Côtes et Ports français du Pas de Calais/01

Côtes et Ports français du Pas de Calais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 888-911).
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CÔTES ET PORTS FRANÇAIS
DU PAS-DE-CALAIS

I
LA BAIE DE SOMME


I

Il est assez difficile de dire avec précision à quel moment un navire qui passe de l’Océan dans la nier du Nord quitte la Manche pour s’engager dans le détroit du Pas de Calais. Le rétrécissement du bras de mer qui sépare la France de l’Angleterre est déjà très sensible au droit des falaises de Dieppe et du Tréport. On entre bientôt dans la baie de la Somme, qui est bien la frontière naturelle de la Picardie et de la terre normande. C’est sans raison que la petite rivière de la Bresle a été choisie pour la limite officielle et administrative des deux provinces ; car historiquement, physiquement, et surtout géologiquement, la Somme est le grand fossé naturel, la véritable coupure qui sépare la riche Normandie de la plate région des Flandres. Au sud de la Somme et sur sa rive gauche, s’affaisse et vient mourir le long mur de falaise crayeuse qui se dresse devant la Manche comme un rempart continu depuis l’embouchure de la Seine jusqu’aux approches de Saint-Valéry ; au Nord, sur la rive droite, s’étend à perte de vue la zone littorale de plaines basses, de dunes et d’alluvions qui borde le Pas de Calais.

La falaise du Bourg-d’Ault, la dernière de la longue série des falaises normandes, est naturellement le point d’arrivée de l’énorme traînée de galets qui cheminent, sur plus de 100 kilomètres, depuis le cap d’Antifer, toujours poussés par les courans littoraux. Là commençait autrefois la baie de la Somme ; et, dans les temps anciens, le fleuve baignait le pied de la ligne des collines qui courent de Saint-Valéry à Ault. Ces collines sont, en effet, le véritable prolongement des falaises normandes et la mer vient déferler à leur base. Mais la falaise d’Ault est devenue, pour ainsi dire, l’amorce, ou le socle, auquel s’est enraciné un épi de menus galets agglutinés de sable qui a pris des proportions colossales et a quitté la direction de l’Ouest à l’Est, suivie jusque-là par la ligne générale des falaises, pour s’avancer presque directement vers le Nord. Cet épi a barré ainsi l’ancien estuaire de la Somme, la transformé en une immense lagune, et, à chaque instant nourri et rechargé par de nouveaux apports, n’a cessé de progresser pendant le cours des siècles. Il serait sans doute un peu imprudent, en l’absence de documens cartographiques et même de textes précis, de dire quelle pouvait être sa longueur à l’origine de notre ère. Mais il est probable qu’il ne devait faire alors qu’une assez faible saillie ; peut-être même n’existait-il pas du tout, et le banc sous-marin était-il encore noyé dans la grande baie. Comme points de repère, cependant, ne remontant malheureusement qu’à près de trois siècles, il est intéressant de consulter deux cartes assez médiocres de 1640 et de 1736 et une troisième, un peu plus correcte, de l’année 1835[1]. À ces trois dates, l’épi avait approximativement les longueurs suivantes : 10 000 mètres, 15 820 mètres, 16 050 mètres ; il n’a pas sensiblement avancé depuis cette dernière époque. On peut donc le considérer, pour un certain temps du moins, — car rien ne saurait être absolument fixe et définitif au contact de la terre et de la mer, — comme ayant atteint à peu près sa limite.

La saillie extrême de l’épi, signalée par une balise et un feu de port, est occupée par le petit havre du Hourdel. A mesure que s’est avancée la pointe du Hourdel, qui marque le promontoire de la rive gauche de la Somme, celle de Saint-Quentin, qui lui fait face sur la rive droite, s’est reculée. L’embouchure du fleuve s’est ainsi graduellement déplacée vers le Nord, tout en conservant à peu près la même largeur, — près de 5 kilomètres, — nécessaire pour le passage de l’énorme masse d’eau qui pénètre dans la baie à chaque marée. Mais, si, depuis longtemps, la pointe du Hourdel n’a pas sensiblement progressé, comme les apports de galets continuent et continueront toujours, et qu’ils ne peuvent dépasser l’embouchure de la Somme, à cause des courans de flot et de jusant qui les arrêtent, elle s’est recourbée en crochet vers l’Est et a remonté l’estuaire. L’épi, qui n’était dans le principe qu’une flèche assez mince, un lido étroit, que la mer pouvait rompre assez facilement dans ses jours de colère, s’est considérablement renforcé, exhaussé et épaissi ; il est devenu une puissante digue, atteint en certains points une largeur de 400 à 600 mètres et s’élève à plus de 5 mètres au-dessus du niveau des plus hautes marées.

Cet appareil littoral, déformation relativement récente, est un des plus curieux qui existent sur les côtes de la Manche et du Pas de Calais. Le phénomène paraît d’ailleurs assez complexe. Non seulement la baie de la Somme qui avait, à l’origine des temps historiques, une largeur beaucoup plus grande que de nos jours, a été barrée par l’avancement progressif du banc de galets ; mais toute cette partie de la région littorale paraît s’être lentement soulevée ; et la plage de galets qui s’étend depuis Ault jusqu’au Hourdel présente une série de cordons et de bourrelets parallèles disposés avec une symétrie remarquable. Ce relief singulier ne peut guère s’expliquer qu’en admettant, dans le cours des siècles de notre dernière époque géologique et même pendant les temps historiques, un certain nombre de soulèvemens qui se seraient produits avec une très grande lenteur, à des intervalles et à des époques qu’il est assez difficile de préciser.

Peut-être faut-il y voir aussi, avec M. Girard, qui a si bien étudié les soulèvemens et les dépressions des côtes de la France, une conséquence de la constitution minéralogique du sol. « Le terrain crétacé, dit-il, qui s’infléchit sous l’estuaire de la Somme, peut être sujet à une action hygrométrique de foisonnement, et l’humidité entretenue par l’infiltration dans les sables finit avec le temps par exhausser sensiblement le terrain[2]. »

