peut dire à son honneur que son énergie et sa force de résistance furent à la hauteur de toutes les épreuves. Tour à tour prise et reprise par les Français, les Anglais et les Espagnols, saccagée, démantelée, ruinée, inondée, elle a vu plusieurs fois son port à peu près détruit, son enceinte mutilée, ses bassins comblés, ses écluses renversées, et elle n’a jamais perdu confiance dans l’avenir. Jean Bart est bien le type héroïque de cette race flamande tenace, audacieuse, patiente, à la fois guerrière et commerçante, que le malheur peut frapper sans l’abattre et qui se redresse sans cesse toujours prête à recommencer la lutte.

Le port fut un moment, sous Louis XIV, à l’apogée de la fortune ; et pendant près d’un demi-siècle, les travaux de la place occupèrent la vie de l’illustre Vauban. Le grand ingénieur donna à la ville et à ses bassins une extension considérable. Ces travaux ne tardèrent pas à inspirer aux Anglais des craintes sérieuses, et la ruine de Dunkerque devint dès lors une de leurs principaux objectifs. Les revers de la France leur permirent d’obtenir adroitement par des traités ce qu’ils n’auraient pas gagné par les armes. Louis XIV, qui avait dû déjà payer 5 millions de livres pour rentrer seulement en possession de la ville perdue, fut obligé d’accepter les plus dures conditions. « Le roi très chrétien, portait l’article 9 du traité d’Utrecht signé le 11 avril 1713, fera raser les fortifications de la ville de Dunkerque, combler le port, ruiner les écluses qui servent à son nettoiement, le tout à ses dépens et dans le terme de cinq mois après la paix conclue et signée, savoir : les ouvrages de mer dans l’espace de deux mois, et ceux de terre avec lesdites écluses dans les trois mois suivans, à condition encore que lesdites fortifications, port et écluses, ne pourront jamais être rétablis. »

Brisé mais toujours résistant, le vieux roi voulut atténuer cette douloureuse humiliation en faisant percer, au travers des remparts abattus de Dunkerque, le canal maritime de Mardick dont un ingénieur espagnol, Florent van Langren, avait donné la première idée un demi-siècle auparavant. Mardick, qui n’est plus aujourd’hui qu’un fort déclassé, avait été, bien antérieurement à Dunkerque, un petit havre assez fréquenté ; et nous avons vu que les archéologues croient même que ce fut la principale station navale des dunes à l’entrée du bras de mer qu’on appelait le Sinus Itius. Il est certain que le port existait encore au moyen âge. Le rétablir était chose assez facile. C’est ce qu’on s’empressa de faire. Le canal n’avait qu’une longueur de 6 kilomètres de la ville à la mer et présentait seulement deux alignemens à angle droit ; sa largeur était de 60 mètres, sa profondeur de plus de 6 mètres. A son extrémité, on établit une écluse pouvant recevoir les plus grands vaisseaux. En aval de l’écluse, le canal traversait l’appareil littoral des dunes et se prolongeait en mer sous la protection de deux grandes jetées qui le défendaient contre l’ensablement. L’œuvre était considérable et elle fut menée à bonne fin en moins de deux ans. Ce n’était plus Dunkerque sans doute ; mais le mouillage était le même et dans la même rade naturelle si bien protégée par les bancs de Flandre. Somme toute, c’était un simple déplacement d’une lieue à l’Ouest ; c’était surtout un expédient très ingénieux.

