Michel Lévy frères (p. 246-329).



IV


Nous quittâmes enfin Paris le 15 juillet, sans que Césarine eût revu Paul ni Marguerite. Mireval était, par le confort élégant du château, la beauté des eaux et des ombrages, un lieu de délices, à quelques heures de Paris. M. Dietrich faisait de grands frais pour améliorer l’agriculture : il y dépensait beaucoup plus d’argent qu’il n’en recueillait, et il faisait de bonne volonté ces sacrifices pour l’amour de la science et le progrès des habitants. Il était réellement le bienfaiteur du pays, et cependant, sans le charme et l’habileté de sa fille il n’eût point été aimé. Son excessive modestie, son désintéressement absolu de toute ambition personnelle imprimaient à son langage et à ses manières une dignité froide qui pouvait passer aux yeux prévenus pour la raideur de l’orgueil. On l’avait haï d’abord autant par crainte que par jalousie, et puis sa droiture scrupuleuse l’avait fait respecter ; son dévouement aux intérêts communs le faisait maintenant estimer ; mais il manquait d’expansion et n’était point sympathique à la foule. Il ne désirait pas l’être ; ne cherchant aucune récompense, il trouvait la sienne dans le succès de ses efforts pour combattre l’ignorance et le préjugé. C’était vraiment un digne homme, d’un mérite solide et réel. Son manque de popularité en était la meilleure preuve.

Césarine s’affectait pourtant de voir qu’on lui préférait des notabilités médiocres ou intéressées. Elle l’avait beaucoup poussé à la députation, dont il ne se souciait pas, disant que certaines luttes valent tous les efforts d’une volonté sérieuse, mais que celles de l’amour-propre sont vaines et mesquines.

Cependant une question locale d’un grand intérêt pour le bien-être des agriculteurs du département s’étant présentée à cette époque, il se laissa vaincre par le devoir de combattre le mal, et, au risque d’échouer, il se laissa porter. Césarine se chargea d’avoir la volonté ardente qui lui manquait en cette circonstance. Elle avait peut-être besoin d’un combat pour se distraire de ses secrets ennuis. Son mariage lui donnait droit à une initiative plus prononcée, et M. Dietrich, qui depuis longtemps n’avait résisté à sa toute puissance que dans la crainte du qu’en dira-t-on, abandonna dès lors à la marquise de Rivonnière le gouvernement de la maison et des relations, qu’il avait cherché à rendre moins apparent dans les mains de mademoiselle Césarine. Les nombreux clients qui peuplaient les terres du marquis, et qui avaient beaucoup à se louer de l’indulgente gestion de son intendant, avaient eu peur en apprenant le mariage et l’absence indéfinie de leur patron. Ils avaient craint de tomber sous la coupe de M. Dietrich et d’avoir à rendre compte de beaucoup d’abus. Quand ils surent et quand ils virent que Césarine ne prétendait à rien, qu’elle n’allait pas même visiter les fermes et le château de son mari, il y eut un grand élan de reconnaissance et de joie. Dès ce moment, elle put disposer de leur vote comme de celui de ses propres tenanciers.

Mireval avait été jusque-là une solitude. M. Dietrich s’était réservé ce coin de terre pour se recueillir et se reposer des bruits du monde. Césarine, respectant son désir, avait paru apprécier pour elle-même les utiles et salutaires loisirs de cette saison de retraite annuelle. Cette fois elle déclarait qu’il fallait en faire le sacrifice et ouvrir les portes toutes grandes à la foule des électeurs de tout rang et de toute opinion. M. Dietrich se résigna en soupirant, la jeune marquise organisa donc un système de réceptions incessantes. On ne donnait pas de fêtes, disait-on, à cause de l’absence et du triste état du marquis ; et puis on en donnait qui semblaient improvisées lorsque le courrier apportait de bonnes nouvelles de lui, sauf à dire d’un air triste le lendemain que le mieux ne s’était pas soutenu.

J’aimais beaucoup Mireval, je m’y reposais du temps perdu à Paris. Je ne l’aimai plus lorsque je le vis envahi comme un petit Versailles ouvert à la curiosité. Dans toute agglomération humaine, la médiocrité domine. Ces dîners journaliers de cinquante couverts, ces réjouissances dans le parc, cet endimanchement perpétuel, me furent odieux. Je ne pouvais refuser d’aider mademoiselle Helmina dans ses fonctions de majordome ; son activité ne suffisait plus à tout. Le marquisat de sa nièce lui avait porté au cerveau, elle ne trouvait plus rien d’assez magnifique ou d’assez ingénieux pour soutenir le lustre d’une position si haute. Je n’avais plus d’intimité avec Césarine. Depuis le mariage de Paul et le sien, ses lèvres étaient scellées, sa figure était devenue impénétrable. Elle ne se portait pas bien, c’était pour moi le seul indice d’une grande déception supportée avec courage. Je dois dire que, durant cette période d’efforts pour oublier sa blessure ou pour la cacher, elle fut vraiment la femme forte qu’elle se piquait d’être, et que, tout en l’admirant, je sentis se réveiller ma tendresse pour elle, la douleur que me causait sa souffrance, le dévouement qui me portait à l’alléger en lui sacrifiant mes goûts et ma liberté.

J’avais à peine le temps d’écrire à Paul. Il m’écrivait peu lui-même. Il avait un surcroît de travail pour se mettre au courant de ses nouvelles attributions. Sa femme était heureuse, son enfant se portait bien. Il n’avait, disait-il, rien de mieux à souhaiter. M. de Valbonne écrivait à M. Dietrich une fois par semaine pour le tenir au courant des alternances de mieux et de pire par lesquelles passait M. de Rivonnière. Il supportait mieux les déplacements que le repos, il parcourait la Suisse à petites journées. Césarine paraissait prendre beaucoup d’intérêt à ces lettres, mais M. Dietrich seul y répondait. La marquise cachait avec peine l’insurmontable aversion que lui inspirait désormais M. de Valbonne.

Au bout de deux mois de lutte, Césarine l’emporta, et son père fut élu à une triomphante majorité. Elle avait déployé une activité dévorante et une habileté délicate dont on parlait avec admiration. On vécut encore quelques jours de ce triomphe, qui n’enivrait pas M. Dietrich et qui commençait à désillusionner la marquise, car beaucoup de ceux qu’elle avait conquis avec tant de peine montraient de reste qu’ils ne valaient pas cette peine-là et n’avaient guère plus de cœur que des chiffres. Elle se sentit alors très fatiguée et très-souffrante. M. Dietrich, qui ne l’avait jamais vue malade depuis son enfance, s’effraya beaucoup et la reconduisit à Paris pour consulter.

Nous nous retrouvâmes donc à l’hôtel Dietrich tout à fait calmes et à peu près seuls ; tout le Paris élégant était à la campagne ou à la mer. Nous touchions à la mi-septembre, et il faisait encore très-chaud. Le marquis allait décidément mieux. Césarine voyait s’éloigner indéfiniment la recouvrance de sa liberté ; elle y était assez résignée, et son père espérait qu’elle aurait un jour quelque bonheur en ménage. L’engagement qu’avait pris son gendre de ne jamais la réclamer pour sa femme lui paraissait une délicatesse dont la marquise le tiendrait quitte en le revoyant guéri, soumis et toujours épris.

La consultation des médecins dissipa nos craintes. Césarine n’avait que l’épuisement passager qui résulte d’une grande fatigue. On lui conseilla de passer le reste de la belle saison, tantôt sur sa chaise longue, dans l’ombre fraîche de ses vastes appartements, tantôt en voiture un peu avant le coucher du soleil, de prendre du fer, du quinquina, et de se coucher de bonne heure. Elle se soumit d’un air d’indifférence, se fit apporter beaucoup de livres et se plongea dans la lecture, comme une personne détachée de toutes les choses extérieures ; puis elle prit des notes, entassa de petits cahiers, et un beau matin elle me dit :

— Durant ces jours de loisir et de réflexion, tu ne sais pas ce que j’ai fait ? J’ai fait un livre ! Ce n’est pas un roman, ne te réjouis pas ; c’est un résumé lourd et ennuyeux de quelques théories philosophiques à l’ordre du jour. Cela ne vaut rien, mais cela m’a occupée et intéressée. Lire beaucoup, écrire un peu, voilà un débouché pour mon activité d’esprit ; mais, pour que cela me fasse vraiment du bien, il faut que je sache si cela vaut la peine d’être dit et celle d’être lu ; j’ai écrit à ton neveu pour le prier de me donner son avis, et je lui ai envoyé mon manuscrit, puisque sa spécialité est de juger ces sortes de choses. Je ne tiens pas à être imprimée, je tiens seulement à savoir si je peux continuer sans perdre mon temps.

— Et il t’a répondu ?…

— Rien, sinon qu’il avait pris connaissance de mon travail et qu’il n’avait guère le temps de m’en faire la critique dans une lettre, mais qu’en un quart d’heure de conversation il se résumerait beaucoup mieux, et qu’il se tenait à mes ordres pour le jour et l’heure que je lui fixerais.

— Et tu as fixé…

— Aujourd’hui, tout à l’heure ; je l’attends. Comme de coutume, Césarine m’avertissait à la dernière minute. Toute réflexion eût été superflue, deux heures sonnaient. Paul était très-exact ; on l’annonça.

J’observai en vain la marquise, aucune émotion ne se trahit ; elle ne lui reprocha point de n’avoir pas tenu sa promesse de venir la voir ; elle ne s’excusa point de n’avoir pas tenu celle qu’elle avait faite de revoir Marguerite. Elle ne lui parla que littérature et philosophie, comme si elle reprenait un entretien interrompu par un voyage. Quant à lui, calme comme un juge qui ne permet pas à l’homme d’exister en dehors de sa fonction, il lui rendit ainsi compte de son livre :

— Vous avez fait, sans paraître vous en douter, un ouvrage remarquable, mais non sans défauts ; au contraire ; les défauts abondent. Cependant, comme il y a une qualité essentielle, l’indépendance du point de vue et une appréciation plus qu’ingénieuse, une appréciation très-profonde de la question que vous traitez, je vous engage sérieusement à faire disparaître les détails un peu puérils et à mettre en lumière le fond de votre pensée. L’examen des effets est de la main d’un écolier et prend infiniment trop de place. Le jugement que vous portez sur les causes est d’un maître, et vous l’avez glissé là avec trop de modestie et de défiance de vous-même. Refaites votre ouvrage, sacrifiez-en les trois quarts ; mais du dernier quart composez un livre entier. Je vous réponds qu’il méritera d’être publié, et qu’il ne sera pas inutile. Quant à la forme, elle est correcte et claire, pourtant un peu lâchée. J’y voudrais l’énergie froide, si vous voulez, mais puissante, d’une conviction qui vous est chère.

— Aucune conviction ne m’est chère, reprit Césarine, puisque j’ai fait ce travail avec indépendance.

— L’indépendance, reprit-il, est une passion qui mérite de prendre place parmi les passions les plus nobles. C’est même la passion dominante des esprits élevés de notre époque. C’est, sous une forme nouvelle, la passion de la liberté de conscience qui a soulevé les grandes luttes de vos pères protestants, madame la marquise.

— Vous avez raison, dit-elle, vous m’ouvrez la fenêtre, et le jour pénètre en moi. Je vous remercie, je suivrai votre conseil ; je referai mon livre, j’ai compris, vous verrez.

Il allait se retirer, elle le retint.

— Vous avez peut-être à causer avec votre tante, lui dit-elle. Restez, j’ai affaire dans la maison. Si je ne vous retrouve pas ici, adieu, et merci encore.

Elle lui tendit la main avec une grâce chaste et affectueuse en ajoutant :

— Je ne vous ai pas demandé des nouvelles de chez vous, j’en ai ; Pauline vous dira que je lui en demande souvent.

Je trouvai inutile de dire à Paul qu’elle ne m’en demandait jamais. Mon rôle n’était plus de le prémunir contre les dangers que j’avais cru devoir lui signaler l’année précédente. Je devais au contraire lui laisser croire qu’ils étaient imaginaires et accepter pour moi le ridicule de cette méprise. Je pensai devoir seulement lui demander s’il ne craignait pas d’éveiller la jalousie du marquis en venant voir sa femme.

— Je suis si éloigné de vouloir lui en inspirer, répondit-il, que je n’ai même pas songé à lui ; mais, si vous craignez quelque chose, je puis fort bien ne pas revenir et vous prendre pour intermédiaire des communications qui s’établissent entre madame de Rivonnière et moi à propos de son livre.

— Ton devoir serait peut-être d’en écrire à M. de Valbonne pour le consulter.

— Je trouverais cela bien puéril ! Me poser en homme redoutable quand je suis marié me semblerait fort ridicule en même temps que fort injurieux pour cette pauvre marquise, que vous jugez un peu sévèrement. Supposez que vous ne vous soyez pas trompée, ma tante, et qu’elle ait eu réellement, dans un jour de rêverie extravagante, la pensée de s’appeler madame Gilbert ; elle est à coup sûr fort enchantée maintenant d’avoir une position plus conforme à ses goûts et à ses habitudes. Faudrait-il éterniser le souvenir d’une fantaisie d’enfant, et, si l’on fouillait dans le passé de toutes les femmes, n’y trouverait-on pas des milliers de peccadilles aussi déraisonnables qu’innocentes ! De grâce, ma tante, laissez-moi oublier tout cela et rendre justice à la femme intelligente et bonne qui rachète, par le travail sérieux et la grâce sans apprêt, les légèretés ou les rêveries de la jeune fille.

Devais-je insister ? devais-je avertir M. Dietrich, alors absent pour six semaines ? devais-je inquiéter Marguerite pour l’engager à se tenir sur ses gardes ? Évidemment je ne pouvais et ne devais rien faire de tout cela. J’avais depuis longtemps perdu l’espérance de diriger Césarine ; je n’étais plus sa gouvernante. Elle s’appartenait, et je ne m’étais pas engagée avec son mari à veiller sur elle. Il n’y avait pas d’apparence qu’il fût jamais en état de tirer vengeance d’un rival, et Paul avait désormais assez d’ascendant sur lui pour détruire ses soupçons. D’ailleurs Paul voyait peut-être plus clair que moi ; Césarine, éprise de graves recherches et peut-être ambitieuse de renommée, ne songeait peut-être plus à lui.

Il la revit plusieurs fois, et peu à peu ils se virent souvent. M. Dietrich les retrouva sur un pied de relations courtoises et amicales si discrètes et si tranquilles, qu’il n’en conçut aucune inquiétude et ne jugea pas convenable d’en instruire M. de Valbonne dans ses lettres. L’automne arrivait, il se proposait de faire voyager un peu sa fille ; mais elle était parfaitement guérie et trouvait à Paris la solitude dont elle avait besoin pour travailler. Elle paraissait si calme et si heureuse qu’il consentit à attendre à Paris auprès d’elle l’ouverture de la session parlementaire. Césarine n’aimait plus le monde, et il était de bon goût qu’elle vécût dans la retraite. Son cortège de prétendants l’avait naturellement abandonnée. Elle rechercha parmi ses anciens amis les personnes graves occupées de science ou de politique. Aucun beau jeune homme, aucune femme à la mode ne reparut à l’hôtel Dietrich. Paul, avec sa mise modeste et son attitude sérieuse, ne déparait pas cet aréopage de gens mûrs convoqué autour des élucubrations littéraires et philosophiques de la belle marquise. Il prenait plaisir aux discussions intéressantes que Césarine avait l’art de soulever et d’entretenir. Il y faisait très-bonne figure quand on le forçait à y prendre part. Il avait déjà dans ce monde-là des relations qui devinrent plus intimes. On y faisait grand cas de lui ; on en fit davantage en le voyant plus souvent et moins contenu par sa discrétion naturelle. Césarine réussissait à le faire briller malgré lui et sans qu’il s’aperçût de l’aide qu’elle lui donnait.

À la fin de l’hiver, leur amitié établie sans crise et sans émotion, elle l’engagea à lui amener Marguerite. Il refusa et lui dit pourquoi. Marguerite était trop impressionnable, trop peu défendue par l’expérience et le raisonnement, pour sortir de la sphère où elle était heureuse et sage.

Au printemps, Paul, dont la position s’améliorait chaque jour, avait pu louer, à une demi-heure de Paris, une petite maison de campagne où sa femme et son enfant vivaient avec madame Féron, sans qu’elles fussent forcées de beaucoup travailler. Il allait chaque soir les retrouver, et chaque matin, avant de partir, il arrosait lui-même un carré de plantes qu’il avait la jouissance de voir croître et fleurir. Il n’avait jamais eu d’autre ambition que de posséder un hectare de bonne terre, et il comptait acheter l’année suivante celle qui lui était louée. Il pouvait désormais quitter son bureau à cinq heures ; il dînait à Paris et venait souvent nous voir après. Dès que les pendules marquaient neuf heures, quelque intéressante que fût la conversation, il disparaissait pour aller prendre le dernier train et rejoindre sa famille. Quelquefois il acceptait de dîner avec nous et quelques-unes des notabilités dont s’entourait la marquise.

Un jour que nous l’attendions, je reçus un billet de lui.

« Je suis effrayé, ma tante, disait-il ; Marguerite me fait dire que Pierre est très-malade ; j’y cours. Excusez-moi auprès de madame de Rivonnière. »

— Prends ma voiture et cours chez mon médecin, me dit Césarine, emmène-le chez ton neveu. Je t’accompagnerais si j’étais libre ; je te donne Bertrand, qui ira chez les pharmaciens et vous portera ce qu’il faut.

Je me hâtai. Je trouvai le pauvre enfant très-mal, Paul au désespoir, Marguerite à peu près folle. Le médecin de l’endroit qu’on avait appelé s’entendit avec celui que j’amenais. L’enfant, mal vacciné, avait la petite vérole. Ils prescrivirent les remèdes d’usage et se retirèrent sans donner grand espoir, la maladie avait une intensité effrayante. Nous restions consternés au tour du lit du pauvre petit, quand Césarine entra vers dix heures du soir, encore vêtue comme elle l’était dans son salon, belle et apportant l’espoir dans son sourire. Elle s’installa près de nous, puis elle exigea que Marguerite et Paul nous laissassent toutes deux veiller le malade. La chambre était trop petite pour qu’il fût prudent d’encombrer l’atmosphère. Elle se déshabilla, passa une robe de chambre qu’elle avait apportée dans un foulard, s’établit auprès du lit, et resta là toute la nuit, tout le lendemain, toutes les nuits et les jours qui suivirent, jusqu’à ce que l’enfant fût hors de danger. Elle fut vraiment admirable, et Paul dut, comme les autres, accepter aveuglément son autorité. Elle avait coutume de soigner les malades à Mireval, et elle y portait un rare courage moral et physique. Les paysans la croyaient magicienne, car elle opérait le miracle de ranimer la volonté et de rendre l’espérance. Ce miracle, elle le fit sur nous tous autour du pauvre enfant. Elle était entrée dans cette petite maison abîmée de douleur et d’effroi, comme un rayon de soleil au milieu de la nuit. Elle nous avait rendu la présence d’esprit, le sens de l’à-propos, la confiance de conjurer le mal, toutes conditions essentielles pour le succès des meilleures médications ; elle nous quitta, nous laissant dans la joie et bénissant son intervention providentielle.

Je dus rester quelques jours encore pour soigner Marguerite, que le chagrin et l’inquiétude avaient rendue malade aussi. Césarine revint pour elle, ranima son esprit troublé, lui témoigna un intérêt dont elle fut très-fière, rassura et égaya Paul, qui, à peine remis d’une terreur, retombait dans une autre, se fit aimer de madame Féron, avec qui elle causait des choses les plus vulgaires dans un langage si simple que la femme supérieure s’effaçait absolument pour se mettre au niveau des plus humbles. Cette séduction charmante me prit moi-même, car, dans nos entretiens, elle ne donnait plus de démenti confidentiel à sa conduite extérieure. Je me persuadai qu’elle était absolument guérie de son orgueil et de sa passion. Je ne craignis plus d’enflammer Paul en partageant l’admiration qu’il avait pour elle. Sa reconnaissance et son affection devenaient choses sacrées ; une prévision du danger m’eût semblé une injure pour tous deux. Et pourtant la marquise avait réussi là où avait échoué Césarine. Elle avait amélioré le sort de Paul, car, sans qu’il pût s’en douter, elle avait pesé, par l’intermédiaire de son père, sur les résolutions de M. Latour. Celui-ci, ayant éprouvé quelques pertes, voulait restreindre ses opérations. En lui prêtant une somme importante, M. Dietrich l’avait amené à faire tout le contraire et à charger Paul d’une affaire assez considérable. Elle avait ainsi donné du pain à l’enfant et du repos à la mère, elle avait été le médecin de l’une et de l’autre ; elle s’était emparée de la confiance, de l’affection, voire des secrets de la famille. Tout ce que Paul avait juré de soustraire à sa sollicitude, elle le tenait, et, loin de s’en plaindre, il était heureux qu’elle l’eût conquis.

Une seule personne, celle qui jusque-là avait été la plus confiante, Marguerite, sans autre lumière que son instinct, devina ou plutôt sentit la fatalité qui l’enveloppait ; elle le sentit d’autant plus douloureusement qu’elle adorait la belle marquise et ne l’accusait de rien. Sa jalousie éclatait d’une manière tout opposée à celle que nous avions redoutée. Un jour, je la trouvai en larmes, et, bien que j’eusse quelque ennui à écouter ses plaintes, je fus forcée de les entendre.

— Voyez-vous, me dit-elle, vous me croyez heureuse ; eh bien ! je le suis moins qu’avant ce mariage tant désiré. Je m’instruis un peu. Paul a un peu plus de temps pour s’occuper de moi, et il croit me faire grand bien en m’apprenant à raisonner. Cela me tue au contraire, car voilà que je comprends un tas de choses dont je ne me doutais pas, et toutes ces choses sont tristes, toutes me blessent ou me condamnent. Il ne peut pas me parler de ce qui est bien ou mal sans que je me rappelle le mal que j’ai fait et la répugnance qu’il doit avoir pour mon passé. Il me dit bien que je dois l’oublier, puisque tout est réparé ; mais qu’est-ce qui a réparé ? C’est lui, au risque de sa vie, en prenant la vie d’un autre et en me refaisant un honneur avec du sang. Il est bon, il s’est mis à plaindre celui qu’il détestait, et la pitié qu’il a pour son ennemi le rend triste quand il entend dire qu’il mourra. S’il m’aimait assez pour s’en consoler ! Mais voilà ce qui ne se peut pas. Ce n’est pas le tout d’être jolie femme et d’aimer à la folie ; il faut encore avoir de l’esprit et de l’instruction pour ne pas ennuyer un homme qui en a tant ! Moi, quand je demandais le mariage, je ne savais pas ça. Je croyais qu’il devait se plaire avec moi et son enfant, et je lui disais toujours :

« — Où seras-tu plus aimé et plus content qu’avec nous ? »

Il n’a jamais été contre, car il me répondait : « — Tu vois bien que je ne me trouve pas mieux ailleurs, puisque je ne vous quitte jamais que je n’y sois forcé. » Aujourd’hui pourtant il pourrait dîner avec nous tous les jours, et c’est bien rare qu’il revienne ici avant neuf heures et demie du soir. Il ne voit plus Pierre s’endormir. Il le regarde bien dans son petit lit, et le matin il le porte dans le jardin et le dévore de caresses ; mais je le regarde à travers le rideau de ma fenêtre, et je lui vois des airs tristes tout d’un coup. Je me figure même qu’il a des larmes dans les yeux. Si j’essaye de le questionner, il me répond toujours avec sa même douceur et me gronde avec sa même bonté ; cependant il a l’air sévère malgré lui, et je vois qu’il a de la peine à se retenir de me dire que je suis une ingrate. Alors je lui demande pardon et ne lui dis plus rien : j’ai trop peur de le tourmenter ; mais il me reste un pavé sur le cœur. Je chante, je ris, je travaille, je remue pour me distraire. Ça va bien tant que l’enfant est éveillé et que je m’occupe de lui ; quand il ferme ses yeux bleus, le ciel se cache. Madame Féron s’en va dormir, aussi tout de suite. Paul m’a défendu de lui faire des confidences ; elle aime à causer, et mon silence l’ennuie. Je reste seule, j’attends que mon mari soit rentré ; je prends mon ouvrage et je me dis :

« — Deux heures, ça n’est pas bien long… »

Cela me paraît deux ans. Je ne sais pas pourquoi ces deux heures-là, qu’il pourrait nous donner et qu’il ne nous donne presque plus, me rendent folle, injuste, méchante. Je rêve des malheurs, des désespoirs ; si je ne craignais pas d’éveiller mon petit, je crierais, tant je souffre. Je regarde à la fenêtre comme si je pouvais voir par-dessus la campagne ce que Paul fait à Paris… Et pourtant, je le sais, il ne fait pas de mal ; il ne peut faire que du bien, lui ! Je sais qu’il va souvent chez vous, c’est bien naturel : vous êtes pour lui comme sa mère. Quand il rentre, je lui demande toujours s’il vous a vue. Il répond oui, il ne ment jamais… S’il a vu la belle marquise, s’il y avait du grand monde chez elle, s’il est content d’être revenu auprès de moi ; il sourit en disant toujours oui. Il me fait raconter tout ce que le chéri a fait et dit dans la journée, à quels jeux il s’est amusé, ce qu’il a bu et mangé ; enfin il paraît heureux de parler de lui, et je n’ose pas parler de moi. Je me cache d’avoir souffert. Quelquefois je suis bien pâle et bien défaite, il ne s’en aperçoit pas, ou, s’il y prend garde, il ne devine pas pourquoi. Je voudrais lui tout dire pourtant, lui confesser que je m’ennuie de vivre, que par moments je regrette qu’il m’ait empêchée de mourir. J’ai peur de lui faire de la peine, d’augmenter celle qu’il a, car il en a beaucoup, je le vois bien, et peut-être est-il plus à plaindre que moi…

Ce jour-là, Marguerite ne me laissa entrevoir aucune jalousie contre la marquise ; mais une autre fois ce fut à Césarine elle-même qu’elle se révéla.

Quelques semaines s’étaient écoulées depuis la maladie de l’enfant. Césarine venait le voir tous les dimanches et passait ainsi avec Paul et moi une partie de cette journée, que Paul consacrait toujours à sa famille. Dans la semaine, il avait repris l’habitude de dîner à l’hôtel Dietrich le mardi et le samedi, et d’y venir passer une heure le soir presque tous les jours. C’était là le gros chagrin de Marguerite, je le trouvais injuste. Je n’en avais point parlé à Paul, espérant qu’elle prendrait le sage parti de ne pas vouloir l’enchaîner si étroitement ; il était bien assez esclave de son devoir. Un peu de loisir mondain n’était-il pas permis à cet homme d’intelligence condamné à la société d’une femme si élémentaire ?

Pourtant je commençais à m’inquiéter de son air souffreteux et de l’abattement où il m’arrivait souvent de la surprendre. La marquise s’en apercevait fort bien, et si elle ne la questionnait pas, c’est qu’elle savait mieux qu’elle-même la cause de son chagrin. Marguerite avait besoin d’être questionnée ; comme tous les enfants, elle ne savait que devenir quand on ne s’occupait pas d’elle. Parler d’elle-même, se plaindre, se répandre, se vanter en s’accusant, se faire juger, se repentir, promettre et recommencer, telle était sa vie, et depuis que la Féron n’était plus sa confidente, depuis que Paul, marié avec elle, lui inspirait une sorte de crainte, elle amassait des tempêtes dans son cœur.

Comme nous étions toutes les trois dans son petit jardin, Paul se trouvant occupé dehors, elle rompit la digue que lui imposait notre absence de curiosité.

— Paul s’est donc bien amusé hier soir chez vous, nous dit-elle d’un ton assez aigre, qu’il a manqué le train et n’est rentré qu’à onze heures, à pied, par les sentiers ?

— En vérité, lui dit Césarine, est-ce que vous avez été inquiète ?

— Bien sur que je l’ai été. Un homme seul comme ça sur des chemins où on ne rencontre que des gens qui rôdent on ne sait pourquoi ! Vous devriez bien me le renvoyer plus tôt. Quand il n’arrive pas à l’heure, je compte les minutes ; c’est ça qui me fait du mal !

— Chère enfant, reprit Césarine avec une douceur admirable, nous nous arrangerons pour que cela n’arrive plus. Nous gronderons Bertrand quand les pendules retarderont.

— Vous pouvez bien les avancer d’une heure, car il prend tant d’amusement chez vous qu’il m’en oublie.

— On ne s’amuse pas chez nous, Marguerite ; on est très-sérieux au contraire.

— Justement ; c’est sa manière de s’amuser, à lui ; mais vous ne me ferez pas croire que vous ne receviez pas quantité de belles dames ?

— C’est ce qui vous trompe. Il ne vient plus de belles dames chez moi.

— Il y a vous toujours, et vous en valez cent.

— Fort aimable ; mais vous ne pouvez pas être jalouse de moi ?

Marguerite regarda la marquise en face avec une sorte de terreur, puis elle se courba sous le regard limpide et profond qu’elle interrogeait. Elle se mit aux genoux de Césarine, prit ses mains et les baisa.

— Ma belle marquise, lui dit-elle, vous savez que vous êtes mon bon dieu sur la terre. Vous m’avez fait marier, car c’est à vous que je dois ça, j’en suis sûre. Je vous dois la vie de mon enfant et aussi sa beauté, car sans vous il aurait été défiguré. Quand je pense quels soins vous avez pris de lui sans être dégoûtée de ce mal abominable, sans crainte de le prendre, sans me permettre d’y toucher, sans vous soucier de vous-même à force de vous soucier des autres ! Oui, bien sûr, vous êtes l’ange gardien, et je ne pourrai jamais vous dire comme je vous aime ; mais tout ça ne m’empêche pas d’être jalouse de vous. Est-ce que ça peut être autrement ? Vous avez tout pour vous, et je n’ai rien. Vous êtes restée belle comme à seize ans, et moi, plus jeune que vous, me voilà déjà fanée ; je sens que je me courbe comme une vieille, tandis que vous vous redressez comme un peuplier au printemps. Vous avez, pour vous rendre toujours plus jolie, des toilettes qui ne me serviraient de rien, à moi ! Quand même je les aurais, je ne saurais pas les porter. Quand je mets un pauvre bout de ruban dans mes cheveux pour paraître mieux coiffée, Paul me l’ôte en me disant :

« — Ça ne te va pas, tu es plus belle avec tes cheveux. »

Mais ils tombent, mes cheveux. Voyez ! j’en ai déjà perdu plus de la moitié, et, quand je n’en aurai presque plus, si je m’achète un faux chignon, Paul se moquera de moi. Il me dira :

« — Reste donc comme tu es ! Ça n’est pas tes cheveux que j’aime, c’est ton cœur. »

C’est bien joli, cela, et c’est vrai, c’est trop vrai. Il aime mon cœur, et il ne fait plus cas de ma figure ; il y est trop habitué. L’amitié ne compte pas les cheveux blancs quand ils se mettent à pousser. Il m’aimera vieille, il m’aimera laide, je le sais, j’en suis fière ; mais c’est toujours de l’amitié, et je m’en contenterais, si j’étais bien sûre qu’il n’est pas capable de connaître l’amour. Il le dit. Il jure qu’il ne sait pas ce que c’est que de s’attacher à une femme parce qu’elle a de beaux yeux ou de belles robes…

— Je crois, dit Césarine en souriant d’une façon singulière, qu’il vous dit la vérité.

— Oui, ma marquise ; mais quand, avec les belles robes et les beaux yeux, et toute la personne magnifique et aimable, il y a le grand esprit, le grand savoir, la grande bonté, tout ce qu’un homme doit admirer… Tenez ! il n’est pas possible qu’il ne vous aime pas d’amour, voilà ce que je me dis tous les soirs quand il est chez vous et que je l’attends.

— Ce que vous vous dites là est très-mal, répondit Césarine sans montrer aucune autre émotion qu’un peu de mécontentement. Voyons, ma pauvre Marguerite, êtes-vous sans conscience et sans respect des choses les plus saintes ? Croyez-vous que, si votre mari avait la folie d’être épris de moi, je ne m’en apercevrais pas ?

— Peut-être, ma marquise ! Ne me grondez pas. Qui peut savoir ? Paul est si drôle, si différent des autres ! Je sais bien, moi, que tout le monde n’est pas comme lui. Il y en a qui ne savent rien cacher : des gens qui ne le valent pas, mais qui sont plus ouverts, plus passionnés, dont on connaît vite le bon et le mauvais côté. On n’est pas longtemps trompé par eux : ils vont où le vent les pousse ; mais Paul avec sa raison, son courage, sa patience, on ne peut rien savoir de lui !

— Il me semble, reprit Césarine avec une ironie dont Marguerite ne sentit pas toute la portée, que vous faites ici une étrange allusion au passé. Il semblerait que, tout en mettant votre mari beaucoup au-dessus du mien, vous ayez au fond du cœur quelque regret d’une passion moins pure, mais plus vive que l’amitié.

Marguerite rougit jusqu’aux yeux, mais sans renoncer à s’épancher sur un sujet trop délicat pour elle. Je voyais en présence les deux natures les plus opposées : l’une résumant en elle tout l’empire qu’une femme est capable d’exercer sur les autres et sur elle-même ; l’autre absolument dépourvue de défense, capable de raisonner et de réfléchir jusqu’à un certain point, mais forcée, par la nature de ses impressions, de tout subir et de tout révéler.

— Vous avez raison de vous moquer de moi, reprit-elle ; ce n’est pas joli de se souvenir d’un vilain passé, quand on a le présent meilleur qu’on ne mérite ; mais à vous, est-ce que je ne peux pas parler de tout ? Voyez donc si je n’ai pas sujet d’être jalouse de vous ! Pour qui est-ce que j’ai été trompée et quittée ? Vous pensez bien que je le sais à présent. Quoique Paul ne m’en ait jamais voulu parler, il a bien fallu que quelque parole lui échappât. Votre marquis vous aimait depuis longtemps ; c’est par dépit qu’il m’a recherchée, c’est pour retourner à vous qu’il m’a plantée là. Ce qui m’est arrivé une fois peut m’arriver encore. C’est peut-être mon sort que vous me fassiez tout le mal et tout le bien de ma vie.

— Vous déraisonnez tout à fait, Marguerite, lui-dis-je. Vous oubliez que la marquise de Rivonnière ne s’appartient plus ; vous lui manquez de respect, vous outragez votre mari ! J’admire la patience avec laquelle mon amie vous écoute et vous répond, je me demande ce que Paul penserait de vous, s’il pouvait vous entendre.

— Ah ! s’écria-t-elle épouvantée, si vous le lui répétez, je suis perdue.

— Je ne veux pas vous perdre, je ne veux pas surtout le rendre malheureux en le forçant à regretter son mariage.

Marguerite pleurait amèrement. La marquise la consola et l’apaisa avec une douceur maternelle, en me disant que j’avais tort de la gronder, qu’il fallait persuader et non brusquer les enfants malades. Marguerite sanglota à ses pieds, la couvrit de caresses, lui demanda pardon, jura cent fois de ne plus être folle, et, entendant revenir Paul, s’enfuit au fond du jardin pour qu’il ne vit pas ses larmes.

Mais il les vit, s’en affecta et m’écrivit le lendemain la lettre suivante :

« Ma pauvre Marguerite est malade, malade d’esprit surtout. Je l’ai confessée, je sais qu’elle a dit des choses insensées à madame de Rivonnière. Je sais aussi que madame de Rivonnière est trop saintement sage pour voir en elle autre chose qu’une pauvre enfant à plaindre, à soigner, à guérir. Je sais qu’elle y serait toute résignée, qu’elle en aurait la patience, et que sa pitié serait inépuisable ; mais ici, qu’elle me le pardonne, ma fierté ou plutôt ma discrétion d’autrefois reparaît. Je ne dois imposer qu’à moi-même le soin de guérir ma malade. Je crois que ce sera très-facile. Il suffit que je m’abstienne pendant quelque temps de rester à Paris le soir. Je vais m’arranger pour vous présenter quelquefois mes respects vers cinq heures, puisqu’on vous trouve à cette heure-là, et je me priverai des bonnes causeries de l’après-dînée. Priez madame de Rivonnière d’être moins parfaite, c’est-à-dire d’être un peu sévère et de feindre de bouder ma compagne pendant une semaine ou deux. Il ne faut pas que l’enfant s’habitue à offenser impunément ce qu’au fond du cœur elle chérit et respecte. Ne vous tourmentez pas, ma tante, je sais aussi soigner les enfants et je ne me fais pas un malheur des puériles contrariétés de la vie. Mes respects très-profonds à notre amie, mes tendresses à vous.

» Paul. »

— Il aura beau faire pour le cacher, me dit Césarine, à qui je communiquai cette lettre. Il est bien malheureux, ton Paul ! Il cède, et ce sera pire. Il prend la patience pour la force. Cette pauvre femme ne changera pas ; elle ne croira jamais aux autres parce qu’elle a perdu le droit de croire à elle-même. Aucune femme, si puissante qu’elle soit, ne se relèvera jamais entièrement d’une chute, et, quand elle est faible, elle ne se relève pas du tout. Il y a au fond de ce malheureux cœur une amertume que rien ne peut en arracher. La faiblesse dont elle rougit, elle souhaite ardemment de la constater chez celles qui n’ont point à rougir. Si elle pouvait la surprendre chez moi, en même temps que furieuse et désespérée, elle serait triomphante d’une joie lâche et mauvaise. Je te le disais bien que Paul ne pouvait pas épouser cette fille, et tu le sentais bien aussi ! Elle lui fera cruellement expier sa grandeur d’âme.

— Ne crains-tu pas qu’il ne t’en arrive autant ? Ne t’es-tu pas mariée sans amour, par un mouvement de générosité ?

— Je me suis mariée avec un mort, ce n’est pas la même chose, et j’ai pris mes précautions pour que ce mort ne revive pas avec moi. Je n’ai point fait acte de sensiblerie. J’ai cru frapper un grand coup, et je l’aurais frappé, si Paul n’eût brisé mon ouvrage en épousant sa maîtresse !…

Je n’osais demander l’explication de ces paroles mystérieuses, tant je craignais de voir Césarine repousser le piédestal sur lequel elle était remontée ; mais elle était lasse de se taire, l’expansion de la pauvre Marguerite avait rompu le charme ; la sérénité de la déesse était troublée par cet incident vulgaire. Césarine, tout comme Marguerite, avait besoin de parler, elle parla malgré moi.

— Tu ne veux pas comprendre ? reprit-elle irritée de mon silence.

— Non, lui dis-je ; j’aime mieux croire.

— Cruelle, comme il y a longtemps que tu ris du châtiment que tu crois m’être infligé par la destinée ! Tu me crois vaincue et brisée, n’est-ce pas ? Eh bien ! tu te trompes, je ne le suis pas, je ne le serai jamais. J’ai voulu être aimée de Paul Gilbert ; je le suis !

— Tu mens ! m’écriai-je ; son amitié pour toi est aussi sainte que tous les autres sentiments de sa vie.

— Et qui donc voudrait qu’il en fût autrement ? répondit-elle en se dressant dans sa plus écrasante fierté. T’es-tu jamais imaginé que je voulais le rendre adultère et descendre à l’être moi-même ?

— Non, certes ; mais tu crois peut-être troubler sa raison, torturer son cœur et ses sens…

— Je ne m’abaisse pas à savoir s’il a des sens et si mon image les trouble. Je vis dans une sphère d’idées et de sentiments où ces malsaines préoccupations ne pénètrent pas. Je suis une nature élevée, je vis au-dessus de la réalité ; tu devrais le savoir, et je trouve qu’en l’oubliant tu te rabaisses plus que tu ne m’offenses. J’ai voulu être la plus noble et la plus pure affection de Paul en même temps que la plus vive. Crois-tu que j’aie échoué ?

— Si tu n’as pas échoué, tu as accompli une œuvre de malheur et de destruction. Se mettre à la place de la femme légitime dans le cœur et la pensée de l’époux, retirer soi-même, à celui qu’on a choisi, la place qu’il doit occuper dans le cœur et dans la pensée de sa femme, c’est commettre, dans la haute et funeste région que tu prétends occuper, un double adultère qui n’a pas besoin du délire des sens pour être criminel. C’est se jouer froidement des liens de la famille, c’est renverser les notions les plus vraies et se créer un code de libres attractions en dehors de tous les devoirs. C’est un échafaudage de sophismes, de mensonges à sa propre conscience, et tout cela prémédité, raisonné, travaillé, me semble odieux ; voilà mon jugement, et si tu ne peux le supporter sans colère, quittons-nous. Tu t’es trop dévoilée, je ne t’estime plus ; je m’efforcerai de ne plus t’aimer…

— Comme tu deviens irritable et intolérante ! répondit-elle froidement ; voyons, calme-toi, tu me dis mes vérités avec fureur, tu me forces à te dire les tiennes de sang-froid. Il se peut que je sois romanesque, mais je prétends l’être avec dignité, avec succès, et faire triompher dans ma vie ces prétendus sophismes dont je saurai faire des vérités ; toi, pauvrette, tu ne comprends rien ni à l’amour, ni au devoir, ni à la famille. N’ayant jamais été aimée, tu as cru que toute la vertu consistait à n’aimer point ; tu t’en es tirée avec dignité, je le reconnais ; tu n’as donné à personne le droit de te trouver ridicule ; c’est tout ce que tu pouvais faire. Quant à la science du cœur humain, tu ne pouvais pas l’acquérir, n’ayant pas l’occasion de l’étudier sur toi-même. Tu as pris tes notions dans les idées sociales, c’est-à-dire dans le code du convenu. Tu ne peux pas voir par-dessus ces vaines barrières, tu n’es pas assez grande ! Il te semble que ce qui est arrangé est sacré, que je dois à l’homme à qui j’ai juré fidélité mon âme tout entière, de même que Paul, selon toi, doit tout son cœur, toute sa pensée à Marguerite. Eh bien ! cela est faux, paradoxal, illusoire, impossible. C’est la convention hypocrite du monde qui dit ces choses-là et ne les pense pas. On ne me trompe pas, moi ! J’ai très-bien compris qu’en m’engageant à M. de Rivonnière, dont je ne veux pas être la femme, j’avais fait vœu de chasteté, parce que je ne dois pas le forcer à donner son nom aux enfants d’un autre. Il l’a compris aussi, puisqu’en s’engageant sur l’honneur à me respecter, il a fait acte de confiance absolue dans ma loyauté. Paul n’a pas non plus trompé Marguerite, bien que la convention fût toute autre. Il lui a toujours refusé l’impossible enthousiasme que la pauvre sotte voudrait lui inspirer. Il lui a donné sa protection, qu’il lui devait, et ses sens, dont je ne suis pas jalouse. Elle est sa ménagère, sa femelle et ne peut être que cela. Elle n’est ni sa femme parce qu’elle n’est pas son égale devant Dieu, ni son amante parce qu’elle avilit l’amour dans ses appréciations misérables. Il ne peut pas l’aimer. Ce que l’homme de bien ne peut pas faire, c’est le mal, et ce qui avilit l’âme, ce qui rétrécit le cœur et l’esprit, c’est l’amour mal placé. Tu veux qu’il aime cette femme ! Ta conscience te crie que tu mens, car elle te choque et te froisse toi-même ; tu le lui fais sentir plus durement que moi. Tu veux que j’aime ce demi-sauvage déguisé en paladin que j’ai épousé pour montrer à Paul que je n’avais pas de sens ? Si j’aimais ce Rivonnière, qui, malgré ses belles manières et sa bonne éducation, est, à un autre échelon social, le pendant de l’élémentaire Marguerite, je serais vraiment avilie ; mais je n’ai pas le goût des choses basses : j’aime mon mari comme Paul aime sa femme. Ce sont deux personnes d’une autre variété de l’espèce humaine que la variété à laquelle nous appartenons. Des convenances extérieures nous ont forcés à nous les associer dans une certaine limite, lui pour avoir des enfants, moi pour n’en point avoir. Ce que nous leur devons, c’est le contraire de l’amour ; Paul doit la paternité, moi la virginité. Pourquoi souffrirait-il de mon état de neutre, quand il m’est indifférent qu’il soit procréateur avec une autre ? Notre lien, c’est l’intelligence ; notre fraternité, c’est la pensée ; notre amour c’est l’idéal. Nous nous aimons, et tu n’y peux rien, va ! Dis-lui maintenant tout ce que ta maladroite prudence te suggérera contre moi : il n’y croira plus, il ne te comprendra même pas ; essaye, je veux bien, quitte-moi, va vivre avec lui en lui disant que tu as horreur de ma perversité. Il te recevra à bras ouverts, mais tu liras à toute heure cette réflexion dans ses yeux attristés : ma pauvre tante est folle, cela me met sur les bras deux malades à soigner !

M’ayant ainsi terrassée, elle s’en alla tranquillement écrire à Paul qu’elle l’approuvait infiniment de ménager les souffrances de sa compagne, qu’elle respectait son désir de ne pas la revoir de quelque temps, mais qu’elle ne pouvait se résoudre à paraître fâchée, vu qu’elle pardonnait tout à la mère de l’adorable petit Pierre. — Puis trois pages de post-scriptum pour demander l’opinion de Paul sur quelques ouvrages à consulter. — La correspondance était entamée. Ses réponses remplirent tous les loisirs de Paul, car elle sut l’obliger à lui écrire tous les soirs où il s’était condamné à ne plus aller chez elle.

Un matin, Marguerite tomba chez nous à l’improviste. Paul l’avait amenée à Paris pour acheter quelques objets nécessaires à leur enfant, et elle s’était échappée pour voir sa marquise ; elle la suppliait de ne pas la trahir.

— Je sais bien que je désobéis, ajouta-t-elle ; mais je ne peux pas vivre comme cela sans vous demander pardon. Je sais que vous ne m’en voulez pas, mais je m’en veux, moi, je me déteste d’avoir été si insolente et si mauvaise avec vous. Je ne le serai plus, vous êtes si grande et Paul est si bon ! Quand il a vu comme je me tourmentais de vos lettres, il me les a montrées. Je n’y ai rien compris, sinon que vous l’approuviez de rester avec moi, et que vous m’aimiez bien toujours. À présent écoutez. Je ne peux pas accepter le sacrifice qu’il me fait de travailler dans une petite chambre sans air aux heures où il pourrait vous dire tout ce qu’il vous écrit, dans vos beaux salons, avec vous pour lui répondre et faire sortir son grand esprit, qui étouffe avec moi. Non, non, je ne veux pas le rendre malheureux et prisonnier ; je le lui ai dit, il ne veut pas le croire, c’est à vous de le ramener chez vous. Écrivez-lui que vous avez besoin de lui, il n’a rien à vous refuser.

— Ce ne serait pas vrai, répondit Césarine. Je n’ai pas besoin de le voir pour achever mon travail. C’est pour l’acquit de ma conscience que je le consulte : quand j’aurai fini, je lui soumettrai le tout ; mais cela peut se communiquer par écrit.

— Non, non, ce n’est pas la même chose ! Il a besoin de parler avec vous, il s’ennuie à la maison. Qu’est-ce que je peux lui dire pour l’amuser ? Rien, je suis trop simple.

Marguerite avait l’habitude de s’humilier afin qu’on lui fît des compliments pour la relever à ses propres yeux. Elle était fort avide de ce genre de consolations. Césarine ne le lui épargna pas, mais avec une si profonde ironie au fond du cœur que la pauvre femme la trouva trop indulgente pour elle, et lui répondit :

— Vous dites tout cela par pitié ! vous ne le pensez pas, vous êtes bonne jusqu’à mentir. Je vois bien que je vous lasse et vous ennuie, je ne reviendrai plus ; mais vous pouvez me faire du bien de loin. Rappelez Paul à vos dîners et à vos soirées, voilà tout ce que je vous demande.

— Alors vous n’êtes plus jalouse, c’est fini ?

— Non, ce n’est pas fini, je suis jalouse toujours. Plus je vous regarde, plus je vois qu’il est impossible de ne pas vous aimer plus que tout ; mais, quelque idiote que je sois, j’ai plus de cœur et plus de force que vous ne pensez, plus que Paul lui-même ne le croit. Vous le verrez avec le temps. Je suis capable d’aimer jusqu’à me faire un devoir, une vertu et peut-être un bonheur de ma jalousie.

— C’est très-profond ce qu’elle dit là, observa Césarine dès qu’elle se retrouva seule avec moi. Elle exprime à sa manière un sentiment qui la ferait très-grande, si elle était capable de l’avoir. Aimer Paul jusqu’à me bénir de lui inspirer l’amour qu’il ne peut avoir pour elle, ce serait un sacrifice sublime de sa personnalité farouche ; mais elle aime à se vanter, la pauvre créature, et si par moments elle est capable de concevoir une noble ambition, il ne dépend pas d’elle de la réaliser. Ce ne sont point là travaux de villageoise, et ce n’est pas en battant la lessive qu’on apprend à tordre son cœur comme un linge pour l’épurer et le blanchir.

— Qui sait, grande Césarine ? Il y a une chose que savent quelquefois ces natures primitives, et que vos travaux métaphysiques et autres ne vous apprendront jamais…

— Et cette chose, c’est…

— C’est l’abnégation.

— Qu’est-donc que ma vie alors ? Je croyais n’avoir pas fait autre chose que de sacrifier tous mes premiers mouvements…

— À quoi ? À la volonté de réussir en vue de toi-même. La volonté d’échouer pour qu’un autre triomphe, tu ne l’auras jamais. Cela est bien plus au-dessus de toi que de Marguerite.

— Tu vas faire d’elle une martyre, une sainte ? Nouveau point de vue !

— Ce qu’elle vient de faire en te priant de lui garder son mari tous les soirs, aux heures où elle s’inquiète et s’ennuie, est déjà assez généreux. Tu ne daignes pas y prendre garde, moi j’en suis frappée.

— Il n’y a pas de quoi ; Paul s’ennuie avec elle, elle l’a dit ; elle a peur qu’il ne s’ennuie trop et ne cherche quelque distraction moins noble que ma conversation.

— Tu cherches à la rabaisser ; tu es peut-être plus jalouse d’elle qu’elle ne l’est de toi.

— Jalouse, moi, de cette créature ?

— Tu la hais, puisque tu l’injuries.

— Je ne peux pas la haïr, je la dédaigne.

— Et toute cette bonté que tu dépenses pour la charmer et la soumettre, c’est l’hypocrisie de ton instinct dominateur.

— La pitié s’allie fort bien avec le dédain, elle ne peut même s’allier qu’avec lui. La souffrance noble inspire le respect. La pitié est l’aumône qu’on fait aux coupables ou aux faibles.

Césarine s’attendait à voir revenir Paul le soir même. Il ne revint pas, et, quelque sincère que fût le repentir de Marguerite, il ne reparut à l’hôtel Dietrich que rarement et pour échanger quelques paroles à propos du livre dont les premières épreuves étaient tirées. Il approuvait les changements que l’auteur y avait faits, mais il ne me cachait pas que ces améliorations ne réalisaient point ce qu’il avait attendu d’une refonte totale de l’ouvrage. Césarine n’avait pas atteint, selon lui, le complet développement de sa lucidité. Il n’osait pas l’engager à recommencer encore, et, comme je lui reprochais de manquer à sa probité littéraire accoutumée, il me répondit :

— Je ne crois pas y manquer, je ne vois pas pourquoi la marquise de Rivonnière serait obligée de faire un chef-d’œuvre ; c’est ma faute de m’être imaginé qu’elle en était capable. Ce qu’elle m’a demandé, je l’ai fait ; j’ai dit mon opinion, j’ai signalé les endroits mauvais, les endroits excellents, les endroits faibles. J’ai discuté avec elle, je lui ai indiqué les sources d’instruction et les sujets de réflexion. Ce qu’elle désirait, disait-elle, c’était de faire un travail très-lisible et un peu profitable ; elle est arrivée à ce but. Je suis convaincu encore qu’avec plus de maturité elle arriverait à un résultat vraiment sérieux ; mais son entourage ne lui en demande pas tant ; elle se fait illusion sur le mérite de son œuvre, comme il arrive à tous ceux qui écrivent, ou bien elle est douée d’une extrême modestie et se contente d’un médiocre effet. Je n’ai pas le droit d’être plus sévère et plus exigeant qu’elle ne l’est pour elle-même. Si on lit peu son livre, si on n’en parle que dans son cercle, ce ne sera point un obstacle à un livre meilleur par la suite.

J’aimais toujours Césarine malgré nos querelles, qui devenaient de plus en plus vives, et je l’aimais peut-être d’autant plus que je la voyais se fourvoyer. Il devenait évident pour moi que Paul n’avait pas pour elle l’amitié enthousiaste, absorbante, dominant tout en lui, qu’elle se flattait de lui inspirer. Il était capable d’une sérieuse affection, d’une reconnaissance volontairement acquittée par le dévouement ; mais la passion n’éclatait pas du tout, et il ne semblait nullement éprouver le besoin que Césarine et Marguerite lui attribuaient de s’enflammer pour un idéal.

Déçue bientôt de ce côté-là, que deviendrait la terrible volonté de Césarine, si elle ne pouvait se rattacher à la gloire des lettres ? Je n’étais pas dupe de son insouciante modestie. Je voyais fort bien qu’elle aspirait aux grands triomphes et qu’elle associait ces deux buts : le monde soumis et Paul vaincu par l’éclat de son génie. J’aurais souhaité qu’à défaut de l’une de ces victoires elle remportât l’autre. Je tâchai de l’avertir, et avec le consentement de Paul je lui fis connaître son opinion. Elle fut un peu troublée d’abord, puis elle se remit et me dit :

— Je comprends ; mon livre imprimé, il croit que j’oublierai le conseil utile et le correcteur dévoué. Il veut prolonger nos rapports d’intimité : il a raison ; je ne l’oublierais pas, mais j’aurais moins de motifs pour le voir souvent. Dis-lui que j’ai reconnu la supériorité de son jugement ; qu’il arrête le tirage ; je recommencerai tout. Dis-lui aussi que cela ne me coûte pas, s’il me croit capable de faire quelque chose de bon.

Tant de sagesse et de douceur, dont il ne m’était plus permis de lui dire la cause véritable, désarma Paul, et fit faire à Césarine un grand pas dans son estime ; mais plus ce sentiment entrait en lui, plus il paraissait s’y installer pur et tranquille. Césarine ne s’attendait pas à l’obstination qu’il mit à rester chez lui le soir ; on eût dit qu’il s’y plaisait. J’allais le voir le dimanche.

— Marguerite va moralement beaucoup mieux, me disait-il. J’ai réussi à lui persuader qu’il m’était plus agréable de lui faire plaisir que de me procurer des distractions en dehors d’elle. Au fond, c’est la vérité ; certes sa conversation n’est pas brillante toujours et ne vaut pas celle de la marquise et de ses commensaux ; mais je suis plus content de la voir satisfaite que je ne souffre de mes sacrifices personnels. Mon devoir est de la rendre heureuse, et un homme de cœur ne doit pas savoir s’il y a quelque chose de plus intéressant que le devoir.

Marguerite se disait heureuse. N’étant plus forcée de travailler pour vivre, elle lisait tout ce qu’elle pouvait comprendre et se formait véritablement un peu ; mais elle était malade, et sa beauté s’altérait. Le médecin de Césarine, qui la voyait quelquefois, me dit en confidence qu’il la croyait atteinte d’une maladie chronique du foie ou de l’estomac. Elle savait si mal rendre compte de ce qu’elle éprouvait, qu’à moins d’un examen sérieux auquel elle ne voulait pas se prêter, il ne pouvait préciser sa maladie. J’avertis Paul, qui exigea l’examen. La tuméfaction du foie fut constatée, l’état général était médiocre ; des soins quotidiens étaient nécessaires, et on ne pouvait se procurer à la campagne tout ce qui était prescrit. La petite famille alla s’établir rue de Vaugirard dans un appartement plus confortable que celui de la rue d’Assas et tout près des ombrages du Luxembourg. Paul vint nous dire qu’il était désormais à nos ordres à toute heure. Il avait un commis pour tenir son bureau et n’était plus esclave à la chaîne. Il avait fait gagner de l’argent ; ses relations le rendaient précieux à M. Latour. Il arrivait beaucoup plus vite qu’il ne l’avait espéré à l’aisance et à la liberté. On se vit donc davantage, c’est-à-dire plus souvent, mais sans que Paul prolongeât ses visites au delà d’une heure. Il était véritablement inquiet de sa femme, et quand il ne la soignait pas chez elle, il la soignait encore en la promenant, en cherchant à la distraire ; elle désirait vivement revoir sa marquise pour lui montrer, disait-elle, qu’elle était redevenue bien raisonnable. Césarine engagea Paul à la lui amener dîner, avec le petit Pierre, promettant de les laisser partir à l’heure du coucher de l’enfant. Elle y mit tant d’insistance qu’il céda. Ce fut une grande émotion et une grande joie pour Marguerite. Elle mit sa belle robe des dimanches, sa robe de soie noire, qui lui allait fort bien ; elle se coiffa de ses cheveux avec assez de goût. Elle fit la toilette de petit Pierre avec un soin extrême, Paul les mit dans un fiacre et les amena à six heures à l’hôtel Dietrich. Césarine avançait son dîner pour que l’enfant ne s’endormit pas avant le dessert. Elle n’avait invité personne à cause de l’heure indue, c’était un vrai dîner de famille. M. Dietrich vint serrer les mains de Paul, saluer sa femme et embrasser son fils, puis il alla s’habiller pour dîner en ville.

Césarine s’était résignée à communier, comme elle disait, avec la fille déchue ; mais elle n’en souffrait pas moins de l’espèce d’égalité à laquelle elle se décidait à l’admettre. Il y avait plus d’un mois qu’elle ne l’avait vue ; elle fut frappée du changement qui s’était fait en elle. Marguerite avait beaucoup maigri, ses traits amincis avaient pris une distinction extrême. Elle avait fait de grands efforts depuis ce peu de temps pour s’observer, et ne plus paraître vulgaire ; elle ne l’était presque plus. Elle parlait moins et plus à propos. Paul la traitait non avec plus d’égards, il n’en avait jamais manqué avec elle, mais avec une douceur plus suave et une sollicitude plus inquiète. Ces changements ne passèrent pas inaperçus. Césarine reçut un grand coup dans la poitrine, et en même temps qu’un sourire de bienveillance s’incrustait sur ses lèvres, un feu sombre s’amassait dans ses yeux, la jalousie mordait ce cœur de pierre ; je tremblai pour Marguerite.

Il me sembla aussi que Marguerite s’en apercevait, et qu’elle ne pouvait se défendre d’en être contente. Le dîner fut triste, bien que le petit Pierre, qui se comportait fort sagement et qui commençait à babiller, réussit par moments à nous dérider. Paul eut été volontiers enjoué, mais il voyait Césarine si étrangement distraite qu’il en cherchait la cause, et se sentait inquiet lui-même sans savoir pourquoi. Quand nous sortîmes de table, il me demanda tout bas si la marquise avait quelque sujet de tristesse. Il craignait que le jugement porté sur son livre, ne lui eût, par réflexion, causé quelque découragement. Césarine entendait tout avec ses yeux : si bas qu’on pût parler, elle comprenait de quoi il était question.

— Vous me trouvez triste, dit-elle sans me laisser le temps de répondre ; j’en demande pardon à Marguerite, que j’aurais voulu mieux recevoir, mais je suis très-troublée : j’ai reçu tantôt de mauvaises nouvelles du marquis de Rivonnière.

Comme elle ne me l’avait pas dit, je crus qu’elle improvisait ce prétexte. La dernière lettre de M. de Valbonne à M. Dietrich n’était pas de nature à donner des inquiétudes immédiates. J’en fis l’observation. Elle y répondit en nous lisant ce qui suit :

« Mon pauvre ami m’inquiète chaque jour davantage. Sa vie n’est plus menacée, mais ses souffrances ne paraissent pas devoir se calmer de si tôt. Il me charge de vous présenter ses respects, ainsi qu’à madame de Rivonnière.

« Vicomte de Valbonne »

Cette lettre parut bizarre à Paul.

— Quelles sont donc, dit-il, ces souffrances qui ne menacent plus sa vie et qui persistent de manière à inquiéter ? Est-ce que M. de Valbonne n’écrit jamais plus clairement ?

— Jamais, répondit Césarine. C’est un esprit troublé, dont l’expression affecte la concision et n’arrive qu’au vague ; mais ne parlons plus de cela, ajouta-t-elle avec un air de commisération pour Marguerite : nous oublions qu’il y a ici une personne à qui le souvenir et le nom de mon mari sont particulièrement désagréables.

Paul trouva cette délicatesse peu délicate, et avec la promptitude et la netteté d’appréciation dont il était doué, il répondit très-vite et sans embarras :

— Marguerite entend parler de M. de Rivonnière sans en être froissée. Elle ne le connaît pas, elle ne l’a jamais connu.

— Je croyais qu’elle avait eu à se plaindre de lui, reprit Césarine en la regardant pour lui faire perdre contenance, et certes elle sait que je ne plaide pas auprès d’elle la cause de mon mari en cette circonstance.

— Vous avez tort, ma marquise, répondit Marguerite avec une douceur navrée ; il faut toujours défendre son mari.

— Surtout lorsqu’il est absent, reprit Paul avec fermeté. Quant à nous, les offenses punies n’existent plus. Nous ne parlons jamais d’un homme que j’ai eu le cruel devoir de tuer. Celui qui vit aujourd’hui est absous, et la femme vengée n’a plus jamais lieu de rougir.

Il parlait avec une énergie tranquille, dont Césarine ne pouvait s’offenser, mais qui faisait entrer la rage et le désespoir dans son âme. Marguerite, les yeux humides, regardait Paul avec le ravissement de la reconnaissance. Je vis que Césarine allait dire quelque chose de cruel.

— L’enfant s’endort, m’écriai-je. Il ne faut pas vous attarder plus longtemps. Votre fiacre est en bas. Prends M. Pierre, mon cher Paul, il est trop lourd pour moi…

En ce moment, Bertrand vint annoncer que le fiacre demandé était arrivé, et il ajouta avec sa parole distincte et son inaltérable sérénité :

— M. le marquis de Rivonnière vient d’arriver aussi.

— Où ! s’écria Césarine comme frappée de la foudre.

— Chez madame la marquise, répondit Bertrand avec le même calme ; il monte l’escalier.

— Nous vous laissons, dit Paul en prenant le bras de Marguerite sous le sien et son enfant sur l’autre bras.

— Non, restez, il le faut ! reprit Césarine éperdue.

— Pourquoi ? dit Paul étonné.

— Il le faut, vous dis-je, je vous en prie.

— Soit, répondit-il en reculant vers le sofa, où il coucha l’enfant endormi, et fit asseoir Marguerite auprès de lui.

Césarine craignait-elle la jalousie de son mari et tenait-elle à lui faire voir qu’elle recevait Paul en compagnie de sa femme, ou bien, plus préoccupée de son dépit que de tout le reste, se trouvait-elle vengée par une nouvelle rencontre de Marguerite avec son séducteur sous les yeux de Paul ? Peut-être était-elle trop troublée pour savoir ce qu’elle voulait et ce qu’elle faisait ; mais, prompte à se dominer, elle sortit pour aller à la rencontre du marquis. Nous l’entendîmes qui lui disait de l’escalier à voix haute :

— Quelle bonne surprise ! Comment, guéri ? quand on nous écrivait que vous étiez plus mal…

— Valbonne est fou, répondit le marquis d’une voix forte et pleine, je me porte bien ; je suis guéri, vous voyez. Je marche, je parle, je monte l’escalier tout seul…

…Et entrant dans l’antichambre qui précédait le petit salon, il ajouta :

— Vous avez du monde ?

— Non, répondit Césarine, entrant la première ; des amis à vous et à moi qui partaient, mais qui veulent d’abord vous serrer les mains.

— Des amis ? répéta le marquis en se trouvant en face de Paul, qui venait à lui. Des amis ? je ne reconnais pas…

— Vous ne reconnaissez pas M. Paul Gilbert et sa femme ?

— Ah ! pardon ! il fait si sombre chez vous ! mon cher ami !…

Il serra les mains de Paul.

— Madame, je vous présente mon respect.


Il salua profondément Marguerite.

— Ah ! mademoiselle de Nermont ! Heureux de vous revoir.

Il me baisa les mains.

— Vous me paraissez tous en bonne santé.

— Mais vous ? lui dit Paul.

— Moi, parfaitement, merci ; je supporte très-bien les voyages.

— Mais comment arrivez-vous sans vous faire annoncer ? lui dit Césarine.

— J’ai eu l’honneur de vous écrire.

— Je n’ai rien reçu.

— Quand je vous dis que Valbonne est fou !

— Mon cher ami, je n’y comprends rien. Pourquoi se permet-il de supprimer vos lettres ?

— Ce serait toute une histoire à vous raconter, histoire de médecins déraisonnant autour d’un malade en pleine révolte qui ne se souciait plus de courir après une santé recouvrée autant que possible.

— Vous arrivez d’Italie ? lui demanda Paul.

— Oui, mon cher, un pays bien surfait, comme tout ce qu’on vante à l’étranger. Moi je n’aime que la France, et en France je n’aime que Paris. Donnez-moi donc des nouvelles de votre jeune ami, M. Latour ?

— Il va fort bien.

— M. Dietrich est sorti, à ce qu’on m’a dit ; mais il doit rentrer de bonne heure. Madame la marquise me permettra-t-elle de l’attendre ici ?

— Oui certainement, mon ami. Avez-vous dîné ?

— J’ai dîné, merci.

Paul échangea encore quelques paroles insignifiantes et polies avec le marquis et Césarine avant de se retirer. L’arrivée foudroyante de M. de Rivonnière avait amené un calme plat dans la situation. Il était doux, content, presque bonhomme. Il n’était ému ni étonné de rien, c’est-à-dire qu’il était redevenu du monde comme s’il ne l’eût jamais quitté. Il revenait de la mort comme il fût revenu de Pontoise. Il se retrouvait chez sa femme, devant son rival et son meurtrier, en face de la femme dont il avait payé la possession de son sang, tout cela à la fois, sans paraître se souvenir d’autre chose que des lois du savoir-vivre et des habitudes d’aisance que comporte toute rencontre, si étrange qu’elle puisse être. L’impassibilité du parfait gentilhomme couvrait tout.

Mal avec sa conscience, Césarine avait été un moment terrifiée ; mais, forte de quelque chose de plus fort que l’usage du monde, forte de sa volonté de femme intrépide, elle avait vite recouvré sa présence d’esprit. Toutefois elle éprouvait encore quelque inquiétude de se trouver seule avec son mari, et elle me pria de rester, m’adressant ce mot à la dérobée pendant qu’on allumait les candélabres.

— Enfin, dit le marquis quand Bertrand fut sorti, je vous vois donc, madame la marquise, plus belle que jamais et avec votre splendide rayon de bonté dans les yeux. Vrai, on dirait que vous êtes contente de me revoir ! La figure de Césarine n’exprimait pas précisément cette joie. Je me demandai s’il raillait ou s’il se faisait illusion.

— Je ne réponds pas à une pareille question, lui dit-elle en souriant du mieux qu’elle put ; c’est à mon tour de vous regarder. Vrai, vous êtes bien portant, on le jurerait ! Qu’est-ce que signifient donc les craintes de votre ami, qui parlait de vous comme d’un incurable !

— Valbonne est très-exalté. C’est un ami incomparable, mais il a la faiblesse de voir en noir, d’autant plus qu’il croit aux médecins. Vous me direz que j’ai sujet d’y croire aussi, étant revenu de si loin. Je ne crois qu’en Nélaton, qui m’a ôté une balle de la poitrine. La cause enlevée, ces messieurs ont prétendu me délivrer des effets, comme s’il y avait des effets sans cause ; au lieu de me laisser guérir tout seul, ils m’ont traité comme font la plupart d’entre eux, de la manière la plus contraire à mon tempérament. Quand, il y a un an bientôt, j’ai secoué leur autorité pour faire à ma tête, je me suis senti mieux tout de suite. Je suis parti ; trois jours après, je me sentais guéri. Il m’est resté de fortes migraines, voilà tout ; mais j’en ai eu deux ou trois ans de suite avant d’avoir l’honneur de vous connaître, et je m’en suis débarrassé en ne m’en occupant plus, Valbonne, en m’emmenant cette fois-ci, m’avait affublé d’un jeune médecin intelligent, mais têtu en diable, qui, mécontent de me voir guérir si vite, rien que par la vertu de ma bonne constitution, a voulu absolument me délivrer de ces migraines et les a rendues beaucoup plus violentes. Il m’a fallu l’envoyer promener, me quereller un peu avec mon pauvre Valbonne, et les planter là pour ne pas devenir victime de leur dévouement à ma personne.

— Les planter là ! dit Césarine ; vous n’êtes donc pas revenu avec eux ?

— Je suis revenu tout seul avec mon pauvre Dubois, qui est mon meilleur médecin, lui ! Il sait bien qu’il ne faut pas s’acharner à contrarier les gens, et quand je souffre, il patiente avec moi. C’est tout ce qu’il y a de mieux à faire.

— Et les autres, où sont-ils ?

— Valbonne et le médecin ? Je n’en sais rien ; je les ai quittés à Marseille, d’où ils voulaient me faire embarquer pour la Corse, sous prétexte que j’y trouverais un climat d’été à ma convenance. J’en avais accepté le projet, mais je ne m’en souciais plus. J’ai confié à Dubois ma résolution de venir me reposer à Paris, et nous sommes partis tous deux, laissant les autres aux douceurs du premier sommeil. Ils ont dû courir après nous, mais nous avions douze heures et je pense qu’ils seront ici demain.

— Tout ce que vous me contez là est fort étrange, reprit Césarine ; je ne vous savais pas si écolier que cela, et je ne comprends pas un médecin et un ami tyranniques à ce point de forcer un malade à prendre la fuite. Ne dois-je pas plutôt penser que vous avez eu la bonne idée de me surprendre, et que vous n’avez pas voulu laisser à vos compagnons de voyage le temps de m’avertir ?

— Il y a peut-être aussi de cela, ma chère marquise.

— Pourquoi me surprendre ? à quelle intention ?

— Pour voir si le premier effet de votre surprise serait la joie ou le déplaisir.

— Voilà un très-mauvais sentiment, mon ami. C’est une méfiance de cœur qui me prouve que vous n’êtes pas aussi bien guéri que vous le dites.

— Il est permis de se méfier du peu qu’on vaut.

Pendant que Césarine causait ainsi avec son mari, j’observais ce dernier, et, d’abord émerveillée de l’aspect de force et de santé qu’il semblait avoir, je commençais à m’inquiéter d’un changement très-singulier dans sa physionomie. Ses yeux n’étaient plus les mêmes ; ils avaient un brillant extraordinaire, et cet éclat augmentait à mesure que, provoqué aux explications, il se renfermait dans une courtoisie plus contenue. Était-il dévoré d’une secrète jalousie ? avait-il un reste ou un retour de fièvre ? ou bien encore cet œil étincelant, qui semblait s’isoler de la paupière supérieure, était-il la marque ineffaçable que lui avait laissée la contraction nerveuse des grandes souffrances physiques ?

En ce moment, Bertrand entra pour dire au marquis que Dubois était à ses ordres.

— Je comprends, répondit M. de Rivonnière : il veut m’emmener. Il craint que je ne sois fatigué, dites-lui que je suis très-bien et que j’attends M. Dietrich.

Puis il reprit son paisible entretien avec sa femme, la questionnant sur toutes les personnes de son entourage et ne paraissant pas avoir perdu la mémoire du moindre détail qui pût l’intéresser. Son œil étrange m’étonnait toujours ; il ne sembla entendre la voix de Dubois dans la pièce voisine. Je me levai comme sans intention, et je me hâtai d’aller le questionner.

— Il faut que madame la marquise renvoie M. le marquis, répondit-il à voix basse ; c’est bientôt l’heure de son accès.

— Son accès de quoi ?

Dubois porta d’un air triste la main à son front.

— Quoi donc ? des migraines ?

— Des migraines terribles.

— Qui l’abattent ou qui l’exaspèrent ?

— D’abord l’un, et puis l’autre.

— Est-ce qu’il y a du délire ?

— Hélas oui ? Ces dames ne le savent donc pas ?

— Nous ne savons rien.

— Alors M. de Valbonne a voulu le cacher ; mais à présent il faut bien qu’on le sache ici. C’est un secret à garder pour le monde seulement.

— Est-ce qu’il a la fièvre dans ces accès de souffrance et d’exaltation ?

— Non, c’est ce qui fait que j’espère toujours.

— C’est peut-être ce qui doit nous inquiéter le plus. Tranchons le mot, Dubois ; votre maître est fou ?

— Eh bien ! oui, sans doute, mais il l’a déjà été deux fois, et il a toujours guéri. Est-ce que mademoiselle croit qu’il était dans son bon sens quand il a séduit et abandonné la pauvre fille ?…

— C’est la femme de mon neveu à présent.

— Ah ! j’oubliais ; pardon, je n’ai que du bien dire d’elle, un ange d’honnêteté et de désintéressement. M. le marquis n’eût pas commis cette faute-là dans son état naturel, et plus tard, quand il prenait des déguisements pour surveiller les démarches de mademoiselle Dietrich, je voyais bien, moi, qu’il n’avait pas sa tête. Il souffrait la nuit, comme il souffre à présent, et il n’avait pas ses journées lucides comme il les a.

— Est-ce qu’il est fou furieux la nuit ?

— Furieux, non, mais fantasque et violent. Avec moi, il n’y a pas de danger. Il me résiste, il se fâche, et puis il cède. Il ne me maltraite jamais. Tout autre l’exaspère. Il avait pris son médecin en aversion et M. de Valbonne en grippe. Je lui ai conseillé de quitter Marseille, où son état ne pouvait pas rester caché, et je lui ai donné pour raison qu’on le soignait mal. On le soignait très-bien au contraire ; mais, quand un malade est irrité, il faut changer son milieu et le distraire avec d’autres visages. J’ai donné rendez-vous pour ce soir à son ancien médecin : je veux qu’il le voie dans sa crise ; mais c’est vers neuf heures que cela commence, et il faut décider madame la marquise à le renvoyer. Je ne crois pas qu’il lui résiste ; il l’aime tant !

— Il l’aime toujours ?

— Plus que jamais.

— Et il n’est plus jaloux d’elle ?

— Ah ! voilà ce que je ne sais pas ; mais je crains qu’il ne me cache la vraie cause de son mal.

— De qui donc serait-il jaloux ?

— Toujours de la même personne.

Un coup de sonnette sec et violent nous interrompit. Je rentrai au plus vite au salon en même temps que Bertrand ; Dubois se tenait sur le seuil avec anxiété.

— M. le marquis veut se retirer, nous dit Césarine avec précipitation.

C’était comme un ordre irrité qu’elle donnait à son mari de s’en aller.

Le marquis éclata de rire ; ce rire convulsif était effrayant.

— Allons donc ! dit-il, je n’ai pas le droit d’attendre mon beau-père chez ma femme ? Je l’attendrai, mordieu, ne vous en déplaise ! Qu’on me laisse seul avec elle ; je n’ai pas fini de l’interroger !

— Bertrand, s’écria Césarine, reconduira M. le marquis à sa voiture.

Elle s’adressait d’un ton de détresse au champion dévoué à sa défense dans les grandes occasions. Il s’avançait impassible, prêt à emporter le marquis dans ses bras nerveux, lorsque Dubois s’élança et le retint. Il prit le bras de son maître en lui disant :

— Monsieur le marquis m’a donné sa parole de rentrer à neuf heures, et il est neuf heures et demie.

Le marquis sembla s’éveiller d’un rêve, il regarda son serviteur en cheveux blancs avec une sorte de crainte enfantine :

— Tu viens m’ennuyer, toi ? lui dit-il d’un air hébété ; tu me payeras ça !

— Oui, à la maison, je veux bien ; mais venez.

— Vieille bête ! je cède pour aujourd’hui ; mais demain…

Dubois l’emmena sans qu’il fit résistance. Bertrand les suivit, toujours disposé à prêter main-forte au besoin. Nous restâmes muettes à les suivre tous trois des yeux ; puis, ayant vu le marquis monter dans sa voiture, Bertrand revint pour nous dire :

— Il est parti.

— Bertrand, lui dit Césarine, s’il arrive à M. de Rivonnière de se présenter encore chez moi en état d’ivresse, dites-lui que je n’y suis pas et empêchez-le d’entrer.

— M. le marquis n’est pas ivre, répondit Bertrand de son ton magistral, et, d’un geste expressif et respectueux, m’engageant à tout expliquer, il se retira.

— Qu’est-ce qu’il veut dire ? s’écria Césarine.

— Tu crois, lui dis-je, que ton mari s’enivre ?

— Oui certes ! il est ivre ce soir, ses yeux étaient égarés. Pourquoi nous as-tu laissés ensemble ? Je t’avais priée de rester. À peine étions-nous seuls, qu’il s’est jeté à mes genoux en me faisant les protestations d’amour les plus ridicules, et quand je lui ai rappelé les engagements pris avec moi, il ne se souvenait plus de rien. Il devenait méchant, idiot, presque grossier… Ah ! je le hais, cet homme qui prétend que je lui appartiens et à qui je n’appartiendrai jamais !

— Ne le hais pas, plains-le ; il n’est pas ivre, il est aliéné !

Elle tomba sur un fauteuil sans pouvoir dire un mot, puis elle me fit quelques questions rapides. Je lui racontai tout ce que m’avait dit Dubois ; elle m’écoutait, l’œil fixe, presque hagard.

— Voilà, dit-elle enfin, une horrible éventualité qui ne s’était pas présentée à mon esprit, — être la femme d’un fou ! avoir la plus répugnante des luttes à soutenir contre un homme qui n’a plus ni souvenir de ses promesses ni conscience de mon droit ! Combattre non plus une volonté, mais un instinct exaspéré, se sentir liée, saine et vivante, à une brute privée de raison ! Cela est impossible ; une telle chaîne est rompue par le seul fait de la folie. Il faut faire constater cela. Il faut que tout le monde le sache, il faut qu’on enferme cet homme et qu’on me préserve de ses fureurs ! Je ne peux pas vivre avec cette épouvante d’être à la merci d’un possédé ; je n’ai fait aucune action criminelle pour qu’on m’inflige ce supplice de tous les instants. Ah ! ce Valbonne qui me hait, comme il m’a trompée ! Il le savait, lui, qu’il me faisait épouser un fou ! Je dévoilerai sa conduite, je le ferai rougir devant le monde entier.

M. Dietrich rentrait, elle l’informa en peu de mots, et continua d’exhaler sa colère et son chagrin en menaces et en plaintes, adjurant son père de la protéger et d’agir au plus vite pour faire rompre son mariage. Elle voulait le faire déclarer nul, la séparation ne lui suffisait pas. M. Dietrich, accablé d’abord, se releva bientôt lorsqu’il vit sa fille hors d’elle-même. S’il la chérissait avec tendresse, il n’en était pas moins, avant tout, homme de bien, admirablement lucide dans les grandes crises.

— Vous parlez mal, ma fille, lui dit-il, et vous ne pensez pas ce que vous dites. De ce que Jacques a des nuits agitées et des heures d’égarement, il ne résulte pas qu’il soit fou, puisqu’un pauvre vieux homme comme Dubois suffit à le contenir et vient à bout de cacher son état. Nous aurons demain plus de détails ; mais pour aujourd’hui ce que nous savons ne suffit pas pour provoquer la cruelle mesure d’une séparation légale. Songez qu’il nous faudrait porter un coup mortel à la dignité de celui dont vous avez accepté le nom. Il faudrait accuser lui et les siens de supercherie, et qui vous dit qu’un tribunal se prononcerait contre lui ? En tout cas, l’opinion vous condamnerait, car personne n’est dispensé de remplir un devoir, quelque pénible qu’il soit. Le vôtre est d’attendre patiemment que la situation de votre mari s’éclaircisse, et de faire tout ce qui, sans compromettre votre fierté ni votre indépendance, pourra le calmer et le guérir. Si, après avoir épuisé les moyens de douceur et de persuasion, nous sommes forcés de constater que le mal s’aggrave et ne laisse aucun espoir, il sera temps de songer à prendre des mesures plus énergiques ; sinon, vous serez cruellement et justement blâmée de lui avoir refusé vos soins et vos consolations.

Césarine, atterrée, ne répondit rien, et passa la nuit dans un désespoir dont la violence m’effraya. Je n’osai la quitter avant le jour ; je craignais qu’elle ne se portât à quelque acte de désespoir. Cette fois elle ne posait pas pour attendrir les autres, elle se retenait au contraire, et n’eut point d’attaque de nerfs ; mais son chagrin était profond, les larmes l’étouffaient, elle jugeait son avenir perdu, sa vie sacrifiée à quelque chose de plus sombre que le veuvage, l’obligation incessante d’employer son intelligence supérieure à contenir les emportements farouches ou à subir les puériles préoccupations d’un idiot méchant à ses heures, toujours jaloux et osant se dire épris d’elle.

Le châtiment était cruel en effet, mais c’est en vain qu’elle me le présentait comme une injustice du sort. Elle avait épousé ce moribond, moitié par ostentation de générosité, moitié pour se relever aux yeux de Paul, un peu aussi pour être marquise et indépendante par-dessus le marché.

Le lendemain, M. Dietrich alla dès le matin voir son gendre. Il le trouva endormi et put causer longuement avec Dubois et le médecin qui avait passé la nuit à observer son malade. Le résumé de cet examen fut que le marquis n’était ni fou ni lucide absolument. Il avait les organes du cerveau tour à tour surexcités et affaiblis par la surexcitation. Quelques heures de sa journée, entre le repos du matin, qui était complet, et le retour de l’accès du soir, pouvaient offrir une parfaite sanité d’esprit, et nulle consultation médicale dressée avec loyauté n’eût pu faire prononcer qu’il était incapable de gérer ses affaires ou de manquer d’égards à qui que ce soit. Il avait causé avec lui après l’accès et l’avait trouvé bien portant de corps et d’esprit. Il ne jugeait point qu’il eût jamais eu le cerveau faible. Il le croyait en proie à une maladie nerveuse, résultat de sa blessure ou de la grande passion sans espoir qu’il avait eue et qu’il avait encore pour sa femme.

Là se présentait une alternative sans issue. En cédant à son amour, Césarine le guérirait-elle ? S’il en était ainsi, n’était-il pas à craindre que les enfants résultant de cette union ne fussent prédisposés à quelque trouble essentiel dans l’organisation ? Le médecin ne pouvait et ne voulait pas se prononcer. M. Dietrich sentait que sa fille se tuerait plutôt que d’appartenir à un homme qui lui faisait peur, et dont elle eût rougi de subir la domination. Il se retira sans rien conclure. Il n’y avait qu’à patienter et attendre, essayer un rapprochement purement moral, en observer les effets, séparer les deux époux, si le résultat des entrevues était fâcheux pour le marquis ; alors on tenterait de le faire voyager encore. On ne pouvait s’arrêter qu’à des atermoiements ; mais en tout cas, jusqu’à nouvel ordre, M. Dietrich voulait que l’état du marquis fût tenu secret, et Dubois affirmait que la chose était possible vu les dispositions locales de son hôtel et la discrétion de ses gens, qui lui étaient tous aveuglément dévoués.

Deux heures plus tard, M. de Valbonne, arrivé dans la nuit, venait s’entretenir du même sujet avec M. Dietrich : M. de Valbonne était absolu et cassant. Il n’aimait pas Césarine, pour l’avoir peut-être aimée sans espoir avant son mariage. Il la jugeait coupable de ne pas vouloir se réunir à son ami, et quand M. Dietrich lui rappela le pacte d’honneur par lequel, en cas de guérison, Jacques s’était engagé à ne pas réclamer ses droits, il jura que Jacques était trop loyal pour songer à les réclamer ; c’était lui faire injure que de le craindre.

— Pourtant, dit M. Dietrich, il a fait hier soir une scène inquiétante, et dans ses moments de crise il ne se rappelle plus rien.

— Oui, reprit Valbonne, il est alors sous l’empire de la folie, j’en conviens, et si sa femme n’eût été la cause volontaire ou inconsciente de cette exaltation en le gardant sous sa dépendance durant cinq ans, elle aurait le droit d’être impitoyable envers lui ; mais elle l’a voulu pour ami et pour serviteur. Elle l’a rendu trop esclave et trop malheureux, je dirai même qu’elle l’a trop avili pour ne pas lui devoir tous les sacrifices, à l’heure qu’il est.

— Je ne vous permets pas de blâmer ma fille, monsieur le vicomte. Je sais qu’en épousant votre ami contre son inclination, elle n’a eu en vue que de le relever de l’espèce d’abaissement où tombe dans l’opinion un homme trop soumis et trop dévoué.

— Oui, mais les devoirs changent avec les circonstances : Jacques était condamné. La réparation donnée par mademoiselle Dietrich était suffisante alors et facile, permettez-moi de vous le dire ; elle y gagnait un beau nom…

— Sachez, monsieur, qu’elle n’était pas lasse de porter le mien, et rappelez-vous qu’elle n’a pas voulu accepter la fortune de son mari.

— Elle l’aura quand même, elle en jouira du moins, car elle y a droit, elle est sa femme ; rien ne peut l’empêcher de l’être, et la loi l’y contraint.

— Vous parlez de moi, dit Césarine, qui entrait chez son père et qui entendit les derniers mots. Je suis bien aise de savoir votre opinion, monsieur de Valbonne, et de vous dire, en guise de salut de bienvenue, que ce ne sera jamais la mienne.

M. de Valbonne s’expliqua, et, la rassurant de son mieux sur la loyauté du marquis, il exprima librement son opinion personnelle sur la situation délicate où l’on se trouvait. Si Césarine m’a bien rapporté ses paroles, il y mit peu de délicatesse et la blessa cruellement en lui faisant entendre qu’elle devait abjurer toute autre affection secrète, si pure qu’elle pût être, pour rendre l’espoir, le repos et la raison à l’homme dont elle s’était jouée trop longtemps et trop cruellement.

Il s’ensuivit une discussion très-amère et très-vive que M. Dietrich voulut en vain apaiser ; Césarine rappela au vicomte qu’il avait prétendu à lui plaire, et qu’elle l’avait refusé. Depuis ce jour, il l’avait haïe, disait-elle, et son dévoûment pour Jacques de Rivonnière couvrait un atroce sentiment de vengeance. La querelle s’envenimait lorsque Bertrand entra pour demander si l’on avait vu le marquis. Il l’avait introduit dans le grand salon, où le marquis lui avait dit avec beaucoup de calme vouloir attendre madame la marquise. Bertrand avait cherché madame chez elle, et, ne l’y trouvant pas, il était retourné au salon d’honneur pour dire à M. de Rivonnière qu’il allait la chercher dans le corps de logis habité par M. Dietrich ; mais le marquis n’était plus là, et les autres domestiques assuraient l’avoir vu aller au jardin. Dans le jardin, Bertrand ne l’avait pas trouvé davantage, non plus que dans les appartements de la marquise. Il était pourtant certain que M. de Rivonnière n’avait pas quitté l’hôtel.

M. Dietrich et M. de Valbonne se mirent à sa recherche ; Césarine rentra dans son appartement, où le marquis s’était glissé inaperçu et l’attendait ; elle eut un mouvement d’effroi et voulut sonner. Il l’en empêcha en se plaçant entre elle et la sonnette.

— Écoutez-moi, lui dit-il, c’est pour la dernière fois ! Je connais trop votre maison pour y errer à l’aventure. Je voulais parler à votre père, j’ai pénétré tout à l’heure dans son cabinet, j’ai entendu votre voix et celle de Valbonne. J’ai écouté. Un homme condamné a le droit de connaître les motifs de sa sentence. J’ai appris une chose que j’ignorais, c’est que je suis fou, et une chose dont je voulais encore douter, c’est que votre indifférence pour moi s’était changée en terreur et en aversion. Je suis bien malheureux, Césarine ; mais je vous absous, moi, d’avoir fait sciemment mon malheur. Vous n’avez jamais connu l’amour et ne le connaîtrez jamais, c’est pourquoi vous ne vous êtes pas doutée de la violence du mien. Vous n’avez jamais cru qu’on en pût devenir fou ; vous avez toujours raillé mes plaintes et mes transports. C’est assez souffrir, vous ne me ferez plus de mal. Puissiez-vous oublier celui que vous m’avez fait et n’en jamais apprécier l’étendue, car vous auriez trop de remords ! Je vous les épargne, ces reproches, car, aliéné ou non, je me sens calme en ce moment comme si j’étais mort. Adieu. Si j’étais vindicatif, je serais content de penser que votre passion du moment est de réduire un autre homme que vous ne réduirez pas. Il vous préférera toujours sa femme. Je l’ai vu tantôt, je sais ce qu’il pense et ce qu’il vaut. Vous souffrirez dans votre orgueil, car il est plus fort de sa vertu que vous de votre ambition ; mais je ne suis pas inquiet de votre avenir ; vous chercherez d’autres victimes, et vous en trouverez. D’ailleurs ceux qui n’aiment pas résistent à toutes les déceptions. Soyez donc heureuse à votre manière ; moi, je vais oublier la funeste passion qui a troublé ma raison et avili mon existence.

J’étais entrée chez Césarine dès les premiers mots du marquis. Il se dirigea vers moi, prit ma main qu’il porta à ses lèvres sans me rien dire, et sortit sans se retourner.

Inquiète, je voulais le suivre.

— Laissons-le partir, dit Césarine en faisant signe à Bertrand, qui se tenait dans l’antichambre et qui suivit le marquis. Il se rend justice à lui-même. Ses reproches sont injustes et cruels, mais je n’y veux pas répondre. À la moindre excuse, à la moindre consolation que je lui donnerais, il me reparlerait de ses droits et de ses espérances. Laissons-le rompre tout seul ce lien odieux.

Bertrand revint nous dire que M. de Rivonnière était remonté dans sa voiture et avait donné l’ordre de retourner chez lui.

— Dubois l’a-t-il accompagné ici ?

— Non, madame la marquise. Dubois veille M. le marquis toutes les nuits, il dort le jour ; mais M. de Valbonne, qui n’avait pas encore quitté l’hôtel, est monté en voiture avec M. de Rivonnière.

— N’importe, Bertrand, allez savoir ce qui se passe à l’hôtel Rivonnière ; vous viendrez me le dire.

Bertrand obéit en annonçant mon neveu.

— Venez, s’écria Césarine en courant à lui ; donnez-moi conseil, jugez-moi, aidez-moi, j’ai la tête perdue, soyez mon ami et mon guide !

— Je sais tout, répondit Paul. Je viens de voir M. Dietrich. Il ne songe qu’à vous préserver. Vous ne songez pas non plus à autre chose. Le conseil que vous donnerait ma conscience, vous ne le suivriez pas.

— Je le suivrai ! répondit Césarine avec exaltation.

— Eh bien ! demandez votre voiture et courez chez votre mari, car je l’ai vu sortir d’ici d’un air si abattu que je crains tout. Il m’a serré la main en passant, et son regard semblait m’adresser un éternel adieu.

— J’y cours, dit Césarine en tirant la sonnette.

— Mais ce n’est pas tout d’aller lui donner quelques vagues consolations, reprit Paul. Il faut rester près de lui, il faut le veiller dans son délire, il faut le distraire et le rassurer à ses heures de calme. S’il veut quitter Paris, il faut le suivre ; il faut être sa femme, en un mot, dans le sens chrétien et humain le plus logique et le plus dévoué.

— Ah !… voilà… ce que vous conseillez ? s’écria Césarine en portant convulsivement un verre d’eau froide à ses lèvres desséchées et frémissantes, c’est vous qui me dites d’être la femme de M. de Rivonnière !

— Et pourquoi, reprit-il, ne serait-ce pas moi ? Je suis le plus nouveau et le plus désintéressé de vos amis ; vous me consultez, je ne me serais pas permis, sans cela, de vous dire ce que je pense.

— Ce que vous pensez est odieux : une femme ne doit pas se respecter, elle doit se donner sans amour comme une esclave vendue ?

— Non, jamais ; mais si elle est noblement femme, si elle a du cœur, si elle plaint le malheur qu’elle a volontairement causé, elle fait entrer l’amour dans la pitié. Qu’est-ce donc que l’amour, sinon la charité à sa plus haute puissance ?

— Ah oui ! vous pensez cela, vous ! vous voulez que j’aime mon mari par charité comme vous aimez votre femme…

— Je n’ai pas dit par charité, j’ai dit avec charité. J’ai invoqué ce qu’il y a de plus pur et de plus grand, ce qui sanctifie l’amour et fait du mariage une chose sacrée.

— C’est bien, dit Césarine tout à coup froide et calme, vous avez prononcé, j’obéis…

Elle sortit sans me permettre de la suivre.

— Oui, c’est bien, Paul, dis-je à mon neveu en l’embrassant : toi seul as eu le courage de lui tracer son devoir !

Mais il repoussa doucement mes caresses, et, tombant sur un fauteuil, il éclata d’un rire nerveux entrecoupé de sanglots étouffés.

— Qu’est-ce donc ? m’écriai-je, qu’as-tu ! es-tu malade ? es-tu fou ?

— Non, non ! répondit-il avec un violent effort sur lui-même pour se calmer, ce n’est rien. Je souffre, mais ce n’est rien.

— Mais enfin… cette souffrance… Malheureux enfant, tu l’aimes donc ?

— Non, ma tante, je ne l’aime pas dans le sens que vous attachez à ce mot-là ; elle n’est pas mon idéal, le but de ma vie. Si elle le croit, détrompez-la, elle n’est même pas mon amie, ma sœur, mon enfant, comme Marguerite ; elle n’est rien pour moi qu’une émouvante beauté dont mes sens sont follement et grossièrement épris. Si elle veut le savoir, dites-le-lui pour la désillusionner ; mais, non, ne lui dites rien, car elle se croirait vengée de ma résistance, et elle est femme à se réjouir de mon tourment. Cela n’est pourtant pas si grave qu’elle le croirait. Les femmes s’exagèrent toujours les supplices qu’elles se plaisent à nous infliger. Je ne suis pas M. de Rivonnière, moi ! Je ne deviendrai pas fou, je ne mourrai pas de chagrin, je ne souffrirai même pas longtemps. Je suis un homme, et jamais une convoitise de l’esprit ni de la chair, comme disent les catholiques, n’a envahi ma raison, ma conscience et ma volonté. Le conseil que je viens de donner m’a coûté, je l’avoue. Il m’a passé devant les yeux des lueurs étranges, mon sang a bourdonné dans mes oreilles, j’ai cru que j’allais tomber foudroyé ; puis j’ai résisté, je me suis raillé moi-même, et cela s’est dissipé comme toutes les vaines fumées qu’un cerveau de vingt-cinq ans peut fort bien exhaler sans danger d’éclater. Ne me dites rien, ma tante, je ne suis pas un héros, encore moins un martyr ; je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger, comme porte la consigne du sage : aussi la prudence, le point d’honneur, le respect de moi-même, me sont-ils aussi familiers que les émotions de la jeunesse. Je donne la préférence à ce qui est bien sur ce qui ne serait qu’agréable. Le devoir avant le plaisir, toujours ! et, grâce à ce système, tout devoir me devient doux… À présent parlons de Marguerite, ma bonne tante ; cela me touche, me pénètre et m’intéresse beaucoup plus. Elle n’est pas bien et m’inquiète chaque jour davantage. On dirait qu’elle me cache encore quelque chose qui la fait souffrir, et que je cherche en vain à deviner. Venez la voir un de ces jours, je vous laisserai ensemble et vous tâcherez de la confesser. Je m’en retourne auprès d’elle. Puis-je boire le verre d’eau qui est là ? Cela achèvera de me remettre.

Il prit le verre, puis, se souvenant que Césarine agitée y avait trempé ses lèvres, il le reposa et en prit un autre sur le plateau en disant avec un sourire demi-amer, demi-enjoué :

— Je n’ai pas besoin de savoir sa pensée, je la sais de reste.

— Tu crois la connaître ?

— Je l’ai connue, puis je m’y suis trompé. Après l’avoir trop accusée, je l’ai trop justifiée ; mais tout à l’heure, quand elle m’a dit :

« — C’est vous qui me conseillez d’être la femme d’un autre ? »

J’ai compris son illusion, son travail, son but. Déjà je les avais pressentis hier dans son attitude vis-à-vis de Marguerite, dans son sourire amer, dans ses paroles blessantes ; elle n’est pas si forte qu’elle le croit, elle ne l’est du moins pas plus que moi. Et pourtant je ne suis pas un héros, je vous le répète, ma tante ; je suis l’homme de mon temps, que la femme ne gouvernera plus, à moins de devenir loyale et d’aimer pour tout de bon ! Encore un peu de progrès, et les coquettes, comme tous les tyrans, n’auront plus pour adorateurs que des hommes corrompus ou efféminés !

Il me laissa rassurée sur son compte, mais inquiète de Césarine. Je n’osais la rejoindre ; je demandai à voir M. Dietrich, il était sorti avec elle.

Bertrand vint au bout d’une heure me dire, de la part de la marquise, que M. de Rivonnière était calme et qu’elle me priait de venir passer la soirée chez lui à huit heures. Je fus exacte. Je trouvai le marquis mélancolique, attendri, reconnaissant. Césarine me dit devant lui dès que j’entrai :

— Nous ne t’avons pas invitée à dîner parce qu’ici rien n’est en ordre. Le marquis nous a fait très-mal dîner ; ce n’est pas sa faute. Demain je m’occuperai de son ménage avec Dubois, et ce sera mieux. En revanche, nous avons fait une charmante promenade au bois, par un temps délicieux ; tout Paris y était.


Elle était si tranquille, si dégagée, que j’eus peine à cacher ma surprise.

— Prends ton ouvrage, si tu veux, ajouta-t-elle, tu n’aimes pas à rester sans rien faire. Mon père était en train de nous raconter la séance de la chambre.

M. Dietrich continua de parler politique au marquis, voulant peut-être s’assurer de la lucidité de son esprit, mais procédant avec lui comme s’il n’en eût jamais douté. Je vis que c’était une cure consciencieusement entreprise. Le marquis écoutait avec une sorte d’effort, mais répondait à propos. De temps en temps il paraissait éprouver quelque anxiété en regardant la pendule. Le malheureux, depuis qu’il se savait réputé fou, semblait avoir conscience de son mal et en redouter l’approche.

Il s’observa sans doute beaucoup, car il triompha de l’heure fatale, et arriva jusqu’à près de dix heures sans perdre sa présence d’esprit et sans paraître souffrir. Alors il tomba dans une sorte d’abattement méditatif, répondit de moins en moins aux paroles qu’on lui adressait, et finit par ne plus répondre du tout.

— Je vois que vous souffrez beaucoup, lui dit Césarine ; vous allez vous coucher, nous resterons au salon jusqu’à ce que vous dormiez. Nous jouerons aux échecs, mon père et moi. Si vous ne dormez pas, vous viendrez nous trouver.

Il répondit par un vague sourire, sans qu’on sût s’il avait bien compris. Dubois l’emmena. M. Dietrich se glissa dans une pièce voisine de la chambre à coucher de son gendre ; il voulait écouter et observer les phénomènes de l’accès. Dubois laissa les portes ouvertes sous la tenture rabattue.

Césarine, restée au salon avec moi, allait et venait sans bruit. Bientôt elle m’appela pour écouter aussi. Le marquis souffrait beaucoup et se plaignait à Dubois comme un enfant. Le brave homme le réconfortait, lui répétant sans se lasser :

— Ça passera, monsieur, ça va passer.

La souffrance augmenta, le malade demanda ses pistolets, et ce fut une exaspération d’une heure environ, durant laquelle il accabla Dubois d’injures et de reproches de ce qu’il voulait lui conserver la vie ; mais il n’avait pas l’énergie nécessaire pour faire acte de rébellion, la souffrance paralysait sa volonté. Tout à coup elle cessa comme par enchantement, il se mit à déraisonner. Il parlait assez bas ; nous ne pûmes rien suivre et rien comprendre, sinon qu’il passait d’un sujet à un autre et que ses préoccupations étaient puériles. Nous entendions mieux les réponses de Dubois, qui le contredisait obstinément ; à ce moment-là il ne craignait plus de l’irriter :

— Vous savez bien, lui disait-il, qu’il n’y a pas un mot de vrai dans ce que vous me dites. Vous êtes à Paris et non à Genève ; l’horloger n’a pas dérangé votre montre pour vous jouer un mauvais tour. Votre montre va bien, aucun horloger n’y a touché.

Nous entendîmes le marquis lui dire :

— Ah ! voilà ! tu me crois fou ! c’est ton idée !

— Non, monsieur, répondit le patient vieillard. Je vous ai connu tout petit, je vous ai, pour ainsi dire, élevé : vous n’êtes pas fou, vous ne l’avez jamais été ; mais vous étiez fort railleur, et vous l’êtes encore ; vous me faisiez un tas de contes pour vous moquer de moi, et c’est une habitude que vous avez gardée. Moi, je me suis habitué à vous écouter et à ne rien croire de ce que vous me dites.

Le marquis parla encore bas ; puis, distinctement et raisonnablement :

— Mon ami, dit-il, je sens que ma tête va tout à fait bien, et que je vais dormir ; mais il faut que tu me rappelles ce que j’ai fait hier, je ne m’en souviens plus du tout.

— Et moi, je ne veux pas vous le dire, parce que vous ne dormiriez pas. Quand on veut bien dormir, il faut ne se souvenir de rien et ne penser à rien. Allons, couchez-vous ; demain matin, vous vous souviendrez.

— C’est comme tu voudras ; pourtant j’ai quelque chose qui me tourmente : est-ce que j’ai été méchant tantôt ?

— Vous ! jamais !

— Je ne t’ai pas brutalisé pendant que je souffrais ?

— Cela ne vous est jamais arrivé que je sache.

— Tu mens, Dubois ! Je t’ai peut-être frappé ?

— Quelle idée avez-vous là, et pourquoi me dites-vous cela aujourd’hui ?

— Parce qu’il me semble que je me souviens un peu, à moins que ce ne soit encore un rêve ; rêve ou non, embrasse-moi, mon pauvre Dubois, et va te coucher ; je suis très-bien.

Un quart d’heure après, nous entendîmes sa respiration égale et forte ; il dormait profondément, Dubois vint nous trouver.

— M. le marquis est sauvé, nous dit-il. Il n’a pas encore conscience du bien que vous lui avez fait ; mais il l’éprouve, son accès a été plus court et plus doux de moitié que les autres jours ; continuez, et vous verrez qu’il ira de mieux en mieux ; c’est le chagrin qui l’a brisé, le bonheur le guérira, je n’en doute plus.

M. Dietrich lui demanda si c’était la première fois que le marquis avait une vague conscience de ses emportements.

— Oui, monsieur, c’est la première fois, vous voyez que son bon cœur se réveille, et comme il m’a embrassé, le pauvre enfant ! C’est comme quand il était petit.

Il était quatre heures du matin, Dubois avait fait préparer pour nous l’appartement qu’occupait madame de Montherme lorsqu’elle venait soigner son frère ; elle ignorait son retour, et passait l’été à Rouen, où son mari avait des intérêts à surveiller.

Nous prîmes donc du repos, et nous pûmes assister en quelque sorte au réveil du marquis en nous tenant dans la pièce d’où nous l’avions écouté durant la nuit. Il éveilla Dubois à neuf heures, et se jetant à son cou :

— Mon ami, lui dit-il, je me souviens d’hier, j’ai été bien cruellement éprouvé ! J’ai appris que j’étais fou et que ma femme avait peur de moi ; mais ensuite elle est venue au moment où de sang-froid j’étais résolu à me faire sauter la cervelle. Elle a été bonne comme un ange, son père excellent ; ils n’ont pas voulu discuter avec moi. Ils m’ont traité comme un enfant, mais comme un enfant qu’on aime. Ils m’ont pris, bon gré, mal gré, dans leur voiture, et ils m’ont promené à travers toutes les élégances de Paris, pour bien montrer que j’étais guéri, pour faire croire que je n’étais pas aliéné, et que ma femme prétendait vivre avec moi. Cela m’a fait du mal et du bien ; je vois qu’elle se préoccupe de ma dignité, et qu’elle veut sauver le ridicule de ma situation. Je lui en sais gré ; elle agit noblement, en femme qui veut faire respecter le nom qu’elle porte. Elle me fait encore un plus grand bien, elle détruit ma jalousie, car, en feignant d’être à moi, elle rompt avec les espérances qu’elle a pu encourager. Il n’y a qu’un lâche qui accepterait ce partage même en apparence, et l’homme que je soupçonnais de l’aimer malgré lui est homme de cœur et très-orgueilleux ; tout cela est bon et bien de la part de ma femme et de son père, et aussi de cette excellente Nermont, qui a toujours donné les meilleurs conseils.

— Monsieur ne sait pas qu’ils ont passé la nuit ici, et qu’ils y sont encore ?

— Que me dis-tu là ? Malheur à moi ! ils m’ont vu dans mon accès !

— Non, monsieur, mais ils auraient pu vous voir. Vous n’avez pas eu d’accès.

— Tu mens, Dubois ; j’en ai toutes les nuits ! Valbonne l’a avoué ; j’ai bien entendu, je me souviens bien ! Ma femme a voulu s’assurer de la vérité, elle sait à présent que je ne suis plus un homme, et qu’elle ne pourra jamais m’aimer !

Césarine entra en l’entendant sangloter. Elle le trouva en robe de chambre, assis devant sa toilette et pleurant avec amertume. Elle l’embrassa et lui dit :

— Votre folie, c’est de vous croire fou ; vous n’en avez pas d’autre. Nous avons été trompés, vous avez votre raison. Qu’elle se trouble un peu à certaines heures de la nuit, c’est de quoi je ne m’inquiète plus à présent. Je me charge de vous guérir en restant près de vous pour vous consoler, vous distraire et vous prouver que je n’ai pas de meilleur et de plus cher ami que vous.

— Restez donc ! répondit-il en se jetant à ses genoux. Restez sans crainte et guérissez-moi ! Je veux guérir ; il faut que l’homme dont vous vous êtes déclarée la femme en vous montrant en public avec lui ne soit pas un insensé ou un idiot. Je vous serai soumis comme un enfant, et ma reconnaissance sera plus forte que ma passion, car je n’oublierai plus mes serments, et ce que j’ai juré, je le tiendrai ; soignez donc votre ami, votre frère, jusqu’à ce qu’il soit digne d’être votre protecteur.

C’était là que Césarine avait voulu l’amener, c’était en somme ce qu’elle pouvait faire de mieux, et elle l’avait fait avec vaillance. Elle s’installa chez son mari et me pria d’y rester avec elle. M. Dietrich retourna chez lui, et vint tous les jours dîner avec nous. Bertrand passa les nuits à surveiller toutes choses, toujours prêt à contenir le malade s’il arrivait à la fureur, bien que Dubois ne fût ni inquiet ni fatigué de sa tâche. En très-peu de jours, les accès, toujours plus faibles, disparurent presque entièrement, et tout fit présager une guérison complète et prochaine. On fit des visites, on en rendit ; un bruit vague de démence avait couru. Toutes les apparences et bientôt la réalité le démentirent.

Je voyais Marguerite assez souvent, et je n’étais pas aussi rassurée sur son compte que sur celui du marquis. Elle allait toujours plus mal ; minée par une fièvre lente, elle n’avait presque plus la force de se lever. Paul voyait avec effroi l’impuissance absolue des remèdes. Après une consultation de médecins qui par sa réserve aggrava nos inquiétudes, Marguerite vit malgré nous qu’elle était presque condamnée.

— Écoutez, me dit-elle un jour que nous étions seules ensemble, je meurs ; je le sais et je le sens. Il est temps que je parle pendant que je peux encore parler. Je meurs parce que je dois, parce que je veux mourir ; j’ai commis une très-mauvaise action. Je vous la confie comme à Dieu. Réparez-la, si vous le jugez à propos. J’ai surpris une lettre qui était pour Paul ; je l’ai ouverte ; je l’ai lue, je la lui ai cachée, il ne la connaît pas ! Seulement laissez-moi vous dire qu’en faisant cette bassesse j’avais déjà pris la résolution de me laisser mourir, parce que j’avais tout deviné ; à présent lisez.

Elle me remit un papier froissé, humide de sa fièvre et de ses larmes, qu’elle portait sur elle comme un poison volontairement savouré. C’était l’écriture de Césarine, et elle datait d’une quinzaine.

« Paul, vous l’avez voulu. Je suis chez lui. Je le sauverai ; il est déjà sauvé. Je suis perdue, moi, car dès qu’il sera guéri, je n’aurai plus de motifs pour le quitter et pour réclamer ma liberté. Il faudra que je sois sa femme, entendez-vous ? Son amour est invincible ; c’est sa vie, et, s’il perd encore une fois l’espérance, il se tuera. Vous l’avez voulu, je serai sa femme ! Mais sachez qu’auparavant je veux être à vous. Vous m’aimez, je le sais, nous devons nous quitter pour jamais, nos devoirs nous le prescrivent, et nous ne serons point lâches ; mais nous nous dirons adieu, et nous aurons vécu un jour, un jour qui résumera pour nous toute une vie. Je vous ferai connaître ce jour de suprême adieu, je trouverai un prétexte pour m’absenter, un prétexte qui vous servira aussi. Ne me répondez pas et soyez calme en apparence. »

Je relus trois fois ce billet. Je croyais être hallucinée, je voulais douter qu’il fût de la main de Césarine. Le doute était impossible. La passion l’avait terrassée, elle abjurait sa fierté, sa pudeur ; elle descendait des nuées sublimes où elle avait voulu planer au-dessus de toutes les faiblesses humaines ; elle se jugeait d’avance avilie par l’amour de son mari ; elle voulait se rendre coupable auparavant. Étrange et déplorable folie dont je rougis pour elle au point de ne pouvoir cacher à Marguerite l’indignation que j’éprouvais !

La pauvre femme ne me comprit pas.

— N’est-ce pas que c’est bien mal ? me dit-elle en entendant mes exclamations. Oui, c’est bien mal à moi d’avoir intercepté une lettre comme celle-là ! Que voulez-vous ? je n’ai pas eu le courage qu’il fallait. Je me suis dit :

« — Puisque je vais mourir ! »

Il l’aime, elle le lui dit. Il me trompe par vertu, par bonté, mais il l’aime, c’est bien sûr. S’il ne le lui a pas dit, elle l’a bien vu, et moi aussi d’ailleurs je le voyais bien… Pauvre Paul, comme il a été malheureux à cause de moi ! comme il s’est défendu, comme il a été grand et généreux ! J’ai eu tort de lui cacher son bonheur. Il n’en eût pas profité tant que j’aurais vécu ; c’est pour cela qu’il faut que je me dépêche de partir. Je reste trop longtemps ; chaque jour que je vis, il me semble que je le lui vole. Ah ! j’ai été lâche, j’aurais dû lui dire :

« — Laisse-moi encore quelques semaines pour bien regarder mon pauvre enfant ; je voudrais ne pas l’oublier quand je serai morte ! Va donc à ce rendez-vous, ce ne sera pas le dernier : vous vous aimez tant que vous ne saurez pas si vous êtes coupables de vous aimer ; seulement ne me dis rien. Laisse-moi croire que tu n’iras peut-être pas. Pardonne-moi d’avoir été ton fardeau, ton geôlier, ton supplice ; mais sache que je t’aimais encore plus qu’elle ne t’aime, car je meurs pour que tu aies son amour, et elle n’eût pas fait cela pour toi… »

Elle parla encore longtemps ainsi avec exaltation et une sorte d’éloquence ; je ne l’interrompais point, car Paul était entré sans bruit. Il se tenait derrière son rideau et l’écoutait avec attention. Il voulait tout savoir. De son côté, elle m’avouait tout.

— Vous me justifierez quand je n’y serai plus, disait-elle ; faites-lui connaître que, si je ne suis pas morte plus tôt, ce n’est pas ma faute. J’ai fait mon possible pour en finir bien vite : tous les remèdes qu’on me présente, je les mets dans ma bouche, mais je ne les avale que quand on m’y force en me regardant bien. La nuit, quand on dort un instant, je me lève, je prends froid. Si on me dit de prendre de l’opium, j’en prends trop. Je cherche tout ce qui peut me faire mal. Je fais semblant de ne pouvoir dormir que sur la poitrine, et je m’étouffe le cœur jusqu’à ce que je perde connaissance. Je voudrais savoir autre chose pour me faire mourir !

— Assez, Marguerite ! lui dit Paul en se montrant. J’en sais assez pour te sauver, et je te sauverai ; tu le voudras, et nous serons heureux, tu verras ! Nous oublierons tout ce que nous avons souffert. Montre-moi cette lettre dont tu parles, et ne crains rien.

Il lui prit doucement la lettre, la lut sans émotion, la jeta par terre et la roula sous son pied.

— C’est une lettre infâme ! s’écria-t-il ; c’est une insulte à mon honneur ! Comment, j’aurais tendu la main à son mari après le duel, j’aurais accepté ses excuses, pardonné à son repentir, conseillé le mariage, et après le mariage le rapprochement, tout cela pour le tromper, pour posséder sa femme avant lui et m’avilir à ses yeux plus qu’il n’était avili aux miens par sa conduite envers toi ! Tiens, cette femme est plus folle que lui, et sa démence n’a rien de noble. C’est l’égarement d’une conscience malade, d’un esprit faux, d’un méchant cœur. Je devrais la haïr, car son but n’est pas même la passion aveugle : elle a espéré me punir des conseils sévères que je lui ai donnés en mettant dans ma vie ce qu’elle jugeait devoir être un regret poignant, éternel. Eh bien ! sais-tu ce que j’eusse fait vis-à-vis d’une pareille femme, si ni Jacques de Rivonnière, ni ma tante, ni toi, n’eussiez jamais existé ? J’aurais été à son rendez-vous, et je lui aurais dit en la quittant :

— Merci, madame, c’est demain le tour de quelque autre ; je vous quitte sans regret !

Mais supposer que j’aurais avec elle une heure d’ivresse au prix de mon honneur et de ta vie, ah ! Marguerite, ma pauvre chère enfant, tu ne me connais donc pas encore ? Allons, tu me connaîtras ! En attendant, jure-moi que tu veux guérir, que tu veux vivre ! Regarde-moi. Ne vois-tu pas dans mes yeux que tu es, avec mon Pierre, ce que j’ai de plus cher au monde ?

Il alla chercher l’enfant et le mit dans les bras de sa mère.

— Vois donc le trésor que tu m’as donné ; dis-moi si je peux ne pas aimer la mère de cet enfant-là ? Dis-moi si je pourrais vivre sans elle ? Mettons tout au pire ; suppose que j’aie eu un caprice pour cette folle que tu as toujours beaucoup plus admirée que je ne l’admirais, serait-ce un grand sacrifice à te faire que de rejeter ce caprice comme une chose malsaine et funeste ? Faudrait-il un énorme courage pour lui préférer mon bonheur domestique et l’admirable dévouement d’un cœur qui veut s’étouffer, comme tu dis, par amour pour moi ? Non, non, ne l’étouffe pas, ce cœur généreux qui m’appartient ! Suppose tout ce que tu voudras, Marguerite : admets que je sois un sot, une dupe vaniteuse, un libertin corrompu, un traître, je ne croyais pas mériter ces suppositions ; mais au moins ne suppose pas qu’en te voyant désirer la mort j’accepte le honteux bonheur que tu veux me laisser goûter… Allons, allons, lui dit-il encore en voyant renaître le sourire sur ses lèvres décolorées, relève-toi de la maladie et de la mort, ma pauvre femme, ma seule, ma vraie femme ! Ris avec moi de celles qui, prétendant n’être à personne, tomberont peut-être dans l’abjection d’être à tous. Ces êtres forcés sont des fantômes. La grandeur à laquelle ils prétendent n’est que poussière : ils s’écroulent devant le regard d’un homme sensé. Que la belle marquise devienne ce qu’elle pourra, je ne me soucierai plus de redresser son jugement ; j’abdique même le rôle d’ami désintéressé qu’elle m’avait imposé ; je ne lui répondrai pas, je ne la reverrai pas, je t’en donne ici ma parole, aussi sérieuse, aussi loyale que si, pour la seconde fois, je contractais avec toi le lien du mariage, et ce que je te jure aussi, c’est que je suis heureux et fier de prendre cet engagement-là.

Huit jours plus tard, Marguerite, docile à la médication et rassurée pour toujours, était hors de danger. On faisait des projets de voyage auxquels je m’associais, car mon cœur n’était plus avec Césarine : il était avec Paul et Marguerite. Je ne fis aucun reproche à Césarine de sa conduite et ne lui annonçai pas ma résolution de la quitter. Il eût fallu en venir à des explications trop vives, et après l’avoir tant aimée, je ne m’en sentais pas le courage. Elle continuait à soigner admirablement bien son mari, il était ivre de reconnaissance et d’espoir. M. Dietrich était fier de sa fille ; tout le monde l’admirait. On la proposait pour modèle à toutes les jeunes femmes. Elle réparait les allures éventées de sa jeunesse et l’excès de son indépendance par une soumission au devoir et par une bonté sérieuse qui en prenaient d’autant plus d’éclat ; elle préparait tout pour aller passer l’automne à la campagne avec son mari.

L’avant-veille du jour fixé pour le départ, elle écrivit à Paul :

« Soyez à sept heures du matin à votre bureau, j’irai vous prendre. »

Paul me montra ce billet en haussant les épaules, me pria de n’en point parler à Marguerite, et le brûla comme il avait brûlé le premier. Je vis bien qu’il avait un peu de frisson nerveux. Ce fut tout. Il ne sortit pas de chez lui le lendemain.

Craignant que Césarine, déçue et furieuse, ne sût pas se contenir, je m’étais chargée de l’observer, voulant lui rendre ce dernier service de l’empêcher de se trahir. Elle sortit à sept heures et fut dehors jusqu’à neuf ; elle revint, sortit encore et revint à midi ; elle voulait retourner encore chez Latour après avoir déjeuné avec son père. Je l’en empêchai en lui disant, comme par hasard, que j’allais voir mon neveu, qui m’attendait chez lui.

— Est-ce qu’il est gravement malade ? s’écria-t-elle hors d’elle-même.

— Il ne l’est pas du tout, répondis-je.

— J’avais à lui parler de mon livre, je lui ai écrit deux fois. Pourquoi n’a-t-il pas répondu ? Je veux le savoir, j’irai chez lui avec toi.

— Non, lui dis-je, voyant qu’il n’y avait plus rien à ménager. Il a reçu tes deux billets et n’a pas voulu y répondre. Ils sont brûlés.

— Et il te les a montrés ?

— Oui.

— Ainsi qu’à Marguerite !

— Non !

— Voilà tout ce que tu as à me dire ?

— C’est tout.

— Il a voulu nous brouiller alors, il m’a condamnée à rougir devant toi ! Il croit que je supporterai ton blâme !

— Tu ne dois pas le supporter, je vais vivre avec ma famille.

— C’est bien, répliqua-t-elle d’un ton sec ; et elle alla s’enfermer dans sa chambre, d’où elle ne sortit que le soir.

Je fis mes derniers préparatifs et mes adieux à M. Dietrich sans lui laisser rien pressentir encore. Je prétextais une absence de quelques mois en vue du rétablissement de ma nièce. Nous étions à l’hôtel Dietrich, où Césarine avait dit à son mari vouloir passer la journée pour préparer son départ du lendemain ; elle en laissa tout le soin à sa tante Helmina, et, après avoir été toute l’après-midi enfermée sous prétexte de fatigue, elle vint dîner avec nous ; elle avait tant pleuré que cela était visible et que son père s’en inquiéta ; elle mit le tout sur le compte du chagrin qu’elle avait de quitter la maison paternelle et nous accabla de tendres caresses.

Le lendemain, elle partait seule avec son mari, et j’allai m’établir rue de Vaugirard. Comme je quittais l’hôtel, je fus surprise de voir Bertrand qui me saluait d’un air cérémonieux.

— Comment, lui dis-je, vous n’avez pas suivi la marquise ?

— Non, mademoiselle, répondit-il, j’ai pris congé d’elle ce matin.

— Est-ce possible ? Et pourquoi donc ?

— Parce qu’elle m’a fait porter avant-hier une lettre que je n’approuve pas.

— Vous en saviez donc le contenu ?

— À moins de l’ouvrir, ce que mademoiselle ne suppose certainement pas, je ne pouvais pas le connaître ; mais, à la manière dont M. Paul l’a reçue en me disant d’un ton sec qu’il n’y avait pas de réponse, et à l’obstination que madame la marquise a mise hier à vouloir le trouver dans son bureau, à son chagrin, à sa colère, j’ai vu que, pour la première fois de sa vie, elle faisait une chose qui n’était pas digne, et que sa confiance en moi commençait à me dégrader. Je lui ai demandé à me retirer ; elle a refusé, ne pouvant pas supposer qu’un homme aussi dévoué que moi pût lui résister. J’ai tenu bon, ce qui l’a beaucoup offensée ; elle m’a traité d’ingrat, j’ai été forcé de lui dire que ma discrétion lui prouverait ma reconnaissance. Elle m’a parlé plus doucement, mais j’étais blessé, et j’ai refusé toute augmentation de gages, toute gratification.

J’approuvai Bertrand et montai en voiture, le cœur un peu gros de voir Césarine si humiliée ; le tendre accueil de mes enfants d’adoption effaça ma tristesse. Nous passâmes l’été à Vichy et en Auvergne, d’où nous ramenâmes Marguerite guérie, heureuse et splendide de beauté, le petit Pierre plus robuste et plus gai que jamais. Je pus constater par mes yeux à toute heure que Paul était heureux désormais et qu’il ne pensait pas plus à Césarine qu’à un roman lu avec émotion, un jour de fièvre, et froidement jugé le lendemain.

Quant à la belle marquise, elle reparut avec éclat dans le monde l’hiver suivant. Son luxe, ses réceptions, sa beauté, son esprit, firent fureur. C’était la plus charmante des femmes en même temps qu’une femme de mérite, cœur et intelligence de premier ordre. Nous seuls, dans notre petit coin tranquille, nous savions le côté vulnérable de cette armure de diamant ; mais nous n’en disions rien et nous parlions fort peu d’elle entre nous. Marguerite, malgré le jugement sévère porté sur cette idole par son mari, était toujours prête à la défendre et à l’admirer ; elle ne pouvait pas oublier qu’elle devait la vie de son fils à sa belle marquise. Paul lui laissa cette religion d’une âme tendre et généreuse. Pour mon compte, cette absence de haine dans la jalousie me fit aimer Marguerite, et reconnaître qu’elle ne s’était pas vantée en disant que, si elle était la plus simple et la plus ignorante de nous tous, elle était la plus aimante et la plus dévouée.

Je me suis plu à raconter cette histoire de famille à mes moments perdus. Quel sera l’avenir de Césarine ? Son père et son mari, que je vois quelquefois, après de vains efforts pour me ramener chez eux, paraissent les plus heureux du monde ; elle seule me tient rigueur et n’a pas fait la moindre démarche personnelle pour se rapprocher de moi. Peut-être se ravisera-t-elle ; je ne le désire pas. Les sept années que j’ai passées auprès d’elle ont été sinon les plus pénibles, du moins les plus agitées de ma vie.

Depuis deux ans, Paul ne l’a revue qu’une seule fois, le mois dernier, et voici comment il me raconta cette entrevue fortuite :

— Hier, comme j’étais à Fontainebleau pour une affaire, j’ai voulu profiter de l’occasion pour faire à pied un bout de promenade jusqu’aux roches d’Avon. En revenant par le chemin boisé qui longe la route de Moret, tout absorbé dans une douce rêverie, je n’entendis pas le galop de deux chevaux qui couraient derrière moi sur le sable. L’un deux fondit sur moi littéralement, et m’eût renversé, si, par un mouvement rapide, je ne me fusse accroché et comme suspendu à son mors. La généreuse bête, qui était magnifique, par parenthèse — j’ai eu assez de sang-froid pour le remarquer — n’avait nulle envie de me piétiner ; elle s’arrêtait d’elle-même, quand un vigoureux coup de cravache de l’amazone intrépide qui la montait la fit se dresser et me porter ses genoux contre la poitrine. Je ne fus pas atteint, grâce à un saut de côté que je sus faire à temps sans lâcher la bride.

« — Laissez-moi donc passer, monsieur Gilbert ! me dit une voix bien connue avec un accent de légèreté.

» — Passez, madame la marquise, répondis-je froidement, sans perdre mon temps à lui adresser un salut qu’elle ne m’eût pas rendu.

» Elle passa comme un éclair, suivie de son groom, laissant un peu en arrière le cavalier qui l’accompagnait, et qui n’était autre que le vicomte de Valbonne.

» Il s’arrêta, et, me tendant la main :

» — Comment, diable, c’est vous ? s’écria-t-il : j’accourais pour vous empêcher d’être renversé, car je voyais un promeneur distrait qui ne se rangeait pas devant l’écuyère la plus distraite qui existe. Savez-vous qu’un peu plus elle vous passait sur le corps ?

» — Je ne me laisse pas passer sur le corps, répondis-je. Ce n’est pas mon goût.

» — Hélas ! reprit-il, ce n’est pas le mien non plus ! À revoir, cher ami, je ne puis laisser la marquise rentrer seule dans la ville. »

Et il partit ventre à terre pour la rejoindre. — J’en savais assez.

— Quoi, mon enfant ? que sais-tu ?

— Je sais que le pauvre vicomte, tout rude qu’il est de manières et de langage, est devenu, en qualité de cible, mon remplaçant aux yeux de l’impérieuse Césarine, qu’il a été moins heureux que moi, et qu’elle lui a passé sur le corps ! J’ai vu cela d’un trait à son regard, à son accent, à ses trois mots d’une amertume profonde. On lui fait expier son hostilité par un servage qui pourra bien durer autant que celui du marquis, c’est-à-dire toute la vie. Rivonnière est heureux, lui ; il se croit adoré, et il passe pour l’être. Valbonne est à plaindre, il trahit son ami, il est humilié, il finira peut-être mal, car c’est un homme sombre et mystique.

Sais-tu, ma tante, ajouta Paul, que cette femme-là a failli me faire bien du mal, à moi aussi ? Je peux te le dire à présent. J’étais plus épris d’elle que je ne te l’ai jamais avoué. Je ne me suis pas trahi devant elle ; mais elle le voyait malgré moi, c’est ce qui t’explique l’audace de ses aveux, et les rend, je ne dis pas moins coupables, mais moins impudents. Où en serais-je si je n’avais pas eu un peu de force morale ? Ne m’a-t-elle pas mis au bord d’un abîme ? Si j’ai failli perdre ma pauvre femme, n’est-ce pas parce que, ébloui et troublé, je manquais de clairvoyance et m’endormais sur la gravité de sa blessure ? On n’est jamais assez fort, crois-moi, et ne me reproche plus d’être un homme dur à moi-même. Si Marguerite n’eût été sublime dans sa folie, j’étais perdu. Je la laissais mourir sans voir ce qui la tuait. Elle avait sujet d’être jalouse. J’avais beau être impénétrable et invincible, son cœur, puissant par l’instinct, sentait le vertige du mien.

Tout cela est passé, mais non oublié. La belle marquise eût été fort aise hier de me voir rouler honteusement dans la poussière, sous le sabot de son destrier. Et moi, je me souviens pour me dire à toute heure : Ne laisse jamais entamer ta conscience de l’épaisseur d’un cheveu.

Aujourd’hui, 5 août 1866, Paul est l’heureux père d’une petite fille aussi belle que son frère, M. Dietrich a voulu être son parrain. Césarine n’a pas donné signe de vie, et nous lui en savons gré.

Je dois terminer un récit, que je n’ai pas fait en vue de moi-même, par quelques mots sur moi-même. Je n’ai pas si longtemps vécu de préoccupations pour les autres sans en retirer quelque enseignement. J’ai eu aussi mes torts, et je m’en confesse. Le principal a été de douter trop longtemps du progrès dont Marguerite était susceptible. Peut-être ai-je eu des préventions qui, à mon insu, prenaient leur source dans un reste de préjugés de naissance ou d’éducation. Grâce à l’admirable caractère de Paul, Marguerite est devenue un être si charmant et si sociable que je n’ai plus à faire d’effort pour l’appeler ma nièce et la traiter comme ma fille. Le soin de leurs enfants est ma plus chère occupation. J’ai remplacé madame Féron, que nous avons mise à même de vivre dans une aisance relative. Quant à nous, nous nous trouvons très à l’aise pour le peu de besoins que nous avons. Nous mettons en commun nos modestes ressources. Je fais chez moi un petit cours de littérature à quelques jeunes personnes. Les affaires de Paul vont très-bien. Peut-être sera-t-il un jour plus riche qu’il ne comptait le devenir. C’est la résultante obligée de son esprit d’ordre, de son intelligence et de son activité ; mais nous ne désirons pas la richesse, et, loin de le pousser à l’acquérir, nous lui imposons des heures de loisir que nous nous efforçons de lui rendre douces.

Nohant, 15 juillet 1870.


FIN