Félix Alcan (p. 37-46).

II

L’HOMME PHYSIQUE. — L’HOMME MORAL.


Au physique, Franck était de petite taille, il avait le front développé, le regard vif et loyal, bien que ses yeux fussent comme enfouis sous l’arcade sourcilière, le nez un peu fort, le menton fuyant sous une large bouche extraordinairement expressive, le visage de forme ronde, encore élargi par des favoris épais et grisonnants ; telle est la figure que nous avons honorée et aimée pendant vingt ans et qui, à part le blanchissement de la chevelure, ne changea point jusqu’à la mort.

Somme toute, rien, dans cet aspect, qui parût révéler un artiste conforme au type conventionnel créé par les légendes romantiques ou mont-martroises ; aussi, quiconque coudoyait dans la rue cet être toujours pressé, à la physionomie distraite et perpétuellement grimaçante, trottant plutôt que marchant, et vêtu de redingotes trop amples et de pantalons trop courts, ne pouvait soupçonner la transfiguration qui s’opérait alors qu’il expliquait ou commentait au piano une belle œuvre d’art, ou bien encore, lorsque, une main à son front et l’autre comme en arrêt vers la combinaison des jeux et le choix des registres, il préparait à l’orgue l’une de ses grandes improvisations. Alors, la musique l’enveloppait tout entier comme une auréole, alors seulement on était frappé par la volonté consciente de la bouche et du menton, alors seulement on remarquait l’identité presque complète du large front avec celui du créateur de la IXe Symphonie, alors, on se sentait subjugué — presque effrayé — par la présence palpable du génie rayonnant autour de la plus haute et de la plus noble figure de musicien qu’ait produit notre XIXe siècle français[1].

Au moral, la qualité qui frappait tout d’abord chez Franck, c’était la puissance de travail. Hiver comme été, on le trouvait debout dès cinq heures et demie du matin ; il consacrait généralement les deux premières heures de sa matinée à la composition, c’est ce qu’il appelait « travailler pour lui » ; vers sept heures et demie, après un frugal déjeuner, il partait pour aller donner des leçons dans tous les coins de la capitale, car, jusqu’à la fin de sa vie, ce grand homme dut employer la majeure partie de son temps à l’éducation pianistique de quelques amateurs, voire à des cours de musique dans divers collèges ou pensionnats. C’est ainsi que, toute la journée, à pied ou en omnibus, il se transporte d’Auteuil à l’Ile Saint-Louis, de Vaugirard au faubourg Poissonnière ; il ne regagne d’ordinaire son calme logis du boulevard Saint-Michel que pour le repas du soir, et, bien que fatigué de sa journée de labeur, il trouve encore quelques instants pour orchestrer ou copier ses partitions, quand il ne consacre pas sa soirée à recevoir ses élèves d’orgue et de composition et à leur prodiguer des conseils précieux et désintéressés.

C’est donc durant ces deux heures, souvent écourtées, de travail matinal, jointes aux quelques semaines que lui laissaient les vacances du Conservatoire, que furent pensées, disposées, et écrites ses plus belles œuvres.

Mais, ainsi que je l’ai dit plus haut, le travail musical, ordinaire occupation de son esprit, ne l’empêchait point de se tenir au courant de toutes les manifestations d’art, et spécialement de la littérature. Il réservait, surtout pendant les vacances, dans la petite maison qu’il louait pour l’été à Quincy, un certain nombre d’heures à la lecture d’ouvrages anciens ou modernes, voire des plus sérieux. Ainsi, un jour qu’il lisait dans son jardin, avec l’attention qu’il portait à toutes choses, l’un de ses fils, le voyant fréquemment sourire, lui demanda : « Mais que lis-tu donc là de si drôle ? » ; et le « père Franck » de répondre : « Un ouvrage de Kant : la « Critique de la Raison pure…, c’est très amusant ! » N’est-il point permis de penser que ces paroles, sortant de la bouche du musicien croyant et français, constituent la plus fine des critiques qu’on puisse faire de la lourde et indigeste Critique du philosophe allemand ?

Si Franck fut un travailleur actif et opiniâtre, (pendant les deux mois de vacances de l’année 1889, il écrit les quatre parties de son quatuor à cordes et met sur pied les deux derniers actes de son second opéra : Ghisèle…), ce n’est point qu’il cherchât dans le résultat de son travail, gloire, argent ou succès immédiat ; il ne prétendit jamais à autre chose qu’à exprimer de son mieux ses pensées et ses sentiments à l’aide de son art, car c’était avant tout un modeste. Jamais il ne connut cet état de fièvre qui ronge, hélas, la vie de tant d’artistes : je veux parler de la course aux honneurs et aux distinctions. Jamais il ne lui vint, par exemple, à l’idée de briguer le fauteuil de membre de l’Institut, non point que, comme un Degas ou un Puvis, il dédaignât ce titre, mais parce qu’il pensait naïvement n’avoir point encore assez fait pour le mériter…

Cette modestie n’excluait pourtant pas chez lui la confiance en soi, si importante chez l’artiste créateur quand elle est appuyée sur un jugement sain et exempt de vanité. Lorsqu’à l’automne, à l’ouverture des cours, le maître, le visage illuminé par son large sourire, nous disait : « J’ai bien travaillé pendant les vacances, je crois que vous serez contents ! », nous étions certains de la prochaine éclosion de quelque chef-d’œuvre. Et alors, sa joie était de réserver dans son existence occupée une ou deux heures de soirée pour rassembler ses élèves de prédilection et leur jouer, au piano, l’œuvre nouvellement terminée en s’aidant, pour traduire les parties vocales, d’un organe aussi grotesque que chaleureux. Il ne dédaignait même pas de demander à ses élèves leur avis sur cette œuvre, et, mieux encore, de s’y conformer, si les observations que ceux-ci osaient faire lui paraissaient bien fondées.