L’Angleterre et la Hollande protestèrent avec violence contre cette création tout d’une pièce qui leur parut être une violation du traité d’Utrecht. Il fallut encore se résigner et détruire en grande partie l’ouvrage si rapidement exécuté. Cette nouvelle démolition réduisit Dunkerque à un état déplorable. L’émigration devint générale, et la ville touchait à sa ruine lorsque, le 31 décembre 1720, une violente tempête, coïncidant avec une marée exceptionnelle poussée par les vents violens du Nord- Ouest, amena la rupture de l’énorme batardeau que les Anglais avaient construit au-devant du port pour le barrer. Cet événement fut le salut. Le port était débloqué. Quelques bateaux pêcheurs commencèrent à y rentrer. Des navires marchands suivirent leur exemple. Le commerce s’y rétablit rapidement ; et, pendant tout le XVIIIe siècle, les courageux habitans de Dunkerque luttèrent pied à pied avec les commissaires anglais acharnés contre toutes les tentatives de restauration. Ils durent subir de nouveau leurs terribles exigences. Le traité d’Aix-la-Chapelle (1748) réclama l’exécution rigoureuse de l’article 9 du traité d’Utrecht ; celui de Paris (1763) l’aggrava dans des termes plus blessans encore : « Quant à la ville et au port de Dunkerque, portait-il à son article 5, ils seront mis à l’état fixé par le traité d’Aix-la-Chapelle et les traités antérieurs ; les forts qui défendent l’entrée du port seront détruits ; la cunette sera comblée et il sera pourvu à la salubrité de l’air et à la santé des habitans, à la satisfaction de Sa Majesté Britannique. » C’en eût été fini de Dunkerque, et les prétentions de l’Angleterre n’eussent plus connu de bornes sans le dérivatif que lui imposa la guerre de l’indépendance des Etats-Unis. Notre alliance avec la jeune Amérique, la glorieuse campagne de notre marine, les brillans exploits des corsaires de Dunkerque, qui, à eux seuls, prirent près de 1 200 bâtimens aux Anglais, les amenèrent à résipiscence ; et le traité passé à Versailles en 1783, mit un terme à cette odieuse mainmise, rendant pour toujours la liberté à la ville si longtemps opprimée.

L’Empire tout-puissant ne lui accorda pas cependant de faveurs marquées. Maître de la plus grande partie de l’Europe, Napoléon préférait naturellement la magnifique embouchure de l’Escaut et la grande vallée qu’elle commande, et qu’il croyait avoir donnée à la France pour toujours, à la bouche vaseuse de l’Aa ; et plus de 20 millions étaient libéralement consacrés aux travaux d’Anvers alors qu’on en accordait à peine deux ou trois aux réparations les plus urgentes de Dunkerque épuisé et à moitié ruiné. Les travaux furent continués après l’Empire ; mais le port, le chenal, la passe restèrent longtemps encombrés de sables et de vases. Les bateaux de 300 tonneaux pouvaient seuls s’y présenter. Tout était à refaire, quais, jetées, bassins, écluses, et ce ne fut qu’après avoir dépensé une somme de 15 millions que le port fut ramené, il y a environ un demi-siècle, à un état aussi satisfaisant que celui dans lequel Vauban l’avait établi et qui, en somme, ne comprenait qu’un chenal accessible aux navires de 600 à 700 tonneaux, un avant-port d’échouage, le bassin de la marine et les écluses nécessaires pour produire les chasses indispensables pour un entretien assez médiocre.

Les grands travaux de Dunkerque ne datent réellement que de l’année 1845 ; et c’est alors qu’on commença à transformer ses anciens bassins d’échouage en bassins à flot. Le progrès a été depuis lors très rapide. Dunkerque est devenu depuis quelques années l’un des ports les plus complets et les mieux outillés de l’Europe ; et l’aménagement de ses grands bassins, créés tout d’une pièce, peut être regardé comme un véritable modèle. Sa position exceptionnelle, tout à fait à l’extrémité de l’angle septentrional de la France, à 10 kilomètres à peine de la frontière, la redoutable concurrence d’Anvers, et le voisinage de Londres lui ont imposé en quelque sorte de grands devoirs. Elle les a tous très noblement remplis.