Quoi qu’il en soit, l’exhaussement de toute la plage est manifeste ; et, en certains points, cette plage ne présente pas moins de 20 à 30 rouleaux de galets, aux contours ondulés, semblables à des vagues solides, dont la longueur varie de 100 à 150 mètres et dont le creux dépasse quelquefois 3 mètres, présentant l’aspect de terrassemens réguliers exécutés par la main de l’homme. Le niveau du sol caillouteux sur lequel se développent ces bourrelets est à peu près à 2 mètres au-dessus de celui de la haute mer, tandis que la plaine qu’ils préservent est restée un peu en contre-bas de ce niveau. L’ancienne baie, dans laquelle la mer entrait autrefois librement, est ainsi devenue une grande lagune pendant longtemps alimentée par les vagues qui pénétraient par les coupures du cordon littoral. Ces coupures se sont fermées peu à peu par suite de l’arrivée continue de nouveaux apports de galets. La main de l’homme y a d’ailleurs largement contribué ; et la grande baie a naturellement suivi la loi générale de transformation qui fait passer successivement toutes les lagunes par trois phases distinctes parfaitement définies : — la phase maritime, la phase paludéenne, la phase agricole, — et dont on observe la succession d’une manière si remarquable sur le littoral de la Méditerranée et de l’Adriatique. Ce sont partout les mêmes étapes. La lagune vive s’est transformée lentement en lagune morte ; celle-ci a perdu tous les jours un peu de sa profondeur, est devenue successivement un étang, puis un marais à peine flottable, une sorte de grand dépotoir, un dédale de flaques d’eau vaseuse, tour à tour jaunâtre et salée, de terrains boueux et gras. On leur a donné le nom très expressif de « mollières ; » et ces mollières sont fréquemment détrempées par les pluies et noyées tour à tour par les inondations de la Somme et par les eaux des grandes marées filtrant à travers la digue de galets, qui ne saurait présenter une parfaite étanchéité. Zone indécise entre la mer et la terre : dubium ne terra sit an pars maris, comme le disait si bien Pline des plaines submergées de la basse Zélande.

Il y a peu de temps encore, un de ces petits lacs intérieurs, emprisonné par la digue de galets qui barrait le bras de la Somme, existait un peu au Sud du village de Cayeux. On l’appelait le « Hable-d’Ault. » Le mot « hable, » dans le langage du pays, est synonyme de « havre ; » et c’était bien, en effet, un véritable havre naturel, enfoncé dans la terre, et dont on peut suivre les contours sur quelques cartes de la fin du XVIIe siècle. Ce n’est plus même aujourd’hui un étang, c’est une succession de mares allongées, d’une profondeur insignifiante, d’une longueur totale de près de 2 kilomètres, d’une largeur très variable, ne dépassant jamais 200 mètres et se réduisant quelquefois aux dimensions d’un simple fossé, — véritable type de la lagune morte dont le grau de communication avec la mer, définitivement fermé en 1850, a été depuis transformé en polder d’un rendement agricole très productif.

Ce hable d’Ault, aujourd’hui tout à fait atterri, était même, à l’origine de notre période historique, l’estuaire principal de la Somme. Mais, à mesure que s’avançait et se renforçait l’épi de galets enraciné à la falaise d’Ault, l’embouchure de la Somme s’est déplacée, comme nous l’avons dit, vers le Nord. L’estuaire s’est un peu rétréci. Le fond de la baie s’est exhaussé. Des îlots ont émergé dans la rade transformée en lagune. Ces îlots se sont peu à peu agrandis par les apports continuels des alluvions fluviales et maritimes ; ils ont fini par se souder entre eux et se rattacher à la terre ferme. Les bas-fonds jadis noyés sont devenus des « mollières ; » et c’est ainsi que s’est formée lentement cette vaste plaine de plus de 3 000 hectares si bien appelée « les Bas-Champs, » et qui occupe la place même où, pendant de longs siècles, ont pu relâcher tour à tour les galères romaines et toutes les flottes des hommes du Nord.


II

Sur la rive droite de la Somme et jusqu’aux approches des collines du Boulonnais, toute la zone littorale est aussi de formation assez récente. Il est difficile, comme pour la rive droite, de l’expliquer par l’accumulation seule des matières terreuses apportées par le flot. Sans doute chaque marée, chaque vague même, si on veut, a déposé quelques molécules de sable ou de vase que le vent a fait cheminer sur ta côte, qui ont fini par former des dunes mobiles et constituer un appareil littoral encore assez instable ; mais il est très probable que cette côte s’est aussi lentement soulevée, et il suffit de jeter les yeux sur une carte géographique pour rétablir avec précision l’ancienne limite de la terre et de la mer.

Sur les 60 kilomètres de côtes basses, plates et sablonneuses qui s’étendent entre l’extrémité des falaises normandes et les collines du Boulonnais, trois fleuves, la Somme, l’Authie et la Canche, coulent parallèlement de l’Est à l’Ouest, dans des fosses assez profondes, qui s’élargissent seulement aux approches de leur embouchure.

Comparées à la Somme, l’Authie et la Canche ne sont que des cours d’eau très secondaires ; et les géographes des premiers siècles ne les ont même pas mentionnées. La Somme seule nous a laissé son nom ; elle paraît même en avoir eu deux. On l’appelait tantôt la Samara, tantôt le Phrudis ou le Phruris. Le nom de Samara n’apparaît à la vérité dans les textes classiques qu’en composition avec celui de la capitale des Ambiani où se trouvait le premier et probablement le principal passage sur la Somme, un pont peut-être, ainsi que le désigne le suffixe briva ou briga, pont, gué, passage — Samara-briva ou Samara-briga. C’est l’ancien nom d’Amiens, donné par l’Itinéraire d’Antonin, la Table de Peutinger et le Militaire de Tongres. Le mot s’est un peu altéré ; il est devenu successivement Somara, Sumana, Somna ; et dans un synode, tenu à Soissons en 1682, on trouve mentionnées avec éloge les anguilles de la Somme, de anguillis somnensibus[3].

Le nom de Phrudis ou Phruris ne se trouve que dans Ptolémée et dans Marcien d’Héraclée, qui n’a été le plus souvent que son reproducteur presque fidèle. Les divers manuscrits diffèrent un peu ; et la dénomination de Phruris, la plus exacte peut-être, a conduit à penser que ce nom devait s’appliquer à une forteresse ou à un camp militaire établi à l’embouchure même du fleuve plutôt qu’au fleuve lui-même : — Φρούριον (Phrourion), lieu de garnison, poste militaire, château fortifié. Quoi qu’il en soit, le fleuve était très bien connu à l’époque romaine et avait très certainement une importance maritime bien supérieure à celle qu’il a de nos jours.

On a dit quelquefois qu’au moment de la conquête, les bateaux de mer pouvaient remonter la Somme jusqu’à Amiens. Cela n’a rien d’impossible. Il n’existe peut-être pas de vallée qui se soit plus rétrécie depuis quelques siècles, et où l’on trouve en plus grande quantité et sur une plus forte épaisseur des dépôts de toute nature laissés par les eaux. Le couloir du fleuve était, il y a vingt ou trente siècles seulement, beaucoup plus large, beaucoup plus profond ; et l’on sait que c’est dans la série des couches de sable et de gravier qui le tapissent et l’ont exhaussé qu’ont eu lieu les curieuses découvertes d’ossemens, de silex taillés, de haches et de débris de toute nature laissés par nos ancêtres ou nos précurseurs et qui ont donné lieu à tant de polémiques passionnées sur cet homme préhistorique, dont on a peut-être quelquefois un peu exagéré l’ancienneté. Ce qu’il y a d’incontestable, c’est, que le lit de la Somme, — et on peut dire aussi ceux de l’Authie et de la Canche, — se sont considérablement rétrécis et exhaussés depuis l’origine de notre dernière époque géologique. La tourbe et le gravier ont comblé les larges et profondes rivières de l’ancien temps ; et l’eau s’écoule en minces filets aujourd’hui, dans des thalwegs très étroits et qui ne s’élargissent qu’aux approches de la mer.

Bien qu’il soit impossible, en l’absence de textes anciens et de ruines ou de vestiges bien authentiques, de préciser quelle était, à l’époque de la conquête, la limite exacte de la terre et de la mer, on peut cependant affirmer que, du pied de l’escarpement du bourg d’Ault, qui marque la fin de la longue muraille crayeuse des falaises normandes, jusqu’au massif jurassique des collines du Boulonnais, c’est-à-dire sur plus de 60 kilomètres, la côte s’enfonçait en moyenne de 5 à 6 kilomètres. La mer ne pénétrait pas sans doute jusqu’à Amiens ; mais le fleuve, alors très large, permettait aux petits bateaux gallo-romains d’y remonter sans écluses ; et c’était là que se trouvait le premier passage d’eau, ainsi que l’indique l’ancien nom de la ville, Samara-briga.

La rade maritime commençait tout à fait en aval d’Abbeville. Le village de Port-le-Grand, aujourd’hui entouré de prés salés très fertiles, était, comme son nom l’indique, un lieu de stationnement pour les bateaux. A côté, en pleine campagne, se trouve aussi un bas-fond qui a conservé le nom caractéristique de Bonne-Anse.

Vers le milieu du XIe siècle enfin, l’embouchure de la Somme a été le théâtre d’un événement qui put être considéré tout d’abord comme une aventure, mais dont le succès eut les conséquences les plus graves pour notre histoire nationale. C’est, en effet, au pied de la petite colline qui domine le cap Hornu et que couronne la vieille chapelle de Saint-Valéry qu’a stationné pendant plusieurs semaines la flotte de Guillaume le Conquérant.

Le rendez-vous des navires et des hommes de guerre avait été tout d’abord fixé à l’embouchure de la Dives, près de Cabourg ; et c’est de là en effet qu’elle appareilla pour se rendre en Angleterre ; mais, les vents d’Ouest l’ayant empochée de gagner la haute mer et poussée contre les falaises de la côte normande, elle fut obligée de chercher un refuge à l’entrée de la Somme, y jeta l’ancre, et, battue par la houle du large, dut attendre le retour du beau temps, pendant que les troupes, campées un peu partout sur les rives basses de la baie, étaient trempées par des pluies diluviennes. Toutes les chroniques du temps nous ont donné les détails de cette étonnante expédition[4]. L’été touchait à sa fin, et on se disposait au départ, lorsqu’une violente tempête détruisit en un jour plusieurs vaisseaux. Tout semblait perdu. Le découragement était général, la détresse profonde, les défections nombreuses. L’opiniâtreté de Guillaume surmonta tous les obstacles. Le 26 septembre 1066, il fit mettre sur pied toute son armée de mécontens, ordonna des prières générales ; et, soit qu’il fût poussé par une foi sincère, soit qu’il voulût donner une diversion aux esprits faibles et abattus, il alla lui-même chercher processionnellement la châsse de saint Valéry, qu’il fit promener dans tout le camp, auquel il avait eu la précaution de faire distribuer à profusion des vivres épicés, et surtout du vin et des liqueurs fortes. La nuit suivante, comme si le ciel eût voulu faire un miracle, les vents changèrent tout à coup. Le temps devint calme et serein. Au point du jour, le soleil, caché depuis plusieurs semaines, brillait dans tout son éclat. Ce fut un délire d’enthousiasme. Les 400 navires à grande mâture qui portaient près de 60 000 combattans et près d’un millier de bateaux de transport qui les accompagnaient, chargés de tout le matériel et de tous les auxiliaires de l’expédition, levèrent immédiatement l’ancre ; et, quelques jours après, la bataille d’Hastings livrait la moitié de l’Angleterre au duc de Normandie. Depuis près de trois siècles, la charrue sillonne cette partie basse de l’ancienne rade, et aujourd’hui les moutons paissent tranquillement de l’herbe salée à la place même où mouillait la flotte du Conquérant.


III

Nous avons vu que l’épi de galets enraciné à la falaise du Bourg-d’Ault avait peu à peu converti le golfe en lagune, et que cette lagune était devenue la riche plaine des Bas-Champs. Au Nord, la côte s’est transformée d’une manière encore plus sensible. Les amas de sable déposés par le flot, les apports de terre charriés par l’Authie, la Maye et la Canche, l’exhaussement du sol, enfin, ont graduellement repoussé la ligne de l’ancien rivage. Tout le territoire ainsi conquis sur la mer a reçu, nous l’avons dit dans une étude précédente, un nom qui rappelle bien son origine[5]. C’est le Marquenterre, — Mas-en-terre, — grande lagune morte que les marées d’équinoxe recouvraient encore périodiquement au XVIIe siècle et dont la partie centrale est devenue un polder de 12 000 hectares régulièrement colmaté et cultivé.

Les bancs, autrefois noyés, qui formaient dans la baie de Somme un archipel sous-marin, ont lentement émergé, et sont devenus des îles qu’on désignait sous le nom de « heurt » ou de « hoc, » et sur lesquelles les pêcheurs ont établi leurs premières cabanes. Telle est l’origine de Cayeux, de Hue, de Noyelles, du Crotoy.

Ces îles ont grandi d’année en année. Chaque marée y laissait quelques nouveaux dépôts, suivant cette loi générale que le flot qui pénètre dans un golfe, dans l’embouchure d’un grand fleuve ou dans le moindre fiord, y apporte plus de matières terreuses que n’en entraîne le jusant. Elles ont donc fini par se souder entre elles et aux rives du continent. La baie s’est graduellement rétrécie et crevassée ; elle continue à s’atterrir ; et on peut regarder comme certain que, dans un avenir plus ou moins éloigné, Saint-Valéry et le Crotoy, autrefois véritables ports de mer, deviendront, comme Abbeville, des ports intérieurs, presque des ports d’eau douce.

Vis-à-vis, sur la rive droite de la Somme, depuis la pointe où s’élèvent aujourd’hui les dunes de Saint-Quentin jusqu’à la colline qui domine Port-le-Grand, s’ouvrait un large golfe navigable qui s’enfonçait à plus de 15 kilomètres dans l’intérieur des terres et s’est transformé peu à peu on marécage, au milieu duquel émerge tout un archipel d’îles dont les plus considérables, celles de Rue et du Crotoy, ont fini par obéir à la loi commune et se souder à la côte voisine, constituant la partie méridionale de la plaine de Marquenterre, à travers laquelle divaguent les méandres de la Maye, de la rivière de Favières et de plusieurs cours d’eau paresseux.

