Côtes et Ports français de la Manche/01

CÔTES ET PORTS FRANÇAIS
DE LA MANCHE

I
LE BORD DE LA BRETAGNE ET LE COTENTIN


I

Toutes les eaux météoriques qui mouillent la terre, celles qui tombent directement du ciel comme celles qui surgissent de sources ou de cavités souterraines plus ou moins profondes, et qui toutes finissent par couler librement à la surface du sol, obéissent à la même grande loi de la nature, — la pesanteur. Dans leur mouvement de descente continue, les unes s’écartent sans cesse, les autres se rapprochent toujours de deux séries de lignes qu’elles dessinent d’une manière très nette : ce sont les lignes de faîtes et les lignes de thalwegs.

Presque partout ces lignes naturelles ont été la cause déterminante de nos divisions géographiques, ethniques, politiques, administratives. D’une manière générale, les chaînes de montagnes et beaucoup de fleuves peuvent être considérés comme de véritables barrières, et on sait que, pour les franchir, il faut toujours un certain effort. Les eaux marines, au contraire, produisent des effets tout différens. La direction et la vitesse de leur marche sont dues à des phénomènes atmosphériques et astronomiques, aux vents, aux marées. Au lieu de séparer, elles unissent, et le plus souvent la transition d’un bassin à un autre se fait par degrés insensibles et sans qu’on puisse observer entre eux la moindre barrière apparente.

Il est presque impossible en effet de déterminer avec précision où commencent et où finissent l’Océan Indien, l’Océan Pacifique, l’Océan Équatorial et les deux immenses mers australe et boréale. Toutes ces grandes plaines d’eau se prolongent, se pénètrent, se fondent en quelque sorte les unes dans les autres ; et, sans sortir de l’horizon assez rapproché de notre Europe, on ne saurait tracer sans un peu d’arbitraire les lignes idéales qui séparent la mer Adriatique de la Méditerranée, ou le grand canal de la Manche de l’Océan Atlantique et de la Mer du Nord. Tout est donc fictif, variable et un peu conventionnel dans la détermination de ces limites, et aucune carte ne saurait indiquer bien rigoureusement la soudure de la plupart des golfes et des bras de mer avec les grands bassins dans lesquels ils débouchent et qui les alimentent.

La chaussée d’Ouessant, cependant, qui a fait de notre part l’objet d’une étude récente[1], peut être considérée comme l’extrême saillie de la « fin des terres » de la péninsule armoricaine ; et elle marque assez bien la limite séparative entre les deux mers qui la baignent, la Manche et l’Océan.

On sait qu’à l’origine de notre période géologique, la France et l’Angleterre étaient soudées par un large seuil enraciné, d’un côté à la pointe Nord-Ouest de notre Bretagne moderne, de l'autre à la presqu’île anglaise de Cornouailles. Un effondrement général s’est produit. La soudure s’est brisée, rompue, disloquée. Il n’en est resté que les amorces et des débris : au Nord, l’archipel des îles Scilly : au Sud, l’archipel d’Ouessant ; entre eux une longue traînée de bancs sous-marins, de grandes îles comme Jersey, Guernesey, Aurigny, toute une série d’îlots secondaires et des centaines, des milliers même d’écueils, de récifs, de platins, de rochers apparens ou cachés, semés un peu partout, ruines et en quelque sorte témoins de l’ancien littoral englouti et disparu.

Le développement de la côte bretonne, depuis le chenal du Four, en face d’Ouessant, jusqu’à la baie du Mont Saint-Michel où commence la presqu’île du Cotentin, ne mesure pas moins de 350 kilomètres, et sa direction générale est à peu près celle de l’Est à l’Ouest. Les vagues du Nord la frappent avec violence et l’ont partout entamée et découpée en une centaine de petites criques, presque toutes servant d’abris temporaires aux bateaux de pêche et aux caboteurs. On n’y compte pas moins d’une quarantaine de ports assez actifs ; mais huit seulement, Lannion, Roscoff, Morlaix, Paimpol, le Légué-Saint-Brieuc, Saint-Malo, Saint-Servan et Granville ont une réelle importance commerciale ; et, dans le nombre considérable de dentelures si variées qui festonnent la côte, il n’y en a réellement que cinq qui soient de véritables golfes et des mouillages régulièrement fréquentés ; celui de l’Aber-Wrac’h, le double golfe de Morlaix et de Lannion, le grand golfe de Saint-Brieuc, la rade de Saint-Malo et de Saint-Servan, enfin la célèbre baie, curieuse entre toutes, au milieu de laquelle s’élève le Mont Saint-Michel.

La houle de la Manche est quelquefois aussi terrible que celle de l’Océan et tout le littoral des côtes du Nord se ressent de ses furieuses attaques. La longue ligne de falaises rocheuses qui court d’Ouessant à Saint-Malo, entrecoupée de petites plages sablonneuses, est précédée à une assez faible distance en mer par une longue et large traînée d’îlots de toutes dimensions formant une ceinture presque continue. On dirait une chaîne à plusieurs rangs de chaînons ; et seul un pilote très exercé et toujours prudent peut s’engager à travers ces mailles, dans des passes souvent fort étroites, au milieu de courans et de contre-courans quelquefois très rapides et assez compliqués.

La mer n’a pas seulement ruiné la côte par les coups incessans de ses vagues ; elle la envahie en accumulant sur ses grèves des dépôts considérables de sable que le vent fait cheminer avec lui. Moins hautes sans doute que celles de Gascogne, ne pouvant se développer comme elles sur d’aussi grands espaces, les dunes du nord de la Bretagne ont pris cependant une réelle importance. Sur quelques grèves, notamment aux environs de Roscoff et de Saint-Pol-de-Léon elles ont nécessité, comme dans les Landes, toute une série de fixations pour préserver de l’ensevelissement les riches cultures potagères qui sont un des élémens de fortune de cette partie de la région littorale. Dans ses attaques contre le continent, la mer agit donc d’une double manière, d’abord et partout par le choc direct de ses vagues, ensuite et sur quelques points particuliers, par l’apport des sables que ces vagues tiennent en suspension et roulent avec elles sur l’estran.

Une troisième cause de destruction, plus puissante encore, agit dans le même sens ; c’est l’affaissement général et séculaire de toute la presqu’île armoricaine. En de nombreux points de la côte en effet, on trouve, à quelques mètres sous le sable, des arbres ensevelis, débris de vieilles forêts noyées, des ruines de constructions romaines et même du moyen âge, des amorces d’anciens chemins, aujourd’hui recouverts par le flot de marée. Il est donc hors de doute que tous les petits îlots, en nombre considérable et encore indéterminé, que nous voyons émerger ou seulement à fleur d’eau, disséminés au pied ou à une certaine distance de la falaise, en faisaient autrefois partie ; qu’une zone plus ou moins large anciennement couverte de végétation a été engloutie par les eaux et enfouie sous le sable, et que, depuis une quinzaine de siècles seulement, et à plus forte raison depuis l’origine de notre dernière période géologique, toute la presqu’île armoricaine a reculé devant la mer.

Fixées à peu près partout aujourd’hui, les dunes de la Bretagne ne sont plus à redouter. Tout au contraire l’apport du sable marin est devenu un précieux élément de richesse. Le sol breton est, en effet, presque entièrement formé de roches anciennes, schistes et granits, et manque absolument de calcaire. Or, ce calcaire lui est heureusement fourni par le sable de la mer, qui contient en outre des milliards de débris de coquilles et d’algues, et le tout forme un excellent amendement, connu sous le nom de « tangue. » Cette tangue est le véritable engrais naturel de la côte bretonne, et la mer, qui l’a si souvent détruite et qui continue à la ronger, répare ainsi en partie son œuvre de destruction en renouvelant incessamment les forces productrices du sol.

Le climat spécial de la côte est aussi un précieux auxiliaire. Tout le monde a entendu parler de sa douceur incomparable, et on sait qu’elle est due à l’action bienfaisante des courans tropicaux et surtout du Gulf-Stream qui, après avoir remonté l’Atlantique et rencontré le courant polaire, se répercute sur la Grande-Bretagne qu’il enveloppe de brouillards comme d’un immense bain de vapeur, et vient réchauffer les rivages de la côte armoricaine, la préservant du rayonnement nocturne et bien souvent de la gelée. Certaines anses bretonnes merveilleusement abritées ne connaissent ni la glace, ni la neige. Le contraste est grand entre quelques-unes de ces rives et la région des Vosges et des Ardennes qui sont à la même latitude ; et les hivers y sont même plus tempérés que dans quelques villes et sur certaines plages du Midi de la France et de l’Espagne.

Si la merveilleuse riviera de la Provence et de la Ligurie peut à juste titre s’appeler « la côte d’azur, » quelques parties du littoral breton justifient assez bien leur nom de « Ceinture dorée, » et la flore qui s’y développe rappelle un peu celle de Nice et de Menton. Il y règne sans doute une humidité presque constante ; on n’y voit qu’assez rarement le ciel bleu et le soleil ; l’atmosphère est toujours un peu brumeuse ; mais les arbres provençaux et même africains, le laurier-tin, le camélia, le laurier-rose y vivent en pleine terre ; et Roscoff, en particulier, possède le plus étonnant figuier qui existe peut-être au monde, couvrant un champ entier de ses rameaux entrelacés. La moiteur de ce climat exceptionnel est particulièrement favorable au développement des cultures potagères. Les légumes de toute nature abondent sur certaines parties de la côte. Les primeurs du Léonais devancent de près d’un mois celles du Nord et du Centre de la France, et les maraîchers de Roscoff approvisionnent régulièrement les marchés de Paris, de Londres et de Rotterdam.

Les mille dentelures de la côte, les innombrables criques rocheuses qui les découpent sont en outre comme d’immenses viviers à poissons et à crustacés qui ne s’écartent jamais au loin et y sont même le plus souvent tout à fait fixés ; et nulle part en France la faune marine n’est plus riche, plus variée et d’une capture plus sure et plus facile. Presque tous les Bretons qui vivent sur le bord de cette mer féconde sont pêcheurs ou jardiniers, quelquefois les deux.


II

L’entrée de la Manche pour les navires qui sortent de Brest et se dirigent vers le Nord a lieu par le chenal du Four. Quatre, petits ports, Aber-Hildut, Melon, Argenton et Portsal, jalonnent cette courbe extrême de la grande presqu’île bretonne. Tous quatre sont d’utiles relâches pour les bateaux de faible tonnage, assez bien abrités dans l’intérieur de petites criques naturelles ou précédés d’îlots qui brisent les lames du large, mais qui en revanche rendent leur entrée assez délicate. Tonnage médiocre. Quelques bateaux de pêche seulement, un petit commerce de soude artificielle qu’on fabrique avec les varechs recueillis un peu partout dans les environs sur l’estran ou dans les anfractuosités des rochers, et une certaine exploitation de pierres de taille assez recherchées. Le granit d’Aber-Hildut en particulier peut compter parmi les plus beaux du monde, et c’est là qu’on a pris le magnifique bloc qui sert de soubassement à l’obélisque de Luxor sur la place de la Concorde.

Argenton, en face de l’Ile du Four, est la station de ravitaillement du merveilleux phare qui éclaire et commande le chenal, fièrement planté au milieu des écueils à près de trois kilomètres au large et battu de tous côtés par les vagues.

A partir de Portsal, la côte bretonne, toujours sinueuse et tourmentée, prend très nettement la direction générale de l’Ouest à l’Est ; et dans une pittoresque dépression séparée par un petit isthme débouchent les deux estuaires de l’Aber-Benoit et de l’Aber-Wrac’h. Le second surtout a été de tout temps très apprécié comme relâche ; et le vieux fort de l’île de Cezon, sentinelle avancée qui commande le chenal et la baie, est un témoignage de la protection offerte depuis longtemps aux navires qui venaient y stationner. Le mouillage y est en effet très sûr, la profondeur de près de dix mètres aux abords du chenal ; les vents du large même violens, brisés par les rochers qui émergent de tous côtés, n’y produisent pas une trop forte houle ; et les navires peuvent d’ailleurs toujours remonter le fiord à toute heure de marée sur plus de 5 kilomètres jusqu’à Paluden, qui présente encore de six à sept mètres d’eau. Malgré ces excellentes conditions, Aber-Wrac’h et Paluden sont deux ports très modestes, n’ayant pour toute installation que de petits môles-débarcadères, assez rarement utilisés.