Dunkerque n’a pas, comme les grands ports de l’Escaut et de la Tamise, l’avantage d’être situé dans un grand estuaire ; mais sa rade présente des conditions excellentes de mouillage et avec raison très appréciées ; et c’est depuis Cherbourg la seule rade des côtes de France où peuvent mouiller par le mauvais temps de grands vaisseaux en toute sécurité. Dans ce pays plat des Moëres, la plage est d’une fixité à peu près parfaite. L’estran, qui n’a pas moins d’un kilomètre de largeur moyenne, prolonge doucement à la mer la pente presque insensible de la plaine à peine émergée. Le courant littoral, qui vient le plus souvent de la Manche, a peu à peu entraîné des sables qui ont constitué une série de bancs d’alluvions parallèles au rivage. Ces bancs sous marins ne paraissent pas s’être beaucoup déplacés depuis plus d’un siècle ; ils semblent même avoir acquis une certaine fixité. La prépondérance du flot sur le jusant, des vents d’Ouest sur les vents d’Est, des courans, des eaux venant de la Manche sur ceux venant de la mer du Nord et l’étranglement du Pas de Calais concourent à donner à tous les troubles en suspension une marche lente et régulière de Calais à Dunkerque et à Ostende et à favoriser leur dépôt principalement sur la côte flamande où le flot se porte plus directement que sur la côte anglaise. Mais d’une manière générale, les fonds qui dépassent les profondeurs de 20 mètres, qui ne sont plus balayés par les vagues de la surface et où le calme règne d’une manière à peu près absolue, ne paraissent guère s’être exhaussés que de 1 ou 2 mètres au plus depuis le commencement du siècle[12].

La plaine sous-marine sur laquelle reposent ces traînées de dépôts a pris la forme d’un éventail à peine ouvert dont la poignée occupe la partie la plus resserrée du détroit, et entre les lames très peu divergentes de cet éventail se maintiennent des sillons d’une profondeur presque constante. Cette succession de hauts-fonds et de fosses très allongées et presque parallèles donne au relief du fond de la mer, entre le continent et la Grande-Bretagne, la forme ondulée d’une sinusoïde. Du côté de l’Angleterre, ces bancs sous-marins portent le nom de « Goodwin-sands » et protègent la rade des dunes ; du côté de la France on les appelle « les bancs de Flandre » et ils couvrent la rade de Dunkerque[13].

Ces bancs de Flandre présentent six lignes à peu près parallèles. En venant du large, on rencontre d’abord la lisière extérieure formée par les bancs de « l’Out-Ruytingen » et de « l’In-Ruytingen ; » à la suite la partie orientale qui porte sur quelques cartes le nom de « Chiff d’Islande » et qui est séparée des bancs Ruytingen par un chenal large et profond. La troisième ondulation est celle des bancs « Ratel, » la quatrième celle des bancs « Breedt, » la cinquième est le « Smal-Banck ; » la sixième enfin, la plus rapprochée du continent, est formée d’une série de bancs soudés les uns aux autres et qui portent les noms de « banc de Mardick, banc de Snouw, » de « Braeck-Banck, » de « Hill-Banck » et de « Traepegeer, » ce dernier venant se souder à l’estran entre la frontière belge et Nieuport. Immédiatement après cette dernière ligne de bancs est le large sillon dont le creux est à proprement parler la rade foraine de Dunkerque. Le banc de Mardick et le Snouw sont séparés par une coupure qui a 6 mètres au moins de profondeur ; le Hill-Banck et le Traepegeer par une dépression semblable. Ces deux coupures constituent les passes d’entrée de la rade de Dunkerque, qui se termine en cul- de-sac du côté de l’Est par suite de la soudure du Traepegeer à la côte belge. Grâce à la protection de ces bancs, la rade est incontestablement, sur la côte française, la meilleure de cette mer dangereuse, et les conditions nautiques tout aussi bonnes que celles de la fameuse rade des dunes qui lui fait presque face sur la côte anglaise.

Mais Dunkerque, situé à l’extrémité orientale du grand delta de l’Aa, n’a pu devenir un grand port en communication avec l’intérieur du pays que lorsque la région inondée et insalubre qui l’entoure a été complètement transformée par le magnifique réseau de canaux, les uns navigables, les autres d’assainissement, qui font aujourd’hui la fortune du pays watteringué. Toutes les eaux jadis croupissantes qui stagnaient sur la rive droite de l’Aa s’écoulent forcément dans les bassins de Dunkerque par les canaux de Furnes, de Bourbourg, de Bergues et des Moëres auxquels se soudent plusieurs centaines de watergands. Retenues par des écluses, elles sont lâchées à basse mer et ont été pendant longtemps le facteur principal de l’entretien du port. La puissance de ces chasses se mesure par un volume total de plus d’un million de mètres cubes d’eau que l’on peut lancer tous les jours en trois quarts d’heure au moment de la plus basse mer ; et elles sont encore d’une précieuse utilité pour nettoyer les anciens bassins et surtout les canaux qui entourent la ville et qui ne demandent qu’une assez faible profondeur pour assurer le mouillage des bateaux moyens et des bélandres de la navigation intérieure.

Mais les steamers et les grands transports modernes ont de bien autres exigences. Sans avoir des connaissances techniques très développées, on peut très bien se rendre compte qu’une cote basse et sablonneuse, comme celle de Dunkerque, se prête d’une manière très favorable au rapide établissement de tous les travaux intérieurs et de tous les aménagemens d’un port ; mais en revanche elle présente de grandes difficultés pour l’entretien de la profondeur de ses bassins, de ses chenaux et surtout de ses passes d’entrée. D’une manière générale, les chasses n’exercent une action bien sensible sur les fonds sablonneux qu’à une profondeur de 2 à 3 mètres au-dessous de la basse mer. Or, le commerce maritime demande aujourd’hui pour ses grands paquebots des profondeurs bien supérieures à celles dont on se contentait il y a une trentaine d’années à peine ; et, comme on ne peut songer à prolonger indéfiniment des jetées en mer pour atteindre cette profondeur, et que, sur une côte sablonneuse comme celle qui court de la pointe de Walde à Nieuport et qui tend toujours à s’engraisser un peu à cause de la protection même que lui procurent les bancs de Flandre, ces ouvrages avancés auraient pour conséquence de provoquer l’allongement de la plage, il faut nécessairement draguer au large en pleine rade, à une distance de près d’un kilomètre de l’extrémité des musoirs.

Le problème est heureusement résolu aujourd’hui d’une manière très satisfaisante. On sait les magnifiques résultats obtenus par les nouveaux appareils dragueurs. Jusqu’à ces dernières années, ces appareils consistaient principalement en de grands chapelets de godets qui s’enroulaient sur une roue ou en énormes cuillers actionnées par la vapeur. Les déblais extraits du fond de l’eau par les godets ou les cuillers étaient versés dans des chalands qui allaient ensuite les décharger à une certaine distance.

Tous les ingénieurs ont vu ou entendu parler des dragues puissantes de la Tyne et de la Clyde, qui élèvent dans une année plus d’un million de tonnes de sable et de vase, ce qui représente plus de 3 000 mètres cubes par jour ; et, tout récemment, dans les bras maritimes du Mississipi, on a installé des dragues qui ont extrait 750 mètres cubes à l’heure, ce qui donne un rendement annuel de plus de 2 millions de mètres cubes[14]. Ces magnifiques outils fonctionnent à la vérité dans des eaux relativement calmes et ne pourraient travailler en mer avec de petites vagues de houle de 40 à 50 centimètres seulement. Ce grave inconvément n’existe plus pour les nouvelles dragues presque exclusivement adoptées aujourd’hui, à la fois hydrauliques et aspiratrices, et dont l’organe essentiel est une énergique pompe centrifuge. Par l’intermédiaire d’un tuyau élastique dont l’extrémité munie d’un suçoir est appliquée sur le fond, cette pompe aspire un mélange d’eau, de vase et de sable, et les verse directement dans des puits à clapets. L’eau boueuse se décante assez rapidement, et, plus ou moins clarifiée, elle retourne à la mer en déversant par-dessus les bords des puits, qui se remplissent de matières terreuses très concentrées.

