César Cascabel/Texte entier

Hetzel et Cie (p. 1-435).

CÉSAR CASCABEL

PREMIÈRE PARTIE

I

fortune faite

« Personne n’a-t-il quelque autre monnaie à me donner ?… Allons, enfants, fouillez-vous !

— Voici, père ! » répondit la petite fille.

Et elle tira de sa poche un carré de papier verdâtre, chiffonné et crasseux. Ce papier portait ces mots presque illisibles : United States fractional Currency, entourant la tête respectable d’un monsieur en redingote, avec le nombre 10 six fois répété, — ce qui valait dix cents, soit environ dix sous de France.

« Et d’où cela te vient-il ? demanda la mère.

— C’est ce qui me reste de la dernière recette, répondit Napoléone.

— Et toi, Sandre, tu n’as plus rien ?

— Non, père.

— Ni toi, Jean ?

— Ni moi.

— Qu’est-ce qui manque donc encore, César ?… demanda Cornélia à son mari.

— Il manque deux cents, si nous voulons avoir un compte rond, répondit M. Cascabel.

— Les voici, monsieur patron, dit Clou-de-Girofle, en faisant voltiger une petite pièce de cuivre qu’il venait d’extraire des profondeurs de son gousset.

— Bravo, Clou ! s’écria la petite fille.

— Bon !… ça y est ! » s’écria M. Cascabel.

Et « ça y était », pour parler le langage de cet honnête saltimbanque. Le total faisait près de deux mille dollars, soit dix mille francs.

Dix mille francs, n’est-ce pas une fortune, quand on n’est arrivé que par ses talents à tirer argent de la générosité publique ?

Cornélia embrassa son mari, ses enfants vinrent l’embrasser à leur tour.

« Maintenant, dit M. Cascabel, il s’agit d’acheter une caisse, une belle caisse à secret où nous enfermerons toute notre fortune.

— Est-ce vraiment indispensable ? fit observer Mme  Cascabel que cette dépense effrayait un peu.

— Cornélia, c’est indispensable !

— Peut-être un coffret suffirait-il ?…

— Voilà bien les femmes ! s’écria M. Cascabel. Un coffret, c’est pour les bijoux ! Une caisse, ou tout au moins, un coffre-fort, c’est pour l’argent, et, comme nous avons à faire un long voyage avec nos dix mille francs…

— Va donc acheter ton coffre-fort, mais marchande bien ! » répondit Cornélia.

Le chef de la famille ouvrit la porte de cette voiture, « superbe et conséquente », qui lui servait de maison foraine, il descendit le marche-pied de fer fixé aux brancards, et prit à travers les rues qui convergent vers le centre de Sacramento.

Au mois de février, il fait froid en Californie, quoique cet État soit situé à la même latitude que l’Espagne. Mais, serré dans sa bonne houppelande doublée de fausse martre, son bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux oreilles, M. Cascabel ne s’inquiétait guère de la température, et marchait d’un pas joyeux. Un coffre-fort, être possesseur d’un coffre-fort, avait été le rêve de toute sa vie : ce rêve allait se réaliser enfin !

On était au début de l’année 1867.

Dix-neuf ans avant cette époque, le territoire actuellement occupé par la ville de Sacramento n’était qu’une vaste et déserte plaine. Au centre s’élevait un fortin, une sorte de blockhaus, bâti par les settlers, les premiers trafiquants, dans le but de protéger leurs campements contre les attaques des Indiens de l’Ouest-Amérique. Mais depuis cette époque, après que les Américains eurent enlevé la Californie aux Mexicains, qui furent incapables de la défendre, l’aspect du pays s’était singulièrement modifié. Le fortin avait fait place à une ville — maintenant l’une des plus importantes des États-Unis, bien que l’incendie et les inondations eussent, à plusieurs reprises, détruit la cité naissante.

Donc, en cette année 1867, M. Cascabel n’avait plus à redouter les incursions des tribus indiennes, ni même les agressions de ce ramassis de bandits cosmopolites, qui envahirent la province en 1849, quand furent découvertes les mines d’or, situées un peu plus au nord-est sur le plateau de Grass-Valley, et le célèbre gisement de Allison-Ranch, dont le quartz produisait par kilogramme un franc du précieux métal.

Oui ! ces temps de fortunes inouïes, de ruines effroyables, de misères sans nom, étaient passés. Plus de chercheurs d’or, même dans cette partie de la Colombie anglaise, le Caribou, qui se trouve au-dessus du territoire de Washington, où des milliers de mineurs affluèrent vers 1863. M. Cascabel n’était plus exposé à ce que son petit pécule, gagné, on peut le dire, à la sueur de son corps, et qu’il portait dans la poche de sa houppelande, lui fût volé en route. En réalité, l’acquisition d’un coffre-fort n’était pas si indispensable qu’il le prétendait pour mettre sa fortune en sûreté ; mais, s’il y tenait, c’était en prévision d’un grand voyage à travers les territoires du Far-West, moins gardés que la région californienne — voyage qui devait le ramener en Europe.

M. Cascabel cheminait ainsi, sans inquiétude, le long des rues larges et propres de la ville. Çà et là, des squares magnifiques, ombragés de beaux arbres encore sans feuillage, des hôtels et des maisons particulières, bâties avec autant d’élégance que de confort, des édifices publics d’architecture anglo-saxonne, de nombreuses églises monumentales, qui donnent grand air à cette capitale de la Californie. Partout, des gens affairés, négociants, armateurs, industriels, les uns attendant l’arrivée des navires qui descendent ou remontent le fleuve dont les eaux s’épanchent vers le Pacifique, les autres, assiégeant le rail-road de Folsom, qui envoie ses trains vers l’intérieur de la Confédération.

C’était du côté de High-street que se dirigeait M. Cascabel, en sifflotant une fanfare française. Dans cette rue, il avait déjà remarqué le magasin d’un rival des Fichet et des Huret, les célèbres fabricants parisiens de coffres-forts. Là, William J. Morlan vendait bon et pas cher — au moins relativement — étant donné le prix excessif de toutes choses dans les États-Unis d’Amérique.

William J. Morlan était dans son magasin, lorsque M. Cascabel s’y présenta.

« Monsieur Morlan, dit-il, j’ai bien l’honneur… Je voudrais acheter un coffre-fort. »

William J. Morlan connaissait César Cascabel, et de qui n’était-il pas connu à Sacramento ? Depuis trois semaines ne faisait-il pas les délices de la population ? Aussi, le digne fabricant répliqua-t-il :

« Un coffre-fort, monsieur Cascabel ? Recevez tous mes compliments, je vous prie…

— Et pourquoi ?

— Parce que d’acheter un coffre-fort, cela indique que l’on a quelques sacs de dollars à y encoffrer.

— Comme vous dites, monsieur Morlan.

— Eh bien, prenez ceci, répondit le marchand, en montrant une énorme caisse, digne de trouver place dans les bureaux de MM. de Rothschild frères ou autres banquiers, qui sont généralement à leur aise.

— Oh !… oh !… du calme ! fit M. Cascabel. Il y aurait là de quoi loger toute ma famille !… Un véritable trésor, j’en conviens, mais, pour le moment, ce n’est pas elle qu’il s’agit de mettre sous clef !… Hein ! monsieur Morlan, qu’est-ce que cette énorme caisse pourrait bien contenir ?

— Plusieurs millions en or.

— Plusieurs millions ?… Alors… je repasserai… plus tard, quand je les aurai !… Non ! il me faut un petit coffre très solide, que je puisse emporter sous le bras et mettre au fond de ma voiture, lorsque je voyage.

— J’ai votre affaire, monsieur Cascabel. »

Et le fabricant présenta un coffre, muni d’une serrure de sûreté. Il ne pesait pas plus d’une vingtaine de livres, et était disposé à l’intérieur comme le sont les caisses d’argent ou de titres dans les établissements de banque.

« De plus, à l’épreuve du feu, ajouta M. William J. Morlan, et garanti sur facture.

— Parfait… parfait ! répondit M. Cascabel. Cela me va, si vous me répondez de la fermeture de ce coffre !…

— Fermeture à combinaisons, ajouta le fabricant. Quatre lettres… un mot de quatre lettres à choisir sur quatre alphabets, ce qui donne près de quatre cent mille combinaisons. Pendant le temps qu’un voleur mettrait à les chercher, on aurait le temps de le pendre un million de fois !

— Un million de fois ! monsieur Morlan. C’est vraiment merveilleux !… Mais le prix ?… Vous comprenez, un coffre-fort est trop cher, quand il coûte plus que ce qu’on a à mettre dedans !

— Très juste, monsieur Cascabel. Aussi, ne vous vendrai-je celui-ci que six dollars et demi…

— Six dollars et demi ?… répondit Cascabel. Je n’aime pas ce prix de six dollars et demi ! Voyons, monsieur Morlan, il faut être rond en affaires ! Traiterons-nous à cinq dollars ?

— Soit, parce que c’est vous, monsieur Cascabel. »

Marché conclu, prix payé, William J. Morlan proposa au saltimbanque de faire porter le coffre à sa maison foraine, ne voulant pas le charger de ce fardeau.

« Allons donc, monsieur Morlan ! Un homme comme votre serviteur, qui jongle avec des poids de quarante !

— Eh ! eh !… Que pèsent-ils exactement, vos poids de quarante ? demanda en riant M. Morlan.

— Exactement quinze livres, mais ne le dites pas ! » répliqua M. Cascabel.

Là-dessus, William J. Morlan et lui se séparèrent, enchantés l’un de l’autre.

Une demi-heure après, l’heureux possesseur du coffre-fort arrivait à la place du cirque, où stationnait sa voiture, et il y déposait, non sans quelque satisfaction d’amour-propre « la caisse de la maison Cascabel ».

Ah ! comme on l’admira dans son petit monde, cette caisse ! Et combien la famille se montra heureuse et fière de l’avoir ! Il fallut l’ouvrir, il fallut la refermer. Le jeune Sandre aurait bien voulu se fourrer dedans — pour s’amuser. Mais impossible, elle était trop exiguë pour loger le jeune Sandre !

Quand à Clou-de-Girofle, il n’avait jamais rien vu de si beau — même en rêve.

« Ce que ça doit être difficile à ouvrir, s’écria-t-il… à moins que ça ne soit facile, si ça ferme mal !

— Tu n’as jamais rien dit de plus juste, » répliqua M. Cascabel.

Puis, de cette voix de commandement, qui n’admet pas de réplique, et avec un de ces gestes significatifs, qui ne permettent pas une hésitation :

« Allons, enfants, filez par le plus court, dit-il, et rapportez-nous de quoi déjeuner… royalement. Voici un dollar que je mets à votre disposition… C’est moi qui régale ! »

Le brave homme ! Comme si ce n’était pas lui qui « régalait » tous les jours ! Mais il aimait ce genre de plaisanterie, qu’il accompagnait d’un bon gros rire.

En un instant, Jean, Sandre et Napoléone eurent quitté la place, en compagnie de Clou, ayant au bras un large coffin de paille, destiné au transport des provisions.

« Et, maintenant que nous sommes seuls, Cornélia, causons un peu, dit M. Cascabel.

— Et de quoi, César ?

— De quoi ?… Mais du mot que nous allons choisir pour la serrure de notre coffre-fort. Ce n’est pas que je me défie des enfants !… Grand Dieu ! Des chérubins !… ni même de cet imbécile de Clou-de-Girofle, qui est l’honnêteté en personne !… Mais il faut que ces mots-là soient secrets.

— Prends le mot que tu voudras, répondit Cornélia. Je m’en rapporte à toi…

César Cascabel.

— Tu n’as pas de préférence ?

— Non.

— Eh bien ! j’aimerais que ce fût un nom propre…

— Oui !… c’est cela… le tien, César.

— Impossible !… Il est trop long !… il faut que ce nom n’ait que quatre lettres.

— Alors ôte une lettre à ton nom !… Tu peux bien écrire César
« De plus, à l’épreuve du feu, » ajouta M. William J. Morlan. (Page 6.)

sans r ! Nous sommes les maîtres de faire ce qui nous plaît, je suppose !

— Bravo, Cornélia ! C’est une idée… une de ces idées comme il t’en vient souvent, ma femme ! Mais si nous nous décidons à enlever une lettre à un nom, j’aimerais mieux en enlever quatre, et que ce fût au tien !

— À mon nom ?…

— Oui !… En en prenant la fin… e l i a. Je trouve même cela plus distingué !

— Ah !… César !

— Ça te fera plaisir, n’est-ce pas, d’avoir ton nom à la serrure de notre coffre-fort ?

— Oui, puisqu’il est déjà dans ton cœur !… » répondit Cornélia avec non moins d’emphase que de tendresse.

Puis, toute joyeuse, elle embrassa vigoureusement son brave homme de mari.

Et voilà comment, par suite de cette combinaison, quiconque ne connaîtrait pas ce mot Elia, ne pourrait jamais ouvrir le coffre de la famille Cascabel.

Une demi-heure plus tard, les enfants étaient de retour avec les provisions, du jambon et du bœuf salé, coupés en tranches appétissantes, et aussi quelques-uns de ces surprenants légumes que produit la végétation californienne, des choux arborescents, des pommes de terre grosses comme des melons, des carottes longues d’un demi-mètre, « et, disait volontiers M. Cascabel, qui n’ont d’égales que celles que l’on tire sans avoir le soin de les cultiver ! » Quant à la boisson, on n’a que l’embarras du choix parmi les variétés que la nature et l’art offrent aux gosiers américains. Cette fois, sans parler d’un broc de bière mousseuse, chacun aurait sa part d’une fine bouteille de sherry au dessert.

En un tour de main, Cornélia, secondée par Clou, son aide ordinaire, eut préparé le déjeuner. La table fut mise dans le second compartiment de la voiture, dit salon de famille, et dont la température était maintenue à un degré convenable par le fourneau de la cuisine, établi dans le compartiment voisin. Si, ce jour-là — comme tous les jours d’ailleurs — le père, la mère et les enfants mangèrent avec un remarquable appétit, cela n’était que trop justifié par les circonstances.

Le repas achevé, M. Cascabel, prenant le ton solennel qu’il donnait à ses boniments, lorsqu’il parlait au public, s’exprima en ces termes :

« Demain, enfants, nous aurons quitté Sacramento, cette noble ville, et ses nobles habitants, dont nous n’avons qu’à nous louer, quelle qu’en soit la couleur rouge, noire ou blanche. Mais Sacramento est en Californie et la Californie est en Amérique, et l’Amérique n’est pas en Europe. Or, le pays, c’est le pays, et l’Europe, c’est la France, et il n’est pas trop tôt que la France nous revoie « dans ses murs », après une absence qui s’est prolongée pendant bien des années. Avons-nous fait fortune ? À proprement parler, non ! Cependant, nous possédons une certaine quantité de dollars, qui feront bonne figure dans notre coffre-fort, lorsque nous les aurons changés en or ou en argent français. Une partie de cette somme nous servira à traverser la mer Atlantique sur les rapides vaisseaux portant notre pavillon aux trois couleurs que Napoléon promena jadis de capitale en capitale… — À ta santé, Cornélia ! »

Mme  Cascabel s’inclina devant ce témoignage de bonne amitié que lui donnait souvent son époux, comme pour la remercier de lui avoir donné des Alcides et des Hercules en la personne de ses enfants.

Puis, il reprit :

« Je bois aussi à notre heureux voyage ! Puissent les vents favorables gonfler nos voiles ! »

Il s’arrêta pour verser à chacun un dernier verre de son excellent sherry.

« Mais, Clou, peut-être me diras-tu que, notre passage une fois payé, il ne restera plus rien dans le coffre-fort ?…

— Non, monsieur patron… à moins que le prix des bateaux ajouté au prix des chemins de fer…

— Des chemins de fer, des rail-roads, comme disent les Yankees ! s’écria M. Cascabel. Mais, être naïf et dépourvu de raisonnement, nous ne les prendrons point ! Je compte bien économiser les frais de transport de Sacramento à New-York, en faisant route dans notre maison roulante ! Quelques centaines de lieues, cela n’est pas pour effrayer, je suppose, cette famille Cascabel, qui a l’habitude de se balader à travers le monde !

— Évidemment ! répondit Jean.

— Et quelle joie ce sera pour nous de revoir la France ! s’écria Mme  Cascabel.

— Notre France que vous ne connaissez pas, enfants, reprit M. Cascabel, puisque vous êtes nés en Amérique, notre belle France que vous connaîtrez enfin ! Ah ! Cornélia, quel plaisir pour toi, une Provençale, et moi, un Normand, après vingt ans d’absence !

— Oui, César, oui !

— Vois-tu, Cornélia, on m’offrirait un engagement, fût-ce au théâtre de M. Barnum, que je refuserais maintenant ! Retarder notre retour, jamais !… J’irais plutôt sur les mains !… C’est le mal du pays qui nous tient, et il faut soigner cela en revenant au pays !… Je ne connais pas d’autre remède ! »

César Cascabel disait vrai. Sa femme et lui n’avaient plus qu’une pensée : rentrer en France, et quelle satisfaction de pouvoir le faire, puisque l’argent ne manquait pas !

« Nous partirons donc demain ! dit M. Cascabel.

— Et ce sera peut-être notre dernier voyage ! répondit Cornélia.

— Cornélia, répliqua son mari avec dignité, je ne connais qu’un dernier voyage, c’est celui pour lequel Dieu ne délivre pas de billet de retour !

— Soit, César, mais, avant celui-là, ne nous reposerons-nous pas, lorsque nous aurons fait fortune ?

— Nous reposer, Cornélia ? Jamais ! Je ne veux pas de la fortune, si la fortune doit nous conduire à l’oisiveté. Penses-tu donc que tu aies le droit de laisser sans emploi les talents dont la nature t’a si largement gratifiée ? Imagines-tu que je puisse vivre les bras croisés, au risque de compromettre le jeu de mes propres articulations ? Vois-tu Jean abandonnant ses exercices d’équilibriste, Napoléone ne dansant plus sur la corde raide avec ou sans balancier, Sandre ne figurant plus au sommet de la pyramide humaine, et Clou, lui-même, n’empochant plus sa demi-douzaine de soufflets à la minute pour le plus grand agrément du public ? Non, Cornélia ! Dis-moi que le soleil s’éteindra sous la pluie, que la mer sera bue par les poissons, mais ne me dis pas que l’heure du repos sonnera un jour pour la famille Cascabel ! »

Et maintenant, il n’y avait plus qu’à achever les préparatifs, afin de se mettre en route le lendemain, dès que le soleil se lèverait à l’horizon de Sacramento.

C’est ce qui fut fait pendant l’après-midi. Inutile de dire que le fameux coffre-fort avait été placé en lieu sûr dans le dernier compartiment de la voiture.

« De cette façon, dit M. Cascabel, nous pourrons le garder nuit et jour !

— Décidément, César, je crois que tu as eu une bonne idée, répondit Cornélia, et je ne regrette pas l’argent que nous a coûté ce coffre.

— Peut-être est-il un peu petit, ma femme, mais nous en achèterons un plus grand… si notre magot se développe ! »


II

famille cascabel


Cascabel !… Nom célèbre et même illustre dans les cinq parties du monde et « autres lieux », disait fièrement celui qui le portait avec tant d’honneur.

César Cascabel, originaire de Pontorson, en pleine Normandie, était rompu à toutes les finesses, débrouillardises et trucs du pays normand. Mais, si malin, si roublard qu’il fût, il était resté honnête homme, et il convient de ne pas confondre avec les membres trop souvent suspects de la corporation des bateleurs. Chef de famille, il rachetait par ses vertus privées l’humilité de son origine et les irrégularités de sa profession.

À cette époque, M. Cascabel avait bien l’âge qu’il paraissait, quarante-cinq ans, ni plus ni moins. Enfant de la balle, dans toute l’acception du mot, il avait eu pour berceau la balle que son père portait sur ses épaules, pendant qu’il courait les foires et marchés de la province normande. Sa mère étant morte peu après qu’il eut vu le jour, il fut recueilli fort à propos dans une troupe foraine, lorsqu’il perdit son père quelques années plus tard. Là se passa son enfance, en culbutes, contorsions et sauts périlleux, la tête en bas, les pieds en l’air. Puis, il devint successivement clown, gymnaste, acrobate, hercule de foire, — jusqu’au moment où, père de trois enfants, il se fit le directeur de cette petite famille qu’il avait créée de compte à demi avec Mme  Cascabel, née Cornélia Vadarasse, de Martigues en Provence.

Intelligent et ingénieux, si sa vigueur était remarquable, son adresse peu ordinaire, ses qualités morales ne le cédaient point à ses qualités physiques. Sans doute, pierre qui roule n’amasse pas de mousse, mais elle se frotte, du moins, aux aspérités des chemins, elle se polit, elle émousse ses angles, elle se fait ronde et luisante. Aussi, depuis quarante-cinq ans qu’il roulait, César Cascabel s’était-il si bien frotté, poli et arrondi, qu’il connaissait de l’existence tout ce qu’on en peut connaître, ne s’étonnant de rien, ne s’émerveillant pas davantage. À force d’avoir couru l’Europe de foire en foire, de s’être acclimaté aussi bien en Amérique que dans les colonies hollandaises ou espagnoles, il comprenait à peu près toutes les langues, il les parlait plus ou moins bien, « même celles qu’il ne savait pas », disait-il, car il n’était guère gêné de s’exprimer par gestes, lorsque la parole lui faisait défaut.

César Cascabel était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, torse vigoureux, membres bien assouplis, face à maxillaire inférieur quelque peu saillant — ce qui est signe d’énergie — tête forte, embroussaillée de cheveux rudes, patinée au feu de tous les soleils et au hâle de toutes les rafales, moustache sans pointe sous son nez puissant, deux demi-favoris sur des joues couperosées, yeux bleus, très vifs, très perçants, avec un bon regard, une bouche qui aurait encore eu trente-trois dents, s’il en avait fait mettre une. Devant le public, un Frédéric Lemaître à grands gestes, à poses fantaisistes, à phrases déclamatoires, mais, en particulier, très simple, très naturel, et adorant sa famille.