Dans cet ancien pays de lagunes, sans pente et sans écoulement, les eaux stagnantes de tous les fossés, de tous les plis de terrains se mêlent entre elles. L’estuaire de l’Authie se prolongeait, comme celui de la Somme, beaucoup plus en amont. Lu rivière, à peu près envasée aujourd’hui, était jadis assez bien navigable sur une vingtaine de kilomètres jusqu’à l’ancienne abbaye de Dommartin ; et les bateaux de mer ont pu longtemps mouiller à la place même où devait s’élever l’église du moyen âge, consacrée au souvenir d’une précieuse relique que la tradition dit avoir été embarquée dans le port de Jaffa et être venue échouer miraculeusement dans le golfe de la Somme. Au XIIe siècle, Rue était encore un véritable port de mer ; les vagues venaient battre le pied de ses remparts. C’est aujourd’hui une ville ouverte à 10 kilomètres du rivage, entourée de polders, de prairies, de terres cultivées. Tout à côté, le petit port de Saint-Quentin, qu’on désignait sous le nom de « grand gouffre, » a été envahi par les dunes. L’eau s’est retirée de tout le pays. La baie s’est peu à peu changée en lagune morte que le travail de l’homme a patiemment assainie, drainée, divisée en compartimens par une série de fossés, de chaussées, de renclôtures, de levadons et de petites digues insubmersibles formant un immense échiquier. La mer est devenue un champ.

Bien que très réduite aujourd’hui, la baie de Somme présente toujours une vaste échancrure triangulaire, immense plaine de sable et de vase de près de 10 000 hectares, recouverte à chaque marée par plusieurs millions de mètres cubes d’eau. Le flot y remonte quelquefois avec la même rapidité que dans la baie du Mont-Saint-Michel et peut y causer les mêmes dangers. C’est la même inondation subite ; et, lorsqu’il se retire, la Somme divague lentement dans des méandres sinueux et très variables. L’un de ces lits porte le nom de « Somme-morte, » qui peint bien l’allure paresseuse de ces eaux dormantes au milieu de bancs aux contours vagues et changeans. Cela rappelle un peu les anciens bras atterris et presque remblayés du grand delta du Rhône, dont l’un, qui fut jadis une grande route de la navigation fluviale et maritime, porte aussi le nom de « Rhône-mort » et n’est plus qu’une lone partout guéable, quelquefois moine asséchée.

On peut donc résumer de la manière suivante les transformations séculaires qu’a éprouvées le littoral sablonneux de la Manche, entre la limite des falaises normandes et le massif du Boulonnais, depuis l’origine de notre dernière époque géologique. Ce littoral a gagné en moyenne une largeur de 10 à 15 kilomètres. Ce gain est dû non seulement aux apports de la mer, mais très probablement aussi à un exhaussement très lent de tout le sol et de la formation séculaire des dunes. Il est représenté, des deux côtés de la Somme, par deux grandes plaines : celle des Bas-Champs sur la rive gauche, qui après de 5 000 hectares ; celle, beaucoup plus considérable, du Marquenterre sur la rive droite, qui en a près de 25 000. La grande baie primitive a été tout d’abord séparée de la mer par des bancs sous-marins. Les apports des vagues et les alluvions de la Somme ont provoqué l’émergence de tous les bas-fonds noyés dans la baie, qui sont devenus des îlots et ont fini par se souder au continent. La grande lagune vive a joué le rôle d’un vaste bassin de décantation et est devenue une lagune morte. Par une série de travaux patiens et méthodiques, l’homme a empiété tous les jours sur la plaine marécageuse récemment formée. Un réseau artificiel de canaux d’écoulage et de petites digues a fini par mettre à l’abri des plus hautes eaux tous les bas-fonds autrefois inondés et a converti l’immense marécage en pâturages et en prairies. Sans doute, dans certains jours de colère, la mer reprend quelquefois ses droits, et la rupture imprévue de quelque digue peut submerger d’assez vastes surfaces insuffisamment défendues ; mais, d’une manière générale, la conquête peut être considérée comme définitive, et elle se chiffre par près de 30 000 hectares de terres grasses, limoneuses et d’une remarquable fertilité.


IV

Trois ports d’une importance très inégale, modestes tous les trois, mais qui ont eu, il y a peu de temps encore, leurs jours de prospérité et même de gloire, contribuent à donner à la baie de Somme une certaine animation : Abbeville, Saint-Valéry et le Crotoy.

Malgré l’importance qu’a prise depuis quelques années la poche dans les eaux de Cayeux, on ne saurait considérer ce petit mouillage comme un véritable port. Cayeux n’était, il y a deux cents ans, qu’une assez pauvre agglomération de masures échelonnées sur le bourrelet de galets qui chausse la falaise du Bourg-d’Ault et s’est avancé en se fortifiant et s’exhaussant sans cesse. Les eaux de la Somme et celles de la mer inondaient encore à la fin du siècle dernier ce qui devait devenir la plaine des Bas-Champs. Sous le ministère de Colbert, on eut l’excellente idée de fermer quelques coupures de ce cordon littoral, qui s’est depuis graduellement transformé. Cayeux est devenu à la fois une grosse station de pêche et un séjour de bains de mer très fréquenté ; mais ce n’est pas un port, et il n’y a ni bassins, ni quais. C’est une simple plage sablonneuse le long de laquelle les pêcheurs liaient leurs bateaux. Par les beaux temps, cependant, quelques caboteurs y font un petit commerce d’exportation de légumes et de galets pour les fabriques anglaises ; mais, lorsque les vents soufflent avec force du large, l’atterrage est pénible, quelquefois même dangereux, et les pêcheurs préfèrent remonter un peu vers le Nord pour aller s’abriter derrière la digue du Hourdel.

Le Hourdel actuel, musoir de la rive gauche de la Somme, est de construction toute récente. C’est en quelque sorte le faubourg avancé, de Cayeux. Quelques maisons seulement à l’extrémité de l’épi de galets de près de 15 kilomètres, enraciné à la falaise du Bourg-d’Ault, et qui a déterminé la formation du polder des Bas-Champs. L’ancien Hourdel, celui du temps de Louis XIV, est à trois kilomètres au Sud-Ouest, à mi-chemin de Cayeux. C’est là que se trouvait alors la pointe extrême de l’épi, qui s’est avancé, comme on le voit, assez rapidement, et le Hourdel a marché avec lui. Le port n’est d’ailleurs qu’un bassin d’échouage, un simple abri. Presque pas de mouvement commercial. A peine une douzaine de bateaux anglais y entrent-ils sur lest pour y charger quelques galets. Point d’exportation. La pêche locale y est très peu importante ; mais c’est le refuge de beaucoup de petits caboteurs surpris dans la baie de Somme par le mauvais temps et surtout de tous les pêcheurs de Cayeux, dont la flotte compte près d’une centaine de voiles.