Les premiers essais de ces dragues, que l’on désigne souvent sous le nom très caractéristique de « suceuses, » n’ont pas donné tout d’abord des résultats parfaits, parce que la machine aspiratrice et les réservoirs qui recevaient la boue draguée étaient portés sur deux bateaux séparés, comme cela continue à avoir lieu pour les dragues à godets, à cuillers ou à mâchoires, qui fonctionnent d’une manière irréprochable dans les fleuves et dans toutes les eaux tranquilles. Mais, à la mer, l’accostage de deux bateaux n’est commode qu’avec un temps absolument calme, et une houle d’une trentaine de centimètres seulement peut produire des chocs dangereux. Le remède a été bientôt trouvé ; et on construit aujourd’hui des bateaux dragueurs à la fois aspirateurs, porteurs et auto-moteurs, contenant sur la même coque la pompe à sable et à vase et les puits à clapets destinés à recevoir la boue aspirée, pouvant évoluer dans tous les sens avec le secours de leur hélice et allant décharger leurs déblais assez loin au large. Ces bateaux résistent au vent, tiennent la mer même quand elle est assez houleuse et que le creux des vagues atteint 80 centimètres ; ils peuvent donc travailler en rade à peu près toute l’année, sans gêne pour la navigation ; et on conçoit que, dans ces conditions, le prix de revient des dragages soit extrêmement réduit, parce que tout le matériel, le capital et le personnel affectés à l’opération ne supportent aucun chômage, aucun temps d’arrêt[15].

Le port de Dunkerque, comme celui de Calais et en général tous ceux de la mer du Nord établis sur une côte sablonneuse, naturellement un peu mobile et ayant une tendance à s’engraisser, ne pourrait plus aujourd’hui maintenir la profondeur de sa passe, s’il n’avait recours d’une manière presque continue à ces précieux auxiliaires ; et on peut dire que leur fonctionnement régulier est la condition indispensable de sa vie.

C’est grâce à eux, en effet, que l’on peut assurer dans la grande rade foraine de Dunkerque, si bien protégée par les bancs de Flandre, des mouillages de 12 à 15 mètres aux plus basses mers sur un fond de sable d’une excellente tenue. Cette rade a sans doute une tendance à s’exhausser un peu et à voir diminuer ses fonds ; mais c’est un phénomène fort lent, qui n’a pas produit de modifications bien sensibles depuis près de deux siècles et dont les effets peuvent d’ailleurs être victorieusement combattus par les dragues, de plus en plus puissantes, dont on peut disposer aujourd’hui. Dans tous les cas, la fosse du large immédiatement voisine de la fosse littorale présente une seconde rade non moins bonne et dont l’avenir peut être considéré comme indéfini.

La situation géographique du port de Dunkerque lui procure en outre d’autres avantages non moins précieux et bien supérieurs à ceux du même ordre qui peuvent exister pour quelques autres de nos ports. Dunkerque est, en effet, mieux à portée de Londres qu’Amsterdam, Rotterdam et même Anvers. Il doit et peut être appuyé par la clientèle directe de la province la plus riche, la plus peuplée, la plus productive, la plus industrielle de la France. Il est naturellement indiqué pour être le port d’exportation de tous les produits qui y sont manufacturés ; et les charbons, extraits dans le bassin houiller tout à fait voisin, pourraient l’affranchir de l’invasion noire de l’Angleterre que l’on est obligé de subir partout sur nos côtes de l’Ouest. Au point de vue du transit enfin, il est aussi bien situé qu’Anvers par rapport à toute la région de l’Est, et en communication non moins directe que lui avec Nancy et Strasbourg par un réseau de voies navigables qui ne laissent aujourd’hui rien à désirer[16].

L’avenir de Dunkerque ne dépendait donc que de la volonté de l’homme et des sacrifices qu’il voudrait s’imposer pour le doter des installations indispensables à un grand établissement maritime. Ce qui lui manquait, il y a quelques années, c’était : en premier lieu, de la profondeur dans le chenal et à l’entrée ; en second lieu, de vastes surfaces de quais d’accostage le long de bassins à flot ; en troisième lieu enfin, un outillage perfectionné, permettant de remplacer les transbordemens lents et onéreux, à bras d’homme, qui sont réellement d’un autre temps, par des manutentions mécaniques, économiques et promptes. Tout a été fait et Dunkerque est aujourd’hui l’un des ports les mieux aménagés de notre pays ; peut-être même, à ce point de vue, tient-il la première place. On n’avait sans doute, pour l’établissement de bassins nouveaux, qu’à tailler en plein drap, dans le grand vide qui s’étendait à l’Ouest du chenal intérieur et qui était occupé par le bassin des chasses ; mais on y a en réalité très bien taillé, et les dispositions adoptées sont de véritables modèles.