Il est probable qu’ils étaient un peu plus fréquentés autrefois. Sur la rive droite de l’Aber-Wrac’h, en effet, presque à son embouchure, on trouve les substructions d’un oppidum celtique, qu’on désigne dans le pays sous le nom de Coz-Castell Ac’h, les ruines du château d’Ac’h. Tout autour et dans les environs, on peut ramasser de nombreuses briques romaines ; et les archéologues les plus autorisés croient devoir placer quelque part sur l’une de ses deux rives, ou dans l’île même de Wrac’h, l’ancienne ville de Vorganium qui était le chef-lieu de la cité des Osismii, la civitas Osismorum de la « Notice des Provinces, » le point d’arrivée de la route militaire qui partait de Nantes, Condivicnum, et aboutissait au littoral en passant par Vannes, Dariorigum, et Carhaix, Vorgium, ce dernier étant le carrefour peut-être le plus important de toute l’Armorique[2]. On est même allé plus loin ; et, en présence d’un assez grand nombre de débris gallo-romains épars, de l’autre côté de l’Aber-Wrac’h, sur la rive gauche de l’estuaire, en face de remplacement de la rive droite où l’on est à peu près d’accord pour retrouver le Vorganium des itinéraires classiques, certains antiquaires n’ont pas craint de voir, dans quelques ruines informes et un peu douteuses, l’ancien port de Gesocribate, que presque tous les géographes assimilent avec beaucoup plus de raison à Brest. Les étymologistes n’ont pas manqué de venir au secours des archéologues et ont vu dans ce Gesocribate le vrai port de la « Fin des Terres. » Geso devant dériver du celtique gwez, au pluriel gweso, et signifier eau, port ; crib désignant en gallois la « pointe de toute chose, » une crête, un promontoire extrême, et bed ou bate pouvant être traduit par monde, Gesocribate devenait alors tout naturellement le « Port du bout du Monde ou le Port-Finistère ; » et pour ceux qui considèrent l’Aber-Wrac’h comme la saillie extrême de la vieille péninsule armorique, il a été facile d’y placer le port dont le nom était l’expression même et comme la traduction de sa position avancée. L’estuaire de l’Aber-Wrac’h aurait donc eu dans cette hypothèse deux ports distincts qui se seraient fait vis-à-vis : Vorganium sur la rive droite, Gesocribate sur la rive gauche, disposition analogue à celles de Locmariaker et de Port-Navalo, tous deux gallo-romains aussi, à l’entrée de l’estuaire du Morbihan. Ces explications d’érudits sont sans doute très recommandables, mais un peu trop ingénieuses pour ne pas être acceptées sans beaucoup de réserve[3].


III

A 20 kilomètres plus loin s’ouvre la baie de Morlaix et de Lannion qui présente un tout autre intérêt. L’île de Batz la flanque et la protège à l’Est. Ce petit plateau de granit, de 3 500 mètres à peine de long, de l’Est à l’Ouest, sur 900 mètres de large du Nord au Sud, reçoit directement l’assaut des vagues, et ses falaises abruptes sont presque inabordables du côté du large. Son port est blotti dans une grande échancrure, l’anse de Kernoc’h qui fait face à Roscoff, et est très bien complété par deux môles ; c’est un excellent et précieux abri pour les bateaux ne calant pas plus de 4 mètres. Presque pas de mouvement commercial, d’ailleurs. Tout se réduit à l’exportation du goémon, qui abonde sur les rochers et est un engrais précieux pour la culture maraîchère, que l’on pousse d’une manière intensive sur le continent voisin.

Le territoire de Saint-Pol, l’ancienne capitale du Léonais, dont Pempoul, Pensez et Roscoff sont les trois ports assez fréquentés, est un des plus fertiles de la côte bretonne.

Pempoul n’est qu’un bon mouillage naturel, abrité par une longue digue de sable et de galets qui unit la terre au rocher de Sainte-Anne et que l’on se contente de consolider avec des fascinages, lorsque les vagues l’ont un peu entamée. C’est en quelque sorte le faubourg maritime de Saint-Pol-de-Léon dont la magnifique flèche gothique domine tout le pays et sert d’amer aux gros navires comme aux moindres barques qui évoluent dans la rade.

Pensez est tout à fait dans l’intérieur des terres, à 6 kilomètres eu remontant la rivière de Saint-Pol. Seuls les bateaux de très faible tonnage peuvent venir y accoster un modeste quai où ils débarquent encore annuelle meut plus de 6 000 tonnes d’engrais marins.

Roscoff est en réalité le vrai port du Léonais, bien situé dans une anse naturelle demi-circulaire, fermée du côté de l’Ouest par une jetée de 300 mètres, défendue du côté du large par l’île de Batz et présentant une bonne rade de près de quatre hectares, un peu hérissée de rochers sans doute, asséchant à mi-marée, mais bien balisée et offrant en somme aux marins du pays de bonnes conditions nautiques. C’est un port de pêche de second ordre ; et son activité est due principalement à la prospérité de la culture maraîchère, qui est la caractéristique du pays : — plus de 40 000 tonnes en marchandises diverses et surtout en produits agricoles, soit près de 25 000 tonnes à l’exportation et 15 000 tonnes à l’importation, en grande partie en engrais marins.

La côte s’enfonce profondément après Roscoff. C’est la baie de Morlaix, dont l’entrée est commandée par un îlot rocheux très pittoresque, massif de granit sur lequel est fièrement planté le château du Taureau, ancienne forteresse construite an XVIe siècle, pour arrêter les flottes anglaises, déclassée depuis, et tour à tour utilisée comme caserne et comme prison[4]. Ville à la fois élégante, manufacturière et agricole, Morlaix, où l’on a retrouvé quelques vestiges de l’époque gallo-romaine, a porté peut-être sous le Bas Empire le nom de Julia, sans avoir d’ailleurs laissé de cette époque éloignée des souvenirs bien intéressans. Morlaix est désigné sous le nom de Mons Relaxus, dans quelques chartes du XIIe siècle ; mais c’est sous la duchesse Anne, dont ce fut un des séjours préférés, qu’il atteignit son plus grand luxe et, pendant quelques années, une véritable suprématie sur les villes voisines. L’un des premiers grands vaisseaux de notre marine, la Cordelière, monté par 1 200 hommes, y fut construit et armé au XVIe siècle ; à la tête d’une petite flotte presque exclusivement bretonne, il battait, en 1513, une forte escadre anglaise, et incendié par elle, il s’accrochait aux flancs d’un des plus gros navires ennemis et se faisait sauter avec lui. Ce fut l’époque glorieuse, presque toujours tragique, de Morlaix. Pendant deux cents ans, plusieurs fois ruiné, mis à sac, brûlé par les Anglais, il luttait toujours sans relâche, mettant réellement en action la scène représentée par les armes qu’il s’était données, un lion de France montrant les dents et tenant tête à deux léopards britanniques, et, au-dessous, une devise qui rappelle, par un naïf jeu de mots, le nom même de la ville : S’ils te mordent, mords-les.

Morlaix occupe, à 6 kilomètres de la mer, les deux rives du confluent de deux petites rivières, le Jarlot et le Queffleuth, qui descendent des montagnes d’Arrée et prennent alors le même nom. C’est la rivière de Dossen ou rivière de Morlaix, gracieusement encaissée entre des collines boisées. Immédiatement à la sortie de Morlaix, le Dossen est transformé en bassin à flot sur plus de 1 200 mètres de longueur. Le chemin de fer, qui passe à près de 60 mètres au-dessus de la ville, sur un magnifique viaduc du haut duquel on domine le double amphithéâtre de ses maisons, est relié au port par une voie spéciale qui a près de 1 500 mètres de développement et sur laquelle on est obligé de subir une rampe de 5 pour 100, très dure pour les marchandises lourdes et encombrantes, et notamment pour les houilles importées d’Angleterre. Mais Morlaix trouve, dans l’expédition de ses produits agricoles, œufs, beurre, légumes, bestiaux et chevaux de course et de trait, et dans l’importation des engrais marins, les élémens d’un trafic considérable ; et, bien que ce mouvement tende un peu à diminuer, il est encore de 30 000 tonnes à la sortie, de près de 15 000 à l’entrée, sans compter la navigation batelière, qui introduit annuellement de 30 à 35 000 tonnes de goémons, d’amendemens marins, de sable et de matériaux de construction provenant de la baie et des côtes voisines.

Cette navigation batelière est la caractéristique du port de Morlaix. La prospérité de l’agriculture sur les côtes de Bretagne, et notamment à Morlaix, est due en effet à l’emploi des goémons et des sables calcaires qui agissent comme engrais et amendemens diviseurs et transforment les terres acides si nombreuses dans le pays. Ces précieux engrais peuvent en général parvenir sans trop de frais jusqu’à 30 ou 35 kilomètres de leur lieu d’extraction ; mais les rivières qui, comme celle de Morlaix, pénètrent profondément dans les terres diminuent encore la distance à laquelle ils ne pourraient plus être transportés par voitures et reculent en conséquence la zone où ils sont utilement employés.

Les goémons sont de deux sortes ou plutôt de deux provenances, les goémons de rives et les goémons d’épaves ; les premiers qui tapissent une partie de la zone littorale appartiennent aux communes riveraines et sont consommés en général par elles. Les goémons d’épaves sont ceux arrachés par la mer dans les grands fonds et rejetés sur le rivage. Ils appartiennent à ceux qui les récoltent, et ce sont surtout ceux-là qui pénètrent à Morlaix.

Les sables engrais comprennent deux catégories, le trez et le maërl.

Le trez, comme son nom breton l’indique, est tout simplement du sable ; ce sable est fin, calcaire, analogue à la tangue de Saint-Malo, et contient de 45 à 60 pour 100 de carbonate de chaux et 15 pour 100 environ d’azote. On le trouve en grande abondance sur toute la côte de Léon, de Plouescat à Roscoff, et principalement près de l’île de Sieck, qui fait partie de l’archipel rocheux et très compliqué échoué au-devant de Roscoff et dont l’île de Batz est l’élément le plus important. Le maërl est un mélange de débris de coraux et de coquilles. Il est moins abondant que le trez, mais il contient de 60 à 75 pour 100 de carbonate de chaux et est par conséquent beaucoup plus recherché. Il se trouve surtout en bancs, que l'on drague assez péniblement dans les grands fonds de la baie de Morlaix, et qui, malheureusement, ne se reconstituent qu’avec une extrême lenteur et commencent à s’épuiser.

Une flottille de 30 à 40 gabares, montées chacune par trois hommes et un mousse, est exclusivement employée à recueillir ces engrais de mer. Toutes ces gabares font ordinairement un voyage par jour et apportent en général chacune de 4 à 6 tonnes d’engrais. C’est dans le port de Morlaix une animation continue. En revanche, la pêche y est à peu près nulle, et les essais qu’on y a tentés en vue d’y installer un port d’armement pour la pêche de la morue ont été infructueux. Malgré son voisinage de l’Océan, Morlaix est une ville de tout repos et dont l’esprit, le caractère et les intérêts sont beaucoup moins maritimes qu’agricoles et commerciaux.

Comme Morlaix, Lannion est un port en rivière. Le Guer y débouche dans une grande échancrure qui a une excellente entrée ; il est très riche en saumon, et la sardine et le maquereau abondent aussi dans la rade. Bien qu’à près de 8 kilomètres de la mer, Lannion est un port de pêche assez actif ; mais c’est surtout un centre agricole. On y importe plus de 30 000 tonnes de tangue, de maërl et de goémon, recueillis en grande partie sur les grèves de la petite baie voisine de Saint-Michel, qui est une carrière inépuisable d’engrais marins. Indépendamment de ce trafic spécial, le port a un mouvement commercial de plus de 30 000 tonnes.


IV

De la double baie de Morlaix et de Lannion au golfe de Saint-Brieuc, la côte très en saillie présente une succession ininterrompue de promontoires et d’enfoncemens, dont le relief capricieux est une œuvre géologique toute récente. Au-devant de cette dentelure et à quelques milles à peine au large, l’île de Batz et tous les îlots qui l’entourent, les plateaux de la Méloine et de Triagoz, le groupe des Sept-Iles, les archipels des Héaux et de Bréhat sont les tronçons isolés et les témoins d’un littoral disparu pour ainsi dire d’hier. Entre les îles et le continent, des écueils, des récifs, des îlots en quantité innombrable entre lesquels les marins les plus exercés, montés sur des bateaux du plus petit tonnage, ne peuvent s’engager qu’avec prudence et une très grande connaissance des lieux. Nulle part le balisage et l’éclairage de la côte n’ont rendu de plus grands services. Le magnifique phare des Héaux de Bréhat, en particulier, dresse avec une simplicité sublime sa tige de 50 mètres et s’évase en s’épatant sur le rocher dans lequel il est scellé et qu’il semble étreindre comme la racine d’une gigantesque plante de mer ; et nul ne peut dire le nombre des navires qui, sans le secours de sa lumière ou le cri strident de sa sirène, auraient été brisés contre le terrible épi naturel qu’on appelle le Sillon de Talberg ou les Epées de Tréguier et qui s’avance bien comme une arme aiguë et menaçante au milieu de l’indéchiffrable archipel d’écueils perdus aux embouchures du Jaudy et du Trieux.

Le Jaudy est la rivière de Tréguier. Tréguier, port intérieur à 9 kilomètres de cette mer essentiellement dangereuse, ne possède que des quais d’échouage au pied desquels les caboteurs n’amortissent presque pas. Mais on peut à la rigueur s’en passer ; on se contente, pour embarquer ou débarquer les marchandises, d’envoyer à mer basse des charrettes sous les navires, et, au plein de l’eau, on emploie de petits chalands ou des ponts volans de 6 à 7 mètres de portée. La baie de Tréguier est littéralement semée d’écueils dont les principaux, — la Corne, les Pen-ar-Gluézec, la Pierre-à-l’Anglais, la Chaussée des Renauds, le plateau de Roch-Hir, la Jument, le Petit-Taureau, les Épées, les Duono, les Héaux, — à peu près inabordables lorsque la mer n’est pas exceptionnellement calme, sont en outre entourés de rochers sous-marins très dangereux et signalés seulement par le bouillonnement et le remous des vagues. Malgré ces mauvaises conditions d’approche, Tréguier est loin d’être inactif. Le mouvement atteint même près de 25 000 tonnes, dont les trois quarts, contrairement à ce qui se passe dans la plupart de nos ports, est à l’exportation. Le pays est avant tout agricole ; et, à part quelques houilles anglaises, des bois du Nord et un peu de vin, il expédie surtout de grandes quantités de pommes de terre, des farines, des blés et des tourteaux de graines de lin. L’industrie de la pêche n’y est pas très développée. Une centaine d’hommes seulement, montés sur une vingtaine de bateaux, sont affectés au petit cabotage. A peu près le même nombre s’embarque régulièrement sur trois ou quatre goélettes et fait la pêche de la morue en Islande.


V

La plus vaste sinon la plus belle baie de la côte est celle de Saint-Brieuc. Au fond, dans la petite anse d’Yffiniac, débouche le Gouet, que les bateaux remontent sur 2 kilomètres jusqu’au Légué. Si Saint-Brieuc existait à l’époque romaine, ce qu’il est assez difficile d’affirmer, il était très vraisemblablement beaucoup plus loin de la mer qu’aujourd’hui. Il est certain en effet qu’à l’origine de notre ère, le golfe était bien moins profond. Les vagues l’ont peu à peu creusé et le creusent encore tous les jours, et les débris de forêts sous-marines qu’on y rencontre un peu partout indiquent assez nettement que le sol a éprouvé un affaissement assez marqué, qui semble même continuer encore aujourd’hui, quoique d’une manière très lente. Une ancienne route, à peu près littorale, qui a disparu sous les sables de l’estran, partait autrefois de Saint-Brieuc, se dirigeait vers l’Est et allait rejoindre la pointe d’Erquy, où l’on est d’accord de reconnaître la Reginea de la Table de Peutinger. Cette Reginea était directement reliée à Corseul, l’ancien chef-lieu de la petite tribu des Curiosolites, Civitas Curiosolilarum, qui portait aussi le nom de Fanum Martis. La route continuait à suivre la grève au-delà d’Erquy, et, d’après toutes les traditions, conduisait à pied sec jusqu’à Alet, l’ancienne ville romaine qui se trouvait dans l’estuaire de la Rance et est devenue Saint-Servan. Toute la grève des Rosaires située à peu près au Nord de Saint-Brieuc est encore attaquée par la mer. Une zone de 20 à 25 mètres de largeur en pleine culture, il y a à peine un demi-siècle, s’est détachée de la falaise, a été envahie par les sables et les galets ; et partout sous l’estran on retrouve des arbres renversés par les flots et des débris incontestables de constructions romaines. Cette grève est aussi traversée par une voie romaine dont les substructions se voient encore sur quelques points de son parcours et qui a naturellement conservé le nom de « Chemin des Romains. » La vieille route traverse toute la commune de Plérin, qui sépare Saint-Brieuc de la mer et se soudait à celle de Saint-Brieuc, à Erquy, dont nous venions de parler. On retrouve un peu partout sur la côte voisine des médailles de l’Empire, et toute la petite baie d’Yffiniac, dans laquelle débouche le Gouet, est en quelque sorte ceinturée par une grande quantité de briques à rebord qui datent des premiers siècles, de notre ère[5].

Plusieurs maisons romaines ont été reconnues au milieu des grèves, entre Binic et Erquy. Les galeries des mines de Boexier, sur l’ancienne route de Saint-Brieuc à Lanvollon, ont écoulé quelquefois, après des inondations dues à de forts orages, des monnaies de l’empire ; et, tout à côté, le lieu désigné sous le nom de Port-Aurel est une petite nécropole où l'on trouve de nombreux débris de demeures de l’époque gallo-romaine, détruites par la mer, et où l’on peut assez bien reconnaître quelques traces de feu. Tout accuse donc un lent affaissement du sol. La mer gagne progressivement, et le flot sape peu à peu la falaise, qui glisse quelquefois en énormes avalanches que la vague a bientôt emportées. Affaissement général et morsure de la mer, ces deux causes concourent au même effet, qui est le retrait sensible de la côte depuis l’origine de notre ère.

Le port du Légué est à 1 kilomètre de Saint-Brieuc, à 2 kilomètres de l’embouchure du Gouet. Les bateaux remontent la rivière et pénètrent dans un grand bassin à flot établi sur la rive droite. Le Légué-Saint-Brieuc est un des premiers ports de France qui aient armé pour la pêche de la morue à Terre-Neuve. La grande pêche, qui s’est développée depuis quelque temps dans tous les ports de la baie, lui a enlevé une partie de ses marins. Mais le port commercial est resté très fréquenté, surtout par les navires norvégiens et anglais ; et son tonnage moyen est de près de 60 000 tonnes, dont un tiers seulement à l’exportation consistant en farines et céréales, les deux autres tiers principalement en houilles anglaises et en bois du Nord.

Après le Légué, le port le plus important de la baie de Saint-Brieuc est Paimpol. Il est admirablement situé dans une anse demi-circulaire de près de 3 milles d’ouverture entre deux caps avancés, la pointe de la Trinité et la pointe de Plouézec. Au fond de l’anse, une étroite langue de terre, la pointe de Guilben, la divise en deux petites baies : celle du Nord reçoit la modeste rivière de Quinic ; c’est le port. L’anse est semée d’îlots, mais ils sont tous bien connus et surtout très bien repérés et balisés ; et, s’ils nécessitent une manœuvre prudente, ils donnent beaucoup de calme, même pendant la grosse mer. Le Quinic formait autrefois à son embouchure un grand marécage. C’est de là que Paimpol a tiré son nom (pen, tête ; poul, marais). L’étang est aujourd’hui transformé, atterri, en pleine culture. Le port, très bien abrité au fond de son anse et précédé de la jetée de Kernoc, est ceinturé de quais munis de cales et possède en outre un petit bassin à flot. Ces installations sont à peine suffisantes pour de commerce local, qui est de 15 000 tonnes environ, moitié à l’exportation en produits agricoles, moitié à l’importation en houilles, vins, cidres et bois du Nord. Mais l’industrie maritime s’est portée depuis une quarantaine d’années environ sur la pêche de la morue à Terre-Neuve et dans la mer d’Islande. Paimpol arme pour cette pêche spéciale plus de 60 bateaux par an, et la petite pêche n’y tient plus, à côté, qu’un rang secondaire.

Entre Paimpol et le Légué, deux autres ports très voisins l’un de l’autre, Binic et Port-Rieux, ont tout à fait le même caractère. C’est même de Binic, paraît-il, que sont partis pour Terre-Neuve les premiers bateaux bretons. Les marins de Binic auraient fait dans le temps cette pêche avec les Basques, qui passent pour en avoir été les initiateurs en France, et, au retour d’une de leurs campagnes, l’auraient préconisée et introduite dans le pays. Binic est à l’embouchure de la petite rivière d’Ic, et son port est beaucoup plus exposé à la grosse mer que celui de Paimpol ; mais des travaux considérables y ont été exécutés. Une grande jetée de 350 mètres, la jetée Penthièvre, enveloppe aujourd’hui l’ancien port, qui n’avait qu’un môle insuffisant, et lui procure un peu du calme qui lui manquait. Grâce à cet ouvrage avancé, Binic possède deux bassins, le port Penthièvre qui est l’avant-port, et le vieux port. Cette double installation est largement suffisante pour le présent et même pour un certain avenir. Le mouvement commercial, indépendamment de la pêche d’Islande et de Terre-Neuve, est de plus de 10 000 tonnes, réparties à peu près également entre l’importation et l’exportation.

Port-Rieux est beaucoup mieux abrité que Binic et très bien situé dans une petite échancrure précédée d’une assez bonne rade foraine et protégée du côté du large par une jetée de 350 mètres de développement, présentant sur sa face intérieure un quai facilement accostable. Port-Rieux jouit surtout de cet avantage assez rare que la mer y atteint, même dans les plus faibles marées, assez de hauteur pour que les navires d’un tonnage ordinaire n’y amortissent pas. Son seul défaut est d’être trop près de son voisin. Binic et Port-Rieux se nuisent réciproquement. Les marins de port-Rieux sont aussi de courageux pêcheurs d’Islande. Cette campagne annuelle dans la mer glacée voisine du pôle est la grande émotion du pays. La petite pêche, pourtant, y est toujours assez active, et le mouvement commercial se maintient à près de 6 000 tonnes.

A l’Est du Légué et jusqu’à l’embouchure de la Rance, sept petits ports sont échelonnés dans la baie de Saint-Brieuc : le Dahouet, Erquy, Port-Vieux, Plancoët, le Guildo, Saint-Jacut et Saint-Briac. Tous les sept sont sans grande importance, assèchent en général aux basses mers, et se prêtent en somme assez mal à des opérations de commerce. Ports de pêche surtout.

Le Dahouet, cependant, a un tonnage de près de 8 000 tonnes ; Erquy et Port-Vieux, de 4 à 5 000 chacun ; Plancoët et le Guildo, 5 000 environ à eux deux ; Saint-Jacut et Saint-Briac, presque rien.

Erquy seul paraît avoir existé à l’époque de la conquête. Nous avons vu que c’était l’ancienne Reginea de la table théodosienne. On y a retrouvé de nombreuses substructions gallo-romaines, des dallages en mosaïque, des médailles, quelques ruines d’un aqueduc, et surtout des traces nombreuses de la route qui conduisait à Corseul, Fanum Martis, et de là à Bennes, Condate.

Le cap d’Erquy et le cap Fréhel, sur lequel se dresse un des plus beaux phares de nos côtes, marquent la saillie Est de la baie de Saint-Brieuc. La falaise de Saint-Quay et le petit archipel rocheux du même nom qui la précède constituent en quelque sorte son musoir Ouest. Entre Saint-Quay et Erquy, le golfe s’est beaucoup creusé, au cours de notre dernière époque géologique. Il est sans doute difficile de préciser la limite de l’ancien rivage à une époque déterminée. Les vestiges de l’ancienne route romaine, retrouvés de distance en distance sous le sable et dont nous avons parlé plus haut, ne sont que des repères du IIe ou du IIIe siècle. De nombreux débris végétaux, dont la conservation est exceptionnelle, ne peuvent donner que des dates encore moins précises. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que, presque partout sur la côte de Bretagne, et en particulier dans la région des Côtes-du-Nord, la mer a gagné sur la terre ; que cet empiétement se manifeste encore de nos jours ; qu’on doit l’attribuer à une double cause, l’érosion incessante des vagues et un affaissement général très lent et continu de toute la presqu’île armoricaine ; et qu’il paraît s’être produit avec la plus grande intensité aux premiers siècles de notre ère.


VI

Il n’existe peut-être pas de pays au monde où l’Océan produise des effets plus grandioses que dans le golfe compris entre le rocher granitique de Saint-Malo et la falaise schisteuse contre laquelle est adossé le port de Granville.

La caractéristique dominante de cette côte est l’extrême amplitude des marées. Deux fois par jour, l’immense plaine au milieu de laquelle se dresse le Mont Saint-Michel est envahie par les vagues. Les eaux pénètrent dans l’intérieur des terres, dessinant des baies profondes, transformant en fleuves navigables des estuaires qui se réduisaient quelques heures auparavant à de maigres filets liquides ; et ce va-et-vient continu développe une série de courans et de remous d’une puissance souvent formidable.