D’une santé à toute épreuve, si son âge lui interdisait maintenant le métier d’acrobate, il était toujours remarquable dans les travaux de force qui « demandent du biceps ». En outre, il possédait un talent extraordinaire dans cette branche de l’industrie foraine, la ventriloquie, la science de l’engastrymisme, qui date de loin, puisque, au dire de l’évêque Eustache, la pythonisse d’Endor n’était qu’une ventriloque. Quand il le voulait, son gosier lui descendait de la gorge dans le ventre. Aurait-il pu chanter un duo à lui seul ?… Eh ! il n’aurait pas fallu l’en défier !

Enfin, pour achever son portrait, notons que César Cascabel avait un
Jean Cascabel.

faible pour les grands conquérants — Napoléon surtout. Oui ! il aimait le héros du premier empire autant qu’il détestait ses bourreaux, ces fils de Hudson Lowe, ces abominables John Bull. Napoléon, c’était « son homme ! » Aussi n’avait-il jamais voulu travailler devant la reine d’Angleterre, « bien qu’elle l’en eût prié par l’intermédiaire de son majordome ! » à ce qu’il disait volontiers, et si souvent, qu’il avait fini par le croire.

Clou-de-Girofle et Napoléone.

Et, cependant, M. Cascabel n’était point un directeur de cirque, un Franconi, un Rancy ou un Loyal, à la tête d’une troupe d’écuyers, d’écuyères, de clowns, de jongleurs. Non ! un simple forain, qui s’exhibait sur les places, en plein air, quand il faisait beau, sous une tente, quand il pleuvait. À ce métier, dont il avait couru les chances hasardeuses pendant un quart de siècle, il avait gagné, on le sait, la somme rondelette, présentement enfermée dans le coffre à combinaisons.

Ce que cela représentait de travaux, de fatigues, de misères parfois ! À présent, le plus dur était fait. La famille Cascabel se préparait à revenir en Europe. Après avoir traversé les États-Unis, elle prendrait passage sur un paquebot français ou américain — anglais… jamais !

Du reste, César Cascabel n’était embarrassé de rien. Les obstacles, cela n’existait pas pour lui. Des difficultés tout au plus. Se défiler, se débrouiller dans la vie, c’était son affaire. Il eût volontiers répété après le duc de Dantzig, l’un des maréchaux de son grand homme :

« Fichez-moi un trou, et je passerai dedans ! »

Et, il avait passé par bien des trous, en effet !

« Madame Cascabel, née Cornélia Vadarasse, une Provençale pur sang, l’incomparable voyante de l’avenir, la reine des femmes électriques, ornée de toutes les grâces de son sexe, parée de toutes les vertus qui font l’honneur d’une mère de famille, sortie victorieuse des grandes luttes féminines, où Chicago avait convié les « premières athlètes du monde ».

C’est en ces termes que M. Cascabel présentait habituellement la compagne de sa vie. Vingt ans avant, il l’avait épousée à New-York. Avait-il consulté son propre père sur ce mariage ? Non ! D’abord parce que son père ne l’avait point consulté pour le sien, disait-il, et ensuite parce que ce brave homme n’était plus de ce monde. Et cela s’était fait simplement, on peut le croire, sans toutes ces formalités préliminaires qui, dans la vieille Europe, retardent si fâcheusement l’union de deux êtres faits l’un pour l’autre.

Un soir, au théâtre de Barnum dans le Broadway, où il se trouvait en qualité de spectateur, César Cascabel fut émerveillé du charme, de la souplesse, de la force que déployait une jeune acrobate française dans l’exercice de la barre fixe, Mlle  Cornélia Vadarasse. Associer ses talents à ceux de cette gracieuse personne, n’en faire qu’une de ces deux existences, entrevoir pour l’avenir une famille de petits Cascabel dignes de leurs père et mère, cela parut tout indiqué à l’honnête saltimbanque. S’élancer sur la scène pendant un entr’acte, se faire connaître de Cornélia Vadarasse, lui faire les propositions les plus convenables en vue d’un mariage entre Français et Française, aviser un honorable clergyman qui était dans la salle, l’entraîner au foyer, et lui demander de consacrer une union si bien assortie, c’est ce qui fut fait dans cet heureux pays des États-Unis d’Amérique. Et en sont-ils moins bons, ces mariages à la vapeur ? En tout cas, celui de César Cascabel et de Cornélia Vadarasse devait être l’un des meilleurs qui eussent été célébrés en ce bas monde.

À l’époque où commence cette histoire, Mme  Cascabel avait quarante ans. Elle était de belle taille, un peu épaissie peut-être, cheveux noirs, yeux noirs, bouche souriante, toutes ses dents comme son mari. Quant à sa vigueur exceptionnelle, on avait pu en juger dans les mémorables luttes de Chicago, où elle obtint « un chignon d’honneur ». Mentionnons que Cornélia aimait encore son époux comme au premier jour, ayant une confiance inaltérable, une foi absolue, dans le génie de cet homme extraordinaire, l’un des plus remarquables types qu’ait jamais produit le pays normand.

Premier-né des garçons issus de ce mariage d’artistes forains : Jean, alors âgé de dix-neuf ans. S’il ne tenait pas de sa race pour les aptitudes aux travaux de force, aux exercices de gymnaste, de clown ou d’acrobate, il s’y rattachait par une remarquable adresse de mains et une sûreté de coup d’œil qui en faisaient un jongleur gracieux, élégant, que ses succès n’enorgueillissaient guère. C’était un être doux et pensif, brun comme sa mère, avec des yeux bleus. Studieux et réservé, il cherchait à s’instruire où et quand il le pouvait. Bien qu’il ne rougît pas de la profession de ses parents, il comprenait qu’il y avait mieux à faire que des tours en public, et ce métier, il se promettait de le quitter dès qu’il serait en France. Mais ayant pour ses père et mère une affection profonde, il se tenait à ce sujet sur une extrême réserve, et d’ailleurs, comment arriverait-il à se créer une autre situation dans le monde ?

Deuxième garçon : Ah ! celui-là, l’avant dernier-né, le contorsionnaire de la troupe, c’était bien le produit logique de l’union des Cascabel. Douze ans, leste comme un chat, adroit comme un singe, vif comme une anguille, un petit clown haut de trois pieds six pouces, venu au monde en faisant le saut périlleux — à en croire son père, — un vrai gamin par ses espiègleries et ses farces, prompt à la repartie, mais une bonne nature, méritant parfois des taloches et riant quand il les recevait, car elles n’étaient jamais bien méchantes.

On l’a remarqué, l’aîné des Cascabel se nommait Jean. Et pourquoi ce nom ? C’est que la mère l’avait imposé, en souvenir d’un de ses grands-oncles, Jean Vadarasse, un marin de Marseille, qui avait été mangé par les Caraïbes — ce dont elle était très fière. Évidemment, le père, qui avait cette chance de se nommer César, en eût préféré un autre, plus historique, plus en rapport avec ses admirations secrètes pour les hommes de guerre. Mais il n’avait pas voulu contrarier sa femme à la naissance de leur premier enfant, et il avait accepté le nom de Jean, se promettant bien de se rattraper, s’il lui survenait un autre rejeton.

C’est ce qui arriva, et le second fils fut nommé Alexandre, après avoir failli s’appeler Amilcar, Attila ou Annibal. Seulement par abréviation familière, on disait Sandre.

Après le premier et le deuxième garçon, la famille s’était accrue d’une petite fille, et cette petite fille, que Mme  Cascabel aurait voulu appeler Hersilla, se nommait Napoléone, en l’honneur du martyr de Sainte-Hélène.

Napoléone avait alors huit ans. C’était une gentille enfant, qui promettait d’être fort jolie, et tint en effet, sa promesse. Blonde et rose, d’une physionomie vive et mobile, très gracieuse et très adroite, les exercices de la corde raide n’avaient plus de secrets pour elle ; ses petits pieds, posés sur le fil métallique, glissaient et se jouaient comme si la légère fillette avait eu des ailes pour la soutenir.

Il va de soi que Napoléone était l’enfant gâtée de la famille. Tous l’adoraient, et elle était adorable. Sa mère se berçait volontiers à cette idée qu’elle ferait un jour quelque grand mariage. N’est-ce pas un de ces aléas inhérents à la vie nomade des saltimbanques ? Pourquoi Napoléone, devenue jeune fille et belle fille, ne rencontrerait-elle pas un prince qui tomberait amoureux d’elle et l’épouserait ?

« Comme dans les contes de fées ? répondait M. Cascabel, plus positif que sa femme.

— Non, César, comme dans la réalité.

— Hélas ! Cornélia, le temps n’est plus où les rois épousaient des bergères, et, d’ailleurs, au jour d’aujourd’hui, je ne sais si les bergères consentiraient à épouser des rois ! »

Telle était la famille Cascabel, un père, une mère et trois enfants. Peut-être eût-il mieux valu qu’elle se fût accrue d’un quatrième rejeton en vue de certains exercices de pyramide humaine, où les artistes s’échafaudent les uns sur les autres en nombre pair. Mais ce quatrième ne vint pas.

Heureusement, Clou-de-Girofle était là et tout indiqué pour prêter son concours dans les spectacles extraordinaires.

En réalité, Clou complétait bien les Cascabel. La troupe, c’était sa famille. Il en faisait partie à tous les titres, bien qu’il fût d’origine américaine. Un de ces pauvres diables, sans parents, nés on ne sait où — et c’est à peine s’ils le savent eux-mêmes — élevés par charité, nourris par occasion, tournant bien quand ils ont une bonne nature, une moralité native qui leur permet de résister aux mauvais exemples et aux mauvais conseils de la misère. Et ne faut-il pas avoir quelque pitié pour ces misérables si, le plus souvent, ils sont entraînés à mal faire ou à mal finir ?

Ce n’était pas le cas de Ned Harley, à qui M. Cascabel avait trouvé plaisant de donner le surnom de Clou-de-Girofle. Et pourquoi ? 1o parce qu’il était maigre comme un clou ; 2o parce qu’il était engagé pour recevoir, pendant les parades, plus de giroflées à cinq feuilles qu’il n’en pousse en un an sur n’importe quel arbuste de la famille des crucifères !

Deux ans avant, lorsque M. Cascabel avait rencontré ce malheureux être pendant sa tournée aux États-Unis, Ned Harley en était réduit à mourir de faim. La troupe d’acrobates, à laquelle il appartenait, venait de se débander après la fuite du directeur. Il y jouait les « minstrels ». Un triste métier, même quand il nourrit ou à peu près celui qui l’exerce ! Se barbouiller de cirage, se « négrifier », comme on dit, revêtir un habit et un pantalon noirs, un gilet blanc et une cravate blanche, puis chanter des chansons grotesques en râclant un violon ridicule, en compagnie de quatre ou cinq parias de son espèce, quelle fonction dans l’ordre social ! Eh bien, cette fonction venait de manquer à Ned Harley, et il fut trop heureux de rencontrer la Providence sur son chemin en la personne de M. Cascabel.

Précisément, celui-ci venait de renvoyer son pitre, auquel étaient plus généralement dévolus les rôles de pierrots dans les scènes de parade. Le croirait-on ? Ce pitre s’était donné comme Américain, et il était d’origine anglaise ! Un John Bull dans la troupe ambulante ! Un compatriote de ces bourreaux, qui… Vous connaissez l’antienne. Un jour, par hasard, M. Cascabel apprit quelle était la nationalité de l’intrus.

« Monsieur Waldurton, lui dit-il, puisque vous êtes Anglais, vous allez filer immédiatement, ou je vous flanque ma botte au derrière, tout pierrot que vous êtes ! »

Et, tout pierrot qu’il était, M. Waldurton eût reçu la botte à l’endroit indiqué, s’il ne se fût hâté de déguerpir.

C’est alors que Clou le remplaça. L’ex-minstrel s’engagea pour tout faire, aussi bien la parade sur les tréteaux que le pansage des bêtes ou la cuisine, lorsqu’il fallait donner un coup de main à Cornélia. Il va sans dire qu’il parlait le français, mais avec un accent des plus prononcés.

C’était, en somme, un garçon resté naïf, bien qu’il fût âgé de trente-cinq ans, aussi gai quand il attirait le public par ses boniments cocasses, que mélancolique dans la vie privée. Il voyait plutôt les choses par leur côté fâcheux, et, franchement, on n’aurait pu s’en étonner, car il eût été difficile qu’il se comptât parmi les heureux de ce monde. Sa tête en pointe, sa figure longue et tirée, ses cheveux jaunâtres, ses yeux ronds et bébêtes, son nez démesurément long, sur lequel il pouvait placer une demi-douzaine de besicles — grand effet de rire — ses oreilles écartées, son cou de héron, son maigre torse posé sur des jambes de squelette, en faisaient un être bizarre. D’ailleurs, il ne se plaignait pas, à moins que… — c’était la correction qu’il apportait généralement à son dire — à moins que la mauvaise chance lui donnât lieu de se plaindre. Au surplus, depuis son entrée chez les Cascabel, il s’était fort attaché à cette famille qui n’aurait pu se passer de son Clou-de-Girofle.

Tel était, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’élément humain de cette troupe de saltimbanques.

Quant à l’élément animal, il était représenté par deux braves chiens, un épagneul, très précieux à la chasse, très sûr à la garde de la maison roulante, et un caniche, savant et spirituel, destiné à devenir membre de l’Institut, le jour où il y aura un Institut pour la race canine.

Après les deux chiens, il convient de présenter au public un petit singe qui, dans les concours de grimaces, pouvait lutter non sans succès avec Clou lui-même, et, le plus souvent, les spectateurs eussent été fort embarrassés de savoir auquel des deux adjuger le prix. Puis, il y avait un perroquet, Jako, originaire de Java, qui parlait, bavardait, chantait et jacassait dix heures sur douze, grâce aux leçons de son ami Sandre. Enfin, deux chevaux, deux bons vieux chevaux, traînaient la voiture foraine, et Dieu sait si leurs jambes, un peu raidies par l’âge, s’étaient allongées à travers les chemins pendant des milles et des milles !

Et veut-on savoir comment s’appelaient ces deux excellentes bêtes ? Elles s’appelaient l’une Vermout, comme le vainqueur de M. Delamarre, l’autre Gladiator, comme le vainqueur du comte de Lagrange. Oui ! elles portaient ces noms illustres sur le turf français, sans avoir jamais eu la pensée de s’inscrire pour le grand prix de Paris.

Quant aux deux chiens, on les nommait : l’épagneul, Wagram, le caniche, Marengo, et l’on devine aisément à quel parrain ils devaient ces noms célèbres dans l’histoire.

Wagram, Marengo, John Bull et Jako.

Le singe, lui, avait été baptisé John Bull — tout simplement à cause de sa laideur.

Que voulez-vous ? Il faut passer à M. Cascabel cette manie qui prenait sa source, après tout, dans un patriotisme très pardonnable — même à une époque où de telles sympathies n’ont plus guère raison d’être.

« Comment, disait-il quelquefois, ne pas adorer l’homme qui s’est
On n’allait pas vite sur ces territoires montagneux. (Page 30.)

écrié sous une grêle de balles : Suivez mon panache blanc, vous le trouverez toujours, etc. »

Et, lorsqu’on lui faisait observer que c’était Henri IV qui avait prononcé ces belles paroles :

« Possible, répondait-il, mais Napoléon eût bien été capable de les dire ! »


III

la sierra nevada


Que de gens ont parfois rêvé d’un voyage accompli dans un coach-house, à la façon des saltimbanques ! N’avoir à s’inquiéter ni des hôtels, ni des auberges, ni des lits incertains, ni de la cuisine plus incertaine encore, lorsqu’il s’agit de traverser un pays à peine semé de hameaux ou de villages ! Ce que de riches amateurs font communément à bord de leurs yachts de plaisance, avec tous les avantages du chez-soi qui se déplace, il en est peu qui l’aient fait à l’aide d’une voiture ad hoc. Et pourtant la voiture, n’est-ce pas la maison qui marche ? Pourquoi les forains sont-ils les seuls à connaître cette jouissance « de la navigation en terre ferme ? »

En réalité, la voiture du saltimbanque, c’est l’appartement complet y compris ses chambres et son mobilier, c’est le « home » roulant, et celui de César Cascabel répondait bien aux exigences de cette vie nomade.

La Belle-Roulotte — ainsi se nommait-elle, comme s’il se fût agi de quelque goélette normande, et soyez assurés qu’elle justifiait cette appellation, après tant de pérégrinations diverses à travers les États-Unis. Achetée depuis trois ans à peine sur les premières économies du ménage, elle remplaçait la vieille guimbarde, uniquement recouverte d’une bâche et totalement dépourvue de ressorts, qui avait si longtemps servi à loger toute la famille. Or, plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis que M. Cascabel courait les foires et marchés de la Confédération, il va de soi que son véhicule était de fabrication américaine.

La Belle-Roulotte reposait sur quatre roues. Munie de bons ressorts d’acier, elle unissait la légèreté à la solidité. Soigneusement entretenue, savonnée, frottée, lavée, elle faisait resplendir ses panneaux revêtus de couleurs violentes, où le jaune d’or se mariait agréablement au rouge cochenille, étalant aux regards cette raison sociale déjà célèbre : Famille César Cascabel. Par sa longueur, elle aurait pu rivaliser avec ces chariots qui parcourent encore les prairies du Far-West, là où le Great-Trunk, le railway de New-York à San Francisco, n’a pas encore projeté ses ramifications. Évidemment, deux chevaux ne pouvaient traîner qu’au pas ce lourd véhicule. De vrai, la charge était forte. Sans compter les hôtes qui l’habitaient, la Belle-Roulotte ne portait-elle pas, sur sa galerie supérieure, les toiles de la tente avec piquets et cordages, puis en dessous, entre le train de l’avant et le train de l’arrière, une banne oscillante, chargée d’objets divers, grosse caisse, tambour, piston, trombone et autres ustensiles et accessoires qui sont les véritables outils du bateleur ? Notons aussi les costumes d’une célèbre pantomime, les Brigands de la Forêt-Noire, qui figurait au répertoire de la famille Cascabel.

À l’intérieur, l’aménagement était bien compris, et, il va sans dire, d’une propreté parfaite, une propreté flamande, grâce à Cornélia, qui ne plaisantait pas sur cet article.

À la partie antérieure, fermée par une porte vitrée à glissière, se trouvait le premier compartiment que chauffait le fourneau de la cuisine. Puis, venait un salon ou salle à manger, dans lequel se donnaient les consultations de bonne aventure ; ensuite, une première chambre à coucher, avec cadres placés l’un au-dessus de l’autre comme dans une cabine de navire, où couchaient, séparés par un rideau, à droite les deux frères, à gauche leur petite sœur ; enfin, au fond, la chambre de M. et de Mme  Cascabel, avec un lit aux épais matelas, à la courtepointe multicolore, et près duquel le fameux coffre-fort avait été placé. Dans toutes les encoignures, des planchettes qui pouvaient se lever et s’abaisser, formant tables ou toilettes, et d’étroites armoires où l’on serrait les costumes, perruques et postiches de la pantomime. Deux lampes à pétrole éclairaient le tout, véritables lampes de roulis, qui se balançaient lorsque le véhicule suivait des chemins mal nivelés ; en outre, afin de laisser la lumière du jour pénétrer dans les divers compartiments, une demi-douzaine de petites fenêtres, aux vitres serties de plomb, aux rideaux de légère mousseline, aux embrasses de couleurs, donnaient à la Belle-Roulotte l’aspect d’un roufle de galiote hollandaise.

Clou-de-Girofle, peu exigeant de sa nature, couchait dans le premier compartiment, sur un hamac qu’il tendait le soir entre les deux parois et qu’il détendait le matin, dès l’apparition du jour.

Il reste à mentionner que les deux chiens, Wagram et Marengo, en leur qualité de gardiens de nuit, couchaient l’un et l’autre dans la banne sous la voiture, où ils toléraient la présence du singe John Bull, malgré sa pétulance et son goût pour les espiègleries, et que le perroquet Jako était remisé dans une cage suspendue à l’intérieur du second compartiment.

Quant aux deux chevaux, Gladiator et Vermout, ils avaient toute liberté de paître autour de la Belle-Roulotte, sans qu’il fût nécessaire de les entraver. Et, après avoir brouté l’herbe de ces vastes prairies où la table était toujours mise, comme aussi le lit ou plutôt la litière, ils n’avaient plus qu’à s’allonger pour dormir sur le sol qui les avait nourris.

Ce qui est certain, c’est que, la nuit venue, avec les fusils et les revolvers de ses hôtes, avec les deux chiens qui la gardaient, la Belle-Roulotte offrait toute sécurité.

Telle était cette voiture de famille. Que de milles et de milles elle avait parcourus depuis trois ans à travers la Confédération, de New-York à Albany, du Niagara à Buffalo, à Saint-Louis, à Philadelphie, à Boston, à Washington, le long du Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans, le long du Great-Trunk, jusqu’aux montagnes Rocheuses, au pays des Mormons, et jusqu’au fond de la Californie ! Voyage hygiénique s’il en fut, puisque personne de la petite troupe n’avait jamais été malade — à part John Bull, dont les indigestions étaient fréquentes, tant son instinct le servait à satisfaire son inconcevable gourmandise.

Et cette Belle-Roulotte, quelle joie ce serait de la ramener en Europe, de la conduire sur les routes du vieux continent ! Quelle curiosité sympathique elle exciterait en traversant le pays de France et les campagnes du pays normand ! Ah ! revoir sa France, « revoir sa Normandie », comme dans la célèbre chanson de Bérat, c’était à cela que tendaient toutes les pensées, toutes les aspirations de César Cascabel !

Une fois à New-York, le véhicule devait être démonté, empaqueté, embarqué à bord d’un paquebot à destination du Havre, et il n’y aurait plus qu’à le remettre sur ses roues pour qu’il prît le chemin de la capitale.