Comme Calais, Gravelines et tous les ports de la mer du Nord, Dunkerque est entouré de larges canaux qui le mettent en communication avec le réseau des voies de navigation intérieure et constituent des réservoirs pour les eaux accumulées qui opèrent des chasses régulières dans les anciens bassins et dans le chenal intérieur. Il y a à peine un demi-siècle, le port se composait seulement du chenal, d’un avant-port et d’un port d’échouage en arrière duquel se trouvait le grand bassin à flot du commerce ; de ce dernier on passait dans le vieux bassin de la marine et dans un arrière-port. Cet ensemble constituait déjà un groupe bien ordonné et assez satisfaisant. A l’Ouest, à gauche du chenal, dans les terrains vagues qui s’étendent jusqu’à la grande ceinture de canaux qui entoure la ville, se trouvait alors un grand bassin à peu près circulaire de 20 hectares environ ; c’était un réservoir pour les chasses. A l’Est, les fossés très élargis constituaient encore un autre réservoir qui servait aux mêmes fins, séparant Dunkerque de son petit faubourg extérieur de Rosendaël, prolongé par celui de Malo, qui sont devenus tous deux des communes très populeuses, la première conservant son caractère agricole, la seconde transformée très rapidement en ville moderne, un peu trop tirée au cordeau peut-être, peuplée d’hôtels et de chalets et dont le luxe et l’importance prennent tous les jours plus d’extension. La grande ceinture d’eau, de 8 kilomètres environ de développement, qui entoure Dunkerque reçoit et conduit ensuite à la mer, au moyen d’une série d’écluses, les eaux des canaux de la Cunette, de Mardick, des Moëres, de Furnes, de Bergues et de Bourbourg, tous servant à l’écoulage et à l’assainissement de la grande plaine wateringuée et apportant leur contingent aux chasses qu’on exécute toujours périodiquement dans l’avant-port, dans le port d’échouage et dans le chenal intérieur. Les trois derniers de ces canaux sont enfin reliés à l’ensemble de notre grand réseau de navigation intérieure et permettent l’accès des bassins maritimes à tous les chalands de la batellerie fluviale.

Depuis près de quinze ans, toute la zone située à l’Ouest du chenal a été transformée, et un immense bassin à flot a été créé de toutes pièces desservant quatre grandes darses parallèles, séparées par de larges môles garnis de rails qui les mettent en communication directe avec le réseau des voies ferrées du Nord, présentant les meilleures conditions pour l’accostage des plus grands navires et la manutention rapide et mécanique de leurs cargaisons, et pouvant même, si les besoins se font un jour sentir, être agrandis et prolongés, presque doublés, de manière à satisfaire aux plus larges exigences de l’avenir.

Le port de Dunkerque comprend aujourd’hui : un chenal d’entrée de 800 mètres de longueur et de 140 mètres de largeur qui débouche dans la rade entre deux jetées et dont la profondeur peut être maintenue à 8m, 50 et à 7m, 50 en vive-eau et en morte-eau ordinaire, un avant-port de 650 mètres de longueur et de 100 mètres de largeur moyenne ; un port d’échouage ayant la même largeur et 670 mètres de longueur ; sept bassins à flot, celui de l’arrière-port, celui de la Marine, le bassin du Commerce et les quatre grandes darses récemment construites, précédées d’un grand bassin d’évolution et présentant ensemble une superficie d’une cinquantaine d’hectares et près de 9 kilomètres de quais utilisables ; quatre grandes formes de radoub, un « slipway » pour le hissage hors de l’eau des navires mesurant jusqu’à 75 mètres de longueur et ne dépassant pas 1 000 tonnes, un gril de carénage ; enfin les hangars et les engins les plus perfectionnés et les mieux disposés pour la manutention de toutes les marchandises.