La mer ne baigne plus depuis longtemps les murs d’Abbeville. Mais, au commencement du VIIIe siècle encore, la petite ville qui devait devenir la capitale du Ponthieu était entourée par l’eau de tous côtés, et les premiers pêcheurs qui y avaient construit leurs huttes avaient eu soin de les défendre par des digues et des claies. C’était alors le fond de la baie de Somme, et peut-être est-ce là qu’il faut placer l’ancien château fortifié de Phrudis, que Ptolémée mentionne à l’embouchure du fleuve. Il serait pourtant imprudent de trop l’affirmer, car l’histoire ne fournit quelques données exactes sur Abbeville qu’à partir du IXe siècle, et on sait seulement que ses premières fortifications datent de Charlemagne. Abbeville pouvait avoir été dès cette époque une ville forte et un port de refuge, « un hable » comme on disait alors. Cette ville du hable, — Hable-ville, Abbe-ville, — ne tarda pas à prospérer. Vers le milieu du XIIIe siècle, elle était considérée comme un des premiers ports du royaume, entretenait des relations suivies avec toute l’Europe maritime, et était en outre un port de pêche très important. La Somme, qui la traversait, était alors barrée un peu en amont par des moulins.

Tous les navires de l’époque pouvaient venir mouiller devant les quais de la ville, qui a été longtemps, comme le sont restés Nantes et Bordeaux, un grand port de rivière communiquant librement avec la mer. On transbordait les marchandises au pied de l’enceinte dans les bassins du port et on les chargeait sur des « gribanes, » qui les conduisaient à Amiens, presque toujours aidées par la marée, qui remontait à 10 kilomètres, jusqu’à Pont-Remy.

La transformation de l’estuaire de la Somme et les progrès de l’envasement ne permirent bientôt plus aux bateaux d’un certain tonnage de dépasser le port du Crotoy ; et la navigation maritime aurait été tout à fait perdue pour Abbeville sans la construction d’un canal latéral au fleuve, susceptible de recevoir des navires de 400 tonneaux. À la suite d’une série d’inondations, la Somme s’est d’ailleurs complètement atterrie ; on l’a tout à fait abandonnée, et elle est aujourd’hui remplacée par le canal. La baie a été en outre presque artificiellement fermée par le viaduc du chemin de fer, de près de 1 400 mètres, qui la traverse et joint Saint-Valéry à Noyelles ; et Saint-Valéry est devenu en réalité l’avant-port maritime d’Abbeville, qui est réduit au rôle modeste de port de canal.

Ce canal de la Somme, qui met la mer en communication avec Saint-Quentin, et par suite avec tout le réseau des voies navigables du Nord de la France, offre un mouillage normal de deux mètres ; mais la partie maritime d’Abbeville à Saint-Valéry, sur une longueur de 14 kilomètres, a un tirant d’eau de 3 mètres, qui permet la flottaison des navires de 150 et, à la rigueur, de 200 tonneaux.

Le port d’Abbeville se réduit d’ailleurs à un quai, bordé de rails, de 450 mètres de longueur, établi sur la rive droite du canal, qui a une largeur d’une trentaine de mètres. Les bateaux qui le fréquentent sont en général de petits caboteurs anglais, russes, allemands, norvégiens et danois, qui y apportent de la houille, des bois du Nord, de la résine, du goudron. L’exportation, bien inférieure, comme malheureusement partout chez nous, consiste en quelques produits agricoles et surtout en toiles à voiles et cordages, à destination de quelques ports de l’Angleterre, du Havre et de Bordeaux. C’est un souvenir des anciennes corderies qui firent pendant longtemps la fortune d’Abbeville, et qui alimentaient presque exclusivement tous nos ports de l’Océan et même une partie des ports étrangers. Le mouvement commercial maritime a déchu depuis deux siècles d’une manière continue[6]. Il n’est plus guère aujourd’hui que de 10 000 tonnes. Près de 40 000 tonnes naviguent en outre sur le canal jusqu’à Saint-Quentin.


V

Les deux vrais ports de la Somme maritime, quoique bien déchus aussi tous les deux, sont le Crotoy et Saint-Valéry. Tous deux ont été accessibles autrefois et pendant longtemps à tous les bateaux venant de la mer. Depuis quatre à cinq siècles, la situation s’est complètement modifiée. La baie est devenue une grande vasière, et c’est, avec beaucoup de peine que les petits caboteurs peuvent s’engager aujourd’hui dans un chenal sinueux, très variable, de profondeur médiocre. Le courant de flot s’est tour à tour porté à droite et à gauche de la haie, favorisant tantôt le Crotoy, tantôt Saint-Valéry ; et, jusqu’à ces derniers siècles, c’est le premier qui présentait les meilleures conditions nautiques.


Le Crotoy est situé à l’extrémité Sud du Marquenterre, à près de 8 kilomètres de la mer, très bien placé pour recevoir les bateaux qui viennent directement du large, poussés par les vents d’Ouest.

C’était, dans les premiers temps historiques, un simple îlot, que les dépôts successifs de la Maye, de la Somme, de la rivière de Favières et les sables mouvans des dunes de Saint-Quentin ont peu à peu agrandi, exhaussé et fini par souder à la terre ferme ; et la soudure a lieu à peu près à Rue, qui est aujourd’hui à près de 10 kilomètres du rivage et fut jadis un petit port de mer assez fréquenté.

Un peu partout aux abords du Crotoy et au Crotoy même, on a trouvé des débris très anciens qui permettent d’affirmer qu’un établissement d’une certaine importance existait à peu près sur le même emplacement à l’époque de la conquête ; et il est assez probable que le mouillage du Crotoy était fréquenté par les galères romaines. Mais les souvenirs historiques un peu précis ne datent que du XIe siècle, et les premières fortifications de la ville du XIIe. Le port était alors aussi important que celui d’Abbeville, et recevait des navires de presque tous les pays connus. La citadelle qui le défendait fut occupée pendant plus de deux siècles par les Anglais ; et l’une des tours conservées du vieux château, sur laquelle on allume tous les soirs un modeste feu de marée, a été l’avant-dernière étape de la voie douloureuse que suivit Jeanne d’Arc jusqu’au bûcher de Rouen.

Les variations du chenal de la Somme, tantôt s’éloignant, tantôt se rapprochant du Crotoy, ont fait passer le port par des alternatives de prospérité et de décadence. Toutefois le courant de jusant a eu pendant longtemps une prédisposition marquée à se diriger d’abord sur la rive droite, pour doubler ensuite la pointe du Hourdel et se retourner de là brusquement en suivant le littoral de Cayeux. Le flot et les vents du large poussent aussi les navires sur la rive droite. Cette double tendance n’avait pas échappé aux commissaires de la marine, qui firent, au XVIIe siècle, la reconnaissance générale de cette partie de nos côtes et qui pensèrent un moment qu’on pourrait y aménager sans trop de difficultés et de dépenses un grand établissement maritime, une sorte d’arsenal, ce qu’on appelait alors un « port de roi. » On exagérait peut-être un peu. Il est vrai cependant que, jusqu’à l’époque où les eaux de la source furent rejetées directement sur la rive gaucho par la construction du canal maritime d’Abbeville à Saint-Valéry, le Crotoy était accessible assez facilement aux navires de 500 tonneaux et qu’il en recevait près de 600 par an. La situation changea brusquement à cette époque sans qu’on ait pu le prévoir. Le chenal qui coulait devant le Crotoy s’ensabla très rapidement ; et le port aurait été perdu complètement et à très bref délai, si le Comte d’Artois, désireux de faire remonter quelques navires pour y charger les bois de la forêt de Crécy dont il était apanagiste, n’eût fait exécuter un canal de navigation alimenté par les eaux de la Maye et débouchant dans le port. Ce canal de la Maye n’était du reste qu’un diminutif du projet beaucoup plus grandiose, imaginé près de deux siècles auparavant par Vauban, et qui consistait à dériver l’Authie presque en entier pour l’amener, à travers le Marquenterre, dans le chenal et sous les murs du Crotoy. C’eût été d’ailleurs une sorte de rétablissement de l’ancien état des lieux, comme on peut très bien le voir sur d’anciennes cartes, qui figurent une série de lones, de bas-fonds et de flaques d’eau alignés bout à bout, se dirigeant à travers le Marquenterre du côté de Rue, et portant le nom de « lit abandonné de l’Authie. »

Malheureusement ni l’un ni l’autre ne furent complètement exécutés. Le Crotoy a continué à s’envaser, et il serait même tout à fait perdu aujourd’hui, si l’on n’avait établi, immédiatement en amont du pont et en saillie dans-la baie, un grand bassin de chasse de près de 6« ri hectares, qui assure une profondeur suffisante pour permettre à quelques petits caboteurs et à tous les bateaux de pêche de venir chercher un abri quand le vent ne les pousse pas du côté du Hourdel. Le Crotoy n’a du reste aucun mouvement commercial. C’est uniquement un port de pêche ; et il est probable qu’il ne retrouvera jamais l’activité des siècles passés.


En face, sur la rive gauche de l’estuaire, Saint-Valéry lui-même n’est plus aujourd’hui, malgré les travaux qu’on y a exécutés et bien qu’il soit la tête de ligne de la navigation du canal de la Somme, qu’un port très secondaire.

Ni le port, ni la ville ne paraissent avoir une origine aussi ancienne que le Crotoy. Saint-Valéry n’existait certainement pas à l’époque romaine. Ce n’est qu’au commencement du VIIe siècle qu’un modeste moine de l’abbaye de Luxeuil vint s’établir sur la dernière falaise de la côte normande, au pied de laquelle la Somme mêlait alors ses eaux à celles de la mer. Tout autour se groupèrent d’assez pauvres maisons ; au pied, quelques huttes de pêcheurs.

L’ermitage grandit et se transforma en abbaye. Les habitations se multiplièrent et formèrent bientôt deux centres distincts ; la ville haute, qu’on jugea prudent d’entourer de murailles et de couronner par un château ; la ville basse, désignée sous le nom de la Ferté, et qui est devenue le port. Le mouillage était excellent. La pointe de Hornu l’abritait à l’Est contre la houle et les vents du large ; et nous avons vu qu’il rendit au XIe siècle un très grand service à la flotte de Guillaume le Conquérant, que le mauvais temps avait poussée à la côte. Malgré la série des sièges que Saint-Valéry a soutenus, du XIIe au XVe siècle, tour à tour de la part des Anglais, des Français et des Bourguignons, malgré tous les ravages causés par les guerres de religion, les pillages, les incendies, les dégâts de toute sorte qu’il eut à subir chaque fois qu’il changeait de maître, Saint-Valéry se relevait toujours de ses ruines ; son port ne cessait pas d’être très fréquenté, et ses marins armaient même pour la grande pêche de la baleine et de la morue.

Le travail lent et continu de l’envasement et la fermeture graduelle de la baie par la marche progressive de l’épi de Cayeux devaient être des ennemis plus redoutables que les guerres de plusieurs siècles ; et, lorsque les commissaires du cardinal de Richelieu vinrent faire, en 1640, leur fameuse reconnaissance des côtes de Bretagne et de Normandie, ils constatèrent que l’atterrage était tout à fait insuffisant pour la plupart des bateaux de guerre, et que de très petits navires pouvaient seuls se hasarder à franchir les bancs du large. Quelques années plus tard, Vauban, après avoir visité lui-même la baie de Somme, déclarait que le seul moyen d’en tirer parti était de la tourner et de faire, comme Marius à l’embouchure du Rhône, une trouée déserte à travers les alluvions déjà déposés. Il projetait en conséquence d’établir quelque part, entre Ault et Cayeux, un vaste port qui aurait été abrité naturellement par le banc sous-marin de galets déposés par les courans, et derrière lequel on aurait trouvé un mouillage assez sûr. Ce port aurait été mis en communication avec Saint-Valéry par un large canal qui devait conduire directement les eaux de la Somme à la mer et aurait constitué une Somme maritime accessible à tous les navires.

La rivalité du Crotoy empêcha l’exécution de ce projet, dont le succès, à vrai dire, était un peu douteux. Il fut repris cependant par Lamblardie. L’illustre ingénieur proposa de relier directement Saint-Valéry au hable d’Ault, qui existait encore de son temps et servait d’abri aux pêcheurs de Cayeux. On devait même établir un double canal, l’un qui aurait fonctionné comme émissaire d’écoulement dans la plaine des Bas-Champs, l’autre qui aurait été une grande voie de navigation. Ces deux canaux auraient débouché dans un même port, creusé près de la côte, le premier au moyen d’une écluse simple n’ayant que des portes de flot, le second au moyen d’une grande écluse maritime. Le port aurait été enfin mis en communication avec la mer par un chenal accompagné de deux jetées, comme on en voit partout.

Malheureusement l’entrée du liable d’Ault, déjà assez difficile par les mauvais temps, devint bientôt impraticable par suite du développement de l’épi de galets. Cet épi, au lieu de le protéger comme un brise-lames, finit par l’obstruer à pou près complètement. On dut se résigner à voir se fermer le grau du hable et se contenter de mettre la ville basse de Saint-Valéry en communication avec Abbeville par le canal écluse dont nous avons parlé et à protéger contre les envasemens de la Somme les quais de la Ferté par une série de digues, d’estacades et de petites jetées. C’est ce que l’on voit aujourd’hui.