Combien il tardait à M. Cascabel, à sa femme, à ses enfants d’être partis, et, sans doute aussi, à leurs compagnons, on pourrait dire leurs amis à quatre pattes ! C’est pourquoi ils quittèrent la grande place de Sacramento dès l’aube, le 15 février, les uns à pied, les autres dans la voiture, — chacun à sa fantaisie.

La température était encore très fraîche, mais il faisait beau. Il va de soi que l’on ne s’embarquait pas sans biscuits, autrement dit, sans conserves variées de viandes et de légumes. D’ailleurs, on pourrait se ravitailler dans les villes et villages. Et puis le gibier : bisons, daims, lièvres et perdrix, n’abonde-t-il pas sur ces territoires ? Et Jean se priverait-il de prendre son fusil et d’en faire bon usage, la chasse n’étant point interdite ni le permis exigé sur ces vastes prairies du Far-West ? C’est que Jean était un adroit tireur, et l’épagneul Wagram, à défaut du caniche Marengo, se distinguait par des qualités cynégétiques de premier ordre.

En quittant Sacramento, la Belle-Roulotte prit la direction du nord-est. Il s’agissait d’atteindre la frontière par le plus court et de franchir la Sierra Nevada, soit environ deux cents kilomètres jusqu’à la passe Sonora, qui donne accès sur les interminables plaines de l’est.

Ce n’était pas encore le Far-West proprement dit, où les bourgades ne se rencontrent que de loin en loin ; ce n’était pas la Prairie, avec ses horizons reculés, ses larges espaces déserts, ses Indiens nomades, que la civilisation repousse peu à peu vers les régions moins fréquentées du Nord-Amérique. Presque au sortir de Sacramento, le pays s’élevait déjà. On sentait les ramifications de la Sierra, qui limite magnifiquement cette vieille Californie dans le cadre de ses chaînes couvertes de sapins noirs, dominées çà et là par des pics hauts de cinq mille mètres. C’est une barrière de verdure, que la nature a faite à cette contrée où elle avait versé tant d’or, maintenant vidée par la rapacité humaine. Sur la direction suivie par la Belle-Roulotte, ne manquaient point les villes importantes : Jackson, Mocquelenne, Placerville, célèbres avant-postes de l’Eldorado et du Calaveras. Mais M. Cascabel ne s’y arrêtait que le temps de faire quelques emplettes ou lorsqu’il voulait avoir une nuit plus tranquille. Il avait hâte de franchir les montagnes de la Nevada, le pays du Grand Lac Salé, et l’énorme rempart des montagnes Rocheuses, où son attelage aurait quelques bons coups de collier à donner. Ensuite, jusqu’à la région de l’Érié ou de l’Ontario, la voiture n’aurait plus à suivre, à travers la Prairie, que les routes déjà battues par le pied des chevaux et le chariot des caravanes.

Cependant, on n’allait pas vite sur ces territoires montueux. Le chemin s’allongeait de tous les circuits inévitables. De plus, bien que cette contrée soit traversée par le trente-huitième parallèle, qui est, en Europe, celui de la Sicile et de l’Espagne, les dernières froidures de l’hiver avaient conservé toute leur âpreté. On le sait, par suite de l’éloignement du Gulf-stream — ce courant chaud qui, au sortir du golfe du Mexique, se dirige obliquement vers l’Europe — le climat de l’Amérique du Nord est beaucoup plus froid, à latitude égale, que celui de l’ancien continent. Mais, encore quelques semaines, et la Californie serait redevenue cette terre généreuse entre toutes, cette mère féconde, où la graine des céréales se multiplie au centuple, où les productions les plus variées des zones tropicale et tempérée se mélangent à profusion, la canne à sucre, le riz, le tabac, les oranges, les olives, les citrons, les ananas, les bananes. Ce n’est pas l’or qui a fait la richesse du sol californien, c’est l’extraordinaire végétation sortie de ses entrailles.

« Nous regretterons ce pays ! disait Cornélia, qui n’était point indifférente aux bonnes choses de la table.

— Gourmande ! lui répondait M. Cascabel.

— Eh ! ce n’est pas pour moi, c’est pour les enfants ! »

Plusieurs jours s’écoulèrent en cheminements sur la lisière des forêts, à travers des prairies verdoyantes. Si nombreux qu’ils fussent, les ruminants, nourris par elles, ne parvenaient pas à en user le tapis d’herbe, que la nature renouvelle sans cesse. On ne saurait trop insister sur la puissance végétale de ce territoire californien, auquel aucun autre ne peut être comparé. C’est le grenier du Pacifique, et les flottes du commerce, qui exportent ses produits, n’arrivent pas à l’épuiser. La Belle-Roulotte allait son train ordinaire, une moyenne de six à sept lieues par jour — pas plus. C’est dans ces conditions qu’elle avait déjà promené son personnel dans tous les États-Unis, où le nom de Cascabel était si avantageusement connu depuis les bouches du Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Angleterre. Il est vrai, on s’arrêtait alors en chaque ville de la Confédération, afin d’y faire recettes. Maintenant, dans ce voyage de l’ouest à l’est, il ne s’agissait plus d’émerveiller les populations. Ce n’était point une tournée artistique, cette fois, c’était le retour vers la vieille Europe, avec les fermes normandes à l’horizon.

La traversée se faisait gaiement, et que de maisons sédentaires eussent envié le bonheur que contenait cette maison roulante ! On riait, on chantait, on plaisantait, et parfois le piston, sur lequel s’escrimait le jeune Sandre, mettait en fuite les oiseaux, non moins gazouillants que cette joyeuse famille.

Tout cela, c’était fort bien, mais des journées de voyage ne doivent pas être nécessairement des journées de vacances.

« Enfants, répétait M. Cascabel, il ne faut pourtant pas se rouiller ! »

Et, pendant les haltes, si l’attelage se reposait, la famille ne se reposait pas. Plus d’une fois, les Indiens s’empressèrent à regarder Jean essayant ses tours de jongleur, Napoléone esquissant quelques pas gracieux, Sandre se disloquant comme un être en caoutchouc, Mme  Cascabel s’adonnant à des exercices de force et M. Cascabel à des effets de ventriloquie ; sans oublier Jako, qui babillait dans sa cage, les chiens qui travaillaient ensemble, et John Bull qui se dépensait en grimaces.

Observons, toutefois, que Jean ne négligeait point d’étudier pendant la route. Il lisait et relisait les quelques livres composant la petite bibliothèque de la Belle-Roulotte, un peu de géographie et d’arithmétique, et divers volumes de voyage ; il tenait aussi le Journal du bord, où il relatait d’une façon fort agréable les incidents de navigation.

« Tu deviendras trop instruit ! lui disait parfois son père. Mais enfin, puisque c’est ton goût !… »

Et M. Cascabel se gardait bien de contrarier les instincts de son premier-né. Au fond, sa femme et lui étaient très fiers de compter « un savant » dans la famille.

Vers le 27 février, dans l’après-midi, la Belle-Roulotte arriva au pied des gorges de la Sierra Nevada. Pendant quatre ou cinq jours, ce rude passage de la chaîne allait occasionner de grandes fatigues. Ce serait dur, pour les gens comme pour les bêtes, de remonter la pente jusqu’à mi-montagne. Il serait nécessaire de pousser à la roue sur les étroits lacets qui contournent les flancs de l’énorme barrière. Bien que le temps continuât de s’adoucir avec les précoces influences du printemps californien, le climat serait encore peu clément à de certaines altitudes. Rien de plus redoutable que les pluies torrentielles, les terribles chasse-neige, les rafales déchaînées au tournant des gorges où le vent s’engouffre comme dans un entonnoir. D’ailleurs, la partie supérieure des passes s’élève au-dessus de la zone des neiges éternelles, et ce n’est pas à moins de deux mille mètres qu’il faut se transporter avant de redescendre sur le pays des Mormons.

Au surplus, M. Cascabel comptait faire ce qu’il avait déjà fait en
M; Cascabel reparut, s’écriant : « Volé ! » (Page 37.)

pareille occasion : il prendrait des chevaux de renfort qu’il louerait dans les villages ou fermes de la montagne, et des hommes, Indiens ou Américains, pour les conduire. Ce serait un surcroît de dépenses, sans doute, mais une nécessité, si la famille tenait à ne pas compromettre son propre attelage.

Dans la soirée du 27, l’entrée de la passe de la Sonora était atteinte. Les vallées, suivies jusqu’alors, ne présentaient que des dénivellations de peu d’importance. Aussi, Vermout et Gladiator les avaient-ils remontées sans trop de fatigues. Mais ils n’auraient pu aller au delà, même avec l’aide de tout le personnel.

Halte fut faite, à courte distance d’un hameau perdu au fond des gorges de la Sierra. Quelques maisons seulement, et, à deux portées de fusil, une ferme à laquelle M. Cascabel résolut de se rendre dès le soir même. Il voulait retenir pour le lendemain des chevaux que Vermout et Gladiator accueilleraient avec satisfaction.

Tout d’abord, il fallut prendre des mesures afin de passer la nuit en cet endroit.

Dès que le campement eut été organisé suivant les dispositions habituelles, on se mit en rapport avec les habitants du hameau qui consentirent volontiers à fournir de la nourriture fraîche aux gens et du fourrage aux animaux.

Ce soir-là, il ne fut pas question de « répéter » les exercices. Tous étaient à bout de forces. Journée rude, car il avait fallu faire une grande partie du chemin à pied pour soulager l’attelage. M. Cascabel accorda donc repos complet, qui serait respecté pendant toute la traversée de la Sierra.

Après que M. Cascabel eut jeté le coup d’œil du maître sur le campement, laissant la Belle-Roulotte à la garde de sa femme et de ses enfants, accompagné de Clou, il se dirigea vers la ferme dont les cheminées fumaient à travers les arbres.

Cette ferme était tenue par un Californien et sa famille, qui fit bon accueil au saltimbanque. Le fermier s’engagea à lui fournir trois chevaux et deux conducteurs. Ceux-ci devaient guider la Belle-Roulotte jusqu’à l’endroit où s’amorcent les pentes qui descendent vers l’est ; de là, ils reviendraient en ramenant l’attelage supplémentaire. Seulement, cela coûterait un bon prix.

M. Cascabel discuta en homme désireux de ne point jeter son argent par les fenêtres, et, finalement, convint d’une somme qui ne dépassait pas le crédit affecté à cette partie du voyage.

Le lendemain, à six heures du matin, les deux hommes arrivèrent, et leurs trois chevaux furent attelés en avant de Vermout et de Gladiator. La Belle-Roulotte partit en remontant une gorge étroite, largement boisée sur ses flancs. Vers huit heures, à l’un des tournants du défilé, ces merveilleux territoires de la Californie, que la famille ne quittait pas sans un certain regret, avaient entièrement disparu derrière le massif de la Sierra.

Les trois chevaux du fermier étaient de solides bêtes, sur lesquelles il y avait lieu de compter. En était-il ainsi de leurs conducteurs ? C’est ce qui semblait au moins douteux.

C’étaient de forts gaillards l’un et l’autre, sortes de métis, moitié Indiens, moitié Anglais. Ah ! si M. Cascabel l’avait su, comme il les eût congédiés vivement !

En somme, Cornélia leur trouvait assez mauvaise figure. Jean partageait l’opinion de sa mère, et c’était également l’opinion de Clou. M. Cascabel ne paraissait pas être bien tombé. Après tout, ils n’étaient que deux, et ils auraient affaire à forte partie, s’ils s’avisaient de broncher.

Quant à de dangereuses rencontres dans la Sierra, elles n’étaient pas à prévoir. Les routes devaient être sûres à cette époque. Le temps n’était plus où les mineurs californiens, ceux qu’on appelait des « loafers » et des « rowdies », se joignaient aux malfaiteurs venus de tous les coins du monde pour malmener les honnêtes gens. La loi de Lynch avait fini par les mettre à la raison.

Cependant, en homme prudent, M. Cascabel résolut de se tenir sur ses gardes.

Les hommes, loués à la ferme, étaient certainement d’habiles charretiers. Aussi la journée s’écoula-t-elle sans accident, et c’est ce dont il y avait à se féliciter avant tout. Une roue brisée, un essieu rompu, et les hôtes de la Belle-Roulotte, loin de toute habitation, n’ayant aucun moyen de réparer leurs avaries, eussent été dans le plus grand embarras.

La passe présentait alors un aspect des plus sauvages. Rien que des pins noirâtres, pour toute végétation, des mousses qui tapissaient le sol. Çà et là, d’énormes entassements de rocs multipliaient les détours, surtout le long de l’un des affluents du Walker, sorti du lac de ce nom, et qui se précipitait tumultueusement au fond des précipices. Au loin, perdu dans les nuages, pointait le Castle-Peak, dominant les autres cimes, pittoresquement projetées par la chaîne de la Nevada.

Vers cinq heures du soir, lorsque l’ombre montait déjà des profondeurs de l’étroite gorge, il y eut un rude tournant à franchir. La rampe était tellement forte à cet endroit, au point qu’il fut nécessaire de décharger en partie la voiture et de laisser provisoirement en arrière la banne et la plupart des objets placés sur la galerie supérieure.

Chacun s’y mit, et, il faut le reconnaître, les deux conducteurs firent preuve de zèle en cette circonstance. M. Cascabel et les siens revinrent quelque peu sur leur première impression au sujet de ces hommes. D’ailleurs, deux jours encore, le plus haut point du défilé serait atteint, il n’y aurait plus qu’à redescendre, et l’attelage de renfort retournerait à la ferme.

Lorsque le lieu de la halte eut été choisi, pendant que les charretiers s’occupaient de leurs chevaux, M. Cascabel, ses deux fils et Clou revinrent sur leurs pas, et rapportèrent les objets qui avaient été déposés au bas de la rampe.

Un bon souper termina cette journée, et on ne songea plus qu’à se reposer.

M. Cascabel offrit aux conducteurs de prendre place dans l’un des compartiments de la Belle-Roulotte ; mais ils refusèrent, assurant que l’abri des arbres leur suffirait. Là, bien enveloppés de grosses couvertures, ils pourraient veiller plus efficacement sur l’attelage de leur maître.

Quelques instants après, le campement était plongé dans un profond sommeil.

Le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, tout le monde fut sur pied.

M. Cascabel, Jean et Clou, descendus les premiers de la Belle-Roulotte, se dirigèrent vers l’endroit où Gladiator et Vermout avaient été parqués la veille.

Tous deux étaient là ; mais les trois chevaux du fermier avaient disparu.

Comme ils ne pouvaient être loin, Jean allait donner ordre aux conducteurs de se mettre à leur recherche : ces deux hommes ne se trouvaient plus au campement.

« Où sont-ils donc ? dit-il.

— Sans doute, répondit M. Cascabel, ils courent après leurs chevaux.

— Ohé !… Ohé !… » cria Clou, d’une voix aiguë, qui devait s’entendre à grande distance.

Il ne reçut aucune réponse.

Nouveaux cris lancés à pleins poumons par M. Cascabel et par Jean qui revinrent sur leurs pas.

Les conducteurs ne reparurent point davantage.

« Est-ce que nous ne nous serions point trompés sur leur mine ? s’écria M. Cascabel.

— Pourquoi ces hommes nous auraient-ils quittés ? demanda Jean.

— Parce qu’ils ont dû faire quelque mauvais coup !

— Et lequel ?

— Lequel ?… Attends !… Nous allons le savoir !.. »

Et, suivi de Jean et de Clou, il revint en courant vers la Belle-Roulotte.

Franchir le marche pied, pousser la porte, traverser les compartiments, se précipiter vers la chambre du fond où avait été placé le précieux coffre-fort, ce fut l’affaire d’un instant, et M. Cascabel reparut, s’écriant :

« Volé !

— Le coffre-fort ! dit Cornélia ?

— Oui, volé par ces canailles ! »


IV

grande détermination


Canailles !

C’était bien le nom qui convenait à de tels gueux. Mais la famille n’en était pas moins volée.

Chaque soir, M. Cascabel avait l’habitude de vérifier si le coffre était bien à sa place ! Or, la veille, il s’en souvenait, à la suite des rudes fatigues de cette journée, tombant de sommeil, il n’avait pas fait sa vérification habituelle. Évidemment, pendant que Jean, César et Clou étaient allés avec lui chercher les objets abandonnés au tournant de la passe, les deux conducteurs, ayant pénétré sans être aperçus jusque dans le dernier compartiment, s’étaient emparés du coffre-fort, et l’avaient caché sous quelques broussailles à la lisière du campement. Voilà pourquoi ils avaient refusé de passer la nuit à l’intérieur de la Belle-Roulotte. Puis, ils avaient attendu que toute la famille fût endormie, et s’étaient enfuis avec les chevaux du fermier.

De toutes les économies de la petite troupe, il ne restait plus rien, si ce n’est quelques dollars que M. Cascabel avait dans sa poche. Et encore était-ce heureux que ces coquins n’eussent point emmené Vermout et Gladiator !

Les chiens, depuis vingt quatre heures, déjà habitués à la présence des deux hommes, n’avaient pas même donné l’éveil, et le méfait s’était accompli sans difficulté.

Où retrouver les voleurs, maintenant qu’ils s’étaient jetés à travers la Sierra ?… Où retrouver l’argent ?… Et, sans cet argent, comment traverser l’Atlantique ?

Le désespoir de la famille se traduisit par les larmes des uns, par la fureur des autres. Tout d’abord, M. Cascabel fut en proie à un véritable accès de rage, et sa femme, ses enfants, eurent bien de la peine à le calmer. Mais, après s’être ainsi abandonné à sa colère, il redevint maître de lui, en homme qui ne doit pas perdre son temps en vaines récriminations.

« Maudit coffre ! ne put s’empêcher de dire Cornélia, au milieu de ses larmes.

— Il est certain, dit Jean, que, si nous n’avions pas eu de coffre, notre argent…

— Oui !… Une belle idée qui m’est poussée là, d’acheter cette satanée boîte ! s’écria M. Cascabel. Décidément, quand on a un coffre, il est prudent de n’y rien mettre ! La belle avance qu’il soit à l’épreuve du feu, comme me disait le marchand, du moment qu’il n’est pas à l’épreuve des voleurs ! »

Il faut le reconnaître, c’était là un rude coup pour la famille, et on ne peut trouver surprenant qu’elle en fût accablée. Volée de deux mille dollars gagnés au prix de tant de peines !

« Que faire ? dit Jean.

— Que faire ? répondit M. Cascabel, dont les dents serrées semblaient mâcher les paroles. C’est très simple !… C’est même extraordinairement simple !… Sans chevaux de renfort, nous ne pouvons continuer à remonter la passe… Eh bien ! je propose de retourner à la ferme… Peut-être ces gueux y sont-ils…

— À moins qu’ils n’y aient pas reparu ! » répliqua Clou-de-Girofle.

Et, vraiment, c’était plus que probable. Toutefois, comme le répéta M. Cascabel, il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de revenir en arrière, puisqu’on ne pouvait aller en avant.

Là-dessus Vermout et Gladiator furent attelés, et la voiture commença à redescendre le défilé de la Sierra.

Cela ne se fit que trop facilement, hélas ! On va vite, lorsqu’il n’y a plus qu’à dévaler des pentes ; mais on marchait l’oreille basse, en silence, si ce n’est que, de temps en temps, une bordée de jurons s’échappait de la bouche de M. Cascabel.

À midi, la Belle-Roulotte s’arrêta devant la ferme. Les deux voleurs n’y étaient point revenus. En apprenant ce qui avait eu lieu, grande colère du fermier, qui ne s’inquiéta guère, d’ailleurs, de la famille. Si on lui avait volé son argent à elle, on lui avait volé ses trois chevaux, à lui ! Après s’être enfuis dans la montagne, les malfaiteurs avaient dû se porter au-delà de la passe. Courez donc à leur poursuite ! Et le fermier, furieux, n’était pas éloigné de vouloir rendre M. Cascabel responsable du vol de ses bêtes.

« Voilà qui est raide ! dit celui-ci. Pourquoi avez-vous de pareils coquins à votre service, et pourquoi les louez-vous aux honnêtes gens ?

— Est-ce que je le savais ? répondit le fermier. Jamais je n’avais eu à me plaindre d’eux !… Ils venaient de la Colombie anglaise…

— Ils étaient Anglais ?

— Sans doute.

— Dans ce cas, on prévient le monde, monsieur, on le prévient ! » s’écria M. Cascabel.

Quoiqu’il en soit, le vol était commis, et la situation était extrêmement grave.

Mais, si Mme  Cascabel ne parvenait pas à prendre le dessus, son mari, avec ce fond de philosophie foraine qui lui était propre, finit par recouvrer son sang-froid.

Et, lorsqu’ils furent réunis dans la Belle-Roulotte, une conversation s’engagea entre tous les membres de la famille, — conversation de la plus haute importance, « de laquelle allait sortir une grande détermination », ainsi que le dit M. Cascabel en faisant rouler les r.

« Enfants, il y a dans la vie de ces circonstances où un homme résolu doit savoir se décider… J’ai même observé que ces circonstances sont généralement désagréables… Telles celles où nous nous

la voiture commença à descendre le défilé de la sierra. (page 39.)
trouvons par le fait de ces malfaiteurs… Des Anglais, des Englishmen !… Donc, il s’agit de ne pas aller par quatre chemins, d’autant plus qu’il n’y en a pas quatre… Il n’y en a qu’un, et c’est celui que nous prendrons tout à l’heure !

— Lequel ? demanda Sandre.

— Je vous ferai tout à l’heure connaître le projet qui m’est venu à la tête, répondit M. Cascabel. Mais, pour savoir s’il est exécutable, il faut que Jean apporte sa machine où il y a des cartes…

— Mon atlas, dit Jean.

— Oui, ton atlas. Tu dois être très fort en géographie !… Va chercher ton atlas.

— À l’instant, père. »

Et, lorsque l’atlas eut été déposé sur la table, M. Cascabel reprit en ces termes :

« Il est bien entendu, enfants, quoique ces coquins d’Anglais — comment ne me suis-je pas douté que c’étaient des Anglais ! — nous aient volé notre coffre — pourquoi ai-je eu l’idée d’acheter un coffre ! — il est bien entendu, dis-je, que nous ne renonçons pas à notre idée de retourner en Europe…

— Y renoncer ?… jamais ! s’écria Mme  Cascabel.

— Dignement répondu, Cornélia ! Nous voulons rentrer en Europe, et nous y rentrerons ! Nous voulons revoir la France et nous la reverrons ! Ce n’est pas parce que des gueux nous ont dépouillé que… Moi d’abord il me faut l’air du pays, ou je mourrai…

— Et je ne veux pas que tu meures, César ! Nous sommes partis pour l’Europe… malgré tout, nous y arriverons…

— Et de quelle façon ? demanda Jean, avec insistance. Oui ! de quelle façon ?

— En effet, de quelle façon ?… répondit M. Cascabel, qui se grattait le front. Certainement, en donnant des représentations sur notre route, nous parviendrons à gagner au jour le jour de quoi conduire la Belle-Roulotte jusqu’à New York… Mais, une fois là, faute de la somme nécessaire pour payer sa place, pas de paquebot !… Et, sans paquebot, pas possible de traverser la mer autrement qu’à la nage !… Or, il me semble que cela sera assez difficile…

— Très difficile, monsieur patron, répondit Clou… à moins d’avoir des nageoires…

— En as-tu ?…

— Je ne crois pas…

— Eh bien ! tais-toi, et écoute ! »

Puis, s’adressant à son aîné :

« Jean, ouvre ton atlas, et montre-nous sur la carte l’endroit où nous sommes ! »

Jean chercha la carte de l’Amérique septentrionale et la plaça sous les yeux de son père. Tous la regardèrent, tandis qu’il indiquait du doigt un point de la Sierra Nevada, situé un peu dans l’est de Sacramento.

« Voici l’endroit, dit-il.

— Bien, répondit M. Cascabel. Ainsi, une fois de l’autre côté de la montagne, nous aurions à parcourir tout le territoire des États-Unis jusqu’à New-York ?

— Oui, père ?

— Et combien de lieues cela fait-il ?…

— Environ treize cents lieues.

— Bon ! Ensuite il faudrait franchir l’Océan ?…

— Sans doute.

— Combien de lieues a-t-il cet Océan ?…

— À peu près neuf cents jusqu’en Europe.

— Et, une fois arrivés en France, autant dire que nous sommes dans notre Normandie ?…

— Autant le dire !

— Et tout cela fait ?…

— Deux mille deux cents lieues ! s’écria la petite Napoléone, qui avait compté sur ses doigts.

— Voyez-vous, la gamine ! dit M. Cascabel. Cela sait déjà l’arithmétique ! — Nous disons deux mille deux cents lieues ?…

— Environ, père, répondit Jean, et je crois que je fais bonne mesure !

— Eh bien, enfants, ce ruban de queue ne serait rien pour la Belle-Roulotte, s’il ne se trouvait une mer entre l’Amérique et l’Europe, une maudite mer qui lui barre le chemin ! Et, cette mer, on ne peut la passer sans argent, c’est-à-dire sans paquebot…

— Ou sans nageoires ! répéta Clou.

— Décidément, il y tient ! répondit M. Cascabel en haussant les épaules.

— Donc, il est de toute évidence, reprit Jean, que nous ne pouvons aller par l’est !

— C’est impossible comme tu dis, mon fils, absolument impossible ! Mais… peut-être par l’ouest ?…

— Par l’ouest ?… s’écria Jean en regardant son père.

— Oui !… Vois un peu cela, et montre-moi par où il faudrait prendre pour faire route à l’ouest ?

— Il faudrait d’abord remonter à travers la Californie, l’Orégon et le territoire de Washington jusqu’à la frontière septentrionale des États-Unis.

— Et de là ?…

— De là ?… Ce serait la Colombie anglaise…

— Pouah !… fit M. Cascabel. Et il n’y aurait pas moyen d’éviter cette Colombie ?…

— Non, père !

— Passons !… Et ensuite ?…

— Une fois arrivés à la frontière au nord de la Colombie, nous trouverions la province d’Alaska…

— Qui est anglaise ?…

— Non, russe — du moins jusqu’ici, car il est question de l’annexer…

— À l’Angleterre ?

— Non !… aux États-Unis.

— Parfait !… Et après l’Alaska, qu’y a-t-il ?…

— Il y a le détroit de Behring, qui sépare les deux continents, l’Amérique de l’Asie.

— Et combien de lieues cela nous fait-il jusqu’au détroit ?…

— Onze cents lieues.

— Retiens bien, Napoléone, et tu additionneras ensuite.

— Et moi ?… demanda Sandre.

— Toi, aussi.

— Maintenant, ton détroit, Jean, qu’est-ce qu’il peut bien avoir de large ?

— Une vingtaine de lieues, père.

— Oh ! une vingtaine de lieues !… fit observer Mme  Cascabel.

— Un ruisseau, Cornélia, autant dire un ruisseau.

— Comment !… Un ruisseau ?…

— Oui !… D’ailleurs, Jean, est-ce qu’il ne gèle pas l’hiver, ton détroit de Behring ?

— Si, père ! Pendant quatre ou cinq mois, il est complètement pris…

— Bravo ! et on peut alors le franchir sur la glace ?…

— On le peut, et on le fait.

— Ah ! l’excellent détroit !

— Mais ensuite, demanda Cornélia, est-ce qu’il n’y a plus de mer à traverser ?…

— Non ! C’est le continent asiatique qui s’étend jusqu’à la Russie d’Europe.

— Montre-nous cela, Jean. »

Et Jean chercha dans l’atlas la carte générale de l’Asie, que M. Cascabel examina attentivement.

« Eh ! voilà qui s’arrange à souhait, dit-il, s’il n’y a pas trop de pays sauvages dans ton Asie !…

— Pas trop, père !

— Et où est l’Europe ?…

— Là, répondit Jean, en appuyant son doigt sur la frontière de l’Oural.

— Et quelle distance y a-t-il depuis ce détroit… ce ruisseau de Behring… jusqu’à la Russie d’Europe ?

— On compte seize cents lieues.

— Et jusqu’en France ?

— À peu près six cents.

— Et tout cela fait, depuis Sacramento ?…

— Trois mille trois cent lieues ! s’écrièrent à la fois Sandre et Napoléone.

— Un bon point à chacun ! dit M. Cascabel. Ainsi, par l’est, deux mille deux cents lieues ?…

— Oui, père.

— Et par l’ouest trois mille trois cents environ ?…

— Oui, soit onze cents lieues de différence…

— De différence en plus par l’ouest, répondit M. Cascabel, mais pas de mer sur la route ! Donc, enfants, quand on ne peut pas aller par un côté, il faut aller par l’autre, et c’est ce que je vous propose de faire tout bêtement !

— Tiens !… Un voyage à reculons ! s’écria Sandre.

— Non pas à reculons !… Un voyage en sens inverse !

— Très bien, père, répondit Jean. Toutefois je te ferai observer que, vu la longueur du chemin, jamais nous ne pourrons arriver cette année en France, si nous allons par l’ouest !

— Et pourquoi ?

— Parce que onze cents lieues de plus, c’est quelque chose pour notre Belle-Roulotte, — et son attelage !…

— Eh bien, enfants, si nous ne sommes pas en Europe cette année, nous y serons l’année prochaine ! Et, j’y pense, puisque nous aurons à traverser la Russie, où il y a les foires de Perm, de Kazan, de Nijni, dont j’ai si souvent entendu parler, nous nous y arrêterons, et je vous promets que la célèbre famille des Cascabel y fera bonne figure et bonnes recettes aussi ! »

Quelles objections peut-on faire à un homme, lorsqu’il a réponse à tout ?

En vérité, il en est de l’âme comme du fer. Sous les coups répétés, elle se contracte, elle se forge, elle devient plus résistante. Et c’est précisément l’effet qui se produisait chez ces braves saltimbanques. Pendant cette pénible existence, nomade et aventureuse, où ils avaient eu à supporter tant d’épreuves, jamais, sans doute, ils ne s’étaient trouvés dans d’aussi fâcheuses circonstances, leurs économies perdues, le retour au pays par les voies ordinaires rendu impossible. Mais ce dernier coup de marteau leur avait été si rudement asséné par la mauvaise chance, qu’ils se sentaient de force à tout braver dans l’avenir.

Mme  Cascabel, ses deux fils et sa fille applaudirent en chœur à la proposition du père. Et pourtant c’était vraiment insensé, et il fallait que M. Cascabel fût singulièrement « emballé » dans son désir de revenir en Europe pour s’être résolu à mettre un tel projet à exécution ! Bah qu’était-ce d’avoir à traverser l’ouest de l’Amérique et la Sibérie asiatique, du moment que l’on se dirigeait vers la France !

« Bravo !… Bravo !… s’écria Napoléone.

— Et bis !… bis !… ajouta Sandre, qui ne trouva pas de mots plus significatifs pour exprimer son enthousiasme.

— Dis donc, père, demanda Napoléone, est-ce que nous verrons l’Empereur de Russie ?

— Certainement, si Sa Majesté le Czar a l’habitude de venir se divertir à la foire de Nijni !

— Et nous travaillerons devant lui ?…

— Oui !… pour peu que cela lui fasse plaisir !…

— Ah ! que je voudrais bien l’embrasser sur les deux joues !

— Peut-être devras-tu te contenter d’une joue, fillette ! répliqua M. Cascabel. Mais si tu l’embrasses, prends bien garde d’abîmer sa couronne !… »

Quant à Clou-de-Girofle, c’était de l’admiration qu’il éprouvait pour le génie de son patron et maître.

Ainsi, itinéraire bien arrêté, la Belle-Roulotte remonterait à travers la Californie, l’Orégon et le territoire de Washington jusqu’à la frontière anglo-américaine. Il restait une cinquantaine de dollars environ — l’argent de poche qui, heureusement, n’avait point été déposé dans le coffre-fort. Cependant, comme une aussi faible somme ne pourrait suffire aux frais quotidiens du voyage, il fut convenu que la petite troupe donnerait des représentations dans les villes et villages. Il n’y avait pas, d’ailleurs, à se préoccuper des retards que ces haltes occasionneraient. Ne faudrait-il pas attendre que le détroit fût glacé sur toute sa surface pour offrir passage au véhicule ? Or, il ne pouvait l’être avant sept ou huit mois.

« Et ce sera bien le diable, dit M. Cascabel pour conclure, si nous n’encaissons pas quelques jolies recettes avant notre arrivée au bout de l’Amérique ! »

À la vérité, dans toute la région supérieure de l’Alaska, « faire de l’argent » au milieu des tribus errantes d’Indiens, c’était fort problématique. Mais, jusqu’à la frontière occidentale des États-Unis, en cette portion du Nouveau Continent que n’avait point encore visitée la famille Cascabel, nul doute que le public ne s’empressât, rien que sur sa réputation, de l’accueillir comme elle le méritait.

Au-delà, il est vrai, ce serait la Colombie anglaise, et, bien que les villes y fussent nombreuses, jamais, non jamais ! M. Cascabel ne s’abaisserait à quêter des shillings ou des pences. C’était déjà bien assez, c’était déjà trop que la Belle-Roulotte et son personnel fussent contraints à fouler pendant plus de deux cents lieues le sol d’une colonie britannique !

Quant à la Sibérie asiatique, avec ses longues steppes désertes, à peine y rencontrerait-on quelques-unes de ces peuplades samoyèdes ou tchouktchis, qui ne quittent guère les régions du littoral. Là, pas de recettes en perspective, sans doute. On le verrait assez, lorsqu’on y serait.

Tout étant convenu, M. Cascabel décida que la Belle-Roulotte partirait dès le lendemain au lever du jour.

En attendant, il s’agissait de souper. Cornélia se mit à la besogne avec son empressement habituel, et, tandis qu’elle fricotait, aidée de Clou-de-Girofle :

« Il faudrait d’abord remonter à travers la Californie. » (Page 45.)

« C’est pourtant une fameuse idée, dit-elle, qu’a eue là M. Cascabel.

— Oui, patronne, fameuse idée comme toutes celles, d’ailleurs, qui cuisent dans sa casserole… je veux dire qui trottent dans son cerveau…

— Et puis, Clou, pas de mer à traverser dans cette direction, et pas de mal de mer…

À moins que… il n’y ait des roulis de glace dans ce détroit !

« Oui, patronne, fameuse idée. » (Page 50.)

— Assez, Clou, et pas de mauvais présages ! »

Pendant ce temps, Sandre exécutait quelques sauts périlleux qui ravirent son père. Et, de son côté, Napoléone dansait gracieusement, tandis que les chiens gambadaient près d’elle. C’est qu’il y avait lieu, maintenant, de se remettre en haleine, puisque les représentations allaient être reprises.

Soudain, Sandre de s’écrier :

« Et les bêtes que nous n’avons pas consultées pour notre grand voyage ! »

Courant aussitôt près de Vermout :

« Eh bien ! mon vieux bidet, ça te va-t-il, une bonne trotte de trois mille lieues ? »

Puis, s’adressant à Gladiator :

« Qu’est-ce que vont dire tes pauvres vieilles jambes ? »

Les deux chevaux hennirent ensemble, comme pour donner leur acquiescement.

Se retournant alors vers les chiens :

« Et toi, Wagram, et toi, Marengo, reprit Sandre, allez-vous vous payer de belles gambades ? »

Aboiements joyeux qui furent accompagnés de quelques sauts significatifs. Il n’y avait pas à s’y tromper, Wagram et Marengo feraient le tour du monde sur un signe de leur maître.

C’était au singe, à présent, de donner son avis.

« Voyons, John Bull ! s’écria Sandre, ne prends pas cet air déconfit ! Tu vas voir du pays, mon garçon ! Et si tu as trop froid, on te mettra une bonne jaquette ! Et tes grimaces ?… J’aime à croire que tu ne les as pas oubliées, tes grimaces ? »

Non ! John Bull ne les avait pas oubliées, et il en fit de si comiques, qu’il provoqua l’hilarité générale.

Restait le perroquet.

Sandre le fit sortir de sa cage, et l’oiseau se promena, remuant la tête et se balançant sur ses pattes.

« Eh bien, Jako, demanda Sandre, tu ne me réponds pas ?… Est-ce que tu as perdu ta langue ?… Nous allons faire un beau voyage !… Es-tu content, Jako ? »

Jako tira du fond de son gosier une suite de sons articulés, où les r roulaient comme s’ils fussent sortis du puissant larynx de M. Cascabel.

« Bravo ! s’écria Sandre. Il est satisfait, Jako !… Il approuve, Jako !… Il a dit oui, Jako ! »

Et le jeune garçon, les mains en bas, les pieds en l’air, entama une série de culbutes et de contorsions, qui lui valurent les bravos paternels.

En ce moment, Cornélia parut.

« À table ! » cria-t-elle.

Un instant après, les convives étaient assis dans la salle à manger, où le repas fut dévoré jusqu’à la dernière miette.

Il semblait que tout était oublié déjà, lorsque Clou ramena la conversation sur le fameux coffre-fort en disant :

« Mais, j’y pense, monsieur patron, ces deux coquins vont être bien attrapés !…

— Et pourquoi ? demanda Jean.

— Puisqu’ils n’ont pas le mot, ils ne pourront jamais ouvrir le coffre !…

— Aussi je ne doute pas qu’ils le rapportent ! » répondit M. Cascabel en éclatant de rire.

Et cet homme extraordinaire, tout à son nouveau projet, avait déjà oublié le vol et les voleurs !



V

en route !


Oui ! en route pour l’Europe, mais, cette fois, en suivant un itinéraire peu adopté généralement et qu’il ne faut point recommander aux voyageurs s’ils sont pressés.

« Et, cependant, nous le sommes, se disait M. Cascabel, surtout pressés d’argent ! »

Le départ s’effectua dans la matinée du 2 mars. Dès l’aube, Vermout et Gladiator furent attelés à la Belle-Roulotte. Mme  Cascabel y prit place avec Napoléone, laissant son mari et ses deux garçons aller à pied, tandis que Clou tiendrait les guides. Quant à John Bull, il s’était perché sur la galerie, et les deux chiens étaient déjà en avant.

Il faisait beau. Le renouveau gonflait de sève les premiers bourgeons des arbustes. Le printemps préludait à toutes ces magnificences qu’il déploie à profusion au milieu des horizons californiens. Les oiseaux chantaient sous la verdure des arbres à feuilles persistantes, les chênes-verts, les chênes-blancs, les pins, dont la svelte tige se balançait au-dessus des corbeilles de bruyères. Çà et là se groupaient des marronniers de petite taille, et quelques échantillons de ces pommiers, dont la pomme, sous le nom de mazanille, sert à la fabrication du cidre indien.

Tout en contrôlant sur sa carte l’itinéraire convenu, Jean n’oubliait pas qu’il était plus particulièrement chargé d’approvisionner l’office de venaison fraîche. D’ailleurs, Marengo ne lui eût pas laissé oublier. Bon chasseur et bon chien sont faits pour s’entendre. Jamais ils ne se comprennent mieux que là où le gibier abonde, et c’était bien le cas. Il était rare que Mme  Cascabel n’eût pas à accommoder un lièvre, une perdrix huppée, un coq de bruyère ou quelque couple de ces cailles de montagnes, aux élégantes aigrettes, dont la chair parfumée constitue un manger excellent. En remontant jusqu’au détroit de Behring, si la chasse continuait à être aussi productive à travers les plaines de l’Alaska, la famille n’aurait pas grande dépense à faire pour assurer sa nourriture de chaque jour. Peut-être au-delà, sur le continent asiatique, serait-elle moins chanceuse ? Mais on aviserait, lorsque la Belle-Roulotte serait engagée dans les interminables steppes du pays des Tchouktchis.

Aussi, tout marchait à souhait, M. Cascabel n’était pas homme à négliger les circonstances favorables de temps et de température dont on jouissait alors. On allait aussi vite que le permettait l’attelage, en profitant des routes que les pluies estivales rendraient impraticables quelques mois plus tard. Cela faisait une moyenne de sept à huit lieues par vingt-quatre heures, avec une halte à midi pour le repas et le repos, et une halte à six heures du soir pour le campement de nuit. La contrée n’était pas déserte, comme on pourrait le croire. Les travaux des champs y rappelaient déjà les cultivateurs, auxquels ce sol, riche et généreux, procure une aisance qui serait enviée en n’importe quelle autre partie du monde. En outre, fréquemment, on rencontrait des fermes, des hameaux, des villages, des bourgades, des villes même, surtout lorsque la Belle-Roulotte suivit la rive gauche du Sacramento, à travers cette région qui fut le pays de l’or par excellence et auquel est resté ce nom significatif de l’Eldorado.

La famille, conformément au programme de son chef, donnait quelques représentations, partout où l’occasion s’offrait d’utiliser ses talents. Elle n’était pas encore connue en cette portion de la Californie, et n’y a-t-il pas partout de braves gens qui ne demandent qu’à s’amuser ? À Placerville, à Aubury, à Marysville, à Tchama et autres cités plus ou moins importantes, un peu blasées sur l’ « éternel » Cirque Américain qui les visite de temps à autre, les Cascabel recueillirent autant de bravos que de cents, dont le total se chiffra par quelques douzaines de dollars. La grâce et la hardiesse de Mlle  Napoléone, l’extraordinaire souplesse de M. Sandre, l’adresse merveilleuse de M. Jean dans ses exercices de jongleur, les ahurissements et niaiseries de Clou-de-Girofle, furent appréciés comme ils le méritaient par les connaisseurs. Jusqu’aux deux chiens, qui firent merveille en compagnie de John Bull. Quant à M. et Mme  Cascabel, ils se montrèrent dignes de leur renommée, l’un dans le travail de force, l’autre dans les luttes à mains plates, où elle terrassa les amateurs qui voulurent bien se présenter.

À la date du 12 mars, la Belle-Roulotte était arrivée à la petite ville de Shasta, que la montagne de ce nom domine à quatorze mille pieds d’altitude. Vers l’ouest se profilait confusément le massif des Coast-Ranges que, par grand bonheur, il ne serait pas nécessaire de franchir pour atteindre la frontière de l’Orégon. Mais le pays était très accidenté ; il fallait circuler entre les capricieuses ramifications que la montagne projetait vers l’est, et, sur ces routes à peine tracées, que l’on choisissait d’après les indications de la carte, la voiture ne marchait pas très vite. De plus, les villages devenaient rares. Assurément, mieux eût valu cheminer à travers les territoires du littoral, moins semés d’obstacles naturels ; mais cela n’aurait pu être fait qu’à la condition de se porter au-delà des Coast-Ranges, dont les passes sont pour ainsi dire impraticables. Il parut donc plus sage de remonter vers le nord, afin de n’en contourner les derniers versants que sur la limite de l’Orégon.

Tel fut le conseil donné par Jean, le géographe de la troupe, et on jugea bon de s’y conformer.

Le 19 mars, quand on eut dépassé le fort Jones, la Belle-Roulotte s’arrêta devant la bourgade d’Yreka. Là, bon accueil qui permit d’encaisser quelques dollars. C’était le premier début d’une troupe française en ce pays. Que voulez-vous ? Dans ces contrées lointaines de l’Amérique, on les aime, ces enfants de la France ! Ils y sont toujours reçus à bras ouverts, et mieux, à coup sûr, qu’ils ne le seraient chez quelques-uns de leurs voisins d’Europe !

En cette bourgade, on trouva à louer, pour un prix modéré, quelques chevaux qui vinrent en aide à Vermout et à Gladiator. La Belle-Roulotte put ainsi franchir la chaîne au pied de sa pointe septentrionale, et, cette fois, sans avoir été pillée par les conducteurs.

« Parbleu ! fit observer M. Cascabel, ils n’étaient point anglais, que je sache ! »

Si ce voyage ne fut pas exempt de difficultés ni de quelques retards, on s’en tira sans accidents, grâce aux mesures de prudence qui furent prises.

Enfin, le 27 mars, après un déplacement d’environ quatre cents kilomètres depuis la Sierra Nevada, la Belle-Roulotte franchit la frontière du territoire de l’Orégon. La plaine était bordée à l’est par le mont Pitt, qui se dresse comme un style à la surface d’un cadran solaire.

Bêtes et gens avaient rudement travaillé. On dut prendre un peu de repos à Jacksonville. Puis, la rivière de Roques une fois traversée, le cheminement se fit en côtoyant les méandres d’un littoral qui s’allongeait à perte de vue vers le nord.

Pays riche, mais encore montueux, et très propice à l’agriculture. Partout, des prairies et des bois. En somme, la continuation de la région californienne. Çà et là, des bandes de ces Indiens Sastès ou Umpaquas, qui parcourent la campagne. Il n’y avait rien à craindre de leur part.

Ce fut alors que Jean, qui lisait assidûment les livres de voyage de la petite bibliothèque — car il se promettait bien de mettre ses lectures à profit — trouva à propos de faire une recommandation, dont il parut opportun de tenir compte.

On était à quelques lieues dans le nord de Jacksonville, au milieu d’une contrée couverte de vastes forêts, que défend le fort Lane, bâti sur une colline à deux mille pieds de hauteur.

« Il faudra faire attention, dit Jean, car les serpents pullulent dans le pays.

— Des serpents ! s’écria Napoléone, en poussant un cri d’effroi, des serpents !… Allons-nous-en, père !

— Du calme, enfant ! répondit M. Cascabel. Nous en serons quittes pour prendre quelques précautions.

— Est-ce que ces vilaines bêtes-là sont dangereuses ? demanda Cornélia.

— Très dangereuses, mère, répondit Jean. Ce sont des crotales, des serpents à sonnette, les plus venimeux de tous. Si vous les évitez, ils ne vous attaquent pas ; mais si vous les touchez, si vous les heurtez par mégarde, ils se redressent, s’élancent, mordent, et leurs morsures sont presque toujours mortelles.

— Et où se tiennent-ils ? demanda Sandre.

— Sous les feuilles sèches, où il n’est pas aisé de les
La rivière de Roques une fois traversée… (Page 57.)

apercevoir, répondit Jean. Cependant, comme ils font entendre un bruit de crécelles, en agitant les anneaux de leur queue, on a le temps de les éviter.

— Eh bien ! dit M. Cascabel, attention à nos pieds, et ouvrons l’oreille ! »

Jean avait raison de signaler ce fait, les serpents étant très répandus dans les districts de l’Ouest-Amérique. Et non seulement
Jean et Sandre se livraient au plaisir de la pêche. (Page 61.)

les crotales y abondent, mais aussi les tarentules, celles-ci presque aussi dangereuses que ceux-là.

Inutile d’ajouter que l’on fit grande attention et que chacun prit garde à ses pas. En outre, il y avait à veiller sur les chevaux et autres animaux de la troupe, non moins exposés que leurs maîtres aux attaques des insectes et des reptiles.

D’ailleurs, Jean avait cru devoir ajouter que ces maudits serpents et tarentules ont la déplorable habitude de s’introduire dans les maisons, et, sans doute, ils ne respectent pas davantage les voitures. On pouvait donc craindre que la Belle-Roulotte ne reçût leur désagréable visite.

C’est pourquoi, le soir venu, avec quel soin on cherchait sous les lits, sous les meubles, dans les coins et recoins ! Napoléone jetait des cris aigus, lorsqu’elle s’imaginait apercevoir une de ces vilaines bêtes ; elle prenait pour un crotale quelque bout de corde roulée qui, cependant, ne présentait pas une tête triangulaire. Et les terreurs qu’elle éprouvait, quand, à demi endormie, elle croyait entendre un bruit de crécelle au fond du compartiment ! Il faut dire que Cornélia n’était guère plus rassurée que sa fille.

« Au diable ! s’écria un jour son mari impatienté, au diable, et les serpents qui font peur aux femmes, et les femmes qui ont peur des serpents ! Notre mère Ève était plus brave et causait même volontiers avec eux !

— Oh !… c’était dans le Paradis ! répondit la petite fille.

— Et ce n’est pas ce qu’elle a fait de mieux !… » ajouta Mme  Cascabel.

Aussi Clou avait-il à s’occuper pendant les haltes de nuit. Tout d’abord, il avait eu l’idée d’allumer de grands feux pour lesquels la forêt fournissait le combustible nécessaire ; mais Jean lui fit observer que si la lueur du foyer pouvait écarter les serpents, elle risquait d’attirer les tarentules.

Bref, la famille ne se sentait vraiment tranquille que dans les quelques villages où la Belle-Roulotte passait la nuit ; là, le danger était infiniment moindre.

Du reste, les bourgades n’étaient point éloignées les unes des autres, telles : Canyonville sur le Cow-creek, Roseburg, Rochester, Yoncalla, où M. Cascabel empocha encore quelques recettes. En fin de compte, comme il gagnait plus qu’il ne dépensait, la prairie lui procurant l’herbe pour ses chevaux, la forêt le gibier pour son office, les rios d’excellents poissons pour sa table, le voyage ne coûtait rien. Et le petit pécule s’accroissait. Mais, hélas ! qu’on était loin des deux mille dollars, volés dans les passes de la Sierra Nevada !

Cependant, si la petite troupe échappa finalement aux morsures des crotales et des tarentules, ce fut pour être tourmentée d’une autre façon. Cela arriva quelques jours plus tard, tant la généreuse nature a imaginé de moyens divers pour faire damner les pauvres mortels en ce bas monde !

Le véhicule, remontant toujours à travers les territoires de l’Orégon, venait de dépasser Eugène-City. Ce nom avait fait grand plaisir, car il indiquait bien son origine française. M. Cascabel aurait voulu connaître ce compatriote, cet Eugène, qui était sans doute un des fondateurs de ladite bourgade. Ce devait être un brave homme, et, si son nom ne figure pas parmi les noms modernes des rois de France, les Charles, les Louis, les François, les Henri, les Philippe… et les Napoléon, il n’en est pas moins français et bien français.

Après avoir fait halte dans les villes d’Harrisburg, d’Albany, de Jefferson, la Belle-Roulotte « jeta l’ancre » devant Salem, cité assez importante, la capitale de l’Orégon, bâtie sur une des rives de la Villamette.

On était au 3 avril.

Là, M. Cascabel donna vingt-quatre heures de repos à son personnel — du moins en tant que voyageurs, car la place publique de la bourgade servit de théâtre aux artistes, et une belle recette les dédommagea de leurs fatigues.

Entre-temps, Jean et Sandre, ayant appris que la rivière passait pour fort poissonneuse, étaient allés se livrer au plaisir de la pêche.

Mais, la nuit suivante, voilà que père, mère, enfants, éprouvèrent de telles démangeaisons sur tout le corps, qu’ils se demandèrent s’ils n’étaient pas victimes de quelque farce, comme il s’en fait encore dans les noces de village.

Et, quelle fut leur surprise, le lendemain, lorsqu’ils s’entre-regardèrent !…

« Je suis rouge comme une Indienne du Far-West ! s’écria Cornélia.

— Et moi, je suis gonflée comme une baudruche ! s’écria Napoléone.

— Et moi, je suis couvert de boutons de la tête aux pieds ! s’écria Clou-de-Girofle.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? ajouta M. Cascabel. Est-ce que la peste est dans le pays ?…

— Je crois savoir ce que c’est, répondit Jean, en examinant ses bras zébrés de taches rougeâtres.

— Et qu’est-ce donc ?…

— Nous avons pris la yèdre, comme disent les Américains.

— Que le diable emporte ta yèdre ! Voyons ! Nous diras-tu ce que signifie ?…

— La yèdre, père, c’est une plante qu’il suffit de sentir, de toucher, même de regarder, paraît-il, pour en subir tous les désagréments. Elle vous empoisonne à distance…

— Comment… nous sommes empoisonnés, répliqua Mme  Cascabel, empoisonnés !…

— Oh ! ne crains rien, mère, se hâta de répondre Jean. Nous en serons quittes pour quelques démangeaisons et peut-être un peu de fièvre. »

L’explication était juste. Cette yèdre est une plante malsaine, extrêmement vénéneuse. Lorsque le vent est chargé de la semence presque impalpable de cet arbuste, si la peau en est seulement effleurée, elle rougit, se couvre de boutons, se marbre d’efflorescences. Sans doute, pendant que la voiture traversait les bois aux approches de Salem, M. Cascabel et les siens avaient été saisis au passage par un courant de yèdre. En somme, l’éruption, dont ils eurent tous à souffrir, ne dura que vingt-quatre heures, pendant lesquelles, il est vrai, chacun fut obligé de se gratter et de se regratter, à rendre jaloux John Bull, qui s’adonnait sans relâche à cette opération essentiellement simiesque.

Le 5 avril, la Belle-Roulotte quitta Salem, emportant avec elle un cuisant souvenir des heures passées dans les forêts de la Villamette, — un joli nom de rivière, pourtant, et qui sonnait bien à des oreilles françaises.

À la date du 7 avril, par Fairfield, par Canemah, par Orégon-City, par Portland, déjà des villes importantes, la famille atteignit sans autre accident les rives de la Colombia, sur la limite de cet État d’Orégon, qui avait été franchi sur un espace de cent quinze lieues.

Vers le nord s’étendait le Territoire de Washington. Il est montagneux dans la partie située à l’orient de l’itinéraire que suivait la Belle-Roulotte pour gagner le détroit de Behring. Là se développent les ramifications de la chaîne connue sous la dénomination de Cascade-Ranges, avec des sommets tels que celui de Saint-Hélène, haut de neuf mille sept cents pieds, ceux du mont Baker et du mont Rainier, hauts de onze mille pieds. Il semble que la nature, s’étant dépensée en longues plaines depuis le littoral de l’Atlantique, ait gardé toute sa puissance de soulèvement pour dresser des montagnes qui hérissent l’ouest du nouveau continent. À supposer que ces territoires soient une mer, on pourrait dire que cette mer, tranquille, unie, comme endormie d’un côté, est tourmentée, tumultueuse de l’autre, et que ses crêtes de lames sont des crêtes de montagnes.

Ce fut Jean qui fit cette observation, et la comparaison plut beaucoup à son père.

« C’est cela, c’est bien cela ! répondit-il. Après le beau temps, la tempête ! Bah ! notre Belle-Roulotte est solide ! Elle ne fera pas naufrage ! Embarque, enfants, embarque ! »

Et l’on embarqua, et le navire continua de « naviguer » sur cette contrée houleuse. À la vérité — pour continuer la comparaison — la mer commençait à se calmer, et, grâce aux efforts de l’équipage, l’arche des Cascabel se tira des plus mauvaises passes. Si, parfois, elle fut obligée de modérer sa vitesse, du moins put-elle éviter les écueils.

Puis, toujours bonne et sympathique réception dans les bourgades, à Kalmera, à Monticello, et aussi dans les forts qui ne sont à bien prendre que des stations militaires. Là, point de murailles, à peine des palissades ; toutefois les petites garnisons que renferment ces postes suffisent à contenir les Indiens nomades que leurs pérégrinations jettent à travers le pays.

Aussi la Belle-Roulotte ne fut-elle menacée ni par les Chinoux ni par les Nesquallys, quand elle s’aventura à travers le pays de Walla-Walla. Le soir venu, alors que ces Indiens entouraient le campement, ils ne montraient aucune intention malveillante. Ce qui provoquait chez eux la plus vive surprise, c’était John Bull, dont les grimaces excitaient leur hilarité. Jamais ils n’avaient vu de singes, et, sans doute, ils prenaient celui-ci pour un des membres de la famille.

« Eh oui !… C’est mon petit frère ! » leur disait Sandre, ce qui provoquait les protestations indignées de Mme  Cascabel.

Enfin on atteignit Olympia, capitale du Territoire de Washington, et là fut donnée « à la demande générale » la dernière représentation de la troupe française aux États-Unis. Non loin se développait l’extrême frontière de la Confédération dans le nord-ouest de l’Amérique.

À présent, l’itinéraire allait longer la côte du Pacifique, ou plutôt ces nombreux « sounds », ces capricieux et multiples détroits du littoral, qui sont abrités par les grandes îles de Vancouver et de la Reine-Charlotte.

En passant par la bourgade de Steklakoom, il fallut contourner les Puget-sounds, afin de gagner le fort de Bellingham, situé près du détroit qui sépare les îles de la terre ferme.

Puis ce fut la station de Whatcome, avec le mont Baker qui pointait à travers les nuages de l’horizon, et celle de Srimiahmoo, à l’entrée de Georgia-Strait.

Enfin, le 27 avril, après avoir fait environ trois cent cinquante lieues depuis Sacramento, la Belle-Roulotte arriva sur cette frontière, adoptée par le traité de 1847, et qui forme actuellement la limite de la Colombie anglaise.


VI

suite du voyage

Pour la première fois, M. Cascabel, ennemi naturel et irréductible de l’Angleterre, allait mettre le pied sur une terre anglaise ! Pour la première fois, sa sandale allait fouler le sol britannique et se souiller de poussière anglo-saxonne ! Que le lecteur nous pardonne cette manière emphatique de nous exprimer : mais, très certainement, c’était la forme quelque peu ridicule, sous laquelle cette pensée devait s’offrir à ce cerveau de saltimbanque, si tenace dans des haines patriotiques qui n’ont plus raison d’être.

Et, pourtant, la Colombie n’était point en Europe. Elle n’appartenait pas à ce groupe que l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande constituent sous la dénomination de Grande-Bretagne. Mais elle n’en était pas moins anglaise au même titre que les Indes, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, et, comme telle, elle répugnait à César Cascabel.

La Colombie anglaise fait partie de la Nouvelle-Bretagne, l’une des plus importantes colonies d’outre-mer du Royaume-Uni, puisqu’elle renferme la Nouvelle-Écosse, le Dominion, formée du Haut et Bas Canada, ainsi que les immenses territoires concédés à la compagnie de la baie d’Hudson. En largeur, elle va d’un océan à l’autre, des côtes du Pacifique à celles de l’Atlantique. Au sud, elle est limitée par la frontière des États-Unis, qui s’étend depuis le Territoire de Washington jusqu’au littoral de l’État du Maine.

C’est donc bien une terre anglaise, et les nécessités de son itinéraire ne permettaient pas à la famille de l’éviter. Tout compté, il n’y avait que deux cents lieues environ à faire pour traverser la Colombie avant d’atteindre la pointe méridionale de l’Alaska, c’est-à-dire les possessions russes de l’Ouest-Amérique. Néanmoins, deux cents lieues sur « ce sol détesté », bien que ce ne fût qu’une promenade pour la Belle-Roulotte, habituée à de longues pérégrinations, c’était deux cents fois trop, et M. Cascabel se proposait bien de les franchir dans le moins de temps qu’il serait possible.

Dès lors, plus de haltes, si ce n’est aux heures des repas. Plus de travail d’équilibre ou de gymnaste, plus de danses, plus de luttes. Il s’en passerait, le public anglo-saxon ! La famille Cascabel n’éprouvait que du dédain pour la monnaie à l’effigie de la Reine. Mieux valait un dollar-papier qu’une couronne d’argent ou un pound d’or !

Dans ces conditions, on le comprend, la Belle-Roulotte se mit en mesure de se diriger au large des villes, à l’écart des villages. Si, chemin faisaint, la chasse pouvait suffire à l’alimentation de son personnel, cela dispenserait d’acheter leurs produits aux producteurs de ce pays abominable.

Que l’on ne s’imagine pas que cette attitude ne fût qu’une sorte de pose chez M. Cascabel. Non ! c’était naturel. Aussi le philosophe, qui avait pris si carrément son parti de ses dernières infortunes, dont la bonne humeur s’était revivifiée après le vol de la Sierra Nevada, devint-il triste et morose, du moment qu’il eut enjambé la frontière de la Nouvelle-Bretagne. Il marchait la tête basse, la mine renfrognée, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, jetant des regards farouches aux inoffensifs voyageurs qui le croisaient en route. Il n’était plus en train de rire, et on le vit bien, lorsque Sandre s’attira un mauvais compliment à propos d’une plaisanterie intempestive.

En effet, ce jour-là, ne voilà-t-il pas ce gamin qui s’avise de marcher à reculons, en avant de la voiture, pendant un quart de mille, en faisant force contorsions et grimaces !

Et lorsque son père lui demanda le motif de cette manière de procéder, à tout le moins très fatigante :

« Mais puisque c’est un voyage à reculons que nous faisons ! » répondit-il en clignant de l’œil.

Et les autres d’éclater de rire à cette repartie — même Clou, qui
Ce guide se nommait Ro-No (Page 70.)

trouva la réponse très amusante… à moins qu’elle ne fût absolument stupide.

« Sandre, dit M. Cascabel d’un ton rogue, en prenant son grand air, si tu te permets encore des plaisanteries de ce genre, quand nous n’avons pas le cœur à plaisanter, je te tirerai les oreilles et te les allongerai jusqu’aux talons !

— Voyons, père…

— Silence dans le rang !… Il est défendu de rire dans ce pays d’English ! »

Et la famille ne songea plus à desserrer les dents en présence de son terrible chef, bien qu’elle ne partageât pas à ce point ses idées anti-saxonnes.

La partie de la Colombie anglaise qui confine au littoral du Pacifique est très accidentée. Encadrée, à l’est, par les montagnes Rocheuses, dont la chaîne se prolonge jusqu’aux abords du territoire polaire, la côte de Bute, profondément déchiquetée, à l’ouest, la coupe de nombreux fiords comme une côte de Norvège, pittoresquement dominée par une suite de hautes cimes. Là se dressent des pics dont les pareils ne se trouvent pas en Europe, même au milieu de la région alpestre, des glaciers qui dépassent en profondeur et en étendue les plus importants de la Suisse. Tels sont le mont Hocker, dont l’altitude mesure cinq mille huit cents mètres ― mille mètres de plus que l’extrême plateau du mont Blanc ― tel le mont Brun, plus élevé que ce géant des Alpes.

À la vérité, pour la direction imposée à la Belle-Roulotte, entre ces chaînes de l’est et de l’ouest se développait une large et fertile vallée, où se succédaient des plaines découvertes et des forêts superbes. Le thalweg de cette vallée livrait passage à un important cours d’eau, le Frazer, lequel, après avoir coulé du sud au nord pendant une centaine de lieues, vient se jeter dans un étroit bras de mer, limité par la côte de Bute, l’île Vancouver et l’archipel d’îlots qu’elle commande.

Cette île Vancouver, longue de deux cent cinquante milles géographiques, est large de soixante-treize. Achetée par les Portugais, elle devint l’objet d’une prise de possession qui la fit passer entre les mains des Espagnols en 1789. Trois fois reconnue par Vancouver, alors qu’elle se nommait encore Noutka, elle prit le double nom du navigateur anglais et du capitaine Quadra, puis appartint définitivement à la Grande-Bretagne vers la fin du dix-huitième siècle.

Sa capitale est actuellement Victoria, et elle a pour principale ville Nanaïmo. Ses riches gisements de houille, exploités au début par les agents de la Compagnie de la baie d’Hudson, formaient une des branches les plus actives du commerce de San Francisco avec les divers ports de la côte occidentale.

Un peu au nord de l’île Vancouver, le littoral est couvert par l’île de la Reine-Charlotte, la plus importante de l’archipel de ce nom, qui complète les possessions anglaises au milieu de ces parages du Pacifique.

On le devine aisément, M. Cascabel ne songeait pas plus à visiter cette capitale qu’il n’eût songé à visiter Adélaïde ou Melbourne en Australie, Madras ou Calcutta dans l’Inde. Il mettait tous ses soins à remonter la vallée du Frazer aussi rapidement que le permettait son attelage, n’ayant de rapports qu’avec les habitants de race indigène.

D’ailleurs, la petite troupe, tandis qu’elle s’élevait à travers cette vallée, trouvait aisément le gibier nécessaire à sa nourriture. Les daims, les lièvres, les perdrix, foisonnaient et « au moins, disait M. Cascabel, il servait à nourrir d’honnêtes créatures, ce gibier que le fusil de son fils aîné abattait d’un plomb sûr et rapide !… Il n’avait pas du sang anglo-saxon dans les veines, et des Français pouvaient le manger sans remords ! »

Après avoir dépassé le fort Langley, le véhicule s’était déjà profondément enfoncé dans la vallée du Frazer. Il eût vainement cherché un chemin carrossable sur ce sol presque abandonné à lui-même. Le long de la rive droite du fleuve s’étendaient de larges herbages, limitrophes des forêts de l’ouest, horizonnées de hautes montagnes dont les cimes se découpaient sur un ciel le plus ordinairement grisâtre.

Il faut mentionner que, auprès de New-Westminster, une des principales villes de la côte de Bute, située presque à l’embouchure du Frazer, Jean avait pris soin de franchir le cours d’eau dans le bac qui fonctionnait entre les deux rives. Bonne précaution, en effet ; après avoir remonté le fleuve jusqu’à ses sources, la Belle-Roulotte n’aurait plus qu’à les contourner vers l’ouest. C’était le plus court chemin, le plus praticable aussi, pour gagner cette pointe de l’Alaska, qui mord sur la frontière colombienne.

En outre, M. Cascabel, bien servi par le hasard, avait fait la rencontre d’un Indien, qui s’était offert à le guider jusqu’aux possessions russes, et il ne devait point regretter de s’être confié à cet honnête indigène. Évidemment, ce serait là un surcroît de dépense ; mais mieux valait ne pas trop regarder à quelques dollars, lorsqu’il s’agissait d’assurer la sécurité des voyageurs et la rapidité du voyage.

Ce guide se nommait Ro-No. Il appartenait à l’une de ces tribus dont les « tyhis », autrement dit les chefs, ont des rapports très fréquents avec les Européens. Ces Indiens diffèrent essentiellement des Tchilicottes, race fourbe, cauteleuse, cruelle, sauvage, dont il convient de se défier dans le nord-ouest de l’Amérique. Quelques années avant, en 1864, ces bandits n’avaient-ils pas pris part au massacre du personnel envoyé sur la côte de Bute pour la construction d’une route ? N’était-ce pas sous leurs coups qu’était tombé l’ingénieur Wadington, dont la mort fut si regrettée de toute la colonie ? À cette époque, enfin, ne disait-on pas que ces Tchilicottes avaient arraché le cœur de l’une de leurs victimes, et l’avaient dévoré, comme l’eussent fait des cannibales australiens ?

Aussi Jean, ayant lu le récit de cet épouvantable massacre dans le voyage de Frédéric Whymper à travers l’Amérique septentrionale, avait-il cru devoir prévenir son père du danger que présenterait une rencontre avec les Tchilicottes ; mais, bien entendu, il n’en parla pas au reste de la famille, qu’il était inutile d’effrayer. D’ailleurs, depuis ce funeste événement, ces Peaux-Rouges s’étaient tenus prudemment à l’écart, réfrénés par la pendaison d’un certain nombre des leurs, plus directement compromis dans cette affaire. C’est ce que confirma le guide Ro-No, lequel assura les voyageurs qu’ils n’avaient rien à craindre pendant la traversée de la Colombie anglaise.

Le temps continuait à se maintenir au beau. Déjà même la chaleur se faisait vivement sentir entre midi et deux heures. Les bourgeons s’épanouissaient le long des branches gonflées de sève ; feuilles et fleurs ne tarderaient pas à marier leurs couleurs printanières.

La contrée présentait alors cet aspect spécial aux pays du Nord. La vallée du Frazer était encadrée de forêts, au milieu desquelles dominaient les essences septentrionales, des cèdres, des sapins, et aussi de ces pins Douglas, dont quelques-uns, sur une circonférence de quinze mètres à la base du tronc, dressent leur cime à plus de cent pieds au-dessus du sol. Le gibier abondait dans les bois, dans la plaine, et, sans trop s’écarter, Jean fournissait aisément aux besoins quotidiens de l’office.

Du reste, nul aspect d’un désert en cette région. Çà et là des villages où les Indiens semblaient vivre en assez bonne intelligence avec les agents de l’administration anglo-saxonne. À la surface du fleuve apparaissaient des flotilles de ces canots en bois de cèdre, qui descendaient à l’aide du courant, ou remontaient à l’aide des pagaies et de la voile.

Souvent aussi, on croisait des bandes de Peaux-Rouges, qui gagnaient vers le sud. Enveloppés dans leurs manteaux de laine blanche, ils échangeaient deux ou trois paroles avec M. Cascabel, qui finissait par les comprendre tant bien que mal, car ils se servaient d’un singulier idiome, le chinouk, dans lequel se mélangent le français, l’anglais et le patois indigène.

« Bon ! s’écriait-il, voilà que je sais le chinouk !… Encore une langue que je parle sans l’avoir jamais apprise ! »

Chinouk, c’est, en effet ― ainsi que le dit Ro-No ― le nom donné à ce langage de l’Ouest-Amérique, et les diverses peuplades l’emploient jusque dans les provinces alaskiennes.

À cette époque, grâce à la précocité de la saison chaude, il va sans dire que les neiges de l’hiver avaient complètement disparu, bien qu’elles persistent parfois jusqu’aux derniers jours d’avril. Ainsi le voyage s’opérait donc dans des conditions favorables. Sans trop le surmener, M. Cascabel pressait son attelage autant que le permettait la prudence, tant il avait hâte d’être en dehors des territoires colombiens. La température s’élevait graduellement, et on s’en fut aperçu rien qu’aux moustiques, qui ne tardèrent pas à devenir insupportables. Il était bien difficile de leur interdire l’entrée de la Belle-Roulotte, même avec la précaution de n’y tenir aucune lumière, dès que la nuit était venue.

« Maudites bêtes ! s’écria un jour M. Cascabel, venant de soutenir une lutte inutile contre ces agaçants insectes.

— Je voudrais bien savoir à quoi servent ces vilaines mouches ? demanda Sandre.

— Elles servent… à nous dévorer… répondit Clou.

— Et surtout à dévorer les Anglais de la Colombie ! ajouta M. Cascabel. Aussi, enfants, défense formelle d’en tuer une seule ! Il n’y en aura jamais trop pour messieurs les English, et c’est ce qui me console ! »

Pendant cette partie du voyage, la chasse fut extrêmement fructueuse. Le gibier se montrait fréquemment, et plus particulièrement les daims, qui descendaient des forêts jusque sur la plaine, afin de s’abreuver aux eaux vives du Frazer. Toujours accompagné de Wagram, Jean put en abattre quelques-uns, sans même avoir besoin de s’éloigner plus qu’il n’eût été prudent ― ce qui aurait inquiété sa mère. Quelquefois Sandre allait chasser avec lui, heureux de faire ses premières armes sous la direction de son grand frère, et il eût été difficile de dire quel était le plus leste et le plus rapide à la course du jeune chasseur ou de son épagneul.

Cependant, Jean n’avait encore à son actif que quelques daims, lorsqu’il fut assez heureux pour tuer un bison. Ce jour-là, par exemple, il courut là de réels dangers, car la bête, blessée seulement de son premier coup de feu, revint sur lui, et d’un second coup envoyé dans la tête de l’animal, il ne parvint à l’arrêter qu’au moment où il allait être renversé, piétiné, éventré. Comme on le pense bien, il se dispensa de donner des détails sur cette affaire. Mais, ce haut fait s’étant accompli à quelques centaines de pas de la rive du Frazer, il fallut dételer les chevaux pour aller traîner l’énorme bête, qui ressemblait à un lion avec son épaisse crinière.

On sait de quelle utilité ce ruminant est pour l’Indien des Prairies, qui n’hésite pas à l’attaquer soit à la lance, soit à la flèche. Sa peau, c’est le lit du wigwam, c’est la couverture de la famille, et il est de ces « robes » qui se vendent jusqu’à vingt piastres. Quant à la chair, les indigènes la font sécher au soleil ; ils la coupent en longues tranches : précieuse ressource pour les mois de disette.

Si, le plus ordinairement, les Européens ne mangent que la langue du bison ― et c’est, en réalité, un morceau des plus délicats ― le personnel de la petite troupe se montra moins difficile. Rien n’était à dédaigner pour ces jeunes estomacs. D’ailleurs, cette chair grillée, rôtie, bouillie, Cornélia l’accommoda de si agréable façon, qu’elle fut déclarée excellente et suffit à de nombreux repas. Mais de la langue de l’animal, chacun n’en put avoir qu’un petit morceau et, de l’avis général, on n’avait jamais rien mangé de meilleur.

Pendant la première quinzaine du voyage à travers la Colombie, il ne se produisit pas d’autre incident qui soit digne d’être rapporté. Toutefois le temps commençait à se modifier, et l’époque n’était pas éloignée où des pluies torrentielles viendraient, sinon empêcher, du moins retarder la marche vers le nord.

Il y avait aussi à craindre, dans ces conditions, que le Frazer ne vînt à déborder par suite d’une crue excessive. Or, ce débordement eût mis la Belle-Roulotte dans le plus grand embarras, pour ne pas dire le plus grand danger.

Par bonheur, lorsque les pluies tombèrent, si le fleuve ne tarda pas à grossir rapidement, il ne s’éleva qu’à l’affleurement de ses rives. Les plaines échappèrent ainsi à l’inondation, qui les eût submergées jusqu’à la limite des forêts, étagées sur les premières rampes de la vallée. La voiture, sans doute, n’avança plus que très péniblement, parce que ses roues s’enlisaient dans le sol détrempé : mais, sous son toit étanche et solide, la famille Cascabel trouva le sûr abri qu’elle lui avait déjà offert tant de fois contre les rafales et la tempête.


VII

à travers le caribou


Honnête Cascabel, que n’étais-tu venu quelques années auparavant visiter la région que va déployer devant tes pas cette partie de la Colombie anglaise ! Pourquoi les hasards de ta vie foraine ne t’y avaient-ils pas conduit, lorsque l’or recouvrait son sol et qu’il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre ! Pourquoi le récit que Jean fit à son père de cette extraordinaire période n’était-il que le récit du passé, et non celui du présent !

« Voici le Caribou, père, dit Jean ce jour-là, mais peut-être ne sais-tu pas ce qu’est le Caribou ?

— Je ne m’en doute même pas, répondit M. Cascabel. Est-ce un animal à deux ou quatre pattes ?

— Un animal, s’écria Napoléone. Est-ce qu’il est gros ?… Est-ce qu’il est méchant ?… Est-ce que ça mord ?…

— Ce n’est point un animal, répondit Jean, c’est tout simplement une contrée qui porte ce nom, la contrée de l’or, l’Eldorado de la Colombie. Que de richesses elle contenait, et que de gens elle a enrichis…

— En même temps que d’autres s’y ruinaient, j’imagine ? répliqua M. Cascabel.

— En effet, père, et j’ajouterai même que ce fut le plus grand nombre. Et pourtant, il y eut des associations de mineurs, qui recueillirent jusqu’à deux mille marcs d’or par journée. Dans une certaine vallée du Caribou, la vallée de William-creek, on puisait à pleines mains ! »
la bête, blessée seulement, revint sur lui. (Page 72.)

Et cependant, si considérable que fût le rendement de cette vallée aurifère, trop de gens étaient accourus pour l’exploiter. Aussi, par suite de l’accumulation des chercheurs et de toute la tourbe qu’ils entraînent avec eux, la vie y devint bientôt extrêmement difficile, sans parler du prodigieux enchérissement de toutes choses. La nourriture était hors de prix, le pain à un dollar la livre. Des maladies contagieuses se développèrent en ce milieu malsain. Et finalement, ce fut la misère, puis la mort, pour la plupart de ceux qui visitèrent le Caribou. N’était-ce pas ce qui s’était passé, quelques années avant, en Australie et en Californie ?

« Père, dit alors Napoléone, ce serait pourtant bien gentil de trouver un gros morceau d’or sur notre route !

— Et qu’en ferais-tu, mignonne ?

— Ce qu’elle en ferait ? répondit Cornélia. Elle le remettrait à petite mère, qui saurait vite le changer contre sa valeur en belle monnaie !

— Eh bien, cherchons, dit Clou, et, très certainement, nous finirons par trouver, à moins que…

À moins que nous ne trouvions pas, vas-tu dire ? répliqua Jean. Et, c’est précisément ce qui arrivera, mon pauvre Clou, car la caisse est vide… archivide !

— Bon !… bon !… répliqua Sandre, on verra bien !…

— Halte-là, enfants ! dit aussitôt M. Cascabel de sa voix la plus emphatique. Défense est faite de s’enrichir de cette façon ! De l’or recueilli sur un territoire anglais… Fi donc !… Passons, passons vite, sans nous arrêter, sans nous abaisser à ramasser une pépite, fût-elle grosse comme la tête à Clou ! Et arrivés à la frontière, même s’il ne s’y trouve point de pancarte avec ces mots : « Essuyez vos pieds, S.V.P., » nous les essuierons, enfants, pour ne rien emporter de cette terre colombienne ! »

Toujours le même, César Cascabel ! Mais qu’il se calme ! Il est probable que personne des siens n’aura l’occasion de ramasser la moindre pépite !

Néanmoins, pendant la marche, et malgré la défense de M. Cascabel, des regards investigateurs se portaient incessament à la surface du sol. N’importe quel caillou semblait à Napoléone, et surtout à Sandre, valoir son pesant d’or. Et pourquoi non ? Dans l’ordre des richesses aurifères, l’Amérique du Nord ne tient-elle pas le premier rang ? L’Australie, la Russie, le Vénézuela, la Chine, ne viennent qu’après elle !

Cependant, la saison des pluies avait commencé. Chaque jour, il tombait de grosses averses, et le cheminement en était rendu plus difficile.

Le guide indien pressait l’attelage. Il craignait que les rios ou les creeks, affluents du Frazer, presque à sec jusqu’alors, ne vinssent à se gonfler sous des crues soudaines. Comment les franchirait-on, s’ils n’offraient pas des endroits guéables ? La Belle-Roulotte risquerait de rester en détresse, pendant les quelques semaines que durait la saison pluvieuse. Il fallait donc hâter le pas pour sortir de la vallée du Frazer.

On a dit que les indigènes de cette contrée n’étaient point à craindre depuis que les Tchilicottes avaient été refoulés vers l’est.

Rien de plus vrai ; mais elle renfermait certains animaux redoutables ― des ours entre autres ― dont la rencontre eut offert de réels dangers.

Il arriva même que Sandre en fit l’expérience dans une circonstance où il faillit payer cher le tort d’avoir désobéi à son père.

C’était le 17 mai, l’après-midi. La famille avait fait halte à une cinquantaine de pas au delà d’un creek, que l’attelage venait de traverser à sec. Ce creek, très encaissé, aurait été absolument infranchissable, si quelque crue subite l’eût transformé en torrent.

La halte devait durer une couple d’heures, Jean alla chasser en avant, tandis que Sandre, bien qu’il eût l’ordre de ne pas s’éloigner du campement, repassait le creek sans être vu, et revenait en arrière, n’emportant qu’une corde longue d’une douzaine de pieds, enroulée à sa ceinture.

Le gamin avait son idée : ayant aperçu un brillant oiseau au plumage multicolore, il voulait le suivre afin de découvrir son nid, et, la corde aidant, il ne serait pas gêné de grimper au tronc de n’importe quel arbre pour s’en emparer.

À s’éloigner ainsi, Sandre commettait une imprudence d’autant plus grave que le temps menaçait. Un gros orage montait rapidement vers le zénith. Mais essayez d’arrêter un gamin qui court après un oiseau !

Il s’ensuit que Sandre fut bientôt engagé au milieu d’une épaisse forêt, dont les premiers arbres s’élevaient sur la gauche du creek. L’oiseau, voltigeant de branche en branche, semblait prendre plaisir à l’attirer.

Sandre, tout à sa poursuite, oubliait que la Belle-Roulotte devait repartir dans deux heures, et, vingt minutes après avoir quitté le campement, il était déjà d’une bonne demi-lieue au plus profond de la forêt. Là, pas de routes, rien que d’étroits sentiers, embarrassés de broussailles au pied des cèdres et des sapins.

L’oiseau, poussant de joyeux cris, s’élançant d’un arbre à l’autre, tandis que Sandre courait, sautait comme un jeune chat sauvage. Néanmoins tant d’efforts furent vains, et l’oiseau finit par disparaître derrière les fourrés.

« Au diable, maintenant ! », s’écria Sandre en s’arrêtant, très vexé de son insuccès.

C’est alors, à travers le feuillage, qu’il vit le ciel couvert de nuages épais. De grandes lueurs couraient déjà au-dessus de la sombre verdure.

C’étaient les premiers éclairs, qui furent bientôt suivis de roulements prolongés.

« Il n’est que temps de revenir, et qu’est-ce que dira le père ! », pensa le jeune garçon.

En ce moment, son regard fut attiré par un objet singulier, un caillou de forme bizarre, de la grosseur d’une pomme de pin, et piqué de points métalliques.

Ne voilà-t-il pas notre gamin s’imaginant que c’est une pépite, oubliée dans cette partie du Caribou ! Et, poussant un cri de joie, il la ramasse, il la pèse dans sa main, il la met dans sa poche, tout en se promettant de n’en parler à personne.

« Nous verrons bien ce qu’on dira plus tard, murmura-t-il, lorsque je l’aurai changée en belle monnaie d’or !

Sandre avait à peine empoché son précieux caillou, que l’orage se déchaîna par un violent coup de tonnerre. Les derniers échos le répercutaient encore dans l’espace, lorsqu’un rugissement se fit entendre.

À vingt pas, hors d’un fourré, se dressait un ours énorme de l’espèce des grizzlys.

Et, si brave qu’il fût, Sandre se mit à décamper à toutes jambes, en gagnant du côté du creek. Aussitôt, l’ours de se mettre à sa poursuite.

Si Sandre parvenait à atteindre le lit du cours d’eau, à le franchir, à se réfugier au campement, il était sauvé. On saurait bien tenir le grizzly en respect sur la rive gauche du creek, et même l’abattre pour en faire une descente de lit.

Mais la pluie tombait déjà à flots, les éclairs se multipliaient, le ciel s’emplissait des fracas de la foudre. Sandre, trempé jusqu’aux os, gêné dans sa fuite par ses vêtements mouillés, courait le risque de tomber à chaque pas, et une chute l’eut mis à la merci de l’animal. Pourtant il parvint à maintenir sa distance, et, en moins d’un quart d’heure, il se trouva sur le bord du creek.

Là, obstacle infranchissable. Le creek, changé en torrent, roulait des pierres, des troncs, des souches, arrachés par la violence du flot. Les eaux montaient jusqu’à l’affleurement des rives. Se jeter au milieu de ces tourbillons, c’était se perdre, sans aucune chance de salut.

Sandre n’osait se retourner. Il sentait l’ours sur ses talons, prêt à l’étreindre. Et, impossible de signaler sa présence à la Belle-Roulotte, à peine visible sous les arbres.

L’instinct lui fit faire alors, presque sans réflexions, ce qui pouvait peut-être le sauver.

Un arbre était là, à cinq pas de lui, un cèdre, dont les basses branches s’étendaient au-dessus du creek.

S’élancer vers ce tronc, de médiocre grosseur, l’entourer de ses bras, s’aider des aspérités de l’écorce, se hisser jusqu’à la fourche, se glisser à travers la ramure supérieure, c’est ce que le jeune homme accomplit lestement. Un singe n’aurait été ni plus adroit ni plus souple. Cela ne saurait étonner de la part d’un petit clown, et il put se croire en sûreté.

Par malheur, ce ne fut pas pour longtemps. En effet, l’ours, qui s’était posté au pied de l’arbre, se disposait à y grimper, et il serait difficile de lui échapper, même en se réfugiant sur les plus hautes branches.

Sandre ne perdit rien de son sang-froid. N’était-il pas le digne fils du célèbre Cascabel, habitué à se tirer sain et sauf des plus mauvaises passes ?

Ce qu’il fallait, c’était quitter l’arbre, mais comment ? puis, franchir le torrent, mais de quelle façon ? Sous la crue occasionnée par une pluie torrentielle, le creek commençait à déborder, et ses eaux se répandaient sur la rive droite du côté du campement.

Appeler au secours ?… Il était impossible que des cris pussent être entendus au milieu de cette rafale furibonde. D’ailleurs, si M. Cascabel, Jean ou Clou-de-Girofle s’étaient mis à la recherche de l’absent, ce devait être en avant et non en arrière de la Belle-Roulotte. Est-ce qu’ils auraient pu supposer que Sandre avait repassé le creek ?

Cependant l’ours grimpait… lentement, mais il grimpait, et il allait bientôt atteindre la fourche du cèdre, tandis que Sandre cherchait à en atteindre la cime.

C’est alors que le gamin eut une idée. Voyant que quelques-unes des branches s’étendaient au-dessus du creek sur une dizaine de pieds, il se hâta de dérouler la corde qu’il avait à sa ceinture, et d’y faire une boucle qu’il parvint à lancer jusqu’à l’extrémité de l’une des branches horizontales ; puis, cette branche, il la redressa en halant la corde à lui, et la maintint dans cette position verticale.

Tout cela s’était fait adroitement, rapidement, avec grande présence d’esprit.

C’est qu’il n’y avait pas de temps à perdre, l’ours venait de s’accrocher à la fourche et, de là, il cherchait à se hisser au milieu de la ramure.

Mais, en ce moment, s’étant cramponné à l’extrémité de la branche redressée, Sandre la laissa se détendre ainsi qu’un ressort, et fut lancé au-dessus du creek, comme une pierre par une catapulte. Puis, ayant tourné une fois sur lui-même par un vigoureux coup de reins, il retomba au bord de la rive droite du creek, tandis que l’ours, tout penaud, regardait sa proie s’envoler par les airs.

« Ah ! le polisson ! »

Ce fut par ce compliment que M. Cascabel accueillit le retour du jeune imprudent à l’instant où lui-même venait d’arriver, avec Jean et Clou, sur la berge du creek, après avoir vainement cherché le gamin du côté du campement.

« Polisson !… reprit-il. Quelle peur tu nous as causée !…

— Eh bien, père, tire-moi les oreilles ! répondit Sandre. Je l’ai mérité ! »

Mais, au lieu de s’en prendre aux oreilles de son fils, M. Cascabel ne résista pas au désir de l’embrasser sur les deux joues, disant :

« Ne recommence pas ou, cette fois…

— Tu m’embrasseras encore ! » répondit Sandre, en donnant un gros baiser à son père.

Puis il s’écria :

« Hein !… Est-il assez attrapé, mon ours !… A-t-il l’air assez bête, ce Martin de pacotille ! »

Jean aurait bien voulu tuer l’animal, qui s’était éloigné ; mais il ne fallait pas songer à le poursuivre. La crue augmentant, le plus pressé était de fuir l’inondation, et tous quatre retournèrent vers la Belle-Roulotte.


VIII

au village des coquins


Huit jours après, le 26 mai, l’attelage se trouvait aux sources du Frazer. Si la pluie n’avait cessé de tomber nuit et jour, ce mauvais temps allait prochainement prendre fin, à s’en rapporter aux affirmations du guide.

Après avoir contourné les sources du fleuve, en suivant un territoire assez montueux, la Belle-Roulotte prit franchement direction vers l’ouest.

Encore quelques journées de marche, et M. Cascabel serait à la frontière de l’Alaska.

Pendant la dernière semaine, ni bourgade, ni hameau ne s’étaient rencontrés sur l’itinéraire suivi par Ro-No. Du reste, on n’avait eu qu’à se louer des services de cet Indien, car il connaissait parfaitement le pays.

Ce jour-là, le guide prévint M. Cascabel que, s’il le désirait, il pourrait faire halte dans un village, situé à peu de distance, où un repos de vingt-quatre heures ne serait pas sans profit pour ses chevaux quelque peu surmenés.

« Quel est ce village ? demanda M. Cascabel, toujours en défiance, quand il s’agissait de la population colombienne.

— Le village des Coquins, répondit le guide.

— Le village des Coquins ! s’écria M. Cascabel.

— Oui, dit Jean, c’est bien le nom qui est porté sur la carte ; mais ce doit être un nom de tribu indienne, tel que les Koquins…

— Bon !… bon !… pas tant d’explications, répliqua M. Cascabel, et il est le bien nommé, s’il est habité par des Anglais, ne fussent-ils qu’une demi-douzaine ! »

Mais essayez d’arrêter un gamin. (Page 79.)

Dans la soirée, la Belle-Roulotte fit halte à l’entrée de ce village. Il ne lui fallait plus que trois jours tout au plus pour atteindre la frontière géographique qui sépare l’Alaska de la Colombie.

Dès lors, M. Cascabel ne tarderait pas à recouvrer sa bonne humeur habituelle, si compromise sur le territoire de Sa Majesté britannique.

Le village des Coquins était occupé par une population indienne ;
À vingt pas, se dressait un ours énorme. (Page 80.)

mais il y avait alors un certain nombre d’Anglais, chasseurs de profession ou simples amateurs, qui n’y séjournaient que pendant la saison des chasses.

Parmi les officiers de la garnison de Victoria, qui s’y trouvaient, était un certain baronnet, sir Edward Turner, homme hautain, brutal, insolent, très entiché de sa nationalité — un de ces gentlemen qui se croient tout permis par cela seul qu’ils sont Anglais. Il va sans dire qu’il détestait les Français, autant pour le moins que M. Cascabel détestait ses compatriotes. On voit si tous deux étaient faits pour s’entendre !

Or, le soir même de la halte, tandis que Jean, Sandre et Clou étaient allés aux provisions, il arriva que les chiens du baronnet se rencontrèrent dans le voisinage de la Belle-Roulotte avec Wagram et Marengo, lesquels partageaient évidemment les antipathies nationales de leur maître.

De là, désaccord entre l’épagneul et le caniche d’une part, et les « pointers » de l’autre, puis vacarme, coups de dents, bataille, et, finalement, intervention des propriétaires.

Sir Edward Turner, ayant entendu tout ce bruit, sortit de la maison qu’il occupait à l’entrée du village, et vint menacer de son fouet les deux chiens de M. Cascabel.

Aussitôt celui-ci de s’élancer au-devant du baronnet, et de prendre fait et cause pour ses bêtes.

Sur Edward Turner — il s’exprimait en un français très correct — reconnut aussitôt à qui il avait affaire, et sans chercher à mettre la moindre réserve à son insolence, il ne se gêna pas pour traiter « britanniquement » le saltimbanque en particulier et ses compatriotes en général.

On imagine aisément ce que dut éprouver M. Cascabel devant de tels propos.

Toutefois, comme il ne voulait pas se créer une mauvaise affaire — surtout en pays anglais — et par suite des embarras qui auraient pu retarder son voyage, il se contint et répondit d’un ton qui n’avait rien d’inconvenant :

« Ce sont vos chiens, monsieur, qui ont commencé par attaquer les miens !

— Vos chiens !… riposta le baronnet. Des chiens de bateleur !… Ils ne sont bons qu’à être reçus à coups de crocs ou à coups de fouet !

— Je vous ferai observer, reprit M. Cascabel, en s’animant malgré sa résolution d’être calme, que ce n’est pas digne d’un gentleman ce que vous dites là !

— C’est pourtant la seule réponse que mérite un homme de votre espèce !

— Monsieur, je suis poli… et vous n’êtes qu’un polisson…

— Ah ! Prenez garde !… Vous osez tenir tête au baronnet sir Edward Turner !… »

La colère saisit M. Cascabel et, la figure pâle, les yeux enflammés, les poings menaçants, il marchait sur le baronnet, lorsque Napoléone accourut :

« Père, viens donc !… dit-elle. Maman te demande ! »

Cornélia envoyait sa fille, afin de faire rentrer M. Cascabel à la Belle-Roulotte.

« Tout à l’heure ! répondit celui-ci. Dis à ta mère d’attendre que j’en aie fini avec ce gentleman. Napoléone ! »

À ce nom, le baronnet laissa échapper un éclat de rire des plus méprisants.

« Napoléone ! répéta-t-il, Napoléone, cette gamine !… Le nom de ce monstre qui… »

Cette fois, c’était plus que M. Cascabel n’en pouvait supporter. Il s’avança, les bras croisés, jusqu’à toucher le baronnet.

« Vous m’insultez ! dit-il.

— Je vous insulte… vous ?

— Moi, et vous insultez le grand homme, qui n’aurait fait qu’une bouchée de votre île, s’il y avait débarqué !…

— Vraiment ?

— Qui l’aurait avalée comme une huître !…

— Misérable pitre ! » s’écria le baronnet.

Et il s’était un peu reculé dans l’attitude du boxeur, prêt à la défensive.

« Oui ! Vous m’insultez, monsieur du baronnet, et vous m’en rendrez raison !

— Rendre raison à un saltimbanque !

— En l’insultant, vous l’avez fait votre égal !… Et nous nous battrons à l’épée, au pistolet, au sabre, à ce que vous voudrez… même à coups de poing !

— Pourquoi pas à coups de vessie, riposta le baronnet, comme vos paillasses sur vos tréteaux !

— Défendez vous…

— Est-ce qu’on se bat avec un coureur de foires ?

— Oui ! s’écria M. Cascabel, arrivé au dernier degré de la fureur, oui ! on se bat… ou l’on se fait battre ! »

Et, sans songer que son adversaire aurait sans doute l’avantage dans une de ces boxes où excellent les gentlemen, il allait se précipiter sur lui, lorsque Cornélia intervint de sa personne.

Au même moment, accoururent quelques officiers du régiment de sir Edward Turner, ses compagnons de chasse, et, se joignant au baronnet, bien décidés à ne point le laisser se commettre avec une pareille « espèce », ils accablèrent d’invectives la famille Cascabel. Ces invectives, d’ailleurs, n’eurent point le don d’émouvoir l’imposante Cornélia — du moins, en apparence. Elle se contenta de jeter sur sir Edward Turner un regard qui n’était pas rassurant pour l’insulteur de son mari.

Jean, Clou et Sandre venaient d’arriver aussi, et la dispute allait dégénérer en bataille, lorsque Mme  Cascabel s’écria :

« Viens, César, et vous aussi, les enfants, venez !… Allons !… Tous à la Roulotte, et plus vite que ça ! »

Et ce fut dit d’un ton si impérieux, que nul ne se fût permis de désobéir à cette injonction.

Quelle soirée passa M. Cascabel ! Il ne décolérait pas !… Lui, touché dans son honneur, touché dans la personne de son héros !… Insulté par un English !… Il voulait aller le trouver, il voulait se battre contre lui, contre tous ses compagnons, contre tous les coquins de ce village de Coquins !… Et ses enfants ne demandaient qu’à l’accompagner ! Jusqu’à Clou, qui ne parlait rien moins que de manger le nez d’un Anglais… à moins que ce ne fût l’oreille !

Vraiment, Cornélia eut bien de la peine à calmer ces enragés. Au fond, elle reconnaissait bien que tous les torts étaient du côté du sir Edward Turner ; elle ne pouvait nier que son mari d’abord, toute la famille ensuite, eussent été traités comme on ne se traiterait pas, même entre forains de la pire espèce !

Cependant, ne voulant pas laisser la situation s’empirer, elle ne céda point, elle tint tête à l’orage et, à la dernière volonté exprimée par son mari d’aller flanquer au baronnet une de ces piles qui… elle lui répondit :

« Je te le défends, César ! »

Et M. Cascabel, rongeant son frein, dut se soumettre aux ordres de sa femme.

Combien Cornélia avait hâte d’être au lendemain, d’avoir quitté ce maudit village ! Elle ne serait tranquille que lorsque toute la famille s’en trouverait à quelques milles dans le nord. Et, pour être bien certaine que personne ne sortirait pendant la nuit, non seulement elle ferma soigneusement la porte de la Belle-Roulotte, mais elle resta à veiller au-dehors.

Le lendemain, 27 mai, dès trois heures du matin, Cornélia éveilla tout le personnel. Pour plus de sécurité, elle voulait partir avant l’aube, alors que tous, Indiens et Anglais, seraient encore endormis. C’était le meilleur moyen d’empêcher la bataille de reprendre de plus belle. Et même à ce moment-là — détail à noter — il semblait que cette digne femme était singulièrement pressée de lever le campement. Très agitée, le regard inquiet, l’œil enflammé, regardant à droite, à gauche, elle harcelait, gourmandait, morigénait son mari, ses fils et Clou, qui ne se hâtaient pas assez au gré de son impatience.

« Dans combien de jours aurons-nous passé la frontière ? demanda-t-elle au guide.

— Dans trois jours, répondit Ro-No, si nous ne sommes pas retardés en route.

— En route !… réplique Cornélia. Et, surtout qu’on ne nous voie pas partir ! »

Il ne faudrait pourtant pas s’imaginer que M. Cascabel eût digéré les insultes de la veille. Quitter ce village sans avoir payé à ce baronnet ce qu’il lui devait, c’était dur pour un Normand aussi français que patriote.

« Voilà ce que c’est, répétait-il, que de mettre le pied dans un pays de John Bull. »

Mais, s’il eut la velléité d’aller faire un tour du côté du village avec l’espoir d’y rencontrer sir Edward Turner, s’il jeta plus d’un regard sur les volets fermés de la maison qu’habitait ce gentleman, il n’osa pas s’éloigner de la terrible Cornélia. Elle ne le quittait pas d’un instant.

« Où vas-tu, César ?… Reste ici, César !… Je te défends de bouger, César ! »

M. Cascabel n’entendait que cela. Jamais il ne s’était trouvé à ce point sous la domination de l’excellente et impérieuse compagne de sa vie.

Par bonheur, grâce à des injonctions réitérées, les préparatifs furent rapidement achevés et l’attelage prit place aux brancards. À quatre heures du matin, chiens, singe et perroquet, mari, fils et fille, tous étaient installés dans les compartiments de la Belle-Roulotte, sur le devant de laquelle Cornélia s’était assise. Puis, dès que Clou et le guide se furent mis à la tête des chevaux, le signal du départ fut donné.

Un quart d’heure après, le village des Coquins avait disparu derrière le rideau des grands arbres qui lui faisaient ceinture. C’est à peine si le jour commençait à poindre. Tout était silencieux. Pas un être vivant à la surface de la longue plaine, qui s’allongeait dans la direction du nord.

Et enfin, lorsqu’il fut bien constant que le départ s’était effectué sans avoir attiré l’attention de personne dans le village, lorsque Cornélia eut cette complète assurance que ni les Indiens ni les Anglais ne songeaient à lui barrer la route, elle poussa un long soupir de satisfaction, dont son mari se sentit peut-être quelque peu blessé.

« Tu avais donc bien peur de ces gens-là, Cornélia ? lui demanda-t-il.

— Très peur », se contenta-t-elle de répondre.

Les trois jours qui suivirent s’écoulèrent sans amener aucun incident et, ainsi que le guide l’avait annoncé, on arriva enfin sur l’extrême limite de la Colombie.

La Belle-Roulotte, ayant heureusement franchi la frontière alaskienne, put alors s’arrêter.

Une fois là, il ne restait plus qu’à régler avec l’Indien, qui s’était montré aussi zélé que fidèle, et à le remercier de ses services. Puis Ro-No prit congé de la famille, après avoir indiqué quelle direction elle devrait suivre pour se rendre par le plus court à Sitka, la capitale des possessions russes.

Maintenant qu’il n’était plus sur un territoire anglais, il semblait que M. Cascabel aurait dû respirer plus à l’aise. Mais non ! Au bout de trois jours, il n’était pas encore remis de la scène qui s’était passée au village des Coquins. Il avait toujours cela sur le cœur. Aussi ne put-il s’empêcher de dire à Cornélia :

« Tu aurais dû me laisser retourner en arrière pour régler son compte à ce mylord…

— C’était fait, César ! » répondit simplement Mme Cascabel.

Oui !… fait et bien fait !

Pendant la nuit, tandis que tout son monde était endormi au campement, Cornélia avait été rôder autour de la maison du baronnet, et, l’ayant aperçu au moment où il sortait pour se rendre à l’affût, elle l’avait suivi pendant quelques centaines de pas. Et, dès qu’il fut engagé dans le bois, « le premier prix du concours de Chicago » lui avait administré une de ces rossées qui vous couchent proprement un homme sur le sol. Sir Edward Turner, tout meurtri, n’avait été relevé que le lendemain, et il devait longtemps porter les marques de sa rencontre avec cette aimable femme.

« Ô Cornélia… Cornélia !… s’écria son mari, en la serrant dans ses bras, tu as vengé mon honneur… Tu étais bien digne d’être une Cascabel ! »


Puis vacarme, coups de dents, bataille. (Page 86.)

IX

on ne passe pas !


L’Alaska est la partie du continent comprise au nord-ouest de l’Amérique septentrionale, entre le cinquante-deuxième et le
La famille Cascabel avait fait halte. (Page 91.)

soixante-douzième degré de latitude. Elle est ainsi transversalement coupée par la ligne du Cercle polaire arctique, qui s’arrondit à travers le détroit de Behring.

Regardez la carte quelque peu attentivement, et vous reconnaîtrez assez distinctement que le littoral forme une figure du type israélite. Le front se développe entre le cap Lisbonne et la pointe Barrow ; l’orbite de l’œil, c’est le golfe de Kotzebue ; le nez, c’est le cap du Prince-de-Galles ; la bouche, c’est la baie de Norton, et la barbiche traditionnelle, c’est la presqu’île d’Alaska, continuée par le semis des îles Aléoutiennes, qui se projette sur l’océan Pacifique. Quant à la tête, elle se termine avec le prolongement de la chaîne des Ranges, dont les dernières pentes vont mourir sur la mer Glaciale.

Telle est la contrée que la Belle-Roulotte allait traverser obliquement sur un parcours de six cents lieues.

Il va sans dire que Jean avait soigneusement étudié la carte, ses montagnes, ses cours d’eau, la disposition du littoral, enfin l’itinéraire qu’il convenait de suivre. Il avait même fait une petite conférence à ce propos, conférence que la famille s’était empressée d’écouter avec le plus vif intérêt.

Grâce à lui, tous — même Clou — savaient que cette contrée, située à l’extrême nord-ouest du continent américain, avait été visitée d’abord par les Russes, puis par le Français Lapérouse et l’Anglais Vancouver, enfin par l’Américain Mac Clure, lors de son expédition à la recherche de sir John Franklin.

En réalité, c’était une région déjà reconnue — en partie seulement — grâce aux voyages de Frédéric Whimper et du colonel Bulxley, en 1865, lorsqu’il fut question d’établir un câble sous-marin entre l’ancien et le nouveau monde par le détroit de Behring. Jusqu’à cette époque, l’intérieur de la province alaskienne n’avait guère été parcouru que par les voyageurs des maisons faisant le commerce des fourrures et des pelleteries.

C’est alors que reparut dans la politique internationale la célèbre doctrine de Monroë, d’après laquelle l’Amérique doit appartenir tout entière aux Américains. Si les colonies de la Grande-Bretagne, Colombie et Dominion, ne leur pouvaient revenir que dans un avenir plus ou moins éloigné, peut-être la Russie consentirait-elle à céder l’Alaska à l’Union, c’est-à-dire quarante-cinq mille lieues carrées de territoire. C’est pourquoi de sérieuses ouvertures furent faites en ce sens au gouvernement moscovite.

Aux États-Unis, tout d’abord, on s’était quelque peu moqué de M. Steward, le secrétaire d’État, quand il émit la prétention d’acquérir cette Walrus-Sia, ces « terres aux phoques », dont il semblait bien que la République n’avait que faire. Néanmoins, M. Steward persista en y mettant un entêtement tout yankee et, en 1867, les choses étaient très avancées. On doit même dire que, si la convention n’était pas encore signée entre l’Amérique et la Russie, elle devait l’être d’un jour à l’autre.

C’était dans la soirée du 31 mai que la famille Cascabel avait fait halte sur la frontière, au pied d’un bouquet de grands arbres. En cet endroit, la Belle-Roulotte se trouvait sur le territoire de l’Alaska, en pleines possessions russes, et non plus sur le sol de la Colombie anglaise. M. Cascabel pouvait être rassuré à cet égard.

Aussi, comme sa bonne humeur lui était revenue, et d’une façon si communicative que tous les siens la partageaient ! Maintenant, pour les conduire jusqu’aux limites de la Russie européenne, leur itinéraire ne quitterait plus le territoire moscovite, Province alaskienne ou Sibérie asiatique, ces vastes contrées n’étaient-elles pas sous la domination du Czar ?

Il y eut un joyeux souper. Jean avait tué un lièvre gros et gras, que Wagram avait fait lever entre les taillis. Un vrai lièvre russe, s’il vous plaît !

« Et nous allons boire une bonne bouteille ! dit M. Cascabel. Vrai Dieu ! il semble que l’on respire mieux au-delà de cette frontière ! Ça, c’est de l’air américain, mélangé d’air russe ! Respirez à pleins poumons, enfants !… Ne vous gênez pas !… Il y en a pour tout le monde — même pour Clou, bien qu’il ait un nez long d’une aune ! Ouf !… Voilà cinq semaines que j’étouffais en traversant cette maudite Colombie ! »

Lorsque le souper fut achevé, et que fut absorbée la dernière goutte de la bonne bouteille, chacun regagna son compartiment et sa couchette. La nuit se passa dans le plus grand calme. Elle ne fut troublée ni par l’approche de bêtes malfaisantes, ni par l’apparition d’Indiens nomades. Le lendemain, chevaux et chiens étaient complètement remis de leurs fatigues.

Le campement fut levé dès le petit jour, et les hôtes de l’accueillante Russie, « cette sœur de la France », comme disait M. Cascabel, firent leurs préparatifs de départ. Ce ne fut pas long. Un peu avant six heures du matin, la Belle-Roulotte s’avançait dans la direction du nord-ouest, afin d’atteindre la Simpson-river qu’il serait aisé de franchir dans le bac de passage.

Cette pointe, que l’Alaska détache vers le sud, est une mince bande, connue sous le nom général de Thlinkithen, accostée vers l’ouest d’un certain nombre d’îles ou d’archipels, tels que les îles du Prince-de-Galles, de Krusof, de Kuju, de Baranof, de Sitka, etc. C’est dans cette dernière île qu’est située la capitale de l’Amérique russe, qui porte aussi le nom de Nouvelle-Arkhangelsk. Dès que la Belle-Roulotte serait arrivée à Sitka, M. Cascabel comptait y faire une halte de plusieurs jours, afin de se reposer d’abord, et ensuite pour se préparer à l’achèvement de cette première partie de son voyage, qui devait le conduire au détroit de Behring.

Cet itinéraire obligeait à suivre une bande de territoire, capricieusement découpée le long de la chaîne côtière.

M. Cascabel partit donc, mais il n’avait pas fait un pas sur le sol alaskien, qu’un obstacle l’arrêta net, et il semblait bien que cet obstacle allait être infranchissable.

L’accueillante Russie, la sœur de la France, ne paraissait pas disposée à recevoir hospitalièrement ces frères français qui constituaient la famille Cascabel.

En effet, la Russie se présenta sous l’aspect de trois agents de la frontière, vigoureux types, larges barbes, têtes fortes, nez retroussés, l’air kalmouk, vêtus du sombre uniforme moscovite, et coiffés de cette casquette plate qui inspire un salutaire respect à tant de millions d’hommes.

Sur un signe du chef de ces agents, la Belle-Roulotte suspendit sa marche, et Clou, qui conduisait l’attelage, appela son patron.

M. Cascabel parut à la porte du premier compartiment et fut rejoint par ses fils et sa femme. Puis, tous descendirent, quelque peu inquiets devant ces uniformes.

« Vos passeports ? demanda l’agent en langue russe — langue que M. Cascabel ne comprit que trop bien en cette circonstance.

— Des passeports ?… répondit-il.

— Oui ! Il n’est pas permis de pénétrer sans passeports sur les possessions du Czar !

— Mais nous n’en avons point, cher monsieur, répliqua poliment M. Cascabel.

— Alors vous ne passerez pas ! »

Ce fut net et significatif, comme une porte que l’on ferme au nez d’un importun.

M. Cascabel fit la grimace. Il comprit combien sont sévères les prescriptions de l’administration moscovite, et il était douteux qu’il pût arriver à une transaction. En vérité, c’était une incroyable malchance que d’avoir rencontré ces agents précisément à l’endroit où la Belle-Roulotte avait franchi la frontière.

Cornélia et Jean, très anxieux, attendaient le résultat de ce colloque, duquel dépendait l’achèvement du voyage.

« Braves Moscovites, dit M. Cascabel, en développant sa voix et ses gestes, afin de donner plus de relief à son bagout habituel, nous sommes des Français, qui voyageons pour notre agrément et, j’ose le dire, pour celui des autres et en particulier des nobles boyards, quand ils veulent bien nous honorer de leur présence !… Nous avions cru que l’on pouvait se dispenser d’avoir des papiers, lorsqu’il s’agissait de fouler le sol de sa Majesté le Czar, Empereur de toutes les Russies…

— Entrer sans permis spécial sur son territoire, lui fut-il répondu, cela ne s’est jamais vu… jamais !

— Cela ne pourrait-il pas se voir une fois… rien qu’une petite fois ? reprit M. Cascabel d’une voix particulièrement insinuante.

— Non, répondit l’agent d’un ton raide et sec. Ainsi, en arrière, et sans réflexions !

— Mais enfin, demanda M. Cascabel, où peut-on se procurer ces passeports ?

— Cela vous regarde !

— Laissez-nous aller jusqu’à Sitka et là, par l’entremise du consul de France…

— Il n’y a pas de consul de France à Sitka ! Et, d’ailleurs, d’où venez-vous ?

— De Sacramento.

— Eh bien, il fallait vous munir de passeports à Sacramento !… Donc, inutile d’insister…

— C’est très utile, au contraire, reprit M. Cascabel, puisque nous sommes en route pour retourner en Europe…

— En Europe… en suivant cette direction ?… »

M. Cascabel comprit que sa réponse devait le rendre particulièrement suspect car, de revenir en Europe par ce chemin, c’était quelque peu extraordinaire.

« Oui…, ajouta-t-il, certaines circonstances nous ont obligés à faire ce détour…

— Peu importe ! reprit l’agent. On ne traverse pas les territoires russes sans passeport !

— S’il ne s’agit que de payer des droits… reprit alors M. Cascabel, peut-être parviendrons-nous à nous entendre ?… »

Et en parlant ainsi, il clignait de l’œil d’une façon tout à fait significative.

Mais l’entente ne sembla pas devoir s’établir, même dans ces conditions.

« Braves Moscovites, reprit M. Cascabel en désespoir de cause, se pourrait-il donc que vous n’eussiez jamais entendu parler de la famille Cascabel ? »

Et il dit ces mots comme si la famille Cascabel eût été l’égale de la famille Romanov !

Cela ne prit pas davantage. Il fallut tourner bride et revenir sur ses pas. Les agents poussèrent même leur sévère et implacable consigne jusqu’à reconduire la Belle-Roulotte au-delà de la frontière, avec injonction formelle à ses hôtes de ne plus la franchir. Il suit de là que M. Cascabel se retrouva tout penaud sur le territoire de la Colombie anglaise.

C’était, on en conviendra, une désagréable situation, et en même temps des plus inquiétantes. Tous les plans étaient renversés. L’itinéraire adopté avec tant d’enthousiasme, il fallait renoncer à le suivre. Le voyage par l’ouest, le retour en Europe par la Sibérie asiatique, devenait impossible, faute de passeport. Regagner New York à travers le Far West, cela se pouvait faire évidemment dans les conditions habituelles. Mais l’océan Atlantique, comment le franchir sans paquebot, et comment prendre passage à bord d’un paquebot sans argent pour payer sa place ?

Quant à se procurer, chemin faisant, la somme nécessaire à une telle dépense, il eût été peu sage de l’espérer. D’ailleurs, combien de temps aurait-il fallu pour la recueillir ? La famille Cascabel — pourquoi ne point l’avouer ? — devait être usée aux États-Unis. Depuis vingt ans, il n’était guère de villes ou de bourgades qu’elle n’eût exploitées sur le parcours du Great-Trunk. Maintenant, elle ne récolterait pas même en cents ce qu’elle récoltait autrefois en dollars. Non ! à reprendre les routes de l’est, c’étaient des retards infinis, c’étaient des années peut-être, qui s’écouleraient avant qu’il fût possible de s’embarquer pour l’Europe. Ce qu’il fallait à tout prix, c’était trouver une combinaison qui permît à la Belle-Roulotte d’atteindre Sitka. Voilà ce que pensaient, ce que disaient les membres de cette intéressante famille, lorsque les trois agents l’eurent abandonnée à ses pénibles réflexions.

« Nous sommes dans une belle passe ! dit Cornélia, en secouant la tête.

— Ce n’est pas même une passe, répondit M. Cascabel, c’est une impasse, c’est un cul-de-sac ! »

Allons, vieux lutteur, lutteur des arènes publiques, est-ce que les moyens vont te manquer pour triompher de la mauvaise fortune ? Est-ce que tu vas te laisser accabler par la malchance ? Est-ce que toi, un saltimbanque ferré sur tous les tours et tous les trucs, tu ne parviendras
« Alors, vous ne passerez pas. » (Page 97.)

pas à te défiler quand même ? Est-ce que ta sacoche à malice est vide ? Est-ce que ton imagination, si fertile en expédients, ne va pas reprendre le dessus ?

« César, dit alors Cornélia, puisque ces maudit agents se sont trouvés là juste à point pour nous interdire la frontière, essayons de nous adresser à leur chef…

— Leur chef ! s’écria M. Cascabel. Mais leur chef, c’est le
Kayette avait pris direction vers le sud. (Page 112.)

gouverneur de l’Alaska, quelque colonel russe, aussi intraitable que ses hommes, et qui nous enverra au diable !

— D’ailleurs, il doit résider à Sitka, fit observer Jean, et c’est précisément à Sitka qu’on nous empêche d’aller.

— Peut-être, fit assez judicieusement observer Clou-de-Girofle, ces policiers ne refuseraient-ils pas de conduire l’un de nous auprès du gouverneur…

— Eh ! Clou a raison, répondit M. Cascabel… C’est là une excellente idée…

À moins qu’elle ne soit mauvaise, ajouta Clou avec son correctif habituel.

— C’est à essayer avant de revenir en arrière, répondit Jean et, si tu le veux, père, j’irai…

— Non, il vaudra mieux que ce soit moi, reprit M. Cascabel. Est-ce qu’il y a loin de la frontière à Sitka ?…

— Une centaine de lieues, dit Jean.

— Eh bien, dans une dizaine de jours, je puis être revenu à notre campement. Attendons à demain, et nous tenterons l’aventure ! »

Le lendemain, dès le lever du jour, M. Cascabel se mit à la recherche des agents. Les rencontrer ne fut ni long ni difficile, car ils étaient restés en surveillance aux environs de la Belle-Roulotte.

« Encore vous ? lui cria-t-on d’un ton menaçant.

— Encore moi ! » répondit M. Cascabel avec son plus agréable sourire.

Et, avec toutes sortes d’amabilités à l’adresse de l’administration moscovite, il fit connaître son désir d’être conduit près de Son Excellence le gouverneur de l’Alaska. Il offrait de payer les frais de déplacement de « l’honorable fonctionnaire » qui consentirait à l’accompagner, et même il ne laissa pas de faire entrevoir la perspective d’une jolie gratification en monnaie courante pour l’homme généreux et dévoué, qui… etc.

La proposition échoua. La perspective d’une jolie gratification n’eut même aucun succès. Il est probable que les agents, entêtés comme des douaniers et têtus comme des gabelous, commencèrent à trouver extrêmement suspecte cette insistance à franchir la frontière alaskienne. Aussi l’un d’eux intima-t-il l’ordre de rétrograder sur l’heure, en ajoutant :

« Si nous vous retrouvons encore sur le territoire russe, ce n’est pas à Sitka que l’on vous conduira, c’est au fort le plus voisin. Et, lorsqu’on est entré là, on ne sait jamais ni comment ni quand on en sort ! »

M. Cascabel, non sans quelques bourrades, fut ramené incontinent à la Belle-Roulotte, où sa mine décontenancée apprit qu’il n’avait point réussi.

Décidément, est-ce que la demeure roulante des Cascabel allait se transformer en demeure sédentaire ? Est-ce que la barque qui portait le saltimbanque et sa fortune allait rester échouée sur la frontière colombo-alaskienne, comme un navire que la mer, en se retirant, laisse à sec au milieu des roches ? En vérité, cela n’était que trop à craindre.

Qu’elle fut triste, la journée qui s’écoula dans ces conditions, et aussi les journées qui suivirent, sans que la famille pût se décider à prendre une résolution !

Par bonheur, les vivres ne manquaient pas ; il restait une suffisante provision de ces conserves que l’on comptait d’ailleurs renouveler à Sitka. En outre, le gibier était étonnant aux alentours. Seulement Jean et Wagram avaient bien soin de ne pas s’aventurer hors du territoire colombien. Le jeune garçon n’en eût pas été quitte pour la confiscation de son fusil et une amende au profit du fisc moscovite.

Cependant le chagrin s’était très sérieusement emparé de M. Cascabel et des siens. Il semblait même que les animaux en eussent leur part. Jako bavardait moins qu’à l’ordinaire. Les chiens, la queue basse, poussaient de longs aboiements d’inquiétude. John Bull ne se démenait plus en contorsions et grimaces. Seuls, Vermout et Gladiator paraissaient accepter volontiers cette situation, n’ayant rien à faire qu’à paître l’herbe grasse et fraîche que leur offrait la plaine environnante.

« Il faut pourtant prendre un parti ! » répétait parfois M. Cascabel en se croisant les bras.

Évidemment, mais lequel ?… Lequel ?… Voilà ce qui n’aurait point dû embarrasser M. Cascabel car, à vrai dire, il n’avait pas le choix, il fallait revenir en arrière, puisqu’il était défendu d’aller en avant. Finir le voyage par l’Ouest qui avait été si résolument entrepris ! Nécessité de retourner sur ce sol maudit de la Colombie anglaise, puis de se lancer à travers les prairies du Far-West, afin d’atteindre le littoral de l’Atlantique ! Une fois à New York, que ferait-on ? Peut-être quelques âmes charitables provoqueraient-elles une souscription afin d’aider au rapatriement de la famille ? Quelle humiliation pour ces braves gens, qui avaient toujours vécu de leur travail, qui n’avaient jamais tendu la main, de descendre jusqu’à recevoir une aumône ! Ah ! les misérables gueux qui leur ont volé leur petite fortune dans les passes de la sierra Nevada !

« S’ils ne se font pas pendre en Amérique, ou garroter en Espagne, ou guillotiner en France, ou empaler en Turquie, répétait M. Cascabel, c’est qu’il n’y a plus de justice en ce bas monde ! »

Enfin il se décida.

« Nous partirons demain ! dit-il dans la soirée du 4 juin. Nous retournerons à Sacramento, et ensuite… »

Il n’acheva pas sa phrase. À Sacramento, on verrait. D’ailleurs, tout était prêt pour le départ. Il n’y avait qu’à atteler, puis à tourner la tête des chevaux dans la direction du sud.

Cette dernière soirée sur la frontière de l’Alaska fut plus triste encore. Chacun se tenait dans son coin, sans parler. L’obscurité était profonde. De gros nuages en désordre sillonnaient le ciel, semblables à des glaçons en dérive qu’une forte brise chassait vers l’est. Le regard ne pouvait s’accrocher à aucune étoile, et le croissant de la nouvelle lune venait de s’éteindre derrière les hautes montagnes de l’horizon.

Il était environ neuf heures, lorsque M. Cascabel donna à son personnel l’ordre d’aller se coucher. Le lendemain, on partirait avant le jour. La Belle-Roulotte reprendrait la route qu’elle avait suivie depuis Sacramento et, même sans l’aide d’un guide, il ne serait pas difficile de se diriger. Les sources du Fraser une fois atteintes, il n’y aurait qu’à descendre la vallée jusqu’à la frontière du Territoire de Washington.

En conséquence, Clou se disposait à fermer la porte du premier compartiment, après avoir dit bonsoir aux deux chiens, lorsqu’une détonation éclata à courte distance.

« On dirait un coup de feu !… s’écria M. Cascabel.

— Oui… on a tiré… répondit Jean.

— Sans doute quelque chasseur !… dit Cornélia.

— Un chasseur… par cette nuit sombre ?… fit observer Jean. Ce n’est guère probable ! »

En ce moment, une seconde détonation retentit, et des cris se firent entendre.


X

kayette


À ces cris, M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou s’élancèrent hors de la voiture.

« C’est par là, dit Jean, en montrant la lisière de la forêt qui s’étendait le long de la frontière.

— Écoutons encore ! » répondit M. Cascabel.

Ce fut inutile. Aucun autre cri ne traversa l’espace, aucune autre détonation ne succéda aux deux détonations qui venaient de se produire.

« Est-ce un accident ?… demanda Sandre.

— En tout cas, répondit Jean, il est certain que ces cris étaient des cris de détresse et que, de ce côté, il y a quelque personne en danger…

— Il faut aller à son secours ! dit Cornélia.

— Oui, enfants, marchons, répondit M. Cascabel, et soyons bien armés ! »

Après tout, il était possible que ce ne fût pas un accident. Peut-être quelque voyageur avait-il été victime d’un attentat sur la frontière alaskienne. Dès lors il était prudent de se tenir prêt à se défendre soi-même comme à défendre autrui.

Presque aussitôt, M. Cascabel et Jean, munis chacun d’un fusil, Sandre et Clou, armés l’un et l’autre d’un revolver, quittaient la Belle-Roulotte, que Cornélia et les deux chiens devaient garder jusqu’à leur retour.

Ils suivirent, pendant cinq à six minutes, la lisière du bois. De temps en temps ; ils s’arrêtaient pour prêter l’oreille : nul bruit ne troublait le calme de la forêt. Ils étaient certains pourtant que les cris étaient venus de cette direction et d’une distance assez rapprochée.

« À moins que nous n’ayons été les jouets d’une illusion ?… fit observer M. Cascabel.

— Non, père, répondit Jean, ce n’est pas possible ! Ah !… entends-tu ?… »

Cette fois, ce fut bien un appel, — non plus un appel fait par une voix d’homme, comme l’avait été le premier, mais par une voix de femme ou d’enfant.

La nuit était très obscure et, sous l’ombre des arbres, on ne voyait rien au-delà de quelques mètres. Clou avait bien proposé de prendre un des fanaux de la voiture ; mais M. Cascabel s’y était opposé par prudence et, en somme, mieux valait ne point être aperçus pendant le trajet.

D’ailleurs les appels redoublaient, ils devenaient assez distincts pour qu’il fût facile de se guider en relevant leur direction. Il devait même croire qu’il n’y aurait pas lieu de s’engager dans les profondeurs du bois.

En effet, cinq minutes après, M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou étaient arrivés à l’entrée d’une petite clairière… Là, deux hommes gisaient sur le sol. Une femme, agenouillée près de l’un d’eux, lui soutenait la tête entre ses bras.

C’était cette femme dont les cris avaient été entendus en dernier lieu et, dans le langage chinouk que comprenait quelque peu M. Cascabel, elle s’écria :

« Venez !… Venez !… Ils les ont tués !… »

Jean s’approcha de cette femme effarée, couverte du sang échappé de la poitrine de ce malheureux qu’elle essayait de rappeler à la vie.

« Celui-ci respire encore ! dit Jean.

— Et l’autre ?… demanda M. Cascabel.

— L’autre… je ne sais !… » répondit Sandre.

M. Cascabel vint écouter si les battements du cœur et le souffle des lèvres décelaient du moins un reste de vie chez cet homme.

« Il est bien mort ! » dit-il.

Il l’était, en effet, ayant eu la tempe traversée d’une balle qui l’avait foudroyé.

Maintenant, quelle était cette femme, dont le langage indiquait l’origine indienne ? Était-elle jeune ou vieille ? on ne pouvait le voir dans l’obscurité, sous le capuchon qui se rabattait sur sa tête. Mais cela, on l’apprendrait plus tard ; elle dirait d’où elle venait, et aussi dans quelles conditions ce double meurtre avait été commis. Le plus urgent, c’était de transporter au campement l’homme qui respirait encore, et de lui donner des soins dont la promptitude le sauverait peut-être. Quant au cadavre de son compagnon, on reviendrait le lendemain lui rendre les derniers devoirs.

M. Cascabel, aidé de Jean, souleva le blessé par les épaules, tandis que Sandre et Clou le prenaient par les pieds. Puis, se retournant vers la femme :

« Suivez-nous », lui dit-il.

Et celle-ci, sans hésiter, se mit à marcher près du corps, étanchant, avec un morceau d’étoffe, le sang qui coulait toujours de sa poitrine.

On ne put aller rapidement. L’homme était lourd, et il fallait surtout prendre garde à lui éviter des secousses. C’était un vivant que M. Cascabel voulait ramener au campement de la Belle-Roulotte, non un mort.

Enfin, au bout de vingt minutes, tous y arrivèrent, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre.

Cornélia et la petite Napoléone, pensant qu’ils pouvaient avoir été victimes d’une agression, les attendaient dans de mortelles inquiétudes.

« Vite, Cornélia, s’écria M. Cascabel, de l’eau, du linge, et tout ce qu’il faut pour arrêter une hémorragie, ou ce malheureux va passer dans une syncope !

— Bon ! bon ! répondit Cornélia. Tu sais que je m’y entends, César ! Pas tant de paroles, et laisse-moi faire ! »

En effet, elle s’y entendait, Cornélia, ayant eu plus d’une blessure à soigner pendant l’exercice de sa profession.

Clou étendit, dans le premier compartiment, un matelas sur lequel le corps fut placé la tête légèrement surélevée par un traversin. À la clarté de la lampe du plafond, on put alors voir son visage déjà décoloré par les affres d’une mort prochaine et, en même temps, celui de l’Indienne qui s’était agenouillée près de lui.

C’était une jeune fille, elle ne paraissait pas avoir plus de quinze à seize ans.

« Quelle est cette enfant ?… demanda Cornélia.

— Celle dont nous avons entendu les cris, répondit Jean, et qui se trouvait près du blessé ! »

Celui-ci était un homme de quarante-cinq ans environ, la barbe et les cheveux grisonnants, le corps fortement constitué, d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une physionomie sympathique, et dont le caractère énergique apparaissait, malgré la pâleur de sa face et bien que l’on ne pût rien voir de son regard sous ses paupières fermées. De temps à autre, un soupir s’échappait de ses lèvres ; mais il ne prononçait pas une parole qui permît de reconnaître à quelle nationalité il appartenait.

Lorsque sa poitrine eut été mise à nu, Cornélia put constater qu’elle était trouée d’un coup de poignard entre la troisième et la quatrième côte. Cette blessure était-elle mortelle ? Seul un médecin en eût pu juger. Ce qui ne semblait pas douteux, c’est qu’elle était très grave.
une femme lui soutenait la tête. (Page 106.)

Cependant, puisque l’intervention d’un médecin était impossible dans les conditions où l’on se trouvait, il fallait bien s’en tenir aux soins que pourrait donner Cornélia, et aux remèdes contenus dans la petite pharmacie de voyage.

C’est ce qui fut fait, et de manière à arrêter une hémorragie qui aurait pu entraîner très promptement la mort. On verrait plus tard si, dans cet état de prostration absolue, il serait possible ou non de transporter cet homme à la plus prochaine bourgade. Et, cette fois, M. Cascabel ne s’inquiétait pas qu’elle fût ou non anglo-colombienne.

Après avoir soigneusement lavé l’orifice de la plaie à l’eau fraîche, Cornélia y posa des compresses imbibées d’arnica. Ce pansement suffit pour arrêter le sang dont le blessé avait tant perdu depuis le moment du meurtre jusqu’à son arrivée au campement.

« Et maintenant, Cornélia, demanda M. Cascabel, que pouvons-nous faire ?…

— Nous allons déposer ce malheureux sur notre lit, répondit Cornélia, et je le veillerai, afin de renouveler les compresses quand il le faudra !

— Nous le veillerons tous ! répondit Jean. Est-ce que nous pourrions dormir ? Et puis, il faut nous tenir sur nos gardes !… Il y a des assassins aux environs ! »

M. Cascabel, Jean et Clou prirent l’homme et le placèrent sur le lit, dans le dernier compartiment.

Et tandis que Cornélia restait à son chevet, guettant une parole qui ne se fit pas entendre, la jeune Indienne, dont M. Cascabel parvenait à interpréter le dialecte chinouk, raconta son histoire.

Elle était bien de race indigène, de l’une des races autochtones de l’Alaska. Dans cette province, au nord et au sud du grand fleuve Youkon qui l’arrose de l’est à l’ouest, on rencontre des tribus nombreuses, nomades ou sédentaires, entre autres, les Co-Youkons, qui forment la principale et la plus sauvage peut-être, puis des Newicargouts, des Tananas, des Kotcho-a-Koutchins et aussi, plus particulièrement vers l’embouchure du fleuve, des Pastoliks, des Haveacks, des Primskes, des Melomutes et des Indgelètes.

C’était à cette dernière tribu qu’appartenait la jeune Indienne, qui s’appelait Kayette.

Kayette n’avait plus ni père ni mère, plus personne de sa famille. Et, non seulement ce sont les familles qui finissent par disparaître ainsi, mais des tribus entières, dont on ne trouve plus trace sur le territoire alaskien.

Telle celle des Gens du Milieu, qui résidait jadis au nord du Youkon.

Kayette, restée seule sans parents, avait pris direction vers le sud, au milieu de ces contrées qu’elle connaissait pour les avoir nombre de fois parcourues avec les Indiens nomades. Son projet était de se rendre à Sitka, la capitale, où elle comptait entrer au service de quelque fonctionnaire russe. Et, certes, on l’eût acceptée, rien que sur sa mine honnête, douce, prévenante. Elle était fort jolie, ayant la peau à peine bistrée, des yeux noirs à longs cils, une abondante chevelure brune, retenue sous un capuchon de fourrure qui lui enveloppait la tête.

De taille moyenne, elle paraissait gracieuse et souple, malgré sa houppelande.

On le sait, chez ces races indiennes du Nord-Amérique, garçons et fillettes, au caractère vif et joyeux, se forment vite. À dix ans, les garçons se servent adroitement du fusil et de la hache. À quinze ans, les filles se marient et, même si jeunes, font d’excellents mères de famille. Kayette était donc plus sérieuse, plus résolue aussi, que ne le comportait son âge, et ce long voyage qu’elle venait d’entreprendre prouvait bien l’énergie de son caractère. Depuis un mois déjà, elle s’était mise en route, en descendant vers le sud-ouest de l’Alaska, et elle avait atteint cette étroite bande limitrophe des îles, où est située la capitale, lorsque, longeant la lisière de la forêt, elle avait entendu deux détonations, puis des cris désespérés, à quelques centaines de pas.

C’étaient les mêmes cris qui étaient parvenus jusqu’au campement de la Belle-Roulotte.

Aussitôt, Kayette s’était courageusement élancée vers la lisière du bois.

Et, sans doute, son approche avait dû donner l’alarme, car c’est à peine si elle avait pu entrevoir deux hommes qui s’enfuyaient à travers les fourrés. Mais, évidemment, ces misérables n’auraient pas tardé à s’apercevoir qu’ils avaient pris peur d’une enfant ; et, en effet, ils revenaient déjà vers la clairière pour dépouiller leurs victimes quand l’arrivée de M. Cascabel et des siens les avait effrayés — sérieusement, cette fois.

En présence de ces deux hommes gisant sur le sol, l’un à l’état