Les dépenses ont été naturellement considérables, plus de 60 millions. Mais les résultats ont été à la hauteur des sacrifices ; et le mouvement commercial, qui était de 700 000 tonnes en 1870, approche aujourd’hui de deux millions, exportées ou importées par plus de 6 000 navires jaugeant ensemble près de 3 millions de tonneaux.

Bien que le caractère de Dunkerque soit d’être et de rester toujours un port de commerce et de transit, la rade foraine présente en outre des avantages et un abri qui peuvent, le cas échéant, rendre de très grands services même à notre flotte de guerre, et nos plus forts navires sont sûrs d’y trouver une excellente tenue et un calme relatif par les plus mauvais temps. L’expérience a été faite. Nos escadres cuirassées se sont succédé pendant la guerre de 1870-1871 sur la rade, et ses plus gros types, l’Océan et le Solférino, y sont restés pendant des mois entiers sans éprouver la moindre avarie, la moindre gêne, presque pas de fatigue, et sans causer aucun embarras à la marine marchande. Des embarquemens de vivres, de munitions de toute espèce, de combustibles, de chevaux, d’artillerie et de troupes de toutes armes y ont été faits avec la plus grande régularité et sans accident pendant tout un hiver ; et il est hors de doute qu’à ce point de vue, la rade peut être considérée comme un précieux auxiliaire de notre défense nationale et une relâche assurée pour les cargo-boats et les plus gros steamers engagés dans le détroit qui met en communication la Manche et la mer du Nord. En présence du développement considérable et toujours menaçant qu’a pris le port d’Anvers, il y avait aussi un intérêt de premier ordre à ne pas laisser le commerce maritime prendre presque exclusivement la route de la Belgique au détriment de la France. La transformation du port de Dunkerque était donc beaucoup plus qu’une question d’affaires et de résultats matériels commerciaux. C’était, et c’est encore au premier chef une œuvre nationale et patriotique à accomplir. On l’a compris, et le succès a couronné tous les efforts[17].


CHARLES LENTHERIC.

  1. Voyez la Revue des 15 juin et 1er juillet.
  2. César, de Bello Gallico, III, XXXVIII.
  3. Strabon, Géographie, l. IV, ch. V, 2.
  4. Faulconnier, Description historique de la ville et du port de Dunkerque 1730.
  5. J. Girard, Les rivages de la France. L’ancien pays des Morins.
  6. Allent, Mémoire sur le régime de la vallée de l’Aa, 1850.
  7. Durand, Les grands travaux du port de Dunkerque et leurs rapports avec le desséchement du pays, 1864.
  8. Raymond de Bertrand, Histoire de Mardick, 1852.
  9. Bernard, Annales de la ville de Calais et du pays reconquis, 1715.
  10. H. Piers, Notice historique sur Gravelines, 1833.
  11. Plocq, Port de Gravelines. Ports maritimes de la France, 1874.
  12. Delesse, Lithologie du fonds des mers.
  13. Jonglez de Ligne, La rade et les bancs de Flandre, 1864.
  14. Les dragues du Mississipi, Annales des Travaux publics de Belgique, juin 1891.
  15. Concours international de 1881 ayant pour objet le meilleur ouvrage sur les moyens d’améliorer les ports établis sur les côtes basses et sablonneuses comme celles de la Belgique.
    Rapport du jury adressé à M. le ministre de l’Agriculture, de l’Industrie et des Travaux publics, Moniteur belge, 24 avril 1887.
  16. Port de Dunkerque. Travaux d’achèvement et d’extension. Rapport des ingénieurs, 10 octobre 1878.
  17. Plocq, Port et rade de Dunkerque. — Ports maritimes de la France, 1874.
    Cf. Archives de la Mairie et de la Chambre de commerce de Dunkerque. Archives et mémoires de la Société dunkerquoise pour l’encouragement des sciences, lettres et arts.