Le port de Saint-Valéry ne sert d’ailleurs presque plus de port de refuge. Toutes les barques de pêche de Cayeux et les petits caboteurs surpris par le mauvais temps préfèrent relâcher au Hourdel, qui est tout à fait à proximité de la mer et peut être considéré comme l’avant-port de la Ferté. C’est là qu’ils attendent la marée pour entrer dans la baie ou le retour du beau temps pour reprendre le largo. Le port de Saint-Valéry n’est donc plus en réalité que la dernière étape de la Somme, dont les eaux sont retenues, immédiatement en amont de la Ferlé, par un grand bassin écluse d’une longueur de 250 mètres et dont la largeur est de plus de 50 mètres au plan d’eau de la basse mer. C’est une écluse à la fois de navigation et de chasse, que l’on ouvre tous les jours pendant deux heures pour draguer les vases du chenal. Celui-ci, qui constitue le port, se compose d’un bassin présentant un kilomètre environ de longueur, dont le plan d’eau a une largeur de 60 mètres à mer basse, bordé à droite et à gauche par deux digues insubmersibles. Sur la digue de la rive gauche, qui prend naissance au barrage inférieur de l’écluse, sont accolés cinq embarcadères en charpente. Tout le long courent des voies ferrées reliant la Ferté à Noyelles parle grand viaduc de 1 400 mètres qui ferme la baie de Somme et se soudant à la ligne de Paris à Calais.

À l’aval des quais de la Ferté et presque en ligne droite jusqu’au Hourdel, on a établi une digue de halage de près de 5 kilomètres, qui forme la clôture défensive et comme le quai maritime de la plaine des Bas-Champs ; et, pour maintenir le courant maritime de la Somme au pied de cette digue, on a construit vis-à-vis, sur la rive droite, une jetée submersible de près de 3 kilomètres. L’ensemble de ces travaux donne à Saint-Valéry l’aspect d’un port de canal plutôt que d’un port de mer. Le mouvement commercial y est cependant assez considérable, et dépasse 50 000 tonnes. Il se compose en général de houilles anglaises, de bois du Nord, de jutes, de fontes, de résine, de goudrons apportés par des bateaux anglais, norvégiens, allemands, qui retournent presque toujours sur lest, mais remportent quelquefois des denrées agricoles ou des galets. On n’arme plus à Saint-Valéry pour la grande pêche. Une cinquantaine de petits bateaux pontés y font seulement la pêche locale dans la baie ou dans les passes du port, et donnent aux quais de la Ferté une très grande animation. Les vrais ports de pêche du pays sont en réalité Cayeux et le Crotoy. C’est là que sont les hommes de mer.


VI

De l’embouchure de la Somme au massif jurassique du Boulonnais, dont les falaises se détachent comme un éperon avancé de la masse des terrains crétacés qui constituent la majeure partie de la Flandre et de l’Artois, la côte, sur près de 40 kilomètres de longueur, offre à peu près le même aspect. Tout d’abord, un large estran de sable très fin, présentant une très faible pente et une grande mobilité ; à la suite, plusieurs chaînes de dunes mouvantes de formation récente ; par derrière, des flaques d’eau, de petits étangs emprisonnés, des lones et des fossés sans profondeur dont les méandres ont beaucoup varié depuis les temps historiques, des rigoles asséchées par des canaux modernes d’écoulement. La plupart des dunes sont aujourd’hui fixées par des plantations de roseaux et de joncs maritimes qu’on appelle des « hoyats, » et dont les racines forment une sorte de feutre végétal, qui a permis en certains endroits à quelques arbres résineux de prendre un assez beau développement. Leur hauteur est très variable. Elles sont en général moins élevées que celles des Landes ; quelques-unes cependant ont des dimensions comparables. Au nord de la Canche, aux approches du massif boulonnais, plusieurs sommets dépassent 100 mètres, et, près de Neuchatel, le Mont Saint-Frieux a même 158 mètres d’altitude ; c’est la dune la plus élevée de toutes les côtes de France.

La caractéristique de ce littoral sablonneux est l’instabilité. L’homme y lutte continuellement contre la mer. La limite du rivage, aux temps les plus anciens de l’histoire, était certainement plus reculée de 5 à 6 kilomètres. Au lieu de ronger la côte, la mer l’a nourrie en y jetant, avec chaque vague, quelques molécules de sable ; et le pays aurait fini par s’ensevelir peu à peu, comme cela a eu lieu en certains points de la côte des Landes, si on n’avait opposé à cet envahissement de tous les jours une force naturelle non moins puissante, celle de la végétation. Mais on a éprouvé souvent de grands mécomptes ; et on est encore quelquefois obligé de déblayer à grands renforts de bras et très rapidement des apports assez considérables amoncelés après quelques jours de tempête. Sur la magnifique plage de Berck notamment, située immédiatement au nord de l’embouchure de l’Authie, le sable a une ténuité et une mobilité extrêmes. Les grands établissemens hospitaliers, les maisons de plaisance, les hôtels et les rues de la ville sont périodiquement envahis par une pluie de sable, contre laquelle on lutte jour à jour, pied à pied ; et on a vu quelquefois, par certains vents d’Ouest, les dunes s’élever de plus d’un mètre en une seule nuit.

Cette extrême mobilité de la côte se prête naturellement fort mal à l’établissement de ports réguliers ; et l’estuaire de l’Authie ne sert que très rarement de refuge à la flotte des pêcheurs de Berck, qui préfèrent haler leurs bateaux sur la plage de sable fin et presque horizontale qui s’étend, sur une large bande uniforme, de l’embouchure de l’Authie à celle de la Canche. On ne pratique d’ailleurs à Berck que la pêche locale ; mais elle y est très prospère, et près d’un millier de marins, hommes, enfans, et quelquefois des femmes, sont montés sur une centaine de gros bateaux presque toujours en mouvement, tantôt courant des bordées dans le voisinage de la côte, tantôt se perdant dans la brume lointaine de l’horizon. L’échouage et la mise à flot presque quotidiens de celle flotte présentent surtout une animation toute particulière. Tout le monde, — marins, riverains, étrangers même quelquefois, — y apporte son concours, et pousse ou tire les bateaux sur l’estran à grand renfort de bras, de cordes, de chevaux, de cabestans et surtout de cris aigus, qui percent à travers le sourd mugissement des vagues et donnent à cette plage incomparable de netteté, de finesse et baignée dans une atmosphère d’une pureté et d’une salubrité merveilleuses, une physionomie et une originalité toutes spéciales.


VII

Deux rivières principales traversent la plaine basse du Marquenterre, — l’Authie et la Canche. Il y a quelques siècles, le flot de marée les remontait toutes les deux sur une très grande longueur. De même que la Somme était régulièrement navigable jusqu’à Abbeville, et que les barques remontaient même jusqu’à Amiens, l’Authie pouvait porter les embarcations de poche et les bateaux à fond plat jusqu’à l’ancienne abbaye de Valloire, aujourd’hui située après de 20 kilomètres de la mer et dont l’église a recueilli la dépouille de nombreux chevaliers tombés à la désastreuse bataille de Crécy. Deux chartes du monastère, datant du commencement du XIIIe siècle, mentionnent les salines concédées à l’abbaye et les barques de pêche qui y étaient immatriculées. Mais, sur cette plage essentiellement mobile, l’atterrage de l’Authie a dû être toujours difficile et instable ; et il est assez peu probable qu’il y ait jamais eu, à l’embouchure du petit fleuve ou dans la partie maritime de son cours, un port régulièrement fréquenté et entretenu.


