Félix Alcan (p. 213-232).

L’ÉDUCATEUR
ET L’ŒUVRE HUMAIN



I

LE « PÈRE FRANCK »


Pour enseigner un art avec fruit, il est nécessaire de connaître le métier d’abord, l’art ensuite et enfin l’élève que l’on s’est chargé d’initier à cet art.

Il semble que ce soit un lieu commun d’énoncer qu’un maître enseignant doive être lui-même instruit de son métier et de son art (deux matières d’enseignement très distinctes, bien qu’on les confonde souvent), mais, dans l’application, cette assertion n’a rien d’extraordinaire, car, tant en Allemagne qu’en France (l’Italie n’étant pas à considérer à ce point de vue) il y a, dans tous les établissements d’instruction musicale un bien petit nombre de professeurs de composition sachant enseigner l’art, parce que — il faut bien l’avouer — ils ne le connaissent guère et ne l’exercent qu’empiriquement.

Il y avait même, de mon temps, au Conservatoire de Paris, quelques professeurs de composition qui ne savaient pas très bien leur métier et qui étaient, en conséquence, parfaitement inaptes à le montrer aux autres.

Quant à ce qui est de la connaissance de l’élève, tout notre système d’enseignement français étant basé, bien à faux, sur le nivellement des esprits, il ne peut rien y avoir d’étonnant que nos professeurs d’art, agissant en conformité avec les principes adoptés d’autre part, ne se préoccupent que de verser en de jeunes intelligences parfois fort différentes, une matière d’art identiquement banale, sans se douter que tel aliment, bon ou au moins inoffensif pour quelques-uns, sera au contraire pernicieux pour d’autres et exige, vis-à-vis de ceux-ci, un correctif ou une explication ; que tel précepte, nécessaire aux esprits bornés, deviendra pour les élèves supérieurs un intolérable supplice qui pourra même être cause d’un affranchissement dangereux ou au moins prématuré.

Je crois qu’il est inutile de redire ici quelle habileté César Franck avait acquise dans l’exercice de son métier et de quelle maîtrise il savait faire preuve en son art, mais il est important de constater l’une des plus précieuses qualités de son enseignement, cette connaissance de l’élève qui faisait défaut à presque tous les autres maîtres de composition de son temps.

Se rendit-il bien compte lui-même de l’existence, chez lui, de cette dernière faculté ? Il est permis d’en douter, et l’on pourrait avancer que Franck, philosophe sans le savoir, faisait, presque malgré lui (j’en expliquerai tout à l’heure la raison), la psychologie de ses disciples et savait ainsi donner à chacun d’eux la direction et la matière artistique qui convenaient à son tempérament. Il excellait à pénétrer dans la pensée de l’élève et à s’en emparer, tout en respectant scrupuleusement les aptitudes de chacun ; c’est pourquoi il est remarquable que les musiciens formés à son école, qui, tous, sont pourvus d’une science solide, ont cependant conservé en leurs productions un aspect différent et personnel.

Le secret de cette éducation essentiellement large, c’est que Franck ne professait pas au moyen de règles strictes, de sèches et factices théories, mais que tout, dans son enseignement, procédait d’un sentiment plus puissant que toutes les règles : l’amour.

Franck aimait son art, nous l’avons vu, avec une ardeur passionnée et exclusive, et précisément en raison de cet amour, il aimait aussi l’élève destiné à devenir dépositaire de cet art révéré sur toutes choses, c’est pourquoi il savait, sans même le chercher, trouver le cœur de ses disciples et se l’attacher à jamais.

César Franck fut, en effet, pour toute la génération qui eut le bonheur de se nourrir de ses sains et solides principes, non point seulement un éducateur clairvoyant et sûr, mais un père, — et je ne crains pas de me servir de ce mot pour caractériser celui qui donna le jour à l’école symphonique française, car, nous tous, ses élèves, aussi bien que les artistes qui l’ont approché, nous l’avons toujours, et d’un accord unanime quoique non concerté, nommé instinctivement : le père Franck.

Tandis que les professeurs des Conservatoires, (et spécialement de celui de Paris où l’on ne s’applique guère qu’à produire des premiers prix) obtiennent généralement pour résultat de faire de leurs élèves des rivaux — qui deviennent souvent par la suite des ennemis — le « père Franck », lui, ne s’ingéniait qu’à faire des artistes vraiment dignes de ce beau et libre nom ; une telle atmosphère d’amour rayonnait autour de cette pure figure que ses élèves, non seulement l’aimaient comme un père, mais encore s’aimaient les uns et les autres en lui et par lui, et, depuis quinze ans que le bon maître n’est plus là, sa bienfaisante influence n’a cessé de se perpétuer, en sorte que ses disciples sont restés intimement unis sans qu’aucun nuage soit venu altérer leurs amicales relations.

Mais aussi, quel admirable professeur de composition ! — Quelle sincérité, quelle conscience dans l’examen des esquisses que nous lui présentions ! Impitoyable pour les vices de construction, il savait, sans un instant d’incertitude mettre le doigt sur la plaie, et lorsque, au cours de la correction, il en arrivait aux passages que nous considérions nous-mêmes comme douteux, bien que nous n’eussions eu garde de le prévenir, instantanément sa large bouche devenait sérieuse, son front se plissait, son attitude exprimait la souffrance… ; après avoir joué deux ou trois fois au piano le passage malencontreux, il levait alors son regard sur nous et laissait échapper le fatal : « Je n’aime pas ! » — Mais quand par hasard nous avions trouvé en nos balbutiements d’art quelque modulation neuve et logiquement amenée, quelque essai de forme pouvant présenter un certain intérêt, alors, satisfait et souriant, il se penchait vers nous en murmurant : « J’aime ! j’aime ! », et il était aussi heureux de nous donner cette marque d’approbation que nous nous sentions fiers de l’avoir méritée.

Mais qu’on ne croie pas que ce fût par vanité ou présomption que le maître rapportât ses jugements à ses propres sentiments de sympathie ou d’antipathie ; bien loin de sa pensée l’arrogante affirmation du critique d’art déclarant sentencieusement après une seule audition — parfois distraite — : « Telle œuvre est sublime, telle autre est ratée… » ; le père Franck ne savait point juger avec une pareille désinvolture, il écoutait, relisait, plaidait le pour et le contre et ne formulait son opinion que lorsque, s’étant attentivement scruté lui-même, il était sûr d’être en communication intérieure avec la Beauté et de parler au nom de la Vérité non relative mais absolue.

Car — nous ne le savons que trop, nous, hommes de la fin du XIXe siècle — ce n’est point par la haine que la Vérité peut se manifester jamais, et tous les monstrueux : « J’accuse » sont et resteront impuissants auprès du simple : « J’aime » du père Franck.

« Aimer, sortir de l’égoïsme, de soi-même, en s’aimant en quelque chose de très supérieur, de très inconnu peut-être, mais à l’existence de quoi l’on continue à croire, de quelque nom qu’on le nomme : voilà bien le fond et l’essence de la vraie méthode, celle que Platon recommandait aux dévots de la Vénus céleste, celle que Bossuet enseignait aux chrétiens comme la voix de la perfection morale. — C’est la méthode de tous les grands artistes ; ce fut celle de César Franck. En elle il se rencontrait pratiquement avec les maîtres qui ont le mieux décrit l’ascension de l’âme vers Dieu[1]. »

Je voudrais maintenant faire pénétrer plus intimement le lecteur en cette méthode intuitive d’enseignement et montrer combien elle différait des façons de faire employées par la plupart des professeurs de Conservatoires.

La première des conditions que posait Franck à l’élève était non de travailler beaucoup, mais de travailler bien, ou plutôt, et pour parler plus juste, de ne pas lui apporter une grande quantité de besogne, mais seulement du travail extrêmement soigné.

Le disciple retire de cela un précieux avantage en ce qu’il s’habitue, dès les études préliminaires, à ne rien négliger et à fournir une tâche plus intelligente que routinière ; c’est ce que beaucoup de jeunes gens élevés dans les écoles plus ou moins officielles ne savent point comprendre ; habitués dès l’enfance à présenter des devoirs à un professeur, ils ne peuvent imaginer que le devoir, en Art, n’existe pas. — Il n’y a pas plus de devoir de composition musicale que de peinture ou d’architecture, tout ce que l’on produit dans la ligne de l’art doit être, non un pensum journalier, mais le résultat d’une souffrance dans laquelle le jeune artiste a laissé un peu de son cœur, et à l’expression de laquelle il emploie toutes ses facultés intellectuelles. Le système de faire produire beaucoup à l’élève sous prétexte de lui « faire la main » est donc fort médiocre pour la plupart des élèves, car il les habitue à écrire n’importe quoi et à se contenter de tout ce qui tombe de leur plume pourvu que le résultat soit copieux ; en travaillant de cette façon, ils ne se doutent jamais du rôle primordial joué par cette portion de la faculté intelligence qu’on appelle le goût et qui est appelé à déterminer le choix des matériaux à employer ainsi que leur bonne ordonnance, et c’est à cette erreur que l’on doit attribuer la production de ces œuvres aussi compendieusement pensées qu’inutiles à l’art, qui sévissent tant sur les scènes lyriques que dans les salles de concert de France, d’Allemagne et d’Italie.

« Écrivez peu, mais que ce soit très bien, » nous disait le père Franck, et la force de son école a été de ne point se départir de ce précepte.

Lorsqu’on avait terminé avec lui l’étude du contrepoint, qu’il voulait toujours intelligent et mélodique, et celle de la fugue dans laquelle il engageait l’élève à rechercher l’expression plutôt que la combinaison, il nous initiait alors aux mystères de la composition, entièrement basée, d’après lui, sur la construction tonale.

Aucun art, en effet, n’a plus de rapport avec la musique que celui de la construction : l’architecture. Pour élever un édifice, il est tout d’abord nécessaire que les matériaux soient de bonne qualité et choisis avec discernement, de même, le compositeur doit se montrer très difficile sur le choix de ses idées musicales, s’il veut faire une œuvre durable. Mais il n’est pas suffisant, en construction, d’avoir de beaux matériaux, encore faut-il savoir les disposer de façon qu’ils puissent, par leur cohésion, former un tout puissant et harmonieux ; des pierres, si attentivement ciselées soient-elles, ne constitueront jamais un monument si elles sont simplement juxtaposées sans ordre ; des phrases musicales, si belles qu’elles puissent être, ne constitueront point une œuvre de musique si leur place et leur enchaînement ne sont réglés par une sûre et logique ordonnance ; à ce prix seulement le monument existera et, si les éléments en sont beaux et l’ordre synthétique harmonieusement combiné, l’œuvre sera solide et durable.

La composition musicale n’est point autre chose. — C’est ce que Franck, et lui seul à cette époque, savait admirablement faire comprendre à ses disciples. Dans la pratique, il tenait essentiellement à la forme, tout en laissant liberté entière pour appliquer celle-ci. En effet, en vertu de cette disposition dont j’ai parlé plus haut, à chercher dans chaque disciple la qualité particulière qui se prêtait le mieux à être cultivée au bénéfice de l’art, son enseignement était d’un extrême libéralisme, car, tout en respectant plus que personne les hautes lois de notre art, lois de nature, lois de tradition, il savait en faire l’application d’une manière intelligente en les conciliant avec le droit d’initiative individuelle qu’il laissait toujours à ses élèves. Autant les vices de forme, les malfaçons de construction qui attaquent le monument d’art dans ses forces vives, étaient sévèrement relevés par lui, autant il se montrait indulgent pour les fautes de détail ou les manquements aux doctrines conventionnelles édictées par les Écoles ; et même, si le manquement en question lui paraissait bien présenté, il nous disait, en souriant avec une bonhomie plus charitable qu’ironique : « Au Conservatoire, on ne permet pas cela, mais moi, je l’aime bien. »

Cependant, sa hardiesse à admettre tout ce qui lui semblait bien n’était pas aveugle ; lorsque, après minutieux examen, il ne croyait pas, en conscience, pouvoir approuver un passage litigieux, il se gardait bien de dire seulement à l’élève : « C’est mal, vous me referez cela », comme font presque tous les professeurs, mais il cherchait avec l’élève la raison pour laquelle « c’était mal », et il l’expliquait si clairement qu’on ne pouvait pas ne pas être convaincu.

Ainsi, l’une des plus précieuses particularités de la leçon de Franck, c’était la démonstration par l’exemple ; étions-nous embarrassés dans l’ordonnance d’une construction, embourbés dans la marche d’un morceau de musique, le maître allait aussitôt prendre dans sa bibliothèque telle œuvre de Bach, de Beethoven, de Schumann, de Wagner : « Voyez, nous disait-il, Beethoven (ou tel autre) s’est trouvé ici dans la même situation que vous…, remarquez la façon dont il s’en est tiré ; lisez tels passages et inspirez-vous-en pour corriger votre pièce, mais surtout n’imitez pas et trouvez une solution qui soit bien de vous. »

Qu’on veuille me permettre, à ce propos, de relater ici une anecdote qui m’est, il est vrai, personnelle, puisqu’elle se rapporte à la façon dont je devins élève du père Franck, mais qui pourra donner l’idée de son attirante franchise.

Après avoir terminé mon cours d’harmonie et aligné quelques pénibles contrepoints, je me figurais être assez instruit pour pouvoir écrire et, ayant à grand’peine couché sur du papier à musique un informe quatuor pour piano et instruments à cordes, je demandai à Franck, auquel mon ami Duparc m’avait présenté quelque temps auparavant, un rendez-vous qu’il ne me fit point attendre.

Lorsque j’eus exécuté devant lui un mouvement de mon quatuor (que je pensais bénévolement être de nature à m’attirer ses félicitations), il resta un moment silencieux, puis, se tournant vers moi d’un air triste il me dit ces paroles que je n’ai pu oublier, car elles eurent une action décisive sur ma vie : « Il y a de bonnes choses, de l’entrain, un certain instinct du dialogue des parties…, les idées ne seraient pas mauvaises…, mais… ce n’est pas suffisant, ce n’est pas fait… et, en somme, vous ne savez rien du tout ! » — Puis, me voyant très mortifié de ce jugement auquel je ne m’attendais guère, il entreprit de m’en expliquer les raisons et termina en me disant : « Revenez me voir ; si vous voulez que nous travaillions ensemble, je pourrai vous apprendre la composition… »

En retournant chez moi dans la nuit (cette entrevue avait eu lieu un soir, fort tard), révolté contre cet arrêt sévère, mais inquiet, au fond, je me disais, en ma vanité blessée, que Franck devait être un arriéré, ne comprenant rien à l’art jeune et en avant… Néanmoins, plus calme le lendemain, je repris mon malheureux quatuor et me rappelai une à une les observations que le maître m’avait faites en soulignant, selon son habitude, ses paroles de multiples arabesques au crayon sur le manuscrit, et je fus forcé de convenir avec moi-même qu’il avait absolument raison : je ne savais rien… J’allai donc lui demander, presque en tremblant, de vouloir bien m’accepter comme élève et il m’admit à la classe d’orgue du Conservatoire dont il venait d’être nommé professeur.

Cette classe d’orgue, dont je conserve toujours un souvenir ému, fut, pendant longtemps, le véritable centre des études de composition du Conservatoire. À cette époque (je parle des lointaines années 1872 et suivantes) les trois cours de haute composition musicale étaient faits par Victor Massé, compositeur d’opéras-comiques, n’ayant aucune notion de symphonie et qui, de plus, constamment malade, se faisait remplacer dans ses fonctions par un de ses élèves ; puis venaient Henri Reber, musicien vieillot au jugement étroit et arriéré, enfin François Bazin qui, lui, ne se doutait pas de ce que pouvait bien être la composition musicale. Il n’est donc pas étonnant que le haut enseignement de César Franck fondé sur Bach et Beethoven, mais admettant tous les élans, toutes les apirations nouvelles et généreuses, ait, dès cette époque, attiré à lui les jeunes esprits doués d’idées élevées et véritablement épris de leur art. Et c’est ainsi que, sans même s’en douter, le maître draina, pour ainsi dire, toutes les forces sincèrement artistiques qui se trouvaient éparses dans les diverses classes du Conservatoire, sans parler des élèves du dehors qui allaient prendre la leçon dans son tranquille salon du boulevard Saint-Michel dont les hautes fenêtres donnaient, chose rare à Paris, sur un jardin plein d’ombre. C’était là que nous nous rendions une fois par semaine, car le père Franck, non content de nous instruire à sa classe d’orgue, dans la science du contrepoint, de la fugue et de l’improvisation, faisait venir chez lui ceux de ses élèves qui lui paraissaient mériter un enseignement particulier, et cela, d’une façon absolument désintéressée, ce qui n’est pas, d’ordinaire, le fait des professeurs des établissements officiels dans lesquels l’instruction gratuite, inscrite au règlement, est bien loin, hélas, d’être une réalité !

L’affection de Franck pour ses disciples était telle qu’il ne négligeait aucune occasion de la leur témoigner et même de les informer de ce qu’il pensait devoir les intéresser. Lorsque, le soir, après les fatigues de la journée, il avait congédié ceux d’entre nous qu’il avait coutume de recevoir à la veillée, il se mettait souvent à sa table, non pour composer ou orchestrer, mais pour écrire, parfois très longuement, à ses élèves de province, rédigeant avec grand soin, pour leur usage, instructions et conseils.

Je ne puis m’empêcher de citer ici une preuve de cette affection, bien qu’elle me soit toute personnelle.

Appelé à Anvers, à l’occasion d’une exposition universelle, en l’été de 1885, afin de diriger quelques-unes de ses œuvres dans un concert-festival au programme duquel figurait une toute petite composition de son élève, il trouve, malgré ses occupations, le moyen d’écrire à celui-ci le billet ci-dessous, dans lequel il parle beaucoup plus des autres que de lui-même :

« Anvers, vendredi 14 août.
Mon cher Vincent,

« Merci mille fois de votre bonne et affectueuse lettre, inutile de vous dire que c’est une de celles qui m’ont fait le plus plaisir[2].

« Je vous écrirai plus longuement une autre fois, mais je veux vous dire que nous avons eu un concert ici, dans lequel on a exécuté votre Chevauchée du Cid parfaitement, elle a obtenu un grand succès. C’est Fontaine qui chantait le solo. Vous étiez en compagnie de votre maître dont on a exécuté la marche et les ballets d’Hulda, tout a été applaudi chaleureusement.

« Il faut que je vous quitte, mon cher Vincent ; je vous serre la main affectueusement et vous charge de mes meilleurs souvenirs pour votre chère femme.

« Un baiser à vos charmants enfants.

« Duparc est établi près de Pau, il a acheté une propriété !

« Votre vieil ami,
« César Franck. »



En dépit de cette affabilité naturelle, Franck était tenu en suspicion par la plupart des musiciens de son temps, et comme, malgré sa modestie, il ne sut jamais ramper à plat ventre devant les puissants du jour, pas plus qu’il ne voulut se conformer platement aux règles sacro-saintes de la convention conservatorienne quand celles-ci lui paraissaient devoir être transgressées, il fut, durant toute sa carrière, en butte à l’envie et même à la haine de beaucoup de ses collègues qui ne pouvaient évidemment le comprendre, leur esprit étant, sur toutes choses, à l’antipode du sien.

Cette haine — ce qui est plus grave — rejaillit parfois sur ses élèves et je sais tels concours où des prix furent refusés aux plus méritants, uniquement pour faire pièce au professeur… Le lendemain, le bon père Franck, qui ne pouvait nulle part soupçonner l’injustice, bien loin d’incriminer les membres du jury, mais un peu étonné tout de même, recherchait naïvement avec nous les fautes qui auraient pu motiver pareil jugement…

Il n’entre pas dans mon sujet de gloser sur la culture des élèves de composition du Conservatoire à cette époque, culture qui était un peu, il faut bien l’avouer, le fait de leurs professeurs ; qu’il me suffise de dire que, radicalement ignorants de toute la musique des XVIe et XVIIe siècles, voire même d’une grande partie de celle du XVIIIe, ils regardaient généralement Bach comme un gêneur… et l’écriture de Gluck était l’objet de leurs plus spirituels quolibets. On trouvait des quintes dans Armide, et, proh pudor ! on assurait en avoir également déniché dans une fugue de concours réalisée par Franck lui-même !… À l’heure présente, le Conservatoire est bien changé et tout élève compositeur s’y croirait déshonoré, s’il n’agrémentait pas ses essais d’une multitude, plus ou moins discernée, de quintes directes… ; autres temps, autres quintes. Au moment dont je parle, la Carmen de Bizet, qui venait d’être représentée, ne trouvait pas grâce devant les mêmes juges, et je sais des élèves des classes de composition d’alors qui incriminaient cette partition de wagnérisme outrancier, tandis que d’autres se voilaient la face devant un aussi grossier sujet, criant très haut au scandale… ; tels autres, enfin, se refusaient délibérément à lire de la musique, fût-ce des chefs-d’œuvre, de peur, disaient-ils, « d’altérer leur personnalité » !

Tout cela, le père Franck ne le comprenait pas, et, malgré l’école et ses errements conventionnels, il s’obstinait à engager ses disciples à lire beaucoup de belle musique, ancienne ou moderne, et il s’extasiait lui-même comme un jeune homme devant l’absolue beauté des pièces de Bach dont il nous enseignait l’interprétation à l’orgue.

Il n’eût pas compris davantage et eût été, certes, profondément surpris d’entendre proclamer comme une découverte que l’Art doit exprimer la Vie…, comme si l’Art avait jamais fait et jamais pu faire autre chose !… Comme si les fresques de Giotto ou de Gozzoli, les syndics de Rembrandt, le portail d’Amiens, les sonates de Beethoven et les drames de Gluck ne constituaient pas d’admirables « tranches de vie » au même titre que les productions de l’art le plus moderne… j’entends celles qui partent du cœur de l’artiste. Mais, d’après les naïfs partisans du susdit aphorisme, cette expression, « la vie », dispenserait de toute étude préalable ; chacun pourrait naître architecte et édifier un monument sans jamais avoir appris à équilibrer le poids des matériaux, chacun se sentirait capable, en se laissant simplement guider par « l’inspiration », d’écrire d’emblée une symphonie… Voilà qui n’eût jamais pu entrer dans l’esprit du père Franck ; son art, résultat de longues études victorieuses de la souffrance créatrice, est tout entier la contre-partie des théories dont je viens de parler.

Et cependant, combien véritablement vivante d’une vie saine et intense est l’œuvre de César Franck ! combien ardemment il sait exprimer les peines et les joies qu’il observe autour de lui ! comme, non seulement il traduit en sa musique la vie et les sentiments des autres, mais comme il s’y exprime lui-même ! — Que nous importe que les personnages des Béatitudes ne se montrent point à nous affublés de vêtements modernes, si nous sommes, nous, hommes modernes, émus jusqu’au fond du cœur par la sublime invocation à la justice éternelle, si nous souffrons nous-mêmes avec les persécutés et si nous voyons transparaître l’âme du maître aimé dans les mélodies qu’il a si tendrement consacrées aux descriptions de la douceur ?

Certes, l’art du père Franck fut tout de bonté et d’absolue sincérité comme son enseignement fut tout entier de charité et d’amour, et c’est pour cela qu’ils dureront, car la Haine et le Doute, ces négations, s’ils ont parfois détruit des choses utiles, n’ont jamais pu rien édifier de stable, seuls l’Amour et la Foi ont pu enfanter et fonder des œuvres immortelles.

  1. G. Derepas, César Franck.
  2. Il venait d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur.