Michel Lévy frères (p. 11-83).



I


J’avais trente-cinq ans, Césarine Dietrich en avait quinze et venait de perdre sa mère, quand je me résignai à devenir son institutrice et sa gouvernante.

Comme ce n’est pas mon histoire que je compte raconter ici, je ne m’arrêterai pas sur les répugnances que j’eus à vaincre pour entrer, moi fille noble et destinée à une existence aisée, chez une famille de bourgeois enrichis dans les affaires. Quelques mots suffiront pour dire ma situation et le motif qui me détermina bientôt à sacrifier ma liberté.

Fille du comte de Nermont et restée orpheline avec ma jeune sœur, je fus dépouillée par un prétendu ami de mon père qui s’était chargé de placer avantageusement notre capital, et qui le fit frauduleusement disparaître. Nous étions ruinées ; il nous restait à peine le nécessaire, je m’en contentai. J’étais laide, et personne ne m’avait aimée. Je ne devais pas songer au mariage ; mais ma sœur était jolie ; elle fut recherchée et épousée par le docteur Gilbert, médecin estimé, dont elle eut un fils, mon filleul bien-aimé, qui fut nommé Paul ; je m’appelle Pauline.

Mon beau-frère et ma pauvre sœur moururent jeunes à quelques années d’intervalle, laissant bien peu de ressources au cher enfant, alors au collége. Je vis que tout serait absorbé par les frais de son éducation, et que ses premiers pas dans la vie sociale seraient entravés par la misère ; c’est alors que je pris le parti d’augmenter mes faibles ressources par le travail rétribué. Dans une vie de célibat et de recueillement, j’avais acquis quelques talents et une assez solide instruction. Des amis de ma famille, qui m’étaient restés dévoués, s’employèrent pour moi. Ils négocièrent avec la famille Dietrich, où j’entrai avec des appointements très-honorables.

Je me hâte de dire que je n’eus point à regretter ma résolution ; je trouvai chez ces Allemands fixés à Paris une hospitalité cordiale, des égards, un grand savoir-vivre, une véritable affection. Ils étaient deux frères associés, Hermann et Karl. Leur fortune se comptait déjà par millions, sans que leur honorabilité eût jamais pu être mise en doute. Une sœur aînée s’était retirée chez eux et gouvernait la maison avec beaucoup d’ordre, d’entrain et de douceur ; elle était à tous autres égards assez nulle, mais elle recevait avec politesse et discrétion, ne parlant guère et agissant beaucoup, toujours en vue du bien-être de ses hôtes.

M. Dietrich aîné, le père de Césarine, était un homme actif, énergique, habile et obstiné. Son irréprochable probité et son succès soutenu lui donnaient un peu d’orgueil et une certaine dureté apparente avec les autres hommes. Il se souciait plus d’être estimé et respecté que d’être aimé ; mais avec sa fille, sa sœur et avec moi il fut toujours d’une bonté parfaite et même délicate et courtoise.

Je me trouvai donc aussi heureuse que possible dans ma nouvelle condition, j’y fus appréciée, et je pus envisager avec une certaine sécurité l’avenir de mon filleul.

L’hôtel Dietrich était une des plus belles villas du nouveau Paris, dans le voisinage du bois de Boulogne et dans un retrait de jardins assez bien choisi pour qu’on n’y fût pas incommodé par la poussière et le bruit des chevaux et des voitures. Au milieu d’une population affolée de luxe et de mouvement, on trouvait l’ombre, la solitude et un silence relatif derrière les grilles et les massifs de verdure de notre petit parc. Ce n’était certes pas la campagne, et il était difficile d’oublier qu’on n’y était pas ; mais c’était comme un boudoir mystérieux, séparé du tumulte par un rideau de feuilles et de fleurs.

La défunte madame Dietrich avait aimé le monde, elle avait beaucoup reçu, donné de beaux dîners, et des bals dont parlaient encore les gens de la maison quand je m’y installai. À présent l’on était en deuil, et il n’était pas à présumer que M. Dietrich reprit jamais le brillant train de vie que sa femme avait mené. Il avait des goûts tout différents et ne souhaitait pour société qu’un choix de parents et d’amis ; les grands salons étaient fermés, et, tout en me les montrant à travers l’ombre bleue des rideaux un moment entrouverts, il me dit :

— Cela ne vaut pas la peine d’être regardé par une femme de goût et de bon sens comme vous ; c’est de l’éclat, rien de plus ; ma pauvre chère compagne aimait à montrer que nous étions riches. Je n’ai jamais voulu la priver de ses plaisirs ; mais je ne m’y associais que par complaisance. Je désire que ma fille ait comme moi des goûts modestes, auquel cas je pourrai vieillir tranquille chez moi, — triste consolation au malheur d’être seul, mais dont il m’est permis de profiter.

— Vous ne serez pas seul, lui dis-je, votre fille deviendra votre amie, je suis sûre qu’elle l’est déjà un peu.

— Pas encore, reprit-il ; ma pauvre enfant est trop absorbée par sa propre douleur pour songer beaucoup à la mienne. Espérons qu’elle s’en avisera plus tard.

C’était comme un reproche involontaire à Césarine ; je ne répliquai pas, ne sachant encore rien du caractère et des sentiments de cette jeune fille, que je voulais juger par moi-même et que j’eusse craint d’aborder avec une prévention quelconque.

On nous avait présentées l’une à l’autre. Elle était admirablement jolie et même belle, car, si elle avait encore la ténuité de l’adolescence, elle possédait déjà l’élégance et la grâce. Ses traits purs et réguliers avaient le sérieux un peu imposant de la belle sculpture. Son deuil et sa tristesse lui donnaient quelque chose de touchant et d’austère, tellement qu’à première vue je m’étais sentie portée à la respecter autant qu’à la plaindre.

Quand je fus pour la première fois seule avec elle, je crus devoir établir nos rapports avec la gravité que comportait la circonstance.

— Je n’ai pas, lui dis-je, la prétention de remplacer, même de très-loin, auprès de vous, la mère que vous pleurez ; je ne puis même vous offrir mon dévouement comme une chose qui vous paraisse désirable. On m’a dit que je vous serais utile, et je compte essayer de l’être. Soyez certaine que, si l’on s’est trompé, je m’en apercevrai la première, et tout ce que je vous demande, c’est de ne pas me croire engagée par un intérêt personnel à vous continuer mes soins, s’ils ne vous sont pas très-sérieusement profitables.

Elle me regarda fixement comme si elle n’eût pas bien compris, et j’allais expliquer mieux ma résolution, lorsqu’elle posa sa petite main sur la mienne en me disant :

— Je comprends très-bien, et si je suis étonnée, ce n’est pas de ce que vous êtes fière et digne, on me l’avait dit je le savais ; mais je vous croyais tendre, et je m’attendais à ce que, avant tout, vous me promettriez de m’aimer.

— Peut-on promettre son affection à qui ne vous la demande pas ?

— C’est-à-dire que j’aurais dû parler la première ? Eh bien ! je vous la demande, voulez-vous me l’accorder ?

Si sa physionomie eût répondu à ses paroles, je l’eusse embrassée avec effusion, cette charmante enfant ; mais j’étais beaucoup sur mes gardes, et je crus lire dans ses yeux qu’elle m’examinait et me tâtait au moins autant que je l’éprouvais et j’observais pour mon compte.

— Vous ne pouvez pas désirer mon amitié, lui dis-je, avant de savoir si je mérite la vôtre. Nous ne nous connaissons encore que par le bien qu’on nous a dit l’une de l’autre. Attendons que nous sachions bien qui nous sommes ; je suis résolue à vous aimer tendrement, si vous êtes telle que vous paraissez.

— Et qu’est-ce que je parais ? reprit-elle en me regardant avec un peu de méfiance ; je suis triste, et rien que triste : vous ne pouvez pas me juger.

— Votre tristesse vous honore et vous embellit. C’est le deuil que vous avez dans l’âme et dans des yeux qui m’attire vers vous.

— Alors vous désirez pouvoir m’aimer ? Je tâcherai de vous paraître aimable ; j’ai besoin qu’on m’aime, moi ! J’étais habituée à la tendresse, ma pauvre mère m’adorait et me gâtait. Mon père me chérit aussi, mais il ne me gâtera pas et je suis encore dans l’âge où, quand on n’est pas gâtée, on a peine à comprendre qu’on soit aimée véritablement. Est-ce que vous ne comprenez pas cela ?

— Si fait, et me voilà résolue à vous gâter.

— Par pitié, n’est-ce pas ?

— Par besoin de ma nature. Je n’aime pas à demi, et je suis malheureuse quand je ne peux pas donner un peu de bonheur à ceux qui m’entourent ; mais quand je crois voir qu’ils abusent, je m’enfuis pour ne pas leur devenir nuisible.

— C’est-à-dire que vous croyez dangereux d’aimer trop les gens ? Vous pensez donc comme mon père, qui s’imagine des choses bizarres selon moi ? Il dit que l’on est au monde pour lutter et par conséquent pour souffrir, et qu’on a le tort aujourd’hui de rendre les enfants trop heureux. Il prétend que beaucoup de contrariétés et de privations leur seraient nécessaires pour les rompre au travail de la vie. Voilà les paroles de mon cher papa, je les sais par cœur ; je ne me révolte pas, parce que je l’aime et le respecte, mais je ne suis pas persuadée, et, quand on est doux et tendre avec moi, j’en suis reconnaissante et heureuse, meilleure par conséquent. Vous verrez ! Puisque vous ne voulez vous engager à rien, attendons, vous m’étudierez, et vous verrez bientôt que la méthode de ma pauvre chère maman était la bonne, la seule bonne avec moi.

— Puis-je vous demander ?… Mais non, vos beaux yeux se remplissent de larmes et me donnent envie de pleurer avec vous, par conséquent de vous aimer trop et trop vite.

Elle me jeta ses bras autour du cou et pleura avec effusion. Je fus vaincue. Elle ne me disait rien, ne pouvant parler ; mais il y avait tant d’abandon et de confiance dans ses pleurs sur mon épaule, elle avait tellement l’air, malgré l’énergie de sa physionomie, d’un pauvre être brisé qui demande protection, que je me mis à l’adorer dès le premier jour sans me demander si elle n’allait pas s’emparer de moi au lieu de subir mon influence.

Cette crainte ne me vint qu’après un certain temps, car, durant les premières semaines, elle fut d’une douceur angélique et d’une amabilité vraiment irrésistible. Il est vrai que je n’exigeais pas beaucoup d’elle ; elle avait encore tant de chagrin que sa santé s’en ressentait, et d’ailleurs je la voyais douée d’une telle intelligence que je ne pouvais croire à la nécessité de hâter beaucoup ses études.

Nous vivions presque tête à tête dans ce petit palais, devenu trop grand. On avait reçu toutes les visites de condoléance, et, sauf quelques vieux amis, on ne recevait plus personne ; M. Dietrich le voulait ainsi. Profondément affecté de la perte de sa femme, il aspirait au printemps, pour se retirer durant toute la belle saison à la campagne, dans une solitude plus profonde encore. Il quittait les affaires, il les eût quittées plus tôt sans les goûts dispendieux de sa femme. Il se trouvait assez riche, trop riche, disait-il, il comptait s’adonner à l’agriculture et régir lui-même sa propriété territoriale.

Il eut même l’idée de vendre ou de louer son hôtel, et pour la première fois je vis poindre un désaccord entre lui et sa fille. Elle aimait la campagne autant que Paris, disait-elle, mais elle aimait Paris autant que la campagne, et ne voyait pas sans effroi le parti exclusif que son père voulait prendre. Elle avait dès lors des raisonnements très-serrés qui paraissaient très-justes, et qu’elle exprimait avec une netteté dont je n’eusse pas été capable à son âge. M. Dietrich, qui était fier de son intelligence, la laissait et la faisait même discuter pour avoir le plaisir de lui répondre, car il était obstiné, et ne croyait pas que personne put jamais avoir définitivement raison contre lui.

Quand la discussion fut épuisée et qu’il crut avoir répondu victorieusement à sa fille, prenant son silence pour une défaite, il vit qu’elle pleurait. Ces grosses larmes qui tombaient sur les mains de l’enfant sans qu’elle parût les sentir le troublèrent étrangement, et je vis sur sa belle figure froide un mélange de douleur et d’impatience.

— Pourquoi pleurez-vous donc ? lui dit-il après avoir essayé durant quelques instants de ne pas paraître s’apercevoir de ce muet reproche. Voyons ! dites-le, je n’aime pas qu’on boude, vous savez que cela me fait mal et me fâche.

— Je vous le dirai, mon cher papa, répondit Césarine en allant à lui et en l’embrassant, caresse à laquelle il me parut plus sensible qu’il ne voulait le paraître ; oui, je vous le dirai, puisque vous ne le devinez pas. Ma mère aimait cette maison, elle l’avait choisie, arrangée, ornée elle-même. Vous n’étiez pas toujours d’accord avec elle, vous entendiez le beau autrement qu’elle. Moi je ne m’y connais pas : je ne sais pas si notre luxe est de bon ou de mauvais goût ; mais je revois maman dans tout ce qui est ici, et j’aime ce qu’elle aimait, par la seule raison qu’elle l’aimait. Vous êtes si bon que vous ne vouliez jamais la contrarier, vous lui disiez toujours : Après tout, c’est votre maison… Eh bien ! moi, je me dis : — C’est la maison de maman. Je veux bien aller à la campagne, où elle ne se plaisait pas : je m’y plairai, mon papa, parce que j’y serai avec vous ; mais, à l’idée que je ne reviendrai plus ici, ou que je verrai des étrangers installés dans la maison de ma mère, je pleure, vous voyez ! je pleure malgré moi, je ne peux pas m’en empêcher ; il ne faut pas m’en vouloir pour cela.

— Allons, dit M. Dietrich en se levant, on ne vendra pas et on ne louera pas !

Il sortit un peu brusquement en me faisant à la dérobée un signe que je ne compris pas bien, mais auquel je crus donner la meilleure interprétation possible en allant le rejoindre au jardin au bout de quelques instants.

J’avais bien deviné, il voulait me parler.

— Vous voyez, ma chère mademoiselle de Nermont, me dit-il en me tendant la main ; cette pauvre enfant va continuer sa mère, elle n’entrera dans aucun de mes goûts. La sagesse de mes raisonnements entrera par une de ses oreilles et sortira par l’autre.

— Je n’en crois rien, lui dis-je, elle est trop intelligente.

— Sa mère aussi était intelligente. Ne croyez pas que ce fût par manque d’esprit qu’elle me contrariait. Elle savait bien qu’elle avait tort, elle en convenait, elle était bonne et charmante, mais elle subissait la maladie du siècle ; elle avait la fièvre du monde, et, quand elle m’avait fait le sacrifice de quelque fantaisie, elle souffrait, elle pleurait, comme Césarine pleurait et souffrait tout à l’heure. Je sais résister à n’importe quel homme, mon égal en force et en habileté ; mais comment résister aux êtres faibles, aux femmes et aux enfants ?

Je lui remontrai que l’attachement de Césarine pour la maison de sa mère n’était pas une fantaisie vaine, et qu’elle avait donné des raisons de sentiment vraiment respectables et touchantes.

— Si ces motifs sont bien sincères, reprit-il, et vous voyez que je n’en veux pas douter, c’était raison de plus pour qu’elle me fit le sacrifice de subir le petit chagrin que je lui imposais.

— Vous êtes donc réellement persuadé, monsieur Dietrich, que la jeunesse doit être habituée systématiquement à la souffrance, ou tout au moins au déplaisir ?

— N’est-ce pas aussi votre opinion ? s’écria-t-il avec une énergie de conviction qui ne souffrait guère de réplique.

— Permettez, lui dis-je, j’ai été gâtée comme les autres dans mon enfance ; je n’ai passé par ce qu’on appelle l’école du malheur que dans l’âge où l’on a toute sa force et toute sa raison, et c’est de quoi je remercie Dieu, car j’ignore comment j’eusse subi l’infortune, si elle m’eût saisie sans que je fusse bien armée pour la recevoir.

— Donc, reprit-il en poursuivant son idée sans s’arrêter aux objections, vous valez mieux depuis que vous avez souffert ? Vous n’étiez auparavant qu’une âme sans conscience d’elle-même ?… Je me rappelle bien aussi mon enfance ; j’ai été nul jusqu’au moment où il m’a fallu combattre à mes risques et périls.

— C’est la force des choses qui amène toujours cette lutte sous une forme quelconque pour tous ceux qui entrent dans la vie. La société est dure à aborder, quelquefois terrible : croyez-vous donc qu’il faille inventer le chagrin pour les enfants ? Est-ce que dès l’adolescence ils ne le rencontreront pas ? Si la vie n’a d’heureux que l’âge de l’ignorance et de l’imprévoyance, ne trouvez-vous pas cruel de supprimer cette phase si courte, sous prétexte qu’elle ne peut pas durer ?

— Alors vous raisonnez comme ma femme ; hélas ! toutes les femmes raisonnent de même. Elles ont pour la faiblesse, non pas seulement des égards et de la pitié, mais du respect, une sorte de culte. C’est bien fâcheux, mademoiselle de Nermont, c’est malheureux, je vous assure !

— Si vous blâmez ma manière de voir, cher monsieur Dietrich, je regrette de n’avoir pas mieux connu la vôtre avant d’entrer chez vous ; mais…

— Mais vous voilà prête à me quitter, si je ne pense pas comme vous ? Toujours la femme avec sa tyrannique soumission ! Vous savez bien que vous me feriez un chagrin mortel en renonçant à la tâche qu’on a eu tant de peine à vous faire accepter. Vous savez bien aussi que je n’essayerais même pas de vous remplacer, tant il m’est prouvé que vous êtes l’ange gardien nécessaire à ma fille. Ce n’est pas sa tante qui saurait l’élever. D’abord elle est ignorante, en outre elle a les défauts de son sexe, elle aime le monde…

— Elle n’en a pourtant pas l’air.

— Son air vous trompe. Elle a d’ailleurs aussi à un degré éminent les vertus de son sexe : elle est laborieuse, économe, rangée, ingénieuse dans les devoirs de l’hospitalité. Ne croyez pas que je ne lui rende pas justice, je l’aime et l’estime infiniment ; mais je vous dis qu’elle aime le monde parce que toute femme, si sérieuse qu’elle soit, aime les satisfactions de l’amour-propre. Ma pauvre sœur Helmina n’est ni jeune, ni belle, ni brillante de conversation ; mais elle reçoit bien, elle ordonne admirablement un dîner, un ambigu, une fête, une promenade ; elle le sait, on lui en fait compliment, et plus il y a de monde pour rendre hommage à ses talents de ménagère et de majordome, plus elle est fière, plus elle est consolée de sa nullité sous tous les autres rapports.

— Vous êtes un observateur sévère, monsieur Dietrich, et je crains que mon tour d’être jugée avec cette impartialité écrasante ne vienne bientôt ; cela me fait peur, je l’avoue, car je suis loin de me sentir parfaite.

— Vous êtes relativement parfaite, mon jugement est tout porté, vous gâterez Césarine d’autant plus. Ce ne sera pas par égoïsme comme les autres, qui regrettent le plaisir et rêvent de le voir repousser avec elle dans la maison ; ce sera par bonté, par dévouement, par tendresse pour elle, car elle a déjà, cette petite, des séductions irrésistibles…

— Que vous subissez tout le premier !

— Oui, mais je m’en défends ; défendez-vous aussi, voilà tout ce que je vous demande ; faites cet effort dans son intérêt, promettez-le-moi.

— Oui, certes, je vous le promets, si je vois qu’elle abuse de ma condescendance pour exiger ce qui lui serait nuisible ; mais cela n’est point encore arrivé, et je ne puis me tourmenter d’une prévision que rien ne justifie encore.

— Vous comptez pour rien sa résistance à mon désir de vendre l’hôtel ?

— Dois-je l’engager à se soumettre sans faiblesse à ce désir ?

— Oui, je vous en prie.

— Oserai-je vous dire que cela me semble cruel ?

— Non, car je ne le vendrai pas ; je veux faire semblant pour que Césarine apprenne à me céder de bonne grâce. Soyez certaine que, si on n’apprend pas aux enfants à renoncer à ce qui leur plaît, ils ne l’apprendront jamais d’eux-mêmes. Le bonheur qu’on prétend leur donner en fait des malheureux pour le reste de leur vie.

Il avait peut-être raison. Je n’osai pas insister, et j’allai rejoindre mon élève avec l’intention de faire ce qui m’était prescrit, mais je la trouvai souriante.

— Épargnez-vous la peine de me persuader, me dit-elle dès les premiers mots ; j’ai entendu par hasard tout ce que papa vous a dit et tout ce que vous lui avez répondu. J’étais dans le jardin, à deux pas de vous, derrière la fontaine, et le petit bruit de l’eau ne m’a pas fait perdre une de vos paroles. Il n’y a pas de mal à cela, vous êtes deux anges pour moi, mon père et vous : lui, un ange à figure sévère qui veut mon bonheur par tous les moyens, — vous, un ange de douceur qui veut la même chose par les moyens qui sont dans sa nature ; mais voyez comme vous êtes plus dans la vérité que mon père ! Vous vouliez le faire renoncer à sa méthode, vous sentiez bien qu’elle pouvait me conduire à l’hypocrisie. Où en serait-il, mon pauvre cher papa, si, après m’avoir vue bien résignée, il découvrait que je n’ai pas pris au sérieux ses menaces ? Vraiment, si je dois être gâtée, comme on dit, c’est-à-dire corrompue moralement, ce sera par lui ! Il m’habituera à faire semblant d’être sacrifiée et à lui imposer ainsi, sans qu’il s’en doute, le sacrifice de sa volonté. Allons, Dieu merci, je suis meilleure qu’il ne pense », je céderai à tout par amitié pour lui, je vous chérirai pour celle que vous me montrez sans pédanterie, je vous rendrai très-heureux, seulement…

— Seulement quoi ? dites, ma chérie.

— Rien, répondit-elle en me baisant la main ; mais son bel œil caressant et fier acheva clairement sa phrase ; je vous rendrai très-heureux, seulement vous ferez toutes mes volontés.

Elle savait bien ce qu’elle disait là, l’énergique, l’obstinée, la puissante fillette ! Elle réunissait en elle la souplesse instinctive de sa mère et l’entêtement voulu de son père. Au dire du vieux médecin de la famille, que je consultais souvent sur le régime à lui faire suivre, elle avait comme une double organisation, toute la patience de la femme adroite pour arriver à ses fins, toute l’énergie de l’homme d’action pour renverser les obstacles et faire plier les résistances. — En ce cas, pensais-je, de quoi donc se tourmente son père ? Il la veut forte, elle est invincible. Il cherche à la bronzer, elle est le feu qui bronze les autres. Il prétend lui apprendre à souffrir, comme si elle n’était pas destinée à vaincre ! Ceux qui savent dominer souffrent-ils ?

Elle m’effraya ; je me promis de la bien étudier avant de me décider à graviter comme un satellite autour de cet astre. Il s’agissait de savoir si elle était bonne autant qu’aimable, si elle se servirait de sa force pour faire le bien ou le mal.

Cela n’était pas facile à deviner, et j’y consacrai plus d’une année. Un jour, à la campagne, je fus importunée par les cris d’un petit oiseau qu’elle élevait en cage et qui n’avait rien à manger. Comme il troublait la leçon de musique et que d’ailleurs je ne puis voir souffrir, je me levai pour lui donner du pain. Césarine parut ne pas s’en apercevoir ; mais après la leçon elle emporta la cage dans sa chambre, et j’entendis bientôt que le jeûne et les cris de détresse recommençaient de plus belle. Je lui demandai pourquoi, puisque cette petite bête savait manger, elle ne lui laissait pas de nourriture à sa portée.

— C’est bien simple, répondit-elle. S’il peut se passer de moi, il ne se souciera plus de moi.

— Mais si vous l’oubliez ?

— Je ne l’oublierai pas.

— Alors c’est volontairement que vous le condamnez au supplice de l’attente et aux tortures de la faim, car il crie sans cesse.

— C’est volontairement ; j’essaye sur lui la méthode de mon père.

— Non, ceci est une méchante plaisanterie ; cette méthode n’est pas applicable aux êtres qui ne raisonnent pas. Dites plutôt que vous aimez votre oiseau d’une amitié égoïste et cruelle. Peu vous importe qu’il souffre, pourvu qu’il s’attache à vous. Prenez garde de traiter de même les êtres de votre espèce !

— En ce cas, dit-elle en riant, ma méthode diffère de celle de mon père, puisqu’elle ne s’applique qu’aux êtres qui ne raisonnent pas.

J’essayai de lui prouver qu’il faut rendre heureux les êtres dont on se charge, même les plus infimes, et surtout les plus faibles.

— Qu’est-ce que le bonheur d’un être qui ne songe qu’à manger ? reprit-elle en haussant doucement les épaules.

— C’est de manger. Les enfants à la mamelle n’ont point d’autre souci. Faut-il les faire jeûner pour qu’ils s’attachent à leur nourrice ?

— Mon père doit le penser.

— Il ne le pense pas, vous ne le pensez pas non plus. Pourquoi cette taquinerie obstinée contre votre père absent ? Admettons que sa méthode ne soit pas incontestable…

— Voilà ce que je voulais vous faire dire !

— Et c’est pour cela que vous torturiez votre petit oiseau ?

— Non, je n’y songeais pas ; je voulais me rendre nécessaire, moi exclusivement, à son existence ; mais c’est prendre trop de peine pour une aussi sotte bête, et, puisqu’il a des ailes, je vais lui donner la volée.

— Attendez ! Dites-moi toute votre idée ; en le rendant à la liberté, faites-vous un sacrifice ?

— Ah ! vous voulez me disséquer, ma bonne amie ?

— Je tiens à ce que vous vous rendiez compte de vous-même.

— Je me connais.

— Je n’en crois rien.

— Vous pensez que c’est impossible à mon âge ? Est-ce que vous ne m’y poussez pas en m’interrogeant sans cesse ? Cette curiosité que vous avez de moi me force à m’examiner du matin au soir. Elle me mûrit trop vite, je vous en avertis ; vous feriez mieux de ne pas tant fouiller dans ma conscience et de me laisser vivre, j’en vaudrais mieux. Je deviendrai si raisonnable avec vos raisonnements que je ne jouirai plus de rien. Ah ! maman me comprenait mieux. Quand je lui faisais des questions, elle me répondait :

« — Tu n’as pas besoin de savoir.

« Et si elle me voyait réfléchir, elle me parlait des belles robes de ma poupée ou des miennes ; elle voulait que je fusse une femme et rien de plus, rien de mieux. Mon père veut que je pense comme un homme, et vous, vous rêvez de m’élever à l’état d’ange. Heureusement je sais me défendre, et je saurai me faire aimer de vous comme je suis.

— C’est fait, je vous aime ; mais vous l’avez compris, je vous veux parfaite, vous pouvez l’être.

— Si je veux, peut-être ; mais je ne sais pas si je le veux, j’y penserai.

Ainsi je n’avais jamais le dernier mot avec elle, et c’était à recommencer toutes les fois qu’une observation sur le fond de sa pensée me paraissait nécessaire. L’occasion était rare, car à la surface et dans l’habitude de la vie elle était d’une égalité d’humeur incomparable, je dirais presque invraisemblable à son âge et dans sa position. Jamais je n’eus à lui reprocher un instant de langueur, une ombre de résistance dans ses études. Elle était toujours prête, toujours attentive. Sa compréhension, sa mémoire, la logique et la pénétration de son esprit tenaient du prodige. Elle me paraissait dépourvue d’enthousiasme et de sensibilité, mais elle avait un grand sens critique, un grand mépris pour le mal, une si haute probité d’instincts qu’elle ne comprenait pas que l’héroïsme parût difficile et méritât de grandes louanges. J’osais à peine solliciter son admiration pour les grands caractères et les grandes actions ; elle semblait me dire :

— Que trouvez-vous donc là d’étonnant ? est-ce que vous ne seriez pas capable de ces choses si naturelles ?

Ou bien :

— Me croyez-vous inférieure à ces hautes natures qui vous confondent ?

Tant que l’on ne s’attaquait pas à son for intérieur, elle était calme, polie, délicate et charmante. Elle avait des prévenances irrésistibles, des louanges fines, des élans de tendresse apparente, et, si parfois elle était mécontente de moi, je ne m’en apercevais qu’à un redoublement de déférence et d’égards.

Comment gouverner, comment espérer de modifier une telle personne ? J’avais lutté contre moi-même dans ma vie de revers et de douleur. Je ne m’étais jamais exercée à lutter contre les autres. Ce qui me consolait de mon impuissance, c’est que M. Dietrich, avec toute l’énergie acquise dans sa vie de travail et de calcul, n’avait pas plus de prise que moi sur les convictions de sa fille.

Ces convictions étaient fort mystérieuses, je ne réussissais pas à m’en emparer, tant elles étaient contradictoires. À l’heure qu’il est, je ne saurais dire encore si le désordre de ses assertions sur elle-même tenait à l’incertitude où flotte une vive intelligence en voie d’éclosion trop rapide, ou bien simplement au besoin de prendre le contre-pied de ce qu’on voulait lui persuader. Cette grande logique qu’elle portait dans l’étude disparaissait de son caractère dans l’application. Elle avait des goûts qui se contrariaient sans l’étonner.

— Je veux m’arranger, disait-elle alors, pour vivre en bonne intelligence avec les extrêmes que je porte en moi. J’aime l’éclat et l’ombre, le silence et le bruit. Il me semble qu’on est heureux quand on peut faire bon ménage avec les contrastes.

— Oui, lui disais-je, c’est possible dans certains cas ; mais il y a le grand, l’éternel contraste du mal et du bien, qui ne se logeront jamais dans le même cœur sans que l’un étouffe l’autre.

— Je vous répondrai, reprenait-elle, quand je saurai ce que cela veut dire. Vous me permettrez, à l’âge que j’ai de ne pas savoir encore ce que c’est que le mal.

Et elle s’arrangeait pour ne pas paraître le savoir. Si je surprenais en elle un mouvement d’égoïsme et de cruauté, comme dans l’histoire du petit oiseau, sa figure exprimait un étonnement candide.

— Je n’avais pas songé à cela, disait-elle.

Mais jamais elle ne s’avouait coupable ni résolue à ne plus l’être. Elle promettait d’y réfléchir, d’examiner, de se faire une opinion. Elle ne croyait pas qu’on eût le droit de lui en demander davantage, et protestait assez habilement contre les convictions imposées.

Nous passâmes huit mois à la campagne dans un véritable Éden et dans une solitude qu’interrompaient peu agréablement de rares visites de cérémonie. M. Dietrich se passionnait pour l’agriculture, et peu à peu il ne se montra plus qu’aux repas. Mademoiselle Helmina Dietrich était absorbée par les soins du ménage. Césarine était donc condamnée à vivre entre deux vieilles filles, l’une très-gaie (Helmina aimait à être taquinée par sa nièce, qui la traitait amicalement comme une enfant), mais sans influence aucune sur elle ; l’autre, sérieuse, mais irrésolue et inquiète encore. J’avoue que je n’osais rien, craignant d’irriter secrètement un amour-propre que la lutte eût exaspéré. Nous revînmes à Paris au milieu de l’hiver. Césarine, qui n’avait pas marqué le moindre dépit de rester si longtemps à la campagne, ne fit pas paraître toute sa joie de revoir Paris, sa chère maison et ses anciennes connaissances ; mais je vis bien que son père avait raison de penser qu’elle aimait le monde. Sa santé, qui n’avait pas été brillante depuis la mort de sa mère, prit le dessus rapidement dès qu’on put lui procurer quelques distractions.

Cette victoire, qui fût définitive dans son équilibre physique, la rendit en peu de temps si belle, si séduisante d’aspect et de manières, qu’à seize ans elle avait déjà tout le prestige d’une femme faite. Son intelligence progressa dans la même proportion. Je la voyais éclore presque instantanément. Elle devinait ce qu’elle n’avait pas le temps d’apprendre ; les arts et la littérature se révélaient à elle comme par magie. Son goût devenait pur. Elle n’avait plus de paradoxes, elle se corrigeait de poser l’originalité. Enfin elle devenait si remarquable qu’au bout de mon année d’examen je me résumai ainsi avec M. Dietrich :

— Je resterai. Je ne suis pas nécessaire à votre fille. Personne ne lui est et ne lui sera, peut-être jamais nécessaire, car, ne vous y trompez pas, elle est une personne supérieure par elle-même ; mais je peux lui être utile, en ce sens que je peux la confirmer dans l’essor de ses bons instincts. S’il venait à s’en produire de mauvais, je ne les détruirais pas, et vous ne les détruiriez pas plus que moi ; mais à nous deux nous pourrions en retarder le développement ou en amortir les effets. Elle me le dit du moins, elle a pris de l’affection pour moi et me prie avec ardeur de ne pas la quitter. Moi, je me dis qu’elle mérite que je m’attache à elle, fallût-il souffrir quelquefois de mon dévouement.

M. Dietrich m’exprima une très-vive reconnaissance, et je m’installai définitivement chez lui. Je donnai congé du petit appartement que j’avais voulu garder jusque-là, j’apportai mon modeste mobilier, mes petits souvenirs de famille, mes livres et mon piano à l’hôtel Dietrich, et je consentis à y occuper un très-joli pavillon que j’avais jusque-là refusé par discrétion. C’était le logement de mademoiselle Helmina, qui prenait celui de sa défunte belle-sœur et se trouvait ainsi sous la même clef que Césarine.

J’eus dès lors une indépendance plus grande que je ne l’avais espéré. Je pouvais recevoir mes amis sans qu’ils eussent à défiler sous les yeux de la famille Dietrich. Le nombre en était bien restreint ; mais je pouvais voir mon cher filleul tout à mon aise et le soustraire aux critiques probablement trop spirituelles que Césarine eût pu faire tomber sur sa gaucherie de collégien.

Cette gaucherie n’existait plus heureusement. Ce fut une grande joie pour moi de retrouver mon cher enfant grandi et en bonne santé. Il n’était pas beau, mais il était charmant, il ressemblait à ma pauvre sœur : de beaux yeux noirs doux et pénétrants, une bouche parfaite de distinction et de finesse, une pâleur intéressante sans être maladive, des cheveux fins et ondulés sur un front ferme et noble. Il n’était pas destiné à être de haute taille, ses membres étaient délicats, mais très-élégants, et tous ses mouvements avaient de l’harmonie comme toutes les inflexions de sa voix avaient du charme.

Il venait de terminer ses études et de recevoir son diplôme de bachelier. Je m’étais beaucoup inquiétée de la carrière qu’il lui faudrait embrasser. M. Dietrich, à qui j’en avais plusieurs fois parlé, m’avait dit :

— Ne vous tourmentez pas ; je me charge de lui. Faites-le moi connaître, je verrai à quoi il est porté par son caractère et ses idées.

Toutefois, quand je voulus lui présenter Paul, celui-ci me répondit avec une fermeté que je ne lui connaissais pas :

— Non, ma tante, pas encore ! Je n’ai pas voulu attendre ma sortie du collége pour me préoccuper de mon avenir. J’ai eu pour ami particulier dans mes dernières classes le fils d’un riche éditeur-libraire qui m’a offert d’entrer avec lui comme commis chez son père. Pour commencer, nous n’aurons que le logement et la nourriture, mais peu à peu nous gagnerons des appointements qui augmenteront en raison de notre travail. J’ai six-cents francs de rente, m’avez-vous dit ; c’est plus qu’il ne m’en faut pour m’habiller proprement et aller quelquefois à l’Opéra ou aux Français. Je suis donc très-content du parti que j’ai pris, et comme j’ai reçu la parole de M. Latour, je ne dois pas lui reprendre la mienne.

— Il me semble, lui dis-je, qu’avant de t’engager ainsi tu aurais dû me consulter.

— Le temps pressait, répondit-il, et j’étais sûr que vous m’approuveriez. Cela s’est décidé hier soir.

— Je ne suis pas si sûre que cela de t’approuver. J’ignore si tu as pris un bon parti, et j’aurais aimé à consulter M. Dietrich.

— Chère tante, je ne désire pas être protégé ; je veux n’être l’obligé de personne avant de savoir si je peux aimer l’homme qui me rendra service. Vous voyez, je suis aussi fier que vous pouvez désirer que je le sois. J’ai beaucoup réfléchi depuis un an. Je me suis dit que, dans ma position, il fallait faire vite aboutir les réflexions, et que je n’avais pas le droit de rêver une brillante destinée difficile à réaliser. Je m’étais juré d’embrasser la première carrière qui s’ouvrirait honorablement devant moi. Je l’ai fait. Elle n’est pas brillante, et peut-être, grâce à la bienveillance de M. Dietrich, aviez-vous rêvé mieux pour moi. Peut-être M. Dietrich, par une faveur spéciale, m’eût-il fait sauter par-dessus les quelques degrés nécessaires à mon apprentissage. C’est ce que je ne désire pas, je ne veux pas appartenir à un bienfaiteur, quel qu’il soit. M. Latour m’accepte parce qu’il sait que je suis un garçon sérieux. Il ne me fait et ne me fera aucune grâce. Mon avenir est dans mes mains, non dans les siennes. Il ne m’a accordé aucune parole de sympathie, il ne m’a fait aucune promesse de protection. C’est un positiviste très-froid, c’est donc l’homme qu’il me faut. J’apprendrai chez lui le métier de commerçant et en même temps j’y continuerai mon éducation, son magasin étant une bibliothèque, une encyclopédie toujours ouverte. Il faudra que j’apprenne à être une machine le jour, une intelligence à mes heures de liberté ; mais, comme il m’a dit que j’aurais des épreuves à corriger, je sais qu’on me laissera lire dans ma chambre : c’est tout ce qu’il me faut en fait de plaisirs et de liberté.

Il fallut me contenter de ce qui était arrangé ainsi. Paul n’était pas encore dans l’âge des passions ; tout à sa ferveur de novice, il croyait être toujours heureux par l’étude et n’avoir jamais d’autre curiosité.

M. Dietrich, à qui je racontai notre entrevue sans lui rien cacher, me dit qu’il augurait fort bien d’un caractère de cette trempe, à moins que ce ne fût un éclair fugitif d’héroïsme, comme tous les jeunes gens croient en avoir ; qu’il fallait le laisser voler de ses propres ailes jusqu’à ce qu’il eût donné la mesure de sa puissance sur lui-même, que dans tous les cas il était prêt à s’intéresser à mon neveu dès la moindre sommation de ma part.

Je devais me tenir pour satisfaite, et je feignis de l’être ; mais la précoce indépendance de Paul me rendait un peu soucieuse. Je faisais de tristes réflexions sur l’esprit d’individualisme qui s’empare de plus en plus de la jeunesse. Je voyais, d’une part, Césarine s’arrangeant, avec des calculs instinctifs assez profonds, pour gouverner tout le monde. D’autre part, je voyais Paul se mettant en mesure, avec une hauteur peut-être irréfléchie, de n’être dirigé par personne. Que mon élève, gâtée par le bonheur, crût que tout avait été créé pour elle, c’était d’une logique fatale, inhérente à sa position ; mais que mon pauvre filleul, aux prises avec l’inconnu, déclarât qu’il ferait sa place tout seul et sans aide, cela me semblait une outrecuidance dangereuse, et j’attendais son premier échec pour le ramener à moi comme à son guide naturel.

Peu à peu, l’influence de Césarine agissant à la sourdine et sans relâche, aidée du secret désir de sa tante Helmina, les relations que sa mère lui avait créées se renouèrent. Les échanges de visites devinrent plus fréquents ; des personnes qu’on n’avait pas vues depuis un an furent adroitement ramenées : on accepta quelques invitations d’intimité, et à la fin du deuil on parla de payer les affabilités dont on avait été l’objet en rouvrant les petits salons et en donnant de modestes dîners aux personnes les plus chères. Cela fut concerté et amené par la tante et la nièce avec tant d’habileté que M. Dietrich ne s’en douta qu’après un premier résultat obtenu. On lui fit croire que la réunion avait été, par l’effet du hasard, plus nombreuse qu’on ne l’avait désiré. Un second dîner fut suivi d’une petite soirée où l’on fit un peu de musique sérieuse, toujours par hasard, par une inspiration de la tante, qui avait vu l’ennui se répandre parmi les invités, et qui croyait faire son devoir en s’efforçant de les distraire.

La semaine suivante, la musique sacrée fit place à la profane. Les jeunes amis des deux sexes chantaient plus ou moins bien. Césarine n’avait pas de voix, mais elle accompagnait et déchiffrait on ne peut mieux. Elle était plus musicienne que tous ceux qu’elle feignait de faire briller, et dont elle se moquait intérieurement avec un ineffable sourire d’encouragement et de pitié.