Presque partout sur nos côtes de l’Océan, les grandes marées sont de 5 à 6 mètres et ne dépassent pas 7 mètres. A Granville, elles atteignent près de 15 mètres ; à Saint-Malo, à peine un mètre de moins. Cette surélévation prodigieuse des eaux est due à un phénomène qu’on appelle l’interférence des marées et qu’il est facile d’expliquer. La marée, en effet, n’est, comme tout le monde sait, qu’une grande intumescence, une onde ou, si l’on veut, une vague immense soulevée périodiquement par l’attraction lunaire et par celle du soleil, la seconde, à cause de l’extrême éloignement de l’astre, ayant une action beaucoup moins énergique que la première, mais pouvant quelquefois l’augmenter, quelquefois la diminuer, suivant la position réciproque des deux astres. La vitesse de propagation de la marée est en outre proportionnelle à la largeur et à la profondeur de l’Océan. La vague suit naturellement le cours de l’astre qui l’attire, et le temps qui sépare son arrivée dans une rade ou sur un rivage du moment précis où l’astre a déjà passé au méridien s’appelle « l’établissement du port. » Cet écart doit donc être d’autant plus considérable, et le flot de marée d’autant plus en retard, que la vague a été ralentie dans sa marche par des hauts-fonds, des îles, des rétrécissemens, des continens contre lesquels elle se brise, se divise ou se dévie, et des détroits dans lesquels elle pénètre avec plus ou moins de peine et en perdant naturellement une certaine partie de sa vitesse.

L’énorme amplitude du flux et du reflux dans les eaux de Saint-Malo et de Granville provient non seulement de l’exhaussement graduel du fond de la baie du Mont Saint-Michel, mais encore et surtout de la rencontre de deux ondes : la première qui arrive directement de l’Océan et qui, en entrant dans la Manche, vient heurter une deuxième onde qui a mis exactement vingt-quatre heures pour faire le tour des Iles Britanniques et déboucher par la Mer du Nord et le Pas-de-Calais. Ces deux vagues s’ajoutent ainsi l’une à l’autre, les deux crêtes se superposent, et la hauteur du flot, qui est déjà en morte-eau de 7 à 8 mètres, se trouve doublée et atteint près de 15 mètres à l’époque des équinoxes.

Il n’existe pas en Europe de spectacle comparable à celui de l’envahissement de la baie du Mont Saint-Michel par une grande marée. En quelques heures, près de 1 500 millions de mètres cubes s’engouffrent dans la baie, noyant une surface de plus de 250 kilomètres carrés, se retirant ensuite avec la même vitesse, très variable sur les différentes parties de la plaine submergée, mais atteignant en certains endroits celle d’un cheval au galop, laissant à découvert une immense plaine de sable glauque, miroitante, coupée de fondrières, et se perdant à plus de 10 kilomètres au large, dessinant dans les profondeurs lointaines de l’horizon une longue et fine frange d’écume blanche, limite de la ferre et du ciel.

La Rance, dont l’embouchure se trouve aujourd’hui à Saint-Malo même, est à peu près accessible aux bateaux d’un moyen tonnage sur 25 kilomètres jusqu’à Dinan où aboutit le dernier bief du canal d’Ille et Rance, dont la navigation est assez médiocre, comme d’ailleurs celle de tous les canaux intérieurs de la Bretagne.

L’origine de Dinan est à peu près inconnue. D’intrépides archéologues en font le chef-lieu de la tribu des Diablintes et lui donnent le nom de Noviodimum, qu’on ne trouve, à vrai dire, ni sur les itinéraires classiques, ni sur la Table de Peutinger, ni dans la Notice des Provinces. Ce qu’il y a d’intéressant et qui peut permettre de lui attribuer une existence réellement ancienne, ce sont de nombreux vestiges d’une vieille chaussée pavée qui suivait la rive de la Rance et conduisait à Aletum, que tout le monde est d’accord pour identifier avec Saint-Servan. A défaut de ruines authentiques de l’Empire, Dinan a conservé de merveilleux restes de son ancienne muraille du moyen âge, flanquée de quinze tours, couronnées de mâchicoulis et enguirlandées de lierre, qui dominent le cours de la rivière et sa vallée verdoyante et boisée. Le port est insignifiant ; son mouvement commercial atteint à peine 3 000 tonnes.

Deux petites escales encore entre Dinan et la mer : la Richardais et Saint-Suliac ; elles ont encore moins d’importance commerciale que Dinan et ne sont à mentionner que pour la grâce et la richesse du pays qui les environne.

Le petit fleuve de la Rance a, dans sa partie inférieure, presque la largeur d’un bras de mer. Entre Saint-Servan et Dinard, c’est une véritable rade, et il n’a pas moins d’un kilomètre de rive à rive aux plus basses eaux. A l’origine de notre ère, il se prolongeait beaucoup plus en mer ; et le port de l’embouchure était peut-être l’île Harbour, dont le nom Harbour signifie port en anglais, aujourd’hui noyée dans la baie, à près de deux kilomètres au-devant des centaines de villas, de chalets et d’hôtels de tous les styles qui couvrent la colline mondaine de Saint-Enogat. Bien qu’il soit assez difficile de préciser des dates et des distances sur un littoral qui a éprouvé tant de changemens, on ne saurait douter qu’à l’aube des temps historiques, et même seulement à l’origine de notre ère, presque tout l’archipel rocheux, noyé dans la baie de Saint-Malo, ne fût soudé au continent. La Rance se divisait alors en deux bras séparés par une longue arête que dessine encore la ligne presque continue d’écueils en partie noyés dont le massif granitique de Harbour, « insularisé » depuis, formait à peu près le point culminant et qui se prolongeait jusqu’au plateau sous-marin des Banquetiers. Le bras du Nord était le plus important ; il longeait les îlots du Grand et du Petit-Bey, des Ouvras, du Jardin, des Herbiers, des Pierres-Garnier, et se terminait à l’îlot des Portes, qui était le musoir extrême sur la rive droite de l’embouchure. L’île de Cézembre, la Petite et la Grande-Conchée étaient à la limite même du littoral, et toute la partie de la rade actuelle, qui s’étend de Cézembre à Paramé, et dont la largeur est de près de cinq kilomètres, était alors une plaine émergée et même boisée. Aujourd’hui encore, lorsque, au moment des basses mers de vive-eau, le flot se retire à plus de 800 mètres, on trouve sous la vase des troncs d’arbres enlizés et des débris végétaux noircis et réduits à l’état de tourbe. D’après quelques traditions locales, on allait encore à pied sec à Cézembre, en basses marées, à la fin du XVe siècle. On a conservé des contrats de location et des marchés de chasse dans les bois qui l’entouraient à cette époque ; et les noms des Herbiers et des Jardins semblent bien indiquer, en effet, que le pays, presque entièrement noyé aujourd’hui et dont les nombreux îlots ne présentent qu’une agglomération d’aspérités rocheuses, de falaises isolées à vives arêtes, de petits plateaux nus et stériles, était autrefois un territoire continu, recouvert d’une assez riche végétation.

L’envahissement de la mer est encore bien plus remarquable dans la grande baie du Mont Saint-Michel. Tous les artistes, tous les voyageurs, tous les antiquaires, tous les géologues connaissent l’étonnante pyramide de granit, isolée dans cet immense désert de sable mouvant, et qui découpe à plus de 120 mètres de hauteur les puissans contreforts et la flèche élégante et finement ajourée de son église gothique. Nous ne saurions en donner ici une description même sommaire. L’enceinte crénelée et tourelée qui enlace la montagne d’une triple spirale, le noir entassement de constructions qui escaladent ses pentes en se serrant de la base au sommet, la célèbre abbaye qui la domine et qu’on a si bien appelée « la Merveille, » « roc sur roc, siècle sur siècle, cachot sur cachot, comme on l’a répété si souvent, à la fois cloître, forteresse et prison, » est tout un monde de sombres souvenirs, et reste un incomparable sujet d’études pour l’archéologue, l’historien et le savant

Il est d’ailleurs bien difficile de dire si, à l’époque de la construction de l’abbaye, le Mont Saint-Michel était, comme de nos jours, complètement entouré d’eau à toutes les marées montantes. D’après la légende courante, qu’on retrouve un peu partout dans les vieilles histoires de Bretagne et de Normandie, c’est au VIIIe siècle que saint Hubert, évêque d’Avranches, aurait été favorisé d’une apparition de l’archange saint Michel, qui aurait laissé l’empreinte de son pied sur le Mont-Dol, empreinte qui d’ailleurs est considérée par d’autres chroniqueurs comme celle de Satan lui-même. Il convient donc de ne pas trop discuter à ce sujet. Quoi qu’il en soit, saint Michel, dans cette circonstance ou dans toute autre, aurait ordonné à l’évêque Hubert de bâtir un monastère sur le rocher, qui semble bien avoir été alors en pleine grève et dans des conditions d’approche particulièrement difficiles et souvent redoutables : Mons sancti Michaelis in periculo mortis, immensi tremor Oceani, comme on peut le lire dans tous les actes. À cette époque donc, les hautes mers devaient atteindre la base du mont et l’entourer peut-être complètement. Ce qui est absolument certain, c’est qu’à l’époque romaine la montagne était rattachée à la terre et qu’elle se dressait au milieu d’une immense forêt qu’on appelait Setiacum ou Sisciaccum nemus, la forêt de Scissey, dont on croit retrouver le nom dans la désignation de l’archipel de Chausey, qui était alors rattaché à la terre et formait un promontoire en saillie sur la ligne du rivage. Cette forêt de Scissey, qui aurait pendant longtemps donné asile à de nombreux ermites, se serait étendue d’une part jusqu’à Granville, de l’autre jusqu’à Dol et Cancale. Partout d’ailleurs dans le golfe on en a retrouvé des débris très importans, et, il y a une soixantaine d’années à peine, les arbres enfouis dans le sable étaient encore l’objet d’une exploitation régulière.

On sait d’autre part qu’une ancienne route romaine conduisait d’Avranches à Corseul en traversant la baie. C’est cette route latérale qui se prolongeait de Corseul à Erquy et d’Erquy à Saint-Brieuc et dont nous avons déjà parlé. On voit encore près de Roz-sur-Couesnon le point où elle s’engage et disparaît deux fois sous le sable ; et on en retrouve encore des vestiges sur le contrefort qui sépare en deux anses le fond de la baie, fermée vraisemblablement vers le VIIe ou le IXe siècle[6].

Mêmes phénomènes dans toute la région de Dol, qui, à l’origine de notre ère, était complètement envahie par les eaux. La mer a recouvert autrefois toute la plaine ; et, seule, la petite éminence de Mont-Dol, dont l’altitude est de 65 mètres, émergeait comme une île perdue. L’homme a essayé de reconquérir en partie le domaine que la mer lui avait pris. Dès la fin du XVIe siècle, un bourrelet de sable et de débris coquilliers s’était formé naturellement à la limite extrême des plus basses eaux. Ce cordon littoral est devenu le point d’appui d’une digue artificielle, œuvre patiente de plusieurs générations, qui aujourd’hui n’a pas moins de 30 kilomètres de développement, s’étendant de Cancale à Pontorson, et vient, après une solution de continuité, s’amorcer au fond du golfe à la pointe de la Roche-Torin, sur la rive gauche de la Sélune. Déjà près de 15 000 hectares ont été transformés en polders. Lorsque la digue sera terminée, — et elle le sera très certainement un jour, — la surface reconquise sera de près de 20 000 hectares. Le Couesnon et la Sélune, dont le cours capricieux et les divagations ont fait tour à tour du Mont Saint-Michel une terre bretonne ou normande, seront alors définitivement fixés, réglés et disciplinés. On ne gardera plus que comme une vieille légende le souvenir de ces terribles enlizemens dans la vase molle des fondrières à peine inconnaissables à vue basse et dans lesquelles disparaissaient quelquefois hommes, voitures et chevaux. L’île du Mont Saint-Michel, déjà reliée à la terre par un mince pédoncule artificiel sur lequel on a établi une chaussée carrossable, fera alors tout à fait partie du continent. Quels que soient les avantages matériels qui pourront en résulter au point de vue agricole, il sera un peu permis de le regretter au point de vue de l’art et de la poésie. La merveilleuse abbaye, que l’on aimait tant à voir flotter entre terre et ciel comme ces villes mystiques des peintures des primitifs, aura certainement perdu beaucoup de son prestige, et l’effet magique qu’elle doit à son pittoresque isolement aura en grande partie disparu.


VII

D’après tout ce qui précède, on voit que, bien que la reconstitution de notre littoral ancien présente toujours un certain arbitraire, il est possible de donner cependant avec une assez grande approximation la limite de ce rivage, à l’origine de notre ère, dans la partie comprise entre le cap Frébel, qui termine le golfe de Saint-Brieuc, et la falaise de Granville, qui marque la limite extrême de la Bretagne.