Assiduité constante dans le travail, modestie, conscience artistique, tels furent les points saillants du caractère de Franck ; mais il est encore une qualité, bien rare, celle-là, qu’il posséda à un très haut degré, ce fut la bonté, l’indulgente et sereine bonté.

Le mot le plus spécialement employé par le maître était le mot : aimer. « J’aime, » disait-il d’une œuvre ou même d’un détail qui appelait sa sympathie ; et en effet, ses œuvres, à lui, sont tout amour, et ce fut bien par l’amour, par la haute charité qu’il régna sur ses disciples, sur ses amis, sur les musiciens de son temps qui avaient quelque élévation de pensée, et c’est par amour pour lui que d’autres ont tenté de continuer son œuvre de bonté.

Il ne faudrait cependant pas inférer de là que le maître fût d’un tempérament froid et placide, tant s’en faut ; c’était un passionné, et, certes, toutes ses œuvres en font foi.

Qui de nous ne se souvient de ses saintes colères contre la mauvaise musique, et de ses tonitruantes apostrophes lorsque nos doigts malhabiles s’égaraient, à l’orgue, en de fautives combinaisons harmoniques, et de ses soubresauts d’impatience quand la sonnette de l’autel le forçait à terminer trop brusquement un offertoire bien exposé ? — Mais ces emportements de méridional du Nord concernaient généralement des principes d’art, rarement des personnes, et jamais, pendant les longues années vécues à ses côtés, je n’ai entendu dire qu’il eût, en quoi que ce soit, fait sciemment de la peine à quelqu’un. Comment cela aurait-il pu être, puisque son âme était inapte à concevoir le mal ? Jamais il ne voulut croire aux basses jalousies que son talent suscitait parmi ses collègues, et non les moins réputés ; jusqu’à son lit de mort, il garda sa bienveillance dans le jugement des œuvres d’autrui.

M. Arthur Coquard, dans une étude publiée en 1890, rapporte, à ce sujet, une bien typique anecdote que je veux citer ici :

« Avec quelle sincérité, écrit M. Coquard, il jouissait de ce qu’il y a de beau dans l’art contemporain, avec quelle simplicité il rendait justice à des confrères plus heureux ! Les vivants n’avaient pas de juge plus équitable, plus bienveillant, qu’ils aient nom Gounod, Saint-Saëns ou Léo Delibes. L’une des dernières paroles qu’il me dit concerne M. Saint-Saëns et je suis heureux de la reproduire fidèlement.

« C’était le lundi soir, quatre jours avant sa mort. Il éprouvait un mieux relatif et je lui donnais des nouvelles du Théâtre-Lyrique[2] auquel il s’intéressait vivement. Je lui parlais naturellement de la soirée d’ouverture, de Samson et Dalila, qui avait obtenu un grand succès, et j’exprimais en passant mon admiration pour le chef-d’œuvre de M. Saint-Saëns. — Je le vois encore, tournant vers moi sa pauvre figure souffrante pour me dire vivement et presque joyeusement, de cet accent vibrant que ses amis connaissaient : Très beau ! très beau ! »

Oui, le maître des Béatitudes sut passer dans la vie les yeux fixés vers un très haut idéal, sans vouloir ni pouvoir même soupçonner les vilenies inhérentes à la nature humaine, dont la gent artiste est, malheureusement, bien loin d’être exempte.

Cette force continue, cette inaltérable bonté, ce fut dans sa foi que Franck les puisa, car il était profondément croyant. Chez lui, comme chez tous les grands, la foi en son art se confondait avec la foi en Dieu, source de tout art.

Quelques personnes peu perspicaces, ou manquant totalement de sens critique, ont voulu comparer le Jésus de Franck, si divinement aimant et miséricordieux, au louche philanthrope présenté sous ce nom par Ernest Renan ; ces personnes n’ont assurément jamais rien compris aux Béatitudes, et, à coup sûr, elles n’eussent point écrit ce non-sens si, comme ceux d’entre nous qui étaient admis à la tribune de Sainte-Clotilde, elles avaient pu assister à l’acte de foi accompli très simplement chaque dimanche par le maître, alors qu’au moment de la Consécration, il interrompait l’improvisation commencée, et que, descendant de l’orgue, il allait, au coin de la tribune, s’incliner en une fervente adoration devant le Dieu de l’autel.

Croyant, Franck le fut, certes, comme un Palestrina, un Bach ou un Beethoven ; confiant en l’autre vie, il ne rabaissa point son art à tâcher d’obtenir en celle-ci une vaine gloire : il eut la sincérité naïve du génie. Aussi, tandis que l’éphémère renommée de bien des artistes qui ne virent dans le travail qu’un moyen d’acquérir fortune ou succès, commence actuellement à entrer dans l’ombre pour n’en plus sortir jamais, la figure séraphique du « père Franck », qui travailla pour l’Art uniquement, plane de plus en plus haut dans la lumière, vers laquelle, sans compromissions ni défaillances, il s’est dirigé toute sa vie.




  1. M. Georges C. Franck possède un portrait de son père, dû au pinceau de Mme Jeanne Rongier et qui est certainement la plus fidèle et la plus sincère image de la physionomie du maître.
  2. L’un des nombreux théâtres lyriques parisiens fondés depuis 1870 et qui eurent tous une fort éphémère existence.