L’embouchure de la Canche présente, sans contredit, des conditions de navigabilité et d’accès un peu meilleures que celle de l’Authie, et le modeste port actuel d’Etaples a succédé à un établissement ancien qui a probablement eu une assez sérieuse importance. L’entrée de la Candie s’est même légèrement déplacée et se déplace un peu encore toujours vers le Nord. A mesure que s’avance la pointe du Touquet, située sur la rive gauche, la plage de Lourmel, qui lui fait face sur la rive droite, s’émousse et s’arrondit, la distance entre les deux musoirs se maintenant à peu près constante, — près de 3 kilomètres. Mais, amer basse, le chenal se réduit à un mince filet liquide, à peine suffisant pour le mouillage des barques du plus faible tirant d’eau. C’est exactement le même phénomène que celui qui s’est produit à l’embouchure de la Somme.

Tout comme la baie de la Somme, d’ailleurs, celle de la Candie s’enfonçait autrefois très profondément dans l’intérieur des terres, et le flot remontait dans la vallée, sur une longueur de près de 15 kilomètres, jusqu’à Montreuil. Quelques archéologues donnent un peu arbitrairement à Montreuil le nom de Bracium ou de Bragum, qui, à vrai dire, ne se trouve sur aucun itinéraire classique ; mais la riante petite colline, dont le pied était entouré, au IXe siècle, d’une ceinture de remparts et le sommet couronné par un château fortifié qui a soutenu quelques sièges mémorables et a servi de prison et de tombeau à la malheureuse reine Berthe, a pu très bien être, à l’époque de la conquête, un castrum ou un poste d’observation dans lequel ont stationné quelques légions de César. On fait à la vérité camper César un peu partout sur les côtes de la Manche, à la veille de son expédition en Bretagne. Il faut aussi faire bien des réserves sur un arc de triomphe qui aurait été construit à Bragum par les armées de Claude et dont, paraît-il, on voyait encore quelques ruines en 1789. Il n’en reste plus rien aujourd’hui. On a trouvé cependant, parsemés sur la colline de Montreuil, des débris gallo-romains ; et tout fait supposer que c’était le point terminus de l’ancien golfe de la Canche, comme Abbeville est celui de l’ancienne baie de la Somme.

Il existait sur le golfe une ancienne ville, qu’on désignait au moyen âge sous le nom de Quentowic, Quentovicum ou Cuentavicus, qui paraît signifier « ville de la Candie. » Le golfe, qui s’appelait aussi sinus Quentovicensis, se terminait au pied du Castrum de Montreuil, qui était l’analogue du Phruris ou Φρούριον de la baie de Somme. Tout cela n’est sans doute pas absolument démontré, mais présente une certaine vraisemblance. Ce qu’il y a de certain, c’est que Montreuil, qui est aujourd’hui une petite ville tout à fait champêtre, a vu le flot de marée baigner ses murailles ; qu’au XIIIe siècle, c’était une ville forte et commerçante ; qu’elle faisait partie de cette fameuse ligue hanséatique dont Hambourg et Londres étaient les principaux comptoirs ; qu’elle commerçait avec tous les ports de l’étranger, et qu’on a pu avec raison l’appeler « Montreuil-sur-Mer. » Mais il est cependant plus probable que Quentovicus occupait un emplacement très voisin d’Etaples, si ce n’était pas Etaples même. On a trouvé en effet, sur le sol même de son vieux château, qui a été rasé par les Anglais à la suite de leurs victoires de Crécy et d’Azincourt, de nombreuses ruines et des débris incontestables de l’époque gallo-romaine. On a fait des découvertes de même nature, à trois kilomètres à peine au Nord-Ouest de la ville, au petit village de Rombly, qui a été enseveli sous le sable des dunes vers le XVe siècle ; et les archéologues croient pouvoir affirmer que, sous l’empereur Gallien, Quentovicus possédait un atelier monétaire assez bien outillé pour avoir subsisté sous les rois francs des deux premières races. On sait d’ailleurs que Quentovicus était la résidence d’un intendant chargé de présider au commerce ; qu’on s’y réunissait pour des foires annuelles ; et qu’une division de la flotte romaine, commandée par un préfet maritime, stationnait dans la baie. Pendant plusieurs siècles, le port de Quentowic est mentionné comme étant sur la voie la plus directe pour se rendre en Angleterre. Vers la fin du IXe siècle, le nom de Quentovicus disparaît et fait place à celui d’Etaples, qui n’est que la transformation de ad stabulum, ville d’échange, foire, marché, stabula, stapula, Etaples.

La situation maritime commerciale et même administrative était donc assez importante aux premiers siècles de notre ère, et elle paraît s’être assez bien maintenue pendant tout le moyen âge. Car on sait aussi d’une manière certaine que le port y abritait, en 1193, la flotte de Philippe-Auguste, et qu’en 1340, une douzaine de bateaux de guerre y mirent à la voile pour aller renforcer la flotte qui devait être anéantie à la célèbre bataille de l’Ecluse. La décadence est aujourd’hui complète et, on peut le craindre même, irrémédiable.

Etaples est situé sur la rive droite de la baie de la Canche, à peu près à égale distance, — six kilomètres environ, — de la pointe de Lourmel et du petit hameau d’Enoch jusqu’où peuvent remonter, avec le flot, les barques de pêche. Quelques petits caboteurs y amènent encore un peu de charbon, du bois, du sel, à peine de 2 à 3000 tonnes. Il n’y a aucune exportation. La Canche n’a presque pas de profondeur, et les petits navires, échoués à mer basse le long des quais de la ville, ont comme des allures de malades.

Mais, si la vie commerciale a disparu d’Etaples, la vie mondaine a éclos presque subitement en face, sur la plage voisine, au Sud du promontoire du Touquet, au pied de collines baignées par la Canche, qui étaient hier encore des dunes mouvantes, et que des plantations intelligentes ont, depuis quelques années, transformées en magnifiques forêts. C’est la station balnéaire à laquelle on a donné le nom un peu prétentieux de Paris-Plage, pour augmenter peut-être son attraction. Elle mérite bien d’ailleurs sa vogue rapide et croissante, se développe et s’embellit tous les jours. De l’autre côté du fleuve, le vieil Etaples, presque oublié, est à peine un lieu de passage, et s’éteint silencieusement dans les souvenirs du passé.


CHARLES LENTHERIC.

  1. Voyez Bibliothèque nationale, Dépôt des Cartes.
  2. J. Girard, Les rivages de la France. — Les grèves de la Somme, 1895.
  3. Cf. Valois, Notitia Gulliæ et E. Desjardins, Gaule Romaine, t. I, ch. I, § 2.
  4. Cf. Augustin Thierry, Histoire de In conquête de l’Angleterre par les Normands. t. I, I. III et Chronique de Normandie, Recueil des Historiens de France. t. III.
  5. Voyez la Revue du 15 août 1901.
  6. Prarond, Notices historiques, topographiques et archéologiques sur l’arrondissement d’Abbeville, 1854.