Le massif granitique du cap Fréhel paraît avoir été de tout temps, ou tout au moins depuis notre dernière époque géologique, un point absolument fixe, inattaquable. C’était très certainement autrefois, comme c’est aujourd’hui, la grande saillie de la côte à l’Ouest de Saint-Malo. Les jolies baies de la Fresnaye, de l’Arguenon et de Lancieux, où se trouvent aujourd’hui les petits havres de Port-Nieux, du Guildo, de Saint-Jacut et de Saint-Briac, n’existaient pas encore. Toute la côte couverte aujourd’hui par les élégantes villas de Saint-Lunaire, de Saint-Enogat, de Dinard était éloignée de la mer de près de 1 500 mètres. La Rance débouchait à plus de 8 kilomètres après Saint-Malo, au massif des Pierres des Portes, aujourd’hui noyé. Tout l’archipel rocheux de la baie était soudé à la terre ; et les îles de Cézemhre et de Chausey étaient très probablement à la limite même des plus basses eaux.

On a quelquefois essayé d’expliquer l’invasion assez rapide de la mer par un cataclysme soudain ; et les annalistes ont souvent parlé de la « fatale marée de l’an 709. » Nous devons à la vérité de dire que les souvenirs de cette marée formidable sont très confus, perdus dans des légendes très douteuses, et que les textes qui en font mention ne méritent pas un grand crédit[7]. Il est certain d’ailleurs qu’un phénomène de cette nature n’aurait pu occasionner qu’un effet temporaire et que, la marée une fois accomplie, les eaux, en se retirant, auraient nécessairement laissé émerger les terrains qu’elles auraient précédemment engloutis. Tempêtes, ouragans, marées exceptionnelles ne peuvent avoir changé que pour un moment, et dans les limites seulement du temps pendant lequel ils agissaient, la ligne de démarcation entre la terre et la mer. Le phénomène du recul de la baie du Mont Saint-Michel est d’ailleurs général à toute la presqu’île armoricaine ; et nous avons eu l’occasion de le constater plusieurs fois. La seule explication rationnelle que l’on puisse donner de ce recul de la côte est donc une dépression lente et un affaissement séculaire du sol. C’est celle qui est d’ailleurs admise universellement aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, le port si remarquable de Saint-Malo n’existait certainement pas à l’époque romaine à l’emplacement qu’il occupe aujourd’hui. Les eaux, en inondant toute la région littorale, ont contourné le rocher sur lequel se pressent serrées les unes contre les autres les maisons très élevées de la ville moderne et en ont fait une presqu’île rattachée à la terre par une longue et étroite bande de sable qui se dirige vers Paramé, qu’on appelle le Sillon, et que des remblais modernes ont seulement depuis peu considérablement élargie.

Au sud de ce rocher, un autre massif faisait saillie sur la même rive droite de la Rance et était occupé, à l’époque gallo-romaine, par une ville d’une certaine importance. C’était Alet, Atetum, qui finit même par remplacer Corseul, Fanum Martin, comme capitale de la petite tribu des Curiosolites et prit par conséquent la même dénomination officielle, Civitas Curiosolitorum. Alet est devenu Saint-Servan. Entre les deux rochers de Saint-Malo et de Saint-Servan débouche le Rothuau. Au commencement du siècle, la petite rivière formait à son entrée en mer un grand marécage. Cette lagune est complètement desséchée aujourd’hui, remblayée, en partie couverte de constructions modernes ; et c’est laque se trouvent les belles installations maritimes des deux villes longtemps rivales.

L’avant-port est naturellement commun. Il est protégé, au Nord, par une jetée curviligne de 250 mètres de longueur, au Sud, par la presqu’île rocheuse sur laquelle était autrefois le Castellum d’Alet et où se trouve aujourd’hui un vieux fort déclassé et la pittoresque tour Solidor. Entre ces deux appendices qui se recourbent comme les pinces d’un crabe gigantesque se développe une rade foraine qui comprend l’avant-port de Saint-Malo, l’ancien avant-port de Saint-Servan, l’anse des Sablons, et qui conduit à un immense port à marée, commun aussi aux deux villes. Mais Saint-Malo et Saint-Servan ont tenu à avoir chacun leur bassin à flot spécial et le possèdent aujourd’hui. Tous deux débouchent dans le port à marée qui les sépare et présentent les meilleures installations, — larges quais couverts de rails, cales, appareils de débarquement et une superficie qui permet d’escompter un très large avenir.

Le bassin à flot de Saint-Malo a, en effet, une surface de 17 hectares et près de 2 500 mètres de quais, celui de Saint-Servan 11 hectares et 1 500 mètres de quais. Saint-Servan peut jouir en outre de son ancien petit port établi dans l’anse naturelle qui sépare la tour Solidor de la pointe des Corbières ; mais ce petit bassin bien abrité est plus particulièrement affecté au service militaire et ne présente par conséquent presque aucun mouvement.

La falaise schisteuse sur laquelle est bâtie Granville rappellerait, si elle était éclairée par le magnifique soleil du Midi, le pittoresque rocher de Monaco. Elle se détache normalement à la côte comme un formidable éperon, s’avance au large exactement de l’Est à l’Ouest, et n’a pas moins de 1 200 mètres de saillie. Il est très probable que c’est quelque part à son pied ou sur le plateau que se trouvait le port ou la ville que Ptolémée désigne sous le nom d’ingena et qu’il donne pour chef-lieu de la tribu des Abricatui. La falaise protège d’une manière naturelle et presque parfaite la rade de Granville contre les vents du Nord. Il suffisait, pour obtenir un abri complet, de la défendre contre la houle et les vents qui viennent du côté de l’Ouest. C’est ce qu’on a fait. Une grande jetée artificielle a été enracinée presque à la tête de la falaise. Cette jetée monumentale est brisée en deux alignemens présentant ensemble un développement de 550 mètres. Une autre jetée rectiligne de longueur presque égale se détache de la base du rocher dans la direction du Nord au Sud, et l’espace enfermé entre ces deux ouvrages comprend un grand port d’échouage, un premier bassin à flot, et, à la suite, un bassin à flot supplémentaire, le tout relié au chemin de fer par une voie qui traverse la ville. Tout a été conquis sur la mer et parfaitement aménagé.

Bien que très rapprochés, les trois ports de Saint-Malo, de Saint-Servan et de Granville ont chacun une très grande animation. Le plus important, Saint-Malo, a un mouvement commercial de près de 300 000 tonnes, Granville plus de 60 000, Saint-Servan près de 50 000. Mais ce ne sont pas seulement des ports de commerce. Le dragage des huîtres, la pêche locale et la pêche lointaine y entretiennent, comme dans tous les ports bretons, une activité très variée et en font de grandes écoles pour les hommes de mer.

En face de Granville enfin, les deux caps de la Chaîne et du Gouin, qui marquent l’extrémité Ouest de la baie du Mont Saint-Michel, méritent une mention spéciale. C’est entre ces deux caps que se trouve Cancale, dont les deux rades offrent un excellent mouillage aux plus grands navires et dont le fond vaseux présente des conditions particulièrement favorables pour l’élevage de l’huître. Cette situation est exploitée avec le plus grand succès. L’approvisionnement du naissain et l’engraissement du savoureux mollusque sont une des grandes richesses du pays. Mais la caractéristique dominante de tous ces ports est, — on doit le dire à leur honneur, — le maintien et le développement d’une population courageuse, un peu rude peut-être, mais jamais vulgaire, composée de vaillans et de forts, et ayant tous les traits distinctifs d’une véritable et noble race, — race pure, tenace, primitive, qui est bien toujours de granit comme le vieux sol sur lequel elle vit et qui est géologiquement le plus ancien de notre globe. Les Malouins, a-t-on dit quelquefois, sont les grands rouliers de la mer. On peut le dire avec autant de vérité de tous les marins de cette côte dure et sauvage. On doit ajouter, pour être vrai et juste, qu’ils en sont tous les héros et souvent les victimes. Nulle part notre flotte ne trouve de plus habiles manœuvriers, de plus dévoués serviteurs, aux sentimens plus généreux, au cœur plus ferme, à la foi plus ardente, au caractère plus énergiquement trempé.


VIII

La Sée, la Sélune et le Couesnon réunissent leurs eaux dans la baie du Mont Saint-Michel. L’immense grève régulièrement noyée et émergée deux fois par jour, tour à tour plage, vasière ou bras de mer, marque l’extrême limite des rivages bretons. La côte se retourne brusquement à angle droit. Depuis Ouessant, elle suivait presque exactement de l’Ouest à l’Est un parallèle de la terre. A partir d’Avranches ou de Granville jusqu’au cap de la Hague, elle court droit au Nord et suit un méridien. Cette région avancée de la France est la presqu’île du Cotentin. Massif granitique et schisteux comme celui de la Bretagne, battu comme lui de tous côtés par les vents et les vagues, attaqué par de formidables marées, rongé par des courans d’une puissance redoutable, déchiqueté en caps, en golfes et en fiords d’un abord presque toujours dangereux. Au large, une pléiade d’îles ; les unes minuscules et désertes, groupées en archipels entourés d’écueils et de récifs sous-marins ; les autres riches, très peuplées, de dimensions considérables, admirablement cultivées, outillées à la fois pour la guerre, l’agriculture et le commerce, véritables petits continens dont l’ossature géologique est de même nature et de même origine que celles de la Vieille Armorique et de la presqu’île de la Manche à laquelle elles étaient autrefois soudées. Ce sont les îles normandes auxquelles les Anglais donnent le nom d’ « îles du Canal » Channel islands, et qu’ils détiennent presque toutes, bien qu’en réalité elles devraient faire partie de la terre française, dont elles n’ont été séparées d’ailleurs violemment que depuis une date inconnue sans doute, mais relativement récente de l’âge de la terre.

Mais, si elles existent à l’état d’îles depuis l’origine de notre dernière époque géologique, on est fondé à croire qu’elles présentaient déjà aux premiers temps historiques, et même il y a seulement quelques siècles, une étendue beaucoup plus considérable et que par suite elles étaient sensiblement plus rapprochées du continent.

Toutes les traditions locales sont unanimes au sujet de la submersion lente et de l’affaissement continu de tout le rivage occidental du Cotentin. Les anciennes chroniques de Jersey et diverses chartes du diocèse de Coutances mentionnent qu’au VIe siècle la grande île anglaise n’était séparée de la terre ferme, à marée basse, que par un simple ruisseau. Il y a là sans doute un peu d’exagération. Quoi qu’il en soit, le ruisseau légendaire s’est notablement élargi et approfondi depuis ; il n’a pas moins de 20 kilomètres aujourd’hui et présente partout plus de 3 mètres d’eau aux plus basses mers. L’île d’Aurigny, la plus septentrionale des îles normandes, était aussi très certainement rattachée autrefois au promontoire du continent désigné sous le nom de « Nez de Jobourg, » et qui est situé un peu au-dessous du cap de la Hague ; mais on ignore l’époque exacte de la rupture et les circonstances, — tempêtes ou marées exceptionnelles, affaissement lent ou brusque du sol, — qui ont déterminé son isolement.

De l’autre côté de la presqu’île du Cotentin, au Sud de la pointe de Saint-Waast, un autre groupe d’îles était aussi très certainement rattaché à la terre ferme ; c’était le petit archipel de Saint-Marcouf, qui commande la fosse de la Hougue, dont le nom rappellera toujours le désastre de l’amiral de Tourville en 1693.

Toute cette côte, d’ailleurs, est depuis les temps historiques fortement entamée par les vagues, et le conflit des marées y produit des courans d’une extrême violence. Le plus sensible de tous, le Raz-Blanchard, traverse le défilé qui sépare le Nez de Jobourg de l’île d’Aurigny et rase le cap de la Hague avec une vitesse qui dépasse quelquefois 16 kilomètres à l’heure. Un peu plus au Sud, le bras de mer qui a remplacé le fossé légendaire qui isolait l’île de Jersey de la côte et les larges chenaux qui séparent l’île de Guernesey de celle de Jersey et celle-ci du plateau des Minquiers et de l’archipel de Chausey sont de temps à autre traversés par des courans alternatifs qui changent brusquement de direction, se brisent contre de longues traînées de récifs sous-marins qu’ils couvrent d’écume, et atteignent quelquefois des vitesses aussi grandes que celles du Raz-Blanchard. Le nom donné à ces parages, — passage de la Déroute, — exprime bien d’ailleurs la détresse des navires qui s’y trouvent engagés par une erreur de route ou une manœuvre imprudente ; et, si le temps n’est pas tout à fait au calme, des marins expérimentés doivent seuls affronter cette zone perfide semée d’écueils cachés et d’îlots rocheux, où une brusque saute de vent peut amener un naufrage sans grande chance de secours en temps utile.

Le groupe des îles normandes comprend aujourd’hui les îles d’Aurigny, l’île de Guernesey, l’île de Serk et l’île de Jersey, toutes appartenant à l’Angleterre ; on doit y joindre le petit archipel de Chausey et le groupe des écueils voisins désigné sous le nom de plateau des Minquiers.

Ces îles étaient aussi bien connues des anciens que de nous ; et l’Itinéraire maritime d’Antonin, qui nous reporte au IVe siècle, les mentionne presque toutes. Aurigny était Riduna ; Guernesey était Sarma ou Sarnia ; Jersey, la plus riche et probablement la capitale de tout l’archipel, portait le nom d’insula Cæsarea. On peut aussi identifier le plateau des Minquiers avec Barsa, et Lina avec le petit archipel des îles Chausey. Sur quelques-uns de leurs petits plateaux granitiques et gracieusement ondulés, à Jersey surtout, sur les corniches de leurs falaises pittoresques, au milieu de vertes prairies et de jardins étincelans de fleurs, on trouve encore de distance en distance de nombreux souvenirs des populations primitives qui les ont occupées ; — monumens mégalithiques, pierres branlantes, menhirs, dolmens, allées couvertes, poteries renfermant des cendres, quelques ruines de l’époque romaine, des fragmens de mosaïque, des armes, des monnaies. Tout porte donc à croire qu’elles étaient assez peuplées avant l’origine de notre ère et qu’elles ont continué à l’être après la conquête. Elles étaient d’ailleurs particulièrement bien situées pour servir d’escale et de relâche à tous les navires phéniciens qui, à la sortie du détroit de Gadès, longeaient les côtes de l’Ibérie et de la Gaule et se dirigeaient vers les îles Cassitérides, à la découverte de ce fameux étain, le métal le plus recherché et le plus utile d’une époque où le fer était à peu près inconnu.

La douceur incomparable de leur climat, dû en grande partie au retour par l’Islande du Gulf-Stream, en a presque fait aujourd’hui un séjour de plaisance et de villégiature pour les Anglais ; et la proximité de la France a naturellement provoqué leur transformation en postes d’observation qu’ils ont fortifiés et aménagés avec un soin jaloux, sur le compte duquel on ne saurait se méprendre. Les prétentions de nos voisins sur le moindre écueil qui émerge autour de ces îles sont connues et donnent lieu de temps à autre à de graves incidens qui peuvent à chaque instant se renouveler. On se rappelle que, sous le règne de Louis-Philippe déjà, quelques récifs à demi noyés autour de l’archipel de Chausey furent revendiqués comme propriété anglaise, et que le gouvernement français fut obligé d’invoquer les travaux de balisage qu’il avait pris à sa charge depuis longtemps sur ces écueils, pour en garder la légitime possession. Lorsque, vers le milieu du XIXe siècle, l’amirauté anglaise demanda à son Parlement les crédits nécessaires pour fortifier l’île d’Aurigny, et y établir, suivant l’expression un peu cynique de lord Palmerston, « une guérite et une lorgnette permettant d’avoir des nouvelles régulières de Cherbourg, » elle ajouta qu’il convenait de ne pas faire porter le débat sur les questions techniques qu’il serait dangereux d’agiter devant tout le monde. Nous avons eu l’occasion de dire ailleurs que c’est à peu près dans les mêmes termes et dans le même esprit que le prince de Bismarck avait autoritairement écarté toute discussion publique au Reichstag, lorsqu’il s’agit de voter les subventions allemandes relatives à la construction du souterrain du Gothard[8]. Tout récemment encore, quelques roches à peine saillantes autour du même plateau des Minquiers ont été le prétexte de revendications tout aussi peu justifiées. La menace est donc toujours à l’état latent ; et l’île d’Aurigny, en particulier, peut être considérée comme un ouvrage avancé de l’établissement militaire de Portsmouth, surveillant d’une manière très active les moindres mouvemens de l’arsenal de Cherbourg et de la côte de France, presque toujours visible à l’horizon[9].

La plupart des côtes très déchiquetées du Cotentin, exposées de tous côtés à la morsure des vagues, rasées par des courans d’une violence exceptionnelle, tour à tour noyées par le flot et émergées de 7 à 8 mètres à basses eaux, ont naturellement éprouvé depuis les temps historiques bien des variations. Des criques profondes se sont creusées, des murailles entières de granit se sont effondrées sur plusieurs kilomètres, et leurs débris, incessamment remaniés par les vagues et les courans, balayés sur l’estuaire par les vents de tempête, ont peu à peu formé des dunes qui ont été pendant longtemps aussi instables que celles des Landes et de la Saintonge. Tout ou presque tout est fixé aujourd’hui. La tangue, que l’on recueille à marée basse sur la plage, a permis d’aménager le sol schisteux ; et, en lui donnant à discrétion le carbonate de chaux qui lui manquait, on a pu créer artificiellement, de distance en distance, de petites plaines basses d’une fertilité remarquable, qu’on désigne dans le pays sous le nom de « miellés. » Les mielles du Cotentin sont, en réalité, une conquête récente de l’homme moderne, qui a su très bien utiliser tous les élémens naturels de destruction de la côte, dont nos ancêtres ne paraissent pas avoir su tirer parti.

Comme la Bretagne, le Cotentin est dans son ensemble une presqu’île de granit. Comme elle, mais en moins grande abondance, elle a conservé ses monumens primitifs, dolmens et mégalithes, échelonnés en général à une assez faible distance de la côte. Le même peuple habitait très certainement, à l’époque celtique, le continent et l’archipel rocheux qui lui faisait face à une distance relativement assez rapprochée. La presqu’île se termine au Nord par deux pointes saillantes, le cap de la Hague à l’Ouest, le cap de Barfleur à l’Est. On dirait une tête armée de deux cornes. Entre ces deux éperons, et à peu près au milieu, la côte rocheuse présente une légère dépression ; c’est là que se trouvent aujourd’hui la digue et l’arsenal de Cherbourg.


IX

On peut lire un peu partout, — et c’était même l’opinion de Froissart, — que Cherbourg a été fondé par César au cours de ses campagnes en Gaule, et en vue de ses projets de descente sur les côtes de la Grande-Bretagne. Des étymologistes complaisans lui donnent même pour nom originaire Cæsaris burgus ; et on a quelquefois essayé de l’assimiler sans beaucoup de raison avec l’ancien Coriallum de l’Itinéraire d’Antonin[10]. Mais on ne dit pas, et en réalité on ne sait pas très bien si, à cette époque, il y avait là une installation sérieuse, un port naturel ou artificiel, régulièrement fréquenté et entretenu, en état de pourvoir d’une manière convenable à la concentration et à l’embarquement d’un corps de troupe ; et on a d’autre part la certitude absolue que la plus grande partie des légions de César ont pris la mer à Portus Itius qui était Boulogne même, ou dans ses environs immédiats. Toutefois, lorsque Vauban fut chargé, à la fin du XVIIe siècle, de choisir l’emplacement et d’arrêter le plan d’un grand établissement militaire et maritime sur la côte de la Manche, qui pût être à la fois un port de refuge, un arsenal, un centre d’approvisionnemens pour nos dettes, et une place de guerre outillée pour l’attaque et la défense, il jeta les yeux sur la vieille ville de Cherbourg, et, dans le fortin du VIIIe ou du IXe siècle qui existait encore de son temps et qui était, au dire de Froissart, « un des plus forts châteaux du monde, » il trouva quelques soubassemens qui paraissaient avoir une origine romaine. Il est donc fort possible que Cherbourg fut à l’époque de la conquête une sorte de castellum, et on peut très bien admettre que les anciens maîtres du monde s’étaient rendu compte, près de vingt siècles avant nous, de l’importance stratégique que présentait la pointe extrême du Cotentin comme base d’opérations et poste de surveillance sur le détroit de la Manche. La longue série des sièges de Cherbourg, l’acharnement avec lequel cette partie de notre frontière maritime a été disputée et défendue, montre bien qu’ils ne s’étaient pas trompés. Mais c’est aux environs, et non tout à fait à Cherbourg même, que se trouvait très vraisemblablement le lieu mentionné par la Table de Peutinger sous le nom de Coriallum ou Corialo, et c’est peut-être ainsi qu’on a désigné autrefois, à cause du voisinage, le castellum même de Cherbourg. Il est plus probable cependant que, s’il existait par là, à l’origine de notre ère, ou quelques siècles plus tard, un véritable port d’origine celtique, romaine, Scandinave ou normande, ce port devait se trouver dans l’anse de Saint-Martin, qui est une petite échancrure de 400 mètres environ de profondeur, creusée naturellement dans la muraille de granit, tout à fait à l’Est de la presqu’île du Cotentin, assez bien défendue contre les coups de mer par la saillie de cap de la Hague, et dans laquelle les barques de pêche viennent encore se mettre à l’abri du Raz-Blanchard.


X

A 5 kilomètres environ au sud du cap de la Hague, entre Auderville et Herqueville, sur le plateau en saillie qui forme le petit promontoire du Nez de Jobourg et qui domine la mer d’une hauteur de 80 mètres environ, on a retrouvé les vestiges d’un oppidum et d’un camp romain que les archéologues désignent aussi sous le nom de Coriallo ; et c’est peut-être là qu’il convient le mieux de placer le Grannomum du IVe siècle, mentionné par la Notice des dignités de l’Empire[11].

On peut suivre aussi les traces d’une voie romaine qui partait d’Omonville, situé un peu à l’Est de l’anse de Saint-Martin et se dirigeait vers le Sud, se maintenant à peu près au milieu de la presqu’île du Cotentin, à travers le pays que la chronique de Fontenelles, qui date du VIIIe siècle, appelait le pagus Coriovallensis. L’Itinéraire d’Antonin en donne les principales étapes. C’était la voie militaire, allant de Valognes, Alanna, dont le faubourg d’Alleaume a conservé le vieux nom et où on retrouve quelques ruines informes d’amphithéâtre et de bains, à Coutances, Cosedia, et qui venait aboutir à Rennes, Condate, au centre de l’Armorique. Les archéologues et les géographes modernes, on doit l’avouer, ont été très divisés sur ces divers points ; il nous paraît cependant rationnel d’admettre que le port de Coriallo, s’il a existé, devait logiquement se trouver à l’extrémité de la route stratégique dont nous venons de parler.

Mais ce que l’on peut affirmer en toute certitude, c’est que la presqu’île de la Hague, qui est une sorte de môle naturel s’avançant hardiment au travers de la Manche, a été de très bonne heure connue, occupée, et même fortifiée par les premiers navigateurs de ces parages. D’un accès très difficile par mer, il a suffi, pour rendre la position tout à fait inexpugnable, de la fermer, du côté de la terre, par une muraille de défense. C’est ce qu’on n’a pas manqué de faire à une époque qu’il est d’ailleurs assez difficile de déterminer ; et cette muraille existe encore de distance en distance. C’est la Hague-Dicke. Elle paraît remonter à une douzaine de siècles au moins. D’après les nombreux débris qui en restent, on peut reconnaître qu’elle avait près de 6 kilomètres de développement. Elle partait d’Eculleville un peu à l’Est de l’anse de Saint-Martin et se terminait à Herqueville au Sud du Nez de Jobourg, reliant par conséquent les deux sections de la Manche situées l'une à l’Est, l’autre au Sud du cap de la Hague. Elle isolait ainsi complètement toute la côte Nord-Ouest de la presqu’île du Cotentin et en faisait un véritable camp retranché de près de 60 kilomètres carrés. C’était un excellent lieu de refuge, un des plus remarquables de ces postes d’observation, de vigie et de retraite que l’on rencontre quelquefois sur nos côtes, auxquels on donnait le nom d’exploratoria et qui semblent avoir été établis principalement en vue de surveiller les descentes des pirates saxons[12].


XI

Quelle que soit l’ancienneté de Cherbourg, sur laquelle il est difficile d’être parfaitement fixé, son importance sérieuse ne date en réalité que du jour où Vauban, par un coup de génie, l’a désigné, à l’exclusion de tout autre point de nos côtes, pour devenir le port de refuge, le centre d’armement, et le bastion avancé de notre frontière maritime sur la Manche. Le terrible désastre de la Hougue avait démontré la nécessité de posséder quelque part sur les côtes de la presqu’île une rade qui permît de mettre toutes nos flottes de combat à l’abri du mauvais temps et de l’ennemi, et d’être en même temps le point d’appui pour l’essor d’une expédition. Cette rade n’existait nulle part ; il fallait la créer de toutes pièces et la conquérir sur la mer. Vauban eut d’abord l’idée d’enraciner deux digues, l’une de 400 mètres la pointe du Homet, qui marque la saillie du port militaire moderne, l’autre, de 1 200 mètres, à l’île Pelée, qui constitue, à près de 1 500 mètres au large, au-devant du port des Flamands actuel, un écran protecteur contre les vents du large. Les deux digues, courant au-devant l’une de l’autre, auraient ainsi laissé entre elles une large passe de 1800 mètres. Si ce projet avait été exécuté, le mouillage abrité aurait été réduit à la petite rade actuelle ; les grands fonds auraient été à l’extérieur des digues, et les vaisseaux d’un fort tonnage, obligés de rester au large en dehors des ouvrages de protection.

Trois quarts de siècle s’écoulèrent heureusement sans qu’on mît la main à l’œuvre ; et on se contenta de faire dans le port même des travaux de creusement de bassins, d’écluses, de quais et d’aménagement intérieur. Mais, en 1775, le capitaine de vaisseau de la Bretonnière, qui était peut-être le marin de l’époque connaissant le mieux les parages de la Manche, reprit la grande pensée de Vauban et la modifia d’une manière très heureuse. Il demanda énergiquement qu’on rejetât à plus d’une lieue au large la jetée de l’Ouest ; qu’au lieu de lui donner comme point d’appui le cap du Homet, on l’enracinât à près de 4 kilomètres plus loin, à l’Est, à la pointe de Querqueville ; qu’elle s’avançât alors résolument dans les grandes profondeurs, laissant entre l’extrémité de ses maisons et celui de la jetée de l’île Pelée une passe de 800 mètres seulement, qu’il estimait très largement suffisante pour le passage des vaisseaux en tenant compte des modifications, des déviations de route et des dérives inévitables par les gros temps. La rade aurait eu le double avantage d’être cinq fois plus spacieuse et d’être beaucoup mieux abritée contre la houle du large ; et on aurait pu effectuer sous la protection des deux grandes jetées toutes les manœuvres d’appareillage d’une flotte, qui, d’après le système de Vauban, devaient être faites en dehors et à découvert. C’était une solution grandiose et sans précédent. On la trouva d’abord extrêmement hardie, et on pensait même qu’elle dépasserait de beaucoup toutes les exigences de l’avenir. L’expérience a démontré malheureusement le contraire. On commence en effet à regretter aujourd’hui que la digue n’ait pas été établie encore plus au large, et on se demande quelquefois avec un peu d’inquiétude si l’envasement progressif qui se produit inévitablement pendant les calmes qui succèdent aux tempêtes et l’augmentation toujours croissante du nombre et du tonnage des navires n’obligeront pas, dans un avenir plus ou moins éloigné, l’adjoindre au mouillage de Cherbourg la rade voisine de Bretteville, que l’on défendrait contre les courans de marée, toujours à redouter dans ces parages, par une autre grande digue enracinée au cap Lévy.

Quoi qu’il en soit, le projet par trop restreint de Vauban fut abandonné. La direction proposée par le commandant de la Bretonnière fut adoptée dans ses grandes lignes. On décida seulement que, sur le même tracé, au lieu d’enraciner deux digues à la côte, présentant entre elles une ouverture pour permettre l’entrée et la sortie de la rade par le milieu, on construirait une seule digue isolée dans l’alignement de la pointe de Querqueville à l’île Pelée, laissant deux passes entre chacune de ses extrémités et la terre, l’une à l’Ouest, l’autre à l’Est. C’est la digue qui existe aujourd’hui.

Mais la construction d’un pareil ouvrage était à cette époque une nouveauté, presque une aventure. Il fallut arrêter, inventer presque le mode d’exécution des travaux ; et c’est alors que commencèrent les difficultés, les mécomptes et même les dangers. La France entière et une partie de l’Europe avaient les yeux sur le projet colossal de cette digue, dont le système de fondation à une profondeur de près de 20 mètres, dans une mer souvent tumultueuse, surexcita beaucoup l’imagination des hommes de l’art. On songea naturellement tout d’abord au vieux procédé antique, le coulage de carcasses de navires remplis de moellons bruts. On espérait, après avoir ainsi échoué une flotte entière, constituer une sorte de noyau résistant que l’on aurait recouvert de pierres perdues au-dessus desquelles on aurait pu exécuter des maçonneries. Mais les carcasses des navires furent bientôt démolies, les moellons dispersés, et on n’obtint qu’un résultat insignifiant.

C’est alors qu’on imagina de construire la digue par fragmens, atteignant tout de suite toute sa hauteur au moyen d’une série de grands cônes tronqués, en charpente, dont les bases seulement se seraient touchées au fond de l’eau et qui auraient laissé entre eux une série de vides. Cette curieuse conception fut élaborée par l’ingénieur en chef de la généralité de Rouen, M. de Cessart, déjà célèbre par la construction du pont de Tours, qui avait présenté d’assez sérieuses difficultés, et dont la solidité, disait-on, devait être à toute épreuve puisqu’il avait pu supporter sans se rompre le passage du convoi de Mme du Barry, « qui était certainement le plus grand fardeau de l’époque. » Le pont de Tours donnait une grande autorité à M. de Cessart, et on se mit résolument à l’œuvre.

Ces fameux cônes étaient d’énormes coffres en charpente d’une hauteur moyenne de 20 mètres, présentant un diamètre de 45 mètres à la base et de 20 mètres au sommet. Ils devaient être remplis de moellons jusqu’au niveau des basses mers, de béton par-dessus, jusqu’en haut ; le couronnement, enfin, devait être en pierres de granit taillées et maçonnées. Le projet comportait l’échouage de 90 cônes, qui auraient été juxtaposés à côté les uns des autres, tangens à leurs bases et formant par conséquent un môle discontinu et à claire-voie. Ces singuliers pylônes devaient, dans la pensée de leur inventeur, fonctionner comme des brise-lames ; et les vides qui les séparaient au niveau de l’eau devaient être reliés par des chaînes en fer destinées à empêcher le passage des barques.

Le montage, la mise à flot, la remorque et l’échouage de ces pièces colossales étaient de véritables événemens, des solennités même qu’on accompagnait quelquefois de réjouissances publiques. Le premier cône fut construit au Havre, puis démonté, expédié non sans peine à Cherbourg par des chalands où on le remonta dans l’anse de Chantereyne en présence d’une foule transportée de joie. Tous les autres furent construits sur la plage voisine, ce qui était plus pratique. On les faisait flotter au moyen d’une ceinture de tonneaux vides ; on les remorquait jusqu’à la place qu’ils devaient occuper ; et on profitait d’une série de beaux jours et d’une mer calme pour les remplir fiévreusement de blocs et hâter leur échouage.

Ces opérations souvent très laborieuses furent pendant quelque temps la principale « attraction » du jour. On accourait à Cherbourg de tous les points de la France et aussi de l’étranger. On y trouvait réunis pendant des semaines entières la cour et la ville. Les princes, le roi en personne, y vinrent en grande pompe ; et le bon Louis XVI gardait même un peu naïvement à Versailles le modèle d’un de ces fameux cônes qui l’avaient particulièrement séduit et tapissait de ses dessins les murs de son cabinet.

L’enthousiasme était général, mais on dut bientôt en rabattre. Les gros temps de l’hiver ne tardèrent pas à secouer ces formidables machines ; et les moellons, au lieu de se tasser à l’intérieur, étaient quelquefois secoués comme du grain dans un van. Le forage silencieux des tarets accomplissait ensuite lentement son œuvre de désagrégation, et des millions de vers de mer acharnés après la charpente la percèrent bientôt de trous. La mer enfin, l’implacable mer bouleversait périodiquement les chantiers, et chaque tempête occasionnait des avaries désespérantes. Une vingtaine de cônes seulement purent être échoués ; mais, bientôt disloqués et réduits en débris, ils ne laissèrent plus qu’un amoncellement de ruines, dont la base cependant, immergée à de grandes profondeurs, pouvait résister encore assez bien à l’agitation des flots et constituait un empâtement à peu près fixe. On avait ainsi la preuve que la solution pratique était avant tout, l’échouage d’une masse énorme de rochers et de moellons, et, pour se les procurer, on dut entamer les flancs de la falaise voisine. Pendant près de trois quarts de siècle, on transporta pour ainsi dire la montagne dans la mer ; on construisit sans discontinuité le socle d’une longue île artificielle dont les talus étaient réglés par l’action même des flots ; et plusieurs générations d’ingénieurs attachés à cette grande œuvre y ont courageusement déployé une constance, une fermeté et un dévouement auxquels on ne saurait accorder trop de louanges[13].

Les difficultés devaient nécessairement s’accroître avec l’élévation de la digue ; car, si les vagues n’avaient pas d’action très sensible sur les parties profondes, elles prenaient terriblement leur revanche dès qu’on approchait du niveau de la mer, et causèrent plusieurs fois de déplorables malheurs. L’histoire de cette lutte acharnée tient à la fois du drame et du roman, et chaque accident était une leçon dont on tirait parti.

Au fur et à mesure qu’on s’élevait, des coups de mer d’une extrême violence renversaient les épaulemens et culbutaient les travailleurs ; des casernes et des batteries à demi construites furent plusieurs fois rasées par les vagues, des compagnies entières d’ouvriers et de soldats furent noyées. A plusieurs reprises, des brèches, de profonds sillons, de véritables cavernes menacèrent de disloquer et presque d’anéantir des constructions que l’on croyait avoir acquis une stabilité définitive ; et on a conservé le souvenir de la fatale nuit du 12 février 1808, au cours de laquelle presque tout le personnel des travaux et toutes les troupes casernées dans les forts furent emportés et perdus. Ce fut la plus effroyable tempête du siècle : seuls quelques prisonniers aux fers ne purent s’enfuir, et furent préservés d’une mort tragique et retrouvés le lendemain enchaînés, à demi noyés, mais encore vivans.

Mais chaque désastre apportait son enseignement et était même l’occasion de sacrifices et de dévouemens qui relevaient tous les courages ; et on doit conserver entre tous le nom du modeste ingénieur qui surveilla en sous-ordre pendant dix ans, de 1843 à 1853, dans la seconde période de la construction, les travaux de la digue partout émergée et battue par les vagues, et y resta fixé plus de cinq ans, jour et nuit, ne remettant les pieds à Cherbourg que lorsque le grand ouvrage fut complètement terminé. C’était à la vérité l’époque héroïque des Ponts et Chaussées ; et cet acte digne des temps antiques, un peu oublié peut-être aujourd’hui, nous paraît devoir être rappelé[14].

La digue de Cherbourg, définitivement terminée en 1853, peut être considérée comme une des plus grandes œuvres du génie moderne ; comme puissance et dimensions, elle n’a pas été dépassée. C’est une île factice formant une sorte de monolithe pesant plus de 200 tonnes par mètre courant, couronné d’une plate-forme de granit que la morsure de la mer ne peut plus entamer et sur laquelle les galets projetés par les vagues glissent sans s’arrêter et retombent au pied qu’ils consolident.

La digue n’éprouve plus, même pendant les grosses tempêtes, que quelques tressaillemens à peine sensibles ; et, grâce au renouvellement régulier des blocs de défense échoués sur sa face extérieure, on n’a pas à craindre de longtemps d’avaries sérieuses. Sentinelle audacieusement avancée en face de l’Angleterre, elle peut recevoir et défendre les flottes qui viendront y chercher un asile, et elle protège efficacement la ligne de nos côtes en retrait de la Bretagne et de la Normandie, qui ne présentait qu’un petit nombre d’abris naturels. Elle est fondée par des profondeurs moyennes de 12 à 13 mètres au-dessous des plus basses eaux, de 20 mètres par conséquent au-dessous des plus hautes mers d’équinoxe. Elle a 3 700 mètres environ de longueur à la base, 3 550 mètres à son couronnement ; c’est à peu près la distance de la cour du Louvre à l’Arc de triomphe de l’Étoile. Orientée presque exactement de l’Est à l’Ouest, elle présente deux alignemens formant un angle très obtus de 170 degrés. Au centre et à ses deux extrémités sont disposés des forts casemates dont les feux battent la pleine mer. Les coteaux qui dominent la rade sont en outre littéralement couverts de batteries. Le port militaire, situé un peu au-dessous de la pointe du Homet, se compose de trois grands bassins creusés dans le massif rocheux : un avant-port communiquant avec la rade par une passe de 65 mètres, deux bassins à flot à la suite, le tout présentant une surface de près de 25 hectares, entouré de cales de construction, de formes de radoub, de magasins d’approvisionnemens, de casernes, d’ateliers et de chantiers munis de tout l’outillage moderne nécessaire pour l’armement et les réparations de notre flotte. L’ensemble de tous ces aménagemens a coûté près de 250 millions : 80 millions pour la digue seule, 120 millions à peu près pour l’arsenal, près de 50 pour les fortifications extérieures et les travaux militaires de toute nature.

A côté de cet appareil formidable, le port de commerce fait naturellement assez modeste figure. C’est du reste un quartier tout à fait à part. Il est séparé de l’arsenal par la ville même, qui a été entièrement modernisée et où l’on ne trouve plus trace de l’ancien château. Le port occupe l’embouchure de la petite rivière qui porte le joli nom de la Divette, gracieuse et ombragée dans la partie supérieure de son cours, mais qui a été aménagée dès son entrée dans le faubourg de la ville marchande, transformée en bassin de retenue, et est devenue, comme tous les ouvrages de ce genre dans les mers à marée, un véritable cloaque. Le port marchand est d’ailleurs aussi bien disposé que le port militaire. La rade, abritée par la digue, permet aux navires de tout tonnage d’attendre le moment favorable pour entrer dans l’avant-port. Celui-ci, précédé d’un chenal de 50 mètres de largeur, offre une surface de près de 7 hectares et est bordé de quais. A la suite, le bassin à Ilot a une superficie presque égale. A côté, le bassin de retenue des eaux de la Divette permet de faire des chasses dans le chenal. Deux formes de radoub, plusieurs cales de construction, et un gril de carénage dans le port et l’avant-port, une grande cale de débarquement établie près de l’arsenal dans la fosse de Chantereyne et permettant aux navires de faible tirant d’eau d’accoster à toute heure de marée, complètent les installations du port marchand et lui permettent d’avoir un tonnage considérable. Le mouvement commercial, indépendamment de la pêche côtière qui emploie près de 400 bateaux environ, est, comme pour le plus grand nombre de nos ports de l’Océan, presque en entier à l’importation : bois de Norvège, de Suède, de Russie et charbons anglais ; à la sortie, quelques produits agricoles seulement, beurre, œufs et bestiaux. Il atteint près de 300 000 tonnes ; mais la plupart des bateaux sortent sur lest.

La rade protégée par la digue est en outre un refuge précieux pour les navires de toute provenance surpris par les coups de vent ou qui redoutent, par les gros temps, les courans de marée qui longent la côte, du cap de la Hague au cap Lévy et à la pointe de Barfleur. On n’évalue pas à moins de 5 000 le nombre des bateaux qui viennent y faire relâche chaque année ; et, si l’on peut craindre, au point de vue militaire, que les travaux exécutés, quelque grandioses qu’ils soient, deviennent un jour insuffisans, il est juste de reconnaître que l’abri créé a rendu et continue à rendre d’incomparables services à la navigation de tout ordre, et que le formidable ouvrage, construit en vue de la guerre, est et restera toujours une grande œuvre de salut.


XII

Cherbourg absorbe naturellement toute l’activité du Cotentin. À l’exception de Granville, qui est presque à la limite de la Bretagne, les neuf autres ports de la presqu’île, — Regnéville, Port-Bail, Carteret, Diélette, Goury, le Becquet, Cap-Lévy, Barfleur et Saint-Waast, — ne sont que des ports de pêche et de secours.

Les cinq premiers sont situés sur la côte occidentale de la presqu’île, en face des archipels et des rochers qui constituent le groupe des îles normandes, et on n’y aborde qu’en traversant les deux mauvais passages de la Déroute et du Raz-Blanchard.

Regnéville est situé à l’embouchure de la Sienne et du Passevin, deux assez mauvais cours d’eau sans profondeur, à peine praticables aux barques de canal. Les autres bateaux doivent stationner dans une anse sablonneuse bordée de dunes instables. Deux médiocres passes permettent l’entrée des petits caboteurs, qui peuvent naviguer sur la Sienne avec la marée et décharger leurs marchandises dans des chalands qui remontent jusqu’à Coutances un petit canal de 5 kilomètres, assez mal entretenu. Le havre de Regnéville assèche à toutes les marées ; et les variations de son chenal, les bancs mobiles qui modifient à chaque instant les conditions de son entrée, ne permettent pas d’y créer un centre important pour le commerce. Le voisinage de Coutances, quelques fours à chaux qui consomment de la houille anglaise, différentes exploitations de matériaux de construction et de marbre lui donnent cependant une certaine activité, près de 20 000 tonnes réparties à peu près également à l’entrée et à la sortie.

Le port de Goury n’est qu’un simple port d’échouage sur une grève de cailloux et de graviers défendue par une petite digue ; il est-situé immédiatement au-dessous du cap de la Hague, entouré de criques et de falaises granitiques dentelées et précédées d’écueils très dangereux. Son voisinage du Raz-Blanchard le rend précieux pour les petits navires surpris par le mauvais temps ou qui ne peuvent pas lutter contre le courant. Une quinzaine de bateaux de pêche seulement y sont attachés, et c’est tout.

Sur tout le front septentrional de la presqu’île du Cotentin, du cap de la Hague à la pointe de Barfleur, les navires de toute catégorie, voiliers, steamers, cargo-boats ou simple sloops de pêche, qui traversent le détroit de la Manche, ne trouvent en réalité qu’un seul abri sérieux, la rade de Cherbourg. Le Becquet et le cap Lévy ne sont en effet, comme les ports de la côte orientale, que de petits havres d’échouage, médiocrement outillés, établis dans des anfractuosités rocheuses, mais pouvant rendre à la rigueur quelques secours. Ils ont eu une certaine activité pendant la période de la construction de la digue, qui a duré plus d’un siècle, alors que les falaises voisines étaient exploitées comme carrières pour fournir des millions de mètres cubes de matériaux de construction. On y avait creusé de petits bassins pour l’embarquement des blocs et des moellons ; et ces anses, presque abandonnées aujourd’hui, ont été, jusque vers l’année 1850, de petits ports temporaires très fréquentés.

La pointe de Barfleur, dont la saillie rocheuse forme le musoir Est de la presqu’île normande, est battue par une mer presque toujours dangereuse ; et le Raz de Barfleur a quelquefois une vitesse comparable à celle du Raz-Blanchard et du passage de la Déroute. Malgré les difficultés et les dangers de l’approche, qui n’est signalée que depuis une époque relativement récente par de nombreux amers et par l’un de nos phares les plus élevés et les plus puissans, le petit havre de Barfleur, situé immédiatement au-dessous du cap, a été au moyen âge un des ports les plus fréquentés de la Manche. Du XIe au XIVe siècle, c’était souvent à Barfleur qu’on s’embarquait pour se rendre dans tous les ports de la Normandie et sur les côtes de la Grande-Bretagne. C’est à deux kilomètres environ de la pointe qu’eut lieu, en 1129, le célèbre naufrage de la Blanche-Nef, qui portait les enfans de Henri Ier, roi d’Angleterre. Le port, précédé d’une grande et d’une petite rade foraines, s’enfonce dans une crique entourée de rochers et d’écueils et est assez bien protégé aujourd’hui par un épi et une digue de 200 mètres en beau granit. Il a près de 500 mètres de long ; mais il assèche entièrement aux basses mers des grandes marées, et les navires sont presque toujours obligés de rester dans la rade souvent fort agitée. Au XIVe siècle, son importance était double de celle de Cherbourg ; elle a bien décliné depuis.

Un peu au Sud de Barfleur, le mouillage de Saint-Waast présente, comme les précédens, des difficultés d’approche par tous les temps et des dangers sérieux avec certains courans de marée. On l’appelle quelquefois le port de la Hougue ; et ce nom rappelle le château fort qu’y fit construire Louis XIV, d’après les plans de Vauban, sur un petit îlot voisin rattaché à la terre par une belle jetée de granit. Le donjon, très pittoresque, de la fin du XVIIe siècle, est entouré de fortifications plus modernes ; et l’ensemble constitue un superbe décor, dans cette rade tristement célèbre, où l’on drague encore à basse mer, au milieu des algues et des coquillages, des débris de bordages, des chaînes, des ancres, des boulets, épaves de la malheureuse flotte perdue par Tourville.

Au-devant du bourg de Saint-Waast, l’île rocheuse de Tatihou forme une sorte de digue protectrice. Le port, qui n’est du reste qu’un havre d’échouage naturel et assèche complètement dans les très basses mers, est abrité à l’Ouest par la terre, au Sud par une grande jetée de 400 mètres, à l’Est par deux brise-lames discontinus, l’un de 260 mètres, l’autre de 160. Derrière ces brise-lames, les bateaux peuvent accoster le long d’un quai qui présente plus de 500 mètres de développement et à l’extrémité duquel on a disposé une cale de construction et de radoub. Tout cet ensemble pourrait donner à Saint-Waast une certaine importance. Le port en profite pour entretenir quelques relations commerciales avec la Baltique qui lui envoie ses bois, avec l’Angleterre qui lui expédie des houilles ; on y importe même un peu de coton brut et de guano. L’exportation, très inférieure, ne comprend que quelques produits agricoles. Le mouvement commercial a pu s’élever pendant certaines années à 15 000 tonnes ; mais les navires sortent la plupart sur lest. De nombreuses huîtrières sont installées sur les hauts-fonds qui émergent en basse mer entre l’île de Tatihou et la côte. La pêche aux huîtres y occupe une cinquantaine de sloops anglais et une vingtaine de français. La poche côtière enfin n’y compte pas moins de 200 bateaux.

La Hougue, où Colbert eut un moment l’idée de créer le grand arsenal de la Manche avant que Vauban n’eût mis en lumière la supériorité stratégique de Cherbourg, est le dernier port de notre littoral creusé dans la région des schistes et des granits. Dès qu’on l’a dépassé, la côte change brusquement d’aspect et de caractère. Aux roches dures, noires et rouges, veinées de quartz, découpées en pylônes fantastiques et dont les formes étranges et tourmentées semblent avoir conservé quelque chose de leur origine violente, succèdent de longues assises d’une consistance plus tendre, d’interminables murailles de falaises crayeuses, grises ou blanches, de couleur un peu terne, régulièrement étagées et dont la masse a été lentement déposée par les eaux, couronnées de terrasses horizontales aux plateaux doucement inclinés. La lande rase a disparu et est remplacée peu à peu par de magnifiques terres arables, des pâturages et des vergers. On a quitté la région des ports de pêche et de guerre ; on entre dans celle des ports de commerce, des stations de plaisir, des grandes exploitations agricoles ou industrielles. La Bretagne est finie ; c’est la Normandie qui commence. Le pays, jusque-là noble, sévère, quelquefois dur et pauvre, et toujours un peu désert, devient de plus en plus gras, fécond, joyeux, peuplé, et surtout très pratique. Si le Cotentin qui disparaît peut être considéré géologiquement, ethnographiquement et même moralement comme une annexe, une sorte de prolongement de la vieille Armorique, le Bessin et le pays d’Auge qui lui font suite sont bien l’avant-corps de la terre normande, la plus riche peut-être de notre sol français.

CHARLES  LENTHERIC.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1900.
  2. Le Men, Vorganium et Vorgium. Bulletin de la Société archéologique du Finistère, juillet 1874. R. Kerviler, Voies romaines en Armorique, 1893.
  3. H. Kerviler, Etudes archéologiques. Quelques points controversés de géographie armoricaine, 1893.
  4. Le Coat ; Monographie du château du Taureau. Morlaix, 1867.
  5. Geslin de Bourgogne, Du mouvement de la mer sur les côtes de Bretagne et de Normandie. Congrès scientifique de France, XXXVIIIe session. Saint-Brieuc, 1872. — René Kerviler, Études critiques sur la géographie de la presqu’île armoricaine. Mémoires de l’Association bretonne, 1873. — E. Desjardins, Gaule romaine, t. 1, ch. I, § 3.
  6. K. Kerviler. Voies romaines en Armorique. Paris, 1893.
  7. L’abbé Manet, De l’état ancien et de l’état actuel de la baie du Mont Saint-Michel. Cf. A. Chevremont, Les mouvemens du sol, ch. XXII ; la fatale marée de l’an 709. Paris, 1882.
  8. Ch. Lenthéric, l’Homme devant les Alpes. Paris, 1896.
  9. Sailing directions for the english Manuel, Captain White. London, 1840.
  10. Mémoires de l’Académie des Inscriptions, XLI, et E. Desjardins, op. cit.
  11. De Rostaing, Étude géogr. et hydrogr. sur le poste de Coriallo. Congr. scientif. de France, XVIIe sess. Cherbourg, 1863.
  12. De Gerville, Recherches sur la Hague-Dicke. Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 1831.
  13. Cf. Cachin, Mémoire de la digue de Cherbourg, 1820.
  14. Bonnin, Travaux d’achèvement de la digue de Cherbourg de 1830 à 1853. Paris, 1857.