Au bout de deux mois, une jeune étourdie joua sans réflexion une valse entraînante. Les autres jeunes filles bondirent sur le parquet. Césarine ne voulut ni danser, ni faire danser ; on dansa cependant, à la grande joie de mademoiselle Helmina et à la grande stupéfaction des domestiques. On se sépara en parlant d’un bal pour les derniers jours de l’hiver.

M. Dietrich était absent. Il faisait de fréquents voyages à sa propriété de Mireval. On ne l’attendait que le surlendemain. Le destin voulut que, rappelé par une lettre d’affaires, il arrivât le lendemain de cette soirée, à sept heures du matin. On s’était couché tard, les valets dormaient encore, et les appartements étaient restés en désordre. M. Dietrich, qui avait conservé les habitudes de simplicité de sa jeunesse, n’éveilla personne ; mais, avant de gagner sa chambre, il voulut se rendre compte par lui-même du tardif réveil de ses gens, et il entra dans le petit salon où la danse avait commencé. Elle y avait laissé peu de traces, vu que, s’y trouvant trop à l’étroit, on avait fait invasion, tout en sautant et pirouettant, dans la grande salle des fêtes. On y avait allumé à la hâte des lustres encore garnis des bougies à demi consumées qui avaient éclairé les derniers bals donnés par madame Dietrich. Elles avaient vite brûlé jusqu’à faire éclater les bobèches, ce qui avait été cause d’un départ précipité : des voiles et des écharpes avaient été oubliés, des cristaux et des porcelaines où l’on avait servi des glaces et des friandises étaient encore sur les consoles. C’était l’aspect d’une orgie d’enfants, une débauche de sucreries, avec des enlacements de traces de petits pieds affolés sur les parquets poudreux. M. Dietrich eut le cœur serré, et, dans un mouvement d’indignation et de chagrin, il vint écouter à ma porte si j’étais levée. Je l’étais en effet ; je reconnus son pas, je sortis avec lui dans la galerie, m’attendant à des reproches.

Il n’osa m’en faire :

— Je vois, me dit-il avec une colère contenue, que vous n’avez pas pris part à des folies que vous n’avez pu empêcher…

— Pardon, lui dis-je, je n’ai eu aucune velléité d’amusement, mais je n’ai pas quitté Césarine d’un instant, et je me suis retirée la dernière. Si vous me trouvez debout, c’est que je n’ai pas dormi. J’avais du souci en songeant qu’on vous cacherait cette petite fête et en me demandant si je devais me taire ou faire l’office humiliant de délateur. Nous voici, monsieur Dietrich, dans des circonstances que je n’ai pu prévoir et aux prises avec des obligations qui n’ont jamais été définies. Que dois-je faire à l’avenir ? Je ne crois pas possible d’imposer mon autorité, et je n’accepterais pas le rôle désagréable de pédagogue trouble-fête ; mais celui d’espion m’est encore plus antipathique, et je vous prie de ne pas tenter de me l’imposer.

— Je ne vois rien d’embrouillé dans les devoirs que vous voulez bien accepter, reprit-il. Vous ne pouvez rien empêcher, je le sais ; vous ne voulez rien trahir, je le comprends ; mais vous pouvez user de votre ascendant pour détourner Césarine de ses entraînements. N’avez-vous rien trouvé à lui dire pour la faire réfléchir, ou bien vous a-t-elle ouvertement résisté ?

— Je puis heureusement vous dire mot pour mot ce qui s’est passé. Césarine n’a rien provoqué, elle a laissé faire. Je lui ai dit à l’oreille :

» — C’est trop tôt, votre père blâmera peut-être.

» Elle m’a répondu :

» — Vous avez raison ; c’est probable.

» Elle a voulu avertir ses compagnes, elle ne l’a pas fait. Au moment où la danse tournoyait dans le petit salon, mademoiselle Helmina, voyant qu’on étouffait, a ouvert les portes du grand salon, et l’on s’y est élancé. En ce moment, Césarine a tressailli et m’a serré convulsivement la main ; j’ai cru inutile de parler, j’ai cru qu’elle allait agir. Je l’ai suivie au salon ; elle me tenait toujours la main, elle s’est assise tout au fond, sur l’estrade destinée aux musiciens, et là, derrière un des socles qui portent les candélabres, elle a regardé la danse avec des yeux pleins de larmes.

— Elle regrettait de n’oser encore s’y mêler ! s’écria M. Dietrich irrité.

— Non, repris-je, ses émotions sont plus compliquées et plus mystérieuses. — Mon amie, m’a-t-elle dit, je ne sais pas trop ce qui se passe en moi. Je fais un rêve, je revois la dernière fête qu’on a donnée ici, et je crois voir ma mère déjà malade, belle, pâle, couverte de diamants, assise là-bas tout au fond, en face de nous, dans un véritable bosquet de fleurs, respirant avec délices ces parfums violents qui la tuaient et qu’elle a redemandés jusque sur son lit d’agonie. Ceci vous résume la vie et la mort de ma pauvre maman. Elle n’était pas de force à supporter les fatigues du monde, et elle s’enivrait de tout ce qui lui faisait mal. Elle ne voulait rien ménager, rien prévoir. Elle souffrait et se disait heureuse. Elle l’était, n’en doutez pas. Que nos tendances soient folles ou raisonnables, ce qui fait notre bonheur, c’est de les assouvir. Elle est morte jeune, mais elle a vécu vite, beaucoup à la fois, tant qu’elle a pu. Ni les avertissements des médecins, ni les prières des amis sérieux, ni les reproches de mon père n’ont pu la retenir, et en ce moment, en voyant l’ivresse et l’oubli assez indélicat de mes compagnes, je me demande si nous n’avions pas tort de gâter par des inquiétudes et de sinistres prédictions les joies si intenses et si rapides de notre chère malade. Je me demande aussi si elle n’avait pas pris le vrai chemin qu’elle devait suivre, tandis que mon père, marchant sur un sentier plus direct et plus âpre, n’arrivera jamais au but qu’il poursuit, la modération. Vous ne le connaissez pas, ma chère Pauline, il est le plus passionné de la famille. Il a aimé les affaires avec rage. C’était un beau joueur, calme et froid en apparence, mais jamais rassasié de rêves et de calculs. Aujourd’hui l’amour de la terre se présente à lui comme une lutte nouvelle, comme une fièvre de défis jetés à la nature. Vous verrez qu’il ne jouira d’aucun succès, parce qu’il n’avouera jamais qu’il ne sait pas supporter un seul revers. Ses passions ne le rendent pas heureux, parce qu’il les subit sans vouloir s’y livrer. Il se croit plus fort qu’elles, voilà l’erreur de sa vie ; ma mère n’en était pas dupe, je ne le suis pas non plus. Elle m’a appris à le connaître, à le chérir, à le respecter, mais à ne pas le craindre. Il sera mécontent quand il saura ce qui se passe ici, soit ! Il faudra bien qu’il m’accepte pour sa fille, c’est-à-dire pour un être qui a aussi des passions. Je sens que j’en ai ou que je suis à la veille d’en avoir. Par exemple, je ne sais pas encore lesquelles. Je suis en train de chercher si la vue de cette danse m’enivre ou si elle m’agace, si je reverrai avec joie les fêtes qui ont charmé mon enfance, ou si elles ne me seront pas odieuses, si je n’aurai pas le goût effréné des voyages ou un besoin d’extases musicales, ou bien encore la passion de n’aimer rien et de tout juger. Nous verrons. Je me cherche, n’est-ce pas ce que vous voulez ?

« On est venu nous interrompre. On partait, car en somme on n’a pas dansé dix minutes, et, pour se débarrasser plus vite de la gaieté de ses amis, Césarine, qui, vous le voyez, était fort sérieuse, a promis que l’année prochaine on danserait tant qu’on voudrait chez elle.

— L’année prochaine ! C’est dans quinze jours, s’écria M. Dietrich, qui m’avait écoutée avec émotion.

— Ceci ne me regarde pas, repris-je, je n’ai ni ordre ni conseils à donner chez vous.

— Mais vous avez une opinion ; ne puis-je savoir ce que vous feriez à ma place ?

— J’engagerais Césarine à ne pas livrer si vite aux violons et aux toilettes cette maison qui lui était sacrée il y a un an. Je lui ferais promettre qu’on n’y dansera pas avant une nouvelle année révolue : ce qu’elle aura promis, elle le tiendra ; mais je ne la priverais pas des réunions intimes, sans lesquelles sa vie me paraîtrait trop austère. La solitude et la réflexion sans trêve ont de plus grands dangers pour elle que le plaisir. Je craindrais aussi que ses grands partis-pris de soumission n’eussent pour effet de lui créer des résistances intérieures invincibles, et qu’en la séparant du monde vous n’en fissiez une mondaine passionnée.

M. Dietrich me donna gain de cause et me quitta d’un air préoccupé. Le jugement que sa fille avait porté sur lui, et que je n’avais pas cru devoir lui cacher, lui donnait à réfléchir. Dès le lendemain, il reprit avec moi la conversation sur ce sujet.

— Je n’ai fait aucun reproche, me dit-il. J’ai fait semblant de ne m’être aperçu de rien, et je n’ai pas eu besoin d’arracher la promesse de ne pas danser avant un an ; Césarine est venue d’elle-même au-devant de mes réflexions. Elle m’a raconté la soirée d’avant-hier ; elle a doucement blâmé l’irréflexion, pour ne pas dire la légèreté de sa tante ; elle m’a fait l’aveu qu’elle avait promis de m’engager à rouvrir les salons, en ajoutant qu’elle me suppliait de ne pas le permettre encore. Je n’ai donc eu qu’à l’approuver au lieu de la gronder ; elle s’était arrangée pour cela, comme toujours !

— Et vous croyez qu’il en sera toujours ainsi ?

— J’en suis sûr, répondit-il avec abattement ; elle est plus forte que moi, elle le sait ; elle trouvera moyen de n’avoir jamais tort.

— Mais, si elle se laisse gouverner par sa propre raison, qu’importe qu’elle ne cède pas à la vôtre ? Le meilleur gouvernement possible serait celui où il n’y aurait jamais nécessité de commander. N’arrive-t-elle pas, de par sa libre volonté à se trouver d’accord avec vous ?

— Vous admettez qu’une femme peut être constamment raisonnable, et que par conséquent elle a le droit de se dégager de toute contrainte ?

— J’admets qu’une femme puisse être raisonnable, parce que je l’ai toujours été, sans grand effort et sans grand mérite. Quant à l’indépendance à laquelle elle a droit dans ce cas-là, sans être une libre penseuse bien prononcée, je la regarde comme le privilège d’une raison parfaite et bien prouvée.

— Et vous pensez qu’à seize ans Césarine est déjà cette merveille de sagesse et de prudence qui ne doit obéir qu’à elle-même ?

— Nous travaillons à ce qu’elle le devienne. Puisque sa passion est de ne pas obéir et de ne jamais céder, encourageons sa raison et ne brisons pas sa volonté. Ne sévissez, monsieur Dietrich, que le jour où vous verrez une fantaisie blâmable.

— Vous trouvez rassurante cette irrésolution qu’elle vous a confiée, cette prétendue ignorance de ses goûts et de ses désirs ?

— Je la crois sincère.

— Prenez garde, mademoiselle de Nermont ! vous êtes charmée, fascinée ; vous augmenterez son esprit de domination en le subissant.

Il protestait en vain. Il le subissait, lui, et bien plus que moi. La supériorité de sa fille, en se révélant de plus en plus, lui créait une étrange situation ; elle flattait son orgueil et froissait son amour-propre. Il eût préféré Césarine impérieuse avec les autres, soumise à lui seul.

— Il faut, lui dis-je, avant de nous quitter, conclure définitivement sur un point essentiel. Il faut pour seconder vos vues, si je les partage, que je sache votre opinion sur la vie mondaine que vous redoutez tant pour votre fille. Craignez-vous que ce ne soit pour elle un enivrement qui la rendrait frivole ?

— Non, elle ne peut pas devenir frivole ; elle tient de moi plus que de sa mère.

— Elle vous ressemble beaucoup, donc vous n’avez rien à craindre pour sa santé.

— Non, elle n’abusera pas du plaisir.

— Alors que craignez-vous donc ?

Il fut embarrassé pour me répondre. Il donna plusieurs raisons contradictoires. Je tenais à pénétrer toute sa pensée, car mon rôle devenait difficile, si M. Dietrich était inconséquent. Force me fut de constater intérieurement qu’il l’était, qu’il commençait à le sentir, et qu’il en éprouvait de l’humeur. Césarine l’avait bien jugé en somme. Il avait besoin de lutter toujours et n’en voulait jamais convenir. Il termina l’entretien en me témoignant beaucoup de déférence et d’attachement, en me suppliant de nouveau de ne jamais quitter sa fille, tant qu’elle ne serait pas mariée.

— Pour que je prenne cet engagement, lui dis-je, il faut que vous me laissiez libre de penser à ma guise et d’agir, dans l’occasion, sous l’inspiration de ma conscience.

— Oui certes, je l’entends ainsi, s’écria-t-il en respirant comme un homme qui échappe à l’anxiété de l’irrésolution. Je veux abdiquer entre vos mains pour élever une femme, il faut une femme.

En effet, depuis ce jour, il se fit en lui un notable changement. Il cessa de contrarier systématiquement les tendances de sa fille, et je m’applaudis de ce résultat, que je croyais le meilleur possible. Me trompais-je ? N’étais-je pas à mon insu la complice de Césarine pour écarter l’obstacle qui limitait son pouvoir ? M. Dietrich avait-il pénétré dans le vrai de la situation en me disant que j’étais charmée, fascinée, enchaînée par mon élève ?

Si j’ai eu cette faiblesse, c’est un malheur que de graves chagrins m’ont fait expier plus tard. Je croyais sincèrement prendre la bonne voie et apporter du bonheur en modifiant l’obstination du père au profit de sa fille ; ce profit, je le croyais tout moral et intellectuel, car, je n’en pouvais plus douter, on ne pouvait diriger Césarine qu’en lui mettant dans les mains le gouvernail de sa destinée, sauf à veiller sur les dangers qu’elle ignorait, qu’elle croyait fictifs, et qu’il faudrait éloigner ou atténuer à son insu.

L’hiver s’écoula sans autres émotions. Ces dames reçurent leurs amis et ne s’ennuyèrent pas ; Césarine, avec beaucoup de tact et de grâce, sut contenir la gaieté lorsqu’elle menaçait d’arriver aux oreilles de son père, qui se retirait de bonne heure, mais qui, disait-elle, ne dormait jamais des deux yeux à la fois.

Il faut que je dise un mot de la société intime des demoiselles Dietrich. C’étaient d’abord trois autres demoiselles Dietrich, les trois filles de M. Karl Dietrich, et leur mère, jolie collection de parvenues bien élevées, mais très-fières de leur fortune et très-ambitieuses, même la plus petite, âgée de douze ans, qui parlait mariage comme si elle eût été majeure ; son babil était l’amusement de la famille ; la liberté enfantine de ses opinions était la clef qui ouvrait toutes les discussions sur l’avenir et sur les rêves dorés de ces demoiselles.

Le père Karl Dietrich était un homme replet et jovial, tout l’opposé de son frère, qu’il respectait à l’égal d’un demi-dieu et qu’il consultait sur toutes choses, mais sans lui avouer qu’il ne suivait que la moitié de ses conseils, celle qui flattait ses instincts de vanité et ses habitudes de bonhomie. Il avait un grand fonds de vulgarité qui paraissait en toutes choses ; mais il était honnête homme, il n’avait pas de vices, il aimait sa famille réellement. Si son commerce n’était pas le plus amusant du monde, il n’était jamais choquant ni répugnant, et c’est un mérite assez rare chez les enrichis de notre époque pour qu’on en tienne compte. Il adorait Césarine, et, par un naïf instinct de probité morale, il la regardait comme la reine de la famille. Il ne craignait pas de dire qu’il était non-seulement absurde, mais coupable de contrarier une créature aussi parfaite. Césarine connaissait son empire sur lui ; elle savait que si, à quinze ans, elle eût voulu faire des dettes, son oncle lui eût confié la clef de sa caisse ; elle avait dans ses armoires des étoffes précieuses de tous les pays, et dans ses écrins des bijoux admirables qu’il lui donnait en cachette de ses filles, disant qu’elles n’avaient pas de goût et que Césarine seule pouvait apprécier les belles choses. Cela était vrai. Césarine avait le sens artiste critique très-développé, et son oncle était payé de ses dons quand elle en faisait l’éloge.

Madame Karl Dietrich voyait bien la partialité de son mari pour sa nièce ; elle feignait de l’approuver et de la partager, mais elle en souffrait, et, à travers les adulations et les caresses dont elle et ses filles accablaient Césarine, il était facile de voir percer la jalousie secrète.

La famille Dietrich ne se bornait pas à ce groupe. On avait beaucoup de cousins, allemands plus ou moins, et de cousines plus ou moins françaises, provenant de mariages et d’alliances. Tout ce qui tenait de près ou de loin aux frères Dietrich ou à leurs femmes s’était attaché à leur fortune et serré sous leurs ailes pour prospérer dans les affaires ou vivre dans les emplois. Ils avaient été généreux et serviables, se faisant un devoir d’aider les parents, et pouvant, grâce à leur grande position, invoquer l’appui des plus hautes relations dans la finance. Les fastueuses réceptions de madame Hermann Dietrich avaient étendu ce crédit à tous les genres d’omnipotence. On avait dans tous les ministères, dans toutes les administrations, des influences certaines. Ainsi tout ce qui était apparenté aux Dietrich était casé avantageusement. C’était un clan, une clientèle d’obligés qui représentait une centaine d’individus plus ou moins reconnaissants, mais tous placés dans une certaine dépendance des frères Dietrich, de M. Hermann particulièrement, et formant ainsi une petite cour dont l’encens ne pouvait manquer de porter à la tête de Césarine.

Je n’ai jamais aimé le monde ; je ne me plaisais pas dans ces réunions beaucoup trop nombreuses pour justifier leur titre de relations intimes. Je n’en faisais rien paraître ; mais Césarine ne s’y trompait pas.

— Nous sommes trop bourgeois pour vous, me disait-elle, et je ne vous en fais pas un reproche, car, moi aussi, je trouve ma nombreuse famille très-insipide. Ils ont beau vouloir se distinguer les uns des autres, ces chers parents, et avoir suivi diverses carrières, je trouve que mon jeune cousin le peintre de genre est aussi positif et aussi commerçant que ma vieille cousine la fabricante de papiers peints, et que le cousin compositeur de musique n’a pas plus de feu sacré que mon oncle à la mode de Bretagne qui gouverne une filature de coton. Je vous ai entendu dire qu’il n’y avait plus de différences tranchées dans les divers éléments de la société moderne, que les industriels parlaient d’art et de littérature aussi bien que les artistes parlent d’industrie ou de science appliquée à l’industrie. Moi, je trouve que tous parlent mal de tout, et je cherche en vain autour de moi quelque chose d’original ou d’inspiré. Ma mère savait mieux composer son salon. Si elle y admettait avec amabilité tous ces comparses que vous voyez autour de moi, elle savait mettre en scène des distinctions et des élégances réelles. Quand mon père me permettra de le faire rentrer dans le vrai monde sans sortir de chez lui, vous verrez une société plus choisie et plus intéressante, des personnes qui n’y viennent pas pour approuver tout, mais pour discuter et apprécier, de vrais artistes, de vraies grandes dames, des voyageurs, des diplomates, des hommes politiques, des poëtes, des gens du noble faubourg et même des représentants de la comique race des penseurs ! Vous verrez, ce sera drôle et ce sera charmant ; mais je ne suis pas bien pressée de me retrouver dans ce brillant milieu. Il faut que je sois de force à y briller aussi. J’y ai trôné pour mes beaux yeux sur ma petite chaise d’enfant gâtée. Devenue maîtresse de maison, il faudra que je réponde à d’autres exigences, que j’aie de l’instruction, un langage attrayant, des talents solides, et, ce qui me manque le plus jusqu’à présent, des opinions arrêtées. Travaillons, ma chère amie, faites-moi beaucoup travailler. Ma mère se contentait d’être une femme charmante, mais je crois que j’aurai un rôle plus difficile à remplir que celui de montrer les plus beaux diamants, les plus belles robes et les plus belles épaules. Il faut que je montre le plus noble esprit et le plus remarquable caractère. Travaillons ; mon père sera content, et il reconnaîtra que la lutte de la vie est facile à qui s’est préparé sans orages domestiques à dominer son milieu.

Si je fais parler ici Césarine avec un peu plus de suite et de netteté qu’elle n’en avait encore, c’est pour abréger et pour résumer l’ensemble de nos fréquentes conversations. Je puis affirmer que ce résumé, dont j’aidais le développement par mes répliques et mes observations, est très-fidèle quand même, et qu’à dix-huit ans Césarine ne s’était pas écartée du programme entrevu et formulé jour par jour.

Je passerai donc rapidement sur les années qui nous conduisirent à cette sorte de maturité. Nous allions tous les étés à Mireval, où elle travaillait beaucoup avec moi, se levant de grand matin et ne perdant pas une heure. Ses récréations étaient courtes et actives. Elle allait rejoindre son père aux champs ou dans son cabinet, s’intéressait à ses travaux et à ses recherches. Il en était si charmé qu’il devint son adorateur et son esclave, et cela eût été pour le mieux, si Césarine ne m’eût avoué que l’agriculture ne l’intéressait nullement, mais qu’elle voulait faire plaisir à son père, c’est-à-dire le charmer et le soumettre.

J’aurais pu craindre qu’elle n’agît de même avec moi, si je ne l’eusse vue aimer réellement l’étude et chercher à dépasser la somme d’instruction que j’avais pu acquérir. Je sentis bientôt que je risquais de rester en arrière, et qu’il me fallait travailler aussi pour mon compte ; c’est à quoi je ne manquai pas, mais je n’avais plus le feu et la facilité de la jeunesse. Mon emploi commençait à m’absorber et à me fatiguer, lorsque des préoccupations personnelles d’un autre genre commencèrent à s’emparer de mon élève et à ralentir sa curiosité intellectuelle.

Avant d’entrer dans cette nouvelle phase de notre existence, je dois rappeler celle de mon neveu et résumer ce qui était advenu de lui durant les trois années que je viens de franchir. Je ne puis mieux rendre compte de son caractère et de ses occupations qu’en transcrivant la dernière lettre que je reçus de lui à Mireval dans l’été de 1858.

« Ma marraine chérie, ne soyez pas inquiète de moi. Je me porte toujours bien ; je n’ai jamais su ce que c’est que d’être malade. Ne me grondez pas de vous écrire si peu : j’ai si peu de temps à moi ! Je gagnais douze cents francs, j’en gagne deux mille aujourd’hui, et je suis toujours logé et nourri dans l’établissement. J’ai toujours mes soirées libres, je lis toujours beaucoup ; vous voyez donc que je suis très-content, très-heureux, et que j’ai pris un très-bon parti. Dans dix ou douze ans, je gagnerai certainement de dix à douze mille francs, grâce à mon travail quotidien et à de certaines combinaisons commerciales que je vous expliquerai quand nous nous reverrons.

« À présent traitons la grande question de votre lettre. Vous me dites que vous avez de l’aisance et que vous comptez me confier (j’entends bien, me donner) vos économies, pour qu’au lieu d’être un petit employé à gages, je puisse apporter ma part d’associé dans une exploitation quelconque. Merci, ma bonne tante, vous êtes l’ange de ma vie ; mais je n’accepte pas, je n’accepterai jamais. Je sais que vous avez fait des sacrifices pour mon éducation ; c’était immense pour vous alors. J’ai dû les accepter, j’étais un enfant ; mais j’espère bien m’acquitter envers vous, et, si au lieu d’y songer je me laissais gâter encore, je rougirais de moi. Comment, un grand gaillard de vingt et un ans se ferait porter sur les faibles bras d’une femme délicate, dévouée, laborieuse à son intention !… Ne m’en parlez plus, si vous ne voulez m’humilier et m’affliger. Votre condition est plus précaire que la mienne, pauvre tante ! Vous dépendez d’un caprice de femme, car vous aurez beau louer le noble caractère et le grand esprit de votre élève, tout ce qui repose sur un intérêt moral est bâti sur des rayons et des nuages. Il n’y a de solide et de fixe que ce qui est rivé à la terre par l’intérêt personnel le plus prosaïque et le plus grossier. Je n’ai pas d’illusions, moi ; j’ai déjà l’expérience de la vie. Je suis ancré chez mon patron parce que j’y fais entrer de l’argent et n’en laisse pas sortir. Vous êtes, vous, un objet de luxe intellectuel dont on peut se priver dans un jour de dépit, dans une heure d’injustice. On peut même vous blesser involontairement dans un moment d’humeur, et je sais que vous ne le supporteriez pas, à moins que mon avenir ne fût dans les mains de M. Dietrich. — Or voilà ce que je ne veux pas, ce que je n’ai pas voulu. Vous m’avez un peu grondé de mon orgueil en me voyant repousser sa protection. Vous n’avez donc pas compris, marraine, que je ne voulais pas dépendre de l’homme qui vous tenait dans sa dépendance ? que je ne voulais pas vous exposer à subir quelque déplaisir chez lui par dévouement pour moi ? Si, lorsqu’il m’a fait inviter par vous à me mêler à ses petites réunions de famille, j’ai répondu que je n’avais pas le temps, c’est que je savais que, dans ces réunions, tous étaient plus on moins les obligés des Dietrich, et que j’y aurais porté malgré moi un sentiment d’indépendance qui eût pu se traduire par une franchise intolérable. Et vous eussiez été responsable de mon impertinence ! Voilà ce que je ne veux pas non plus.

» Restons donc comme nous voilà : moi, votre obligé à jamais. J’aurais beau vous rendre l’argent que vous avez dépensé pour moi, rien ne pourra m’acquitter envers vous de vos tendres soins, de votre amour maternel, rien que ma tendresse, qui est aussi grande que mon cœur peut en contenir. Vous, vous resterez ma mère, et vous ne serez plus jamais mon caissier. Je veux que vous puissiez retrouver votre liberté absolue sans jamais craindre la misère, et que vous ne restiez pas une heure dans la maison étrangère, si cette heure-là ne vous est pas agréable à passer.

» Voilà, ma tante ; que ce soit dit une fois pour toutes ! Je vous ai vue la dernière fois avec une petite robe retournée qui n’était guère digne des tentures de satin de l’hôtel Dietrich. Je me suis dit :

» — Ma tante n’a plus besoin de ménager ainsi quelques mètres de soie. Elle n’est pas avare, elle est même peu prévoyante pour son compte. C’est donc pour moi qu’elle fait des économies ? À d’autres ! Le premier argent dont je pourrai strictement me passer, je veux l’employer à lui offrir une robe neuve, et le moment est venu. Vous recevrez demain matin une étoffe que je trouve jolie et que je sais être du goût le plus nouveau. Elle sera peut-être critiquée par l’incomparable mademoiselle Dietrich ; mais je m’en moque, si elle vous plaît. Seulement je vous avertis que, si vous la retournez quand elle ne sera plus fraîche, je m’en apercevrai bien, et que je vous enverrai une toilette qui me ruinera.

» Pardonne-moi ma pauvre offrande, petite marraine, et aime toujours le rebelle enfant qui te chérit et te vénère.

« Paul Gilbert. »

Il me fut impossible de ne pas pleurer d’attendrissement en achevant cette lettre. Césarine me surprit au milieu de mes larmes et voulut absolument en savoir la cause. Je trouvais inutile de la lui dire ; mais comme elle se tourmentait à chercher en quoi elle avait pu me blesser et qu’elle s’en faisait un véritable chagrin, je lui laissai lire la lettre de Paul. Elle la lut froidement et me la rendit sans rien dire.

— Vous voilà rassurée, lui dis-je.

— Elle répondit oui, et nous passâmes à la leçon.

Quand elle fut finie :

— Votre neveu, me dit-elle, est un original, mais sa fierté ne me déplaît pas. Il a eu bien tort, par exemple, de croire que sa franchise eût pu me blesser ; elle serait venue comme un rayon de vrai soleil au milieu des nuages d’encens fade ou grossier que je respire à Paris. Il me croit sotte, je le vois bien, et quand il me traite d’incomparable, cela veut dire qu’il me trouve laide.

— Il ne vous a jamais vue !

— Si fait ! Comment pouvez-vous croire qu’il serait venu pendant quatre hivers chez vous sans que je l’eusse jamais rencontré ? Vous avez beau demeurer dans un pavillon de l’hôtel qui est séparé du mien, vous avez beau ne le faire venir que les jours où je sors, j’étais curieuse de le voir, et une fois, il y a deux ans, moi et mes trois cousines, nous l’avons guetté comme il traversait le jardin ; puis, comme il avait passé très-vite et sans daigner lever les yeux vers la terrasse où nous étions, nous avons guetté sa sortie en nous tenant sur le grand perron. Alors il nous a saluées en passant près de nous, et, bien qu’il ait pris un air fort discret ou fort distrait, je suis sûre qu’il nous a très-bien regardées.

— Il vous a mal regardées, au contraire, ou il n’a pas su laquelle des quatre était vous, car, l’année dernière, il a vu chez moi votre photographie, et il m’a dit qu’il vous croyait petite et très-brune. C’est donc votre cousine Marguerite qu’il avait prise pour vous.

— Alors qu’est-ce qu’il a dit de ma photographie ?

— Rien. Il pensait à autre chose. Mon neveu n’est pas curieux, et je le crois très-peu artiste.

— Dites qu’il est d’un positivisme effroyable.

— Effroyable est un peu dur ; mais j’avoue que je le trouve un peu rigide dans sa vertu, même un peu misanthrope pour son âge. Je m’efforcerai de le guérir de sa méfiance et de sa sauvagerie.

— Et vous me le présenterez l’hiver prochain ?

— Je ne crois pas que je puisse l’y décider ; c’est une nature en qui la douceur n’empêche pas l’obstination.

— Alors il me ressemble ?

— Oh ! pas du tout, c’est votre contraire. Il sait toujours ce qu’il veut et ce qu’il est. Au lieu de se plaire à influencer les autres, il se renferme dans son droit et dans son devoir avec une certaine étroitesse que je n’approuve pas toujours, mais qu’il me faut bien lui pardonner à cause de ses autres qualités.

— Quelles qualités ? Je ne lui en vois déjà pas tant !

— La droiture, le courage, la modestie, la fierté, le désintéressement, et par-dessus tout son affection pour moi.

Nous fûmes interrompues par l’arrivée au salon du marquis de Rivonnière. Césarine donna un coup d’œil au miroir, et, s’étant assurée que sa tenue était irréprochable, elle me quitta pour aller le recevoir.

Ce serait le moment de poser dans mon récit ce personnage, qui depuis quelques semaines était le plus assidu de nos voisins de campagne ; mais je crois qu’il vaut mieux ne pas m’interrompre et laisser à Césarine le soin de dépeindre l’homme qui aspirait ouvertement à sa main.

— Que pensez-vous de lui ? me dit-elle quand il fut parti.

— Rien encore, lui répondis-je, sinon qu’il a une belle tournure et un beau visage. Je ne me tiens pas auprès de vous au salon quand votre père ou vous ne réclamez pas ma présence, et j’ai à peine entrevu le marquis deux ou trois fois.

— Eh bien ! je la réclame à l’avenir, votre chère présence, quand le marquis viendra ici. Ma tante est une mauvaise gardienne et le laisse me faire la cour.

— Votre père m’a dit qu’il ne voyait pas avec déplaisir ses assiduités, et qu’il ne s’opposait pas à ce que vous eussiez le temps de le connaître. Voilà, je crois, ce qui est convenu entre lui et M. de Rivonnière. Vous déciderez si vous voulez vous marier bientôt, et dans ce cas on vous proposera ce parti, qui est à la fois honorable et brillant. Si vous ne l’acceptez point, on dira que vous ne voulez pas encore vous établir, et M. de Rivonnière se tiendra pour dit qu’il n’a point su modifier vos résolutions.

— Oui, voilà bien ce que m’a dit papa ; mais ce qu’il pense, il ne l’a dit ni à vous ni à moi.

— Que pense-t-il selon vous ?

— Il désire vivement que je me marie le plus tôt possible, à la condition que nous ne nous séparerons pas. Il m’adore, mon bon père, mais il me craint ; il voudrait bien, tout en me gardant près de son cœur, être dégagé de la responsabilité qui pèse sur lui. Il se voit forcé de me gâter, il s’y résigne, mais il craint toujours que je n’en abuse. Plus je suis studieuse, retirée, raisonnable en un mot, plus il craint que ma volonté renfermée n’éclate en fabuleuses excentricités.

— N’entretenez-vous pas cette crainte par quelques paradoxes dont vous ne pensez pas un mot, et que vous pourriez vous dispenser d’émettre devant lui ?

— J’entretiens de loin en loin cette crainte, parce qu’elle me préserve de l’autorité qu’il se fût attribuée, s’il m’eût trouvée trop docile. Ne me grondez pas pour cela, chère amie, je mène mon père à son bonheur et au mien. Les moyens dont je me sers ne vous regardent pas. Que votre conscience se tienne tranquille : mon but est bon et louable. Il faut, pour y parvenir, que mon père conserve sa responsabilité et ne la délègue pas à un nouveau-venu qui me forcerait à un nouveau travail pour le soumettre.

— Je pense que vous n’auriez pas grand’peine avec M. de Rivonnière. Il passe dans le pays pour l’homme le plus doux qui existe.

— Ce n’est pas une raison. Il est facile d’être doux aux autres quand on est puissant sur soi-même. Moi aussi, je suis douce, n’est-il pas vrai ? et, quand je m’en vante, je vous effraye, convenez-en.

— Vous ne m’effrayez pas tant que vous croyez ; mais je vois que le marquis, s’il ne vous effraye pas, vous inquiète. Ne sauriez-vous me dire comment vous le jugez ?

— Eh bien ! je ne demande pas mieux ; attendez. Il est… ce qu’au temps de Louis XIII ou de Louis XIV on eût appelé un seigneur accompli, et voici comment on l’eût dépeint : « beau cavalier, adroit à toutes les armes, bel esprit, agréable causeur, homme de grandes manières, admirable à la danse ! » Quand on avait dit tout cela d’un homme du monde, il fallait tirer l’échelle et ne rien demander de plus. Son mérite était au grand complet. Les femmes d’aujourd’hui sont plus exigeantes, et, en qualité de petite bourgeoise, j’aurais le droit de demander si ce phénix a du cœur, de l’instruction, du jugement et quelques vertus domestiques. On est honnête dans la famille Dietrich, on n’a pas de vices, et vous avez remarqué, vous qui êtes une vraie grande dame, que nous avions fort bon ton ; cela vient de ce que nous sommes très-purs, partant très-orgueilleux. Je prétends résumer en moi tout l’orgueil et toute la pureté de mon humble race. Les perfections d’un gentilhomme me touchent donc fort peu, s’il n’a pas les vertus d’un honnête homme, et je ne sais du marquis de Rivonnière que ce qu’on en dit. Je veux croire que mon père n’a pas été trompé, qu’il a un noble caractère, qu’on ne lui connaît pas de causes sérieuses de désordre, qu’il est charitable, bienveillant, généralement aimé des pauvres du pays, estimé de toutes les classes d’habitants. Cela ne me suffit pas. Il est riche, c’est un bon point ; il n’a pas besoin de ma fortune, à moins qu’il ne soit très-ambitieux. Ce n’est peut-être pas un mal, mais encore faut-il savoir quel est son genre d’ambition ; jusqu’à, présent, je ne le pénètre pas bien. Il paraît quelquefois étonné de mes opinions, et tout à coup il prend le parti de les admirer, de dire comme moi, et de me traiter comme une merveille qui l’éblouit. Voilà ce que j’appelle me faire la cour et ce que je ne veux pas permettre. Je veux qu’il se laisse juger, qu’il s’explique si je le choque, qu’il se défende si je l’attaque, et ma tante, qui est résolue à le trouver sublime parce qu’il est marquis, m’empêche de le piquer, en se hâtant d’interpréter mes paroles dans le sens le plus favorable à la vanité du personnage. Cela me fatigue et m’ennuie, et je désire que vous soyez là pour me soutenir contre elle et m’aider à voir clair en lui.

Deux jours plus tard, le marquis amena un joli cheval de selle qu’il avait offert à Césarine de lui procurer. Il l’avait gardé chez lui un mois pour l’essayer, le dresser et se bien assurer de ses qualités. Il le garderait pour lui, disait-il, s’il ne lui plaisait pas.

Césarine alla passer une jupe d’amazone, et courut essayer le cheval dans le manège en plein air qu’on lui avait établi au bout du parc. Nous la suivîmes tous. Elle montait admirablement et possédait par principes toute la science de l’équitation. Elle manœuvra le cheval un quart d’heure, puis elle sauta légèrement sur la berge de gazon du manége sablé, en disant à M. de Rivonnière qui la contemplait avec ravissement :

— C’est un instrument exquis, ce joli cheval ; mais il est trop dressé, ce n’est plus une volonté ni un instinct, c’est une machine. S’il vous plaît, à vous, gardez-le ; moi, il m’ennuierait.

— Il y a, lui répondit le marquis, un moyen bien simple de le rendre moins maniable ; c’est de lui faire oublier un peu ce qu’il sait en le laissant libre au pâturage. Je me charge de vous le rendre plus ardent.

— Ce n’est pas le manque d’ardeur que je lui reproche, c’est le manque d’initiative. Il en est des bêtes comme des gens : l’éducation abrutit les natures qui n’ont point en elles des ressources inépuisables. J’aime mieux un animal sauvage qui risque de me tuer qu’une mécanique à ressorts souples qui m’endort.

— Et vous aimez mieux, observa le marquis, une individualité rude et fougueuse…

— Qu’une personnalité effacée par le savoir-vivre, répliqua-t-elle vivement ; mais, pardon, j’ai un peu chaud, je vais me rhabiller.

Elle lui tourna le dos et s’en alla vers le château, relevant adroitement sa jupe juste à la hauteur des franges de sa bottine. M. de Rivonnière la suivit des yeux, comme absorbé, puis, me voyant près de lui, il m’offrit son bras, tandis que M. Dietrich et sa sœur nous suivaient à quelque distance. Je vis bien que le marquis voulait s’assurer ma protection, car il me témoignait beaucoup de déférence, et après quelque préambule un peu embarrassé il céda au besoin de m’ouvrir son cœur.

— Je crois comprendre, me dit-il, que ma soumission déplaît à mademoiselle Dietrich, et qu’elle aimerait un caractère plus original, un esprit plus romanesque. Pourtant, je sens très-bien la supériorité qu’elle a sur moi, et je n’en suis pas effrayé : c’est quelque chose qui devrait m’être compté.

Ce qu’il disait là me sembla très-juste et d’un homme intelligent.

— Il est certain, lui répondis-je, que dans le temps d’égoïsme et de méfiance où nous vivons, accepter le mérite d’une femme supérieure sans raillerie et sans crainte n’est pas le fait de tout le monde ; mais puis-je vous demander si c’est le goût et le respect du mérite en général qui vous rassure, ou si vous voyez dans ce cas particulier des qualités particulières qui vous charment ?

— Il y a de l’un et de l’autre. Me sentant épris du beau et du bien, je le suis d’autant plus de la personne qui les résume.

— Ainsi vous êtes épris de Césarine ? Vous n’êtes pas le seul ; tout ce qui l’approche subit le charme de sa beauté morale et physique. Il faut donc un dévouement exceptionnel pour obtenir son attention.

— Je le pense bien. Je connais la mesure de mon dévouement et ne crains pas que personne la dépasse ; mais il y a mille manières d’exprimer le dévouement, tandis que les occasions de le prouver sont rares ou insignifiantes. L’expression d’ailleurs charme plus les femmes que la preuve, et j’avoue ne pas savoir encore sous quelle forme je dois présenter l’avenir, que je voudrais promettre riant et beau au possible.

— Ne me demandez pas de conseils ; je ne vous connais point assez pour vous en donner.

— Connaissez-moi, mademoiselle de Nermont, je ne demande que cela. Quand mademoiselle Dietrich m’interpelle, elle me trouble, et peut-être n’est-ce pas la vérité vraie que je lui réponds. Avec vous, je serai moins timide, je vous répondrai avec la confiance que j’aurais pour ma propre sœur. Faites-moi des questions, c’est tout ce que je désire. Si vous n’êtes pas contente de moi, vous me le direz, vous me reprendrez. Tout ce qui viendra de vous me sera sacré. Je ne me révolterai pas.

— Avez-vous donc, comme on le prétend, la douceur des anges ?

— D’ordinaire, oui ; mais par exception j’ai des colères atroces.

— Que vous ne pouvez contenir ?

— C’est selon. Quand le dépit ne froisse que mon amour-propre, je le surmonte ; quand il me blesse au cœur, je deviens fou.

— Et que faites-vous dans la folie ?

— Comment le saurais-je ? Je ne m’en souviens pas, puisque je n’ai pas eu conscience de ce que j’ai fait.

— Mais quelquefois vous avez dû l’apprendre par les autres ?

— Ils m’ont toujours ménagé la vérité. Je suis très-gâté par mon entourage.

— C’est la preuve que vous êtes réellement bon.

— Hélas ! qui sait ? C’est peut-être seulement la preuve que je suis riche.

— En êtes-vous à mépriser ainsi l’espèce humaine ? N’avez-vous point de vrais amis ?

— Si fait ; mais ceux-là ne m’ayant jamais blessé, ne peuvent savoir si je suis violent.

— Cela pourrait cependant arriver. Que feriez-vous devant la trahison d’un ami ?

— Je ne sais pas.

— Et devant la résistance d’une femme aimée ?

— Je ne sais pas non plus. Vous voyez, je suis une brute, puisque je ne me connais pas et ne sais pas me révéler.

— Alors vous ne faites jamais le moindre examen de conscience ?

— Je n’ai garde d’y manquer après chacune de mes fautes ; mais je ne prévois pas mes fautes à venir, et cela me paraît impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que chaque sujet de trouble est toujours nouveau dans la vie. Aucune circonstance ne se présente identique à celle qui nous a servi d’expérience. Ne voyez donc d’absolu en moi que ce que j’y vois moi-même, une parfaite loyauté d’intentions. Il me serait facile de vous dire que je suis un être excellent, et que je réponds de le demeurer toujours. C’est le lieu commun que tout fiancé débite avec aplomb aux parents et amis de sa fiancée. Eh bien ! si j’arrive à ce rare bonheur d’être le fiancé de votre Césarine, je serai aussi sincère qu’aujourd’hui, je vous dirai : « Je l’aime. » Je ne vous dirai pas que je suis digne d’elle à tous égards et que je mérite d’être adoré.

— Pourrez-vous au moins promettre de l’aimer toujours ? Êtes-vous constant dans vos affections ?

— Oui, certes, mon amitié est fidèle ; mais en fait de femmes je n’ai jamais aimé que ma mère et ma sœur ; je ne sais rien de l’amour qu’une femme pure peut inspirer.

— Que dites-vous là ? Vous n’avez jamais aimé ?

— Non ; cela vous étonne ?

— Quel âge avez-vous donc ?

— Trente ans.

— Voici une mauvaise note pour mon carnet personnel… jamais aimé à trente ans !

— Que voulez-vous ? Je ne peux pas appeler amour les émotions très-sensuelles qu’éprouve un adolescent auprès des femmes. Un peu plus tard, les gens de ma condition abordent le monde et n’y conservent pas d’illusions. Ils sont placés entre la coquetterie effrénée des femmes qui exploitent leurs hommages et l’avidité honteuse de celles qui n’exploitent que leur bourse. Ce sont les dernières qui l’emportent parce qu’il est plus facile de s’en débarrasser.

— Ainsi vous n’avez eu que des courtisanes pour maîtresses ?

— Mademoiselle de Nermont, je pense bien que vous rendrez compte de toutes mes réponses à mademoiselle Dietrich ; mais je présume qu’il est un genre de questions qu’elle ne vous fera pas. Je vous dirai donc la vérité : courtisanes et femmes du monde, cela se ressemble beaucoup quand ces dernières ne sont pas radicalement vertueuses. Il y en a certes, je le reconnais, et il fut un temps, assure-t-on, où celles-ci inspiraient de grandes passions ; mais aujourd’hui, si nous sommes moins passionnés, nous sommes plus honnêtes, nous respectons la vertu et la laissons tranquille. Les jeunes gens corrompus feignent de la dédaigner, sous prétexte qu’elle est ennuyeuse. Moi je la respecte sincèrement, surtout chez les femmes de mes amis ; et puis les femmes honnêtes, étant plus rares qu’autrefois, sont plus fortes, plus difficiles à persuader, et il faudrait faire le métier de tartuffe pour les vaincre. Je ne me reproche donc pas d’avoir voulu ignorer l’amour que seules peuvent inspirer de telles femmes. Quelque mauvais que soit le monde actuel, il a cela de supérieur au temps passé, que les hommes qui se marient après avoir assouvi leurs passions fort peu idéales peuvent apporter à la jeune fille qu’ils épousent un cœur absolument neuf. Les roués d’autrefois, blasés sur la femme élégante et distinguée, vainqueurs en outre de mainte innocence, ne pouvaient se vanter de l’ingénuité morale que la légèreté de nos mœurs laisse subsister chez la plupart d’entre nous. Il me paraît donc impossible de ne pas aimer mademoiselle Dietrich avec une passion vraie et de ne pas l’aimer toujours, fût-on éconduit par elle, car aujourd’hui, évidemment maltraité, je me sens aussi enchaîné que je l’étais avant-hier par quelques paroles bienveillantes.

Nous arrivions au salon, où Césarine, qui avait marché plus vite que nous et qui portait une fabuleuse activité en toutes choses, était déjà installée au piano. Elle s’était rhabillée avec un goût exquis, et pourtant elle se leva brusquement en voyant entrer le marquis ; un léger mouvement de contrariété se lisait dans sa physionomie. On eût dit qu’elle ne comptait pas le revoir. Il s’en aperçût et prit congé. Il fut quelques jours sans reparaître.

D’abord Césarine m’assura qu’elle était charmée de l’avoir découragé, bientôt elle fut piquée de sa susceptibilité. Il n’y put tenir et revint. Elle fut aimable, puis elle fut cruelle. Il bouda encore et il revint encore. Ceci dura quelques mois ; cela devait durer toujours.

C’est que le marquis au premier aspect semblait très-facile à réduire. Césarine l’avait vite pris en pitié et en dégoût lorsqu’elle s’était imaginé qu’elle avait affaire à une nature d’esclave ; mais la soudaineté et la fréquence de ses dépits la firent revenir de cette opinion.

— C’est un boudeur, disait-elle, c’est moins ennuyeux qu’un extatique.

Elle reconnaissait en lui de grandes et sérieuses qualités, une bravoure de cœur et de tempérament remarquable, une véritable générosité d’instincts, une culture d’esprit suffisante, une réelle bonté, un commerce agréable quand on ne le froissait pas ; en somme, il méritait si peu d’être froissé qu’il était dans son droit de ne pas le souffrir.

Au bout de notre saison d’été à la campagne, M. Dietrich pressa Césarine de s’expliquer sur ses sentiments pour le marquis.

— Je n’ai rien décidé, répondit-elle. Je l’aime et l’estime beaucoup. S’il veut se contenter d’être mon ami, je le reverrai toujours avec plaisir ; mais s’il veut que je me prononce à présent sur le mariage, qu’il ne revienne plus, ou qu’il ne revienne pas plus souvent que nos autres voisins.

M. Dietrich n’accepta point cette étrange réponse. Il remontra qu’une jeune fille ne peut faire son ami d’un homme épris d’elle.

— C’est pourtant ce à quoi j’aspire d’une façon générale, répondit Césarine. Je trouve l’amitié des hommes plus sincère et plus noble que celle des femmes, et, comme ils y mêlent toujours quelque prétention de plaire, si on les éloigne, on se trouve seule avec les personnes du sexe enchanteur, jaloux et perfide, à qui l’on ne peut se fier. Je n’ai qu’une amie, moi, c’est Pauline. Je n’en désire point d’autre. Il y a bien ma tante ; mais c’est mon enfant bien plus que mon amie.

— Mais, en fait d’amis, vous avez moi et votre oncle. Vous ferez bien d’en rester là.

— Vous oubliez, cher père, quelques douzaines de jeunes et vieux cousins qui me sont très-cordialement dévoués, j’en suis sûre, et à qui vous trouvez bon que je témoigne de l’amitié. Aucun d’eux n’aspire à ma main. Les uns sont mariés, ou pères de famille ; les autres savent trop ce qu’ils vous doivent pour se permettre de me faire la cour. Je ne vois pas pourquoi le marquis ne ferait pas comme eux, pour une autre raison : la crainte de m’ennuyer.

— Heureusement le marquis n’acceptera point cette situation ridicule.

— Pardon, mon papa ; faute de mieux, il l’accepte.

— Ah oui-da ! vous lui avez dit : « Soyez mon complaisant pour le plaisir de l’être ? »

— Non, je lui ai dit : « Soyez mon camarade jusqu’à nouvel ordre. »

— Son camarade ! s’écria M. Dietrich en s’adressant à moi avec un haussement d’épaules ; elle devient folle, ma chère amie !

— Oui, je sais bien, reprit Césarine, ça ne se dit pas, ça ne se fait pas. Le fait est, ajouta-t-elle en éclatant de rire, que je n’ai pas le sens commun, cher papa ! Eh bien ! je dirai à M. de Rivonnière que vous m’avez trouvée absurde et que nous ne devons plus nous voir.

Là-dessus, elle prit son ouvrage et se mit à travailler avec une sérénité complète. Son père l’observa quelques instants, espérant voir percer le dépit ou le chagrin sous ce facile détachement. Il ne put rien surprendre ; toute la contrariété fut pour lui. Il avait pris Jacques de Rivonnière en grande amitié. Il l’avait beaucoup encouragé, il le désirait vivement pour son gendre. Il n’avait pas assez caché ce désir à Césarine. Naturellement elle était résolue à l’exploiter.

Quand nous fûmes seules, je la grondai. Comme toujours, elle m’écouta avec son bel œil étonné ; puis, m’ayant laissée tout dire, elle me répondit avec une douceur enjouée :

— Vous avez peut-être raison. Je fais de la peine à papa, et j’ai l’air de le forcer à tolérer une situation excentrique entre le marquis et moi, ou de renoncer à une espérance qui lui est chère. Il faut donc que je renonce, moi, à une amitié qui m’est douce, ou que j’épouse un homme pour qui je n’ai pas d’amour pour qui je n’aurai par conséquent ni respect ni enthousiasme. Est-ce là ce que l’on veut ? Je suis peut-être capable de ce grand sentiment qui fait qu’on est heureux dans la vertu, quelque difficile qu’elle soit. Veut-on que je me sacrifie et que j’aie la vertu douloureuse, héroïque ? Je ne dis pas que cela soit au-dessus de mon pouvoir ; mais franchement M. de Rivonnière est-il un personnage si sublime, et mon père lui a-t-il voué un tel attachement, que je doive me river à cette chaîne pour leur faire plaisir à tous deux et sacrifier ma vie, que l’on prétendait vouloir rendre si belle ? Répondez, chère Pauline. Cela devient très-sérieux.

— Autorisez-moi, lui dis-je, à répéter ce que vous dites à votre père et au marquis. Tous deux renonceront à vous contrarier. Votre père se privera de ce nouvel ami, et le nouvel ami, que vous n’avez persuadé d’attendre qu’en lui laissant de l’espérance, comprendra que sa patience compromettrait votre réputation et aboutirait peut-être à une déception pour lui.

— Faites comme vous voudrez, reprit-elle. Je ne désire que la paix et la liberté.

— Il vaudrait mieux, puisque vous voilà si raisonnable, dire vous-même à M. de Rivonnière que vous ajournez indéfiniment son bonheur.

— Je le lui ai dit.

— Et que vous faites à sa dignité ainsi qu’à votre réputation le sacrifice de l’éloigner.

— Il n’accepte pas cela. Il demande à me voir, si peu que ce soit et dans de telles conditions qu’il me plaira de lui imposer. Il demande en quoi il s’est rendu indigne d’être admis dans notre maison. C’est à mon père de l’en chasser. Moi, je trouve la chose pénible et injuste, je ne me charge pas de l’exécuter.

Rien ne put la faire transiger. M. Dietrich recula. Il ne voulait pas fermer sa porte à M. de Rivonnière pour qu’elle lui fût rouverte au gré du premier caprice de Césarine. Il lui en coûtait d’ailleurs de mettre à néant les espérances qu’il avait caressées.

Le marquis fut donc autorisé à venir nous voir à Paris, et Césarine enregistra cette concession paternelle comme une chose qui lui était due et dont elle n’avait à remercier personne. Son aimable tournure d’esprit, ses gracieuses manières avec nous ne nous permettaient pas de la traiter, d’impérieuse et de fantasque ; mais elle ne cédait rien. Elle disait : Je vous aime. Jamais elle ne disait : Je vous remercie.

Nous revînmes à Paris à l’époque accoutumée, et là Césarine, qui avait dressé ses batteries, frappa un grand coup, dont M. de Rivonnière fut le prétexte. Elle voulait amener son père à rouvrir les grands salons et à reprendre à domicile les brillantes et nombreuses relations qu’il avait eues du vivant de sa femme. Césarine lui remontra que, si on la tenait, dans l’intimité de la famille, elle ne se marierait jamais, vu que l’apparition de tout prétendant, serait une émotion, un événement, dans le petit cercle, — que, pour peu qu’après y avoir admis M. de Rivonnière, on vint à en admettre un autre, on lui ferait la réputation d’une coquette ou d’une fille difficile à marier, que l’irruption du vrai monde dans ce petit cloître de fidèles pouvait seule l’autoriser à examiner ses prétendants sans prendre d’engagements avec eux et sans être compromise par aucun d’eux en particulier. M. Dietrich fut forcé de reconnaître qu’en dehors du commerce du monde il n’y a point de liberté, que l’intimité rend esclave des critiques ou des commentaires de ceux qui la composent, que la multiplicité et la diversité des relations sont la sauvegarde du mal et du bien, enfin que, pour une personne sûre d’elle-même comme l’était Césarine, c’était la seule atmosphère où sa raison, sa clairvoyance et son jugement pussent s’épanouir. Elle avait des arguments plus forts que n’en avait eus sa mère, uniquement dominée par l’ivresse du plaisir. M. Dietrich, qui avait cédé de mauvaise grâce à sa femme, se rendit plus volontiers avec sa fille. Une grande fête inaugura le nouveau genre de vie que nous devions mener.

Le lendemain de ce jour si laborieusement préparé et si magnifiquement réalisé, je demandai à Césarine, pâle encore des fatigues de la veille, si elle était enfin satisfaite.

— Satisfaite de quoi ? me dit-elle, d’avoir revu le tumulte dont on avait bercé mon enfance ? Croyez-vous, chère amie, que le néant de ces splendeurs soit chose nouvelle pour moi ? Me prenez-vous pour une petite ingénue enivrée de son premier bal, ou croyez-vous que le monde ait beaucoup changé depuis trois ans que je l’ai perdu de vue ? Non, non, allez ! C’est toujours le même vide et décidément je le déteste ; mais il faut y vivre ou devenir esclave dans l’isolement. La liberté vaut bien qu’on souffre pour elle. Je suis résolue à souffrir, puisqu’il n’y a pas de milieu à prendre. — À propos, ajouta-t-elle, je voulais vous dire quelque chose. Je ne suis pas assez gardée dans cette foule ; mon père est si peu homme du monde qu’il passe tout son temps à causer dans un coin avec ses amis particuliers, tandis que les arrivants, cherchant partout le maître de la maison, viennent, en désespoir de cause, demander à ma tante Helmina de m’être présentés. Ma tante a une manière d’être et de dire, avec son accent allemand et ses préoccupations de ménagère, qui fait qu’on l’aime et qu’on se moque d’elle. La véritable maîtresse de la maison, quant à l’aspect et au maintien, c’est vous, ma chère Pauline, et je ne trouve pas que vous soyez mise assez en relief par votre titre de gouvernante. Il y aurait un détail bien simple pour changer la face des choses, c’est qu’au lieu de nous dire vous, nous fissions acte de tutoiement réciproque une fois pour toutes. Ne riez pas. En me disant toi, vous devenez mon amie de cœur, ma seconde mère, l’autorité, la supériorité que j’accepte. Le vous vous tient à l’état d’associée de second ordre, et le monde, qui est sot, peut croire que je ne dépends de personne.

— N’est-ce pas votre ambition ?

— Oui, en fait, mais non en apparence ; je suis trop jeune, je serais raillée, mon père serait blâmé. Voyons, portons la question devant lui, je suis sûre qu’il m’approuvera.

En effet, M. Dietrich me pria de tutoyer sa fille et de me laisser tutoyer par elle. L’effet fut magique dans l’intérieur. Les domestiques, dont je n’avais d’ailleurs pas à me plaindre, se courbèrent jusqu’à terre devant moi, les parents et amis regardèrent ce tutoiement comme un traité d’amitié et d’association pour la vie. Je ne sais si le monde y fit grande attention. Quant à moi, en me prêtant à ce prétendu hommage de mon élève, je me doutais bien de ce qui arriverait. Elle ne voulait pas me laisser l’autorité de la fonction, et, en me parant de celle de la famille, elle se constituait le droit de me résister comme elle lui résistait.

Cependant quelqu’un osait lui résister, à elle. Malgré des invitations répétées, M. de Rivonnière, en vue de qui Césarine avait amené son père à faire tant de mouvement et de dépense, ne profita nullement de l’occasion. Il ne parut ni à la première soirée ni à la seconde. Ses parents le disaient malade ; on envoya chercher de ses nouvelles ; il était absent.

Un jour, comme j’étais sortie seule pour quelques emplettes, je le rencontrai. Nous étions à pied, je l’abordai après avoir un peu hésité à le reconnaître ; il n’était pas vêtu et cravaté avec la recherche accoutumée. Il avait l’air, sinon triste, du moins fortement préoccupé. Il ne paraissait pas se soucier de répondre à mes questions, et j’allais le quitter lorsque, par un soudain parti-pris, il m’offrit son bras pour traverser la cour du Louvre.

— Il faut que je vous parle, me dit-il, car il est possible que mademoiselle Dietrich ne dise pas toute la vérité sur notre situation réciproque. Elle ne s’en rend peut-être pas compte à elle-même. Elle ne se croit pas brouillée avec moi, elle ignore peut-être que je suis brouillé avec elle.

Brouillé me paraissait un bien gros mot pour le genre de relations qui avait pu s’établir entre eux : je le lui fis observer.

— Vous pensez avec raison, reprit-il, qu’il est difficile de parler clairement amour et mariage à une jeune personne si bien surveillée par vous ; mais, quand on ne peut parler, on écrit, et mademoiselle Dietrich n’a pas refusé de lire mes lettres, elle a même daigné y répondre.

— Dites-vous la vérité ? m’écriai-je.

— La preuve, répondit-il, c’est qu’en vous voyant prête à me quitter tout à l’heure, j’ai senti que je devais lui renvoyer ses lettres. Voulez-vous me permettre de les faire porter chez vous dès ce soir ?

— Certainement, vous agissez là en galant homme.

— Non, j’agis en homme qui veut guérir. Les lettres de mademoiselle Dietrich pourraient être lues dans une conférence publique, tant elles sont pures et froides. Elle ne me les a pas redemandées. Je ne crois même pas qu’elle y songe. Si le fait d’écrire est une imprudence, la manière d’écrire est chez elle une garantie de sécurité. Cette fille vraiment supérieure peut s’expliquer sur ses propres sentiments et dire toutes ses idées sans donner sur elle le moindre avantage, et sans permettre le moindre blâme à ses victimes.

— Alors pourquoi êtes-vous brouillés ?

— Je suis brouillé, moi, avec l’espérance de lui plaire et le courage de le tenter. Un moment je me suis fait illusion en voyant qu’elle travaillait à me faire place dans son intimité. Elle m’offrait d’être son ami, et j’ai été assez fat pour me persuader qu’une personne comme elle n’accorderait pas ce titre à un prétendant destiné à échouer comme un autre. J’ai laissé voir ma sotte confiance, elle m’en a raillé en me disant qu’elle rentrait dans le monde et qu’il ne tenait qu’à moi de l’y rejoindre. Cette fois j’ai eu du chagrin, j’ai eu le cœur blessé, j’ai renoncé à elle, vous pouvez le lui dire.

— Elle ne le croira pas ; je ne le crois pas beaucoup non plus.

— Eh bien ! sachez que j’ai mis un obstacle, une faute, entre elle et moi. Je me suis jeté dans une aventure stupide,… coupable même, mais qui m’étourdit, m’absorbe et m’empêche de réfléchir. Cela vaut mieux que de devenir fou ou de s’avilir dans l’esclavage. Voilà ma confession faite ; ce soir, vous aurez les lettres. Je m’en retourne de ce pas à la campagne, où je cache mes folles amours, à deux lieues de Paris, tandis que ma famille et mes amis me croient parti pour la Suisse.

Je reçus effectivement le soir même un petit paquet soigneusement cacheté, que j’allai déposer dans le bureau de laque de Césarine. Elle eût été fort blessée de me voir en possession de ce petit secret. Elle ne sut pas tout de suite comment la restitution avait été faite.

Elle ne m’en parla pas ; mais au bout de quelques jours elle me raconta le fait elle-même, et me demanda si les lettres avaient passé par les mains de son père. Je la rassurai.

— Elles t’auront été rapportées, lui dis-je, par la personne qui servait d’intermédiaire à votre correspondance.

— Il n’y a personne, répondit-elle. Je ne suis pas si folle que de me confier à des valets. Nous échangions nos lettres nous-mêmes à chaque entrevue. Il m’apportait les siennes dans un bouquet. Il trouvait les miennes dans un certain cahier de musique posé sur le piano, et qu’il avait soin de feuilleter d’un air négligent. Il jouait assez bien cette comédie.

— Et cependant tu m’avais priée d’assister à vos entrevues ! Pourquoi écrire en cachette, quand tu n’avais qu’à me faire un signe pour m’avertir que tu voulais lui parler en confidence ?

— Ah ! que veux-tu ? ce mystère m’amusait. Et qu’est-ce que mon père eût dit, si je t’eusse fait manquer à ton devoir ? Voyons, ne me fais pas de reproches, je m’en fais ; explique-moi comment ces lettres sont là. Il faut qu’il ait pris un confident. Si je le croyais !…

— Ne l’accuse pas ! Ce confident, c’est moi.

— À la bonne heure ! Tu l’as donc vu ?

Je racontai tout, sauf le moyen que M. de Rivonnière avait pris pour se guérir. Il est un genre d’explication dont on ne se fait pas faute à présent avec les jeunes filles du monde, et que je n’avais jamais voulu aborder avec Césarine, ni même devant elle. Sa tante n’avait de prudence que sur ce point délicat, et M. Dietrich, chaste dans ses mœurs, l’était également dans son langage. Césarine, malgré sa liberté d’esprit, était donc fort ignorante des détails malséants dont l’appréciation est toujours choquante chez une jeune fille. La petite Irma Dietrich, sa cousine, en savait plus long qu’elle sur le rôle des femmes galantes et des grisettes dans la société. Césarine, qui n’avait jamais montré aucune curiosité malsaine, la faisait taire et la rudoyait.

Elle prit donc le change quand je lui appris que le marquis se jetait, par réaction contre elle, dans une affection. Elle crut qu’il voulait faire un autre mariage, et me parut fort blessée.

— Tu vois ! me dit-elle, j’avais bien raison de douter de lui et de ne pas répondre à ses beaux sentimens. Voilà comme les hommes sont sérieux ! Il disait qu’il mourrait, si je lui ôtais tout espoir ! Je lui en laissais un peu, et le voilà déjà guéri ! Tiens ! je veux te montrer ses lettres. Relisons-les ensemble. Cela me servira de leçon. C’est une première expérience que je ne veux pas oublier.

Les lettres du marquis étaient bien tournées quoique écrites, avec spontanéité. Je crus y voir l’élan d’un amour très sincère, et je ne pus m’empêcher d’en faire la remarque, Césarine se moqua de moi, prétendant que je ne m’y connaissais pas, que je lisais cela comme un roman, que, quant à elle, elle n’avait jamais été dupe. Quand nous eûmes fini ces lettres, elle fit le mouvement de les jeter au feu avec les siennes ; mais elle se ravisa. Elle les réunit, les lia d’un ruban noir, et les mit au fond de son bureau en plaisantant sur ce deuil du premier amour qu’elle avait inspiré ; mais je vis une grosse larme de dépit rouler sur sa joue, et je pensai que tout n’était pas fini entre elle et M. de Rivonnière.

L’hiver s’écoula sans qu’il reparût. Dix autres aspirants se présentèrent. Il y en avait pour tous les goûts : variété d’âge, de rang, de caractère, de fortune et d’esprit. Aucun ne fut agréé, bien qu’aucun ne fût absolument découragé, Césarine voulait se constituer une cour ou plutôt un cortège, car elle n’admettait aucun hommage direct dans son intérieur. Elle aimait à se montrer en public avec ses adorateurs, à distance respectueuse ; elle se faisait beaucoup suivre, elle se laissait fort peu approcher.

Nous passâmes l’été à Mireval et aux bains de mer. Nous retrouvâmes là M. de Rivonnière, qui reprit sa chaîne comme s’il ne l’eût jamais brisée. Il me demanda si j’avais trahi le secret de sa confession.

— Non, lui dis-je, il n’était pas de nature à être trahi. Pourtant, si vous épousez Césarine, j’exige que vous vous confessiez à elle, car je ne veux pas être votre complice.

— Quoi s’écria-t-il, faudra-t-il que je raconte à une jeune fille dont la pureté m’est sacrée les vilaines ou folles aventures qu’un garçon raconte tout au plus à ses camarades ?

— Non certes ; mais cette fois-ci vous avez été coupable, m’avez-vous dit…

— Raison de plus pour me taire.

— C’est envers Césarine que vous l’avez été, puisque vous voilà revenu à elle avec une souillure que vous n’aviez pas.

— Eh bien ! soit, dit-il. Je me confesserai quand il le faudra ; mais, pour que j’aie ce courage, il faut que je me voie aimé. Jusque-là, je ne suis obligé à rien. Je suis redevenu libre. Je lui sacrifie un petit amour assez vif : que ne ferait-on pas pour conquérir le sien ?

Césarine l’aimait-elle ? Au plaisir qu’elle montra de le remettre en servage, on eût pu le croire. Elle avait souffert de son absence. Son orgueil en avait été très-froissé. Elle n’en fit rien paraître et le reçut comme s’il l’eût quittée la veille : c’était son châtiment, il le sentit bien, et, quand il voulut revenir à ses espérances, elle ne lui fit aucun reproche ; mais elle le replaça dans la situation où il était l’année précédente : assurances et promesses d’amitié, défense de parler d’amour. Il se consola en reconnaissant qu’il était encore le plus favorisé de ceux qui rendaient hommage à son idole.

Je terminerai ici la longue et froide exposition que j’ai dû faire d’une situation qui se prolongea jusqu’à l’époque où Césarine eût atteint l’âge de sa majorité. Je comptais franchir plus vite les cinq années que je consacrai à son instruction, car j’ai supprimé à dessein le récit de plusieurs voyages, la description des localités qui furent témoins de son existence, et le détail des personnages secondaires qui y furent mêlés. Cela m’eût menée trop loin. J’ai hâte maintenant d’arriver aux événements qui troublèrent si sérieusement notre quiétude, et qu’on n’eût pas compris, si je ne me fusse astreinte à l’analyse du caractère exceptionnel dont je surveillais le développement jour par jour.