Félix Alcan (p. 68-73).

II

LES PRÉDILECTIONS. — LES INFLUENCES.



Je ne voudrais pas aborder l’étude spéciale de l’œuvre avant d’avoir dit quelques mots sur ce que je pourrais appeler les affections musicales de mon maître, ainsi que sur sa méthode de travail, si tant est qu’on puisse avancer qu’il ait consciemment érigé des habitudes en méthode.

La première prédilection de César Franck, je pourrais presque dire son premier amour, — et là encore nous retrouvons l’atavisme de race signalé plus haut, — fut sans contredit pour les œuvres de nos musiciens français de la fin du XVIIIe siècle : Monsigny, dont il admirait sans réserve le Déserteur, ce petit chef-d’œuvre d’expression et de grâce, Dalayrac, dans les opéras duquel il chercha des thèmes pour ses premières fantaisies de piano[1], Grétry, dont il ne pouvait, même dans son âge mûr, relire certains passages sans éprouver une réelle émotion, Méhul surtout dont le Joseph le transportait d’admiration : « Comment décrire sa joie », écrit M. Arthur Coquard[2], « comment décrire son enthousiasme, un jour que le hasard remit sous ses yeux l’admirable duo de la jalousie, d’Euphrosine et Coradin ? Il le chanta plusieurs fois de suite avec transport ; et je le vois encore se lever et me dire tout ému : Voilà de la musique dramatique… et de la musique par-dessus le marché ! »

Et, en effet, pendant la longue période de près de vingt années qui constitue la première manière d’être de son talent, il n’est point rare de rencontrer dans l’inspiration mélodique comme un souffle de l’auteur de Stratonice. Certains thèmes du premier et du quatrième trio, celui de la ballade en si majeur pour piano, de nombreuses pages de Ruth et même d’œuvres postérieures pourraient presque passer pour des motifs de Méhul, si l’on n’y remarquait point déjà une sorte de saveur à peine sensible, cependant bien personnelle, qui devint postérieurement le parfum typique de la mélodie franckiste. Telle, la future souffrance perçant parfois à travers la trame mélodique toute mozartienne des premières œuvres du maître de Bonn.

Ce ne fut que vers la deuxième étape de son style que Franck sut enfin faire sien et originaliser (qu’on excuse ce néologisme) ce tour mélodique qu’il avait reçu des Français, ses maîtres aimés, et qui, sous l’influence de Bach, de Beethoven, de Gluck, en arriva à devenir — depuis les premières pièces d’orgue jusqu’aux Béatitudes — cette mélodie si génialement personnelle dont je parlais plus haut et que nul critique avisé ne saurait confondre avec une autre.

Continuant l’historique de ses prédilections, je dirai que certaines grandes œuvres avaient pour lui la signification de beauté absolue et qu’il lui arrivait parfois de s’absorber en leur contemplation au point d’oublier toute contingence. Henri Duparc se souvient encore de quelques leçons de piano au collège de Vaugirard, passées tout entières à l’enthousiaste lecture par le maître, d’un acte d’Iphigénie en Tauride, de pièces d’orgue de Bach ou de certains passages d’Euryanthe… Une fois l’heure de la leçon terminée, le pauvre professeur était tout marri de s’être laissé entraîner à ces lectures plutôt que d’avoir exercé les doigts de ses élèves au moyen de copieuses gammes ou d’opportunes études ; et cependant, combien plus précieuses pour les jeunes intelligences étaient ces leçons d’œuvres !

Outre Méhul, Gluck, Bach, Beethoven, sujets constants de ses admirations, le maître chérissait certains mélodistes intimes comme Schumann et surtout Schubert dont les lieder étaient pour lui une source de joies toujours nouvelles ; il avait même une assez inexplicable affection pour quelques œuvres de Cherubini comme aussi pour les Préludes et pour les Chants de Ch. Valentin Alkan qu’il considérait comme un « poète du piano ».

Quant aux particulières influences mélodiques qui peuvent transparaître à travers la musique de Franck, est-il bien utile de chercher à les déterminer ?

Et quand j’aurai fait remarquer certains contours parfois rapprochés de ceux de J.-S. Bach, ce qui n’a rien d’étonnant, étant donné son culte pour l’art du grand cantor (voy. le thème principal de la quatrième Béatitude) :


\relative c' {
\clef G
\key d \major
\time 4/4
    fis4( g2 ais,4) | ais8( cis4 b8) b2 |
}


quand j’aurai fait ressortir la curieuse coïncidence, au point de vue de l’effet esthétique, du motif initial de la Symphonie :


\relative c {
\clef F
\key f \major
\time 4/4
\stemDown
d4.( cis8 f4) r4 |
}



et même de celui de la troisième Béatitude :


\relative c {
\clef F
\key a \major
\time 3/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
<< { r4 d8.( b16) cis8.( a16) } \\ { fis2.} >> |
}
   etc.



avec la mystérieuse question posée par Beethoven à la fin de son quatuor, op. 135 :


\relative c' {
\clef F
\key c \major
\time 3/2
g4._\markup { \halign #-0.8 { \fontsize #-1 { "Muss es sein ?" } } }( e8) aes2 r2 |
}



quand j’aurai signalé l’apparence meyerberienne de quelques passages — inférieurs — des mêmes Béatitudes :


\relative c' {
\clef G
\key e \major
\time 4/4
\tempo \markup \fontsize #-2 { \concat { "All" { \teeny \raise #0.6 "o" }}}
cis8-. dis-. e4 cis8-. dis-. e4 | g8-. fis-. e4 e8-. dis-. cis4 |
}



par exemple, et aussi les quelques influences wagnériennes que l’on peut rencontrer dans le chromatisme des Éolides comme dans l’emploi, probablement inconscient, du thème des cloches de Parsifal[3] (car je sais une époque où il lut passionnément Wagner, bien que l’on ne puisse vraiment le compter au nombre des wagnéristes de son temps) ; lorsque j’aurai dit tout cela, aurai-je mieux fait connaître le style de mon maître que par les précédentes considérations ? Je ne le pense pas, et je ne crois pas, au surplus, qu’il faille attacher aux ressemblances mélodiques ou autres une importance extrême ; les grands contrapuntistes et compositeurs polyphoniques des XVe et XVIe siècles n’ont rien perdu de leur originalité pour avoir traité — et combien de fois — les mêmes thèmes.

  1. Deux fantaisies pour piano sur Gulistan. (V. le Catalogue).
  2. César Franck, par A. Coquard, brochure parue en 1890 et rééditée en 1904 au Monde musical.
  3. Dans le choral du Prélude, choral et fugue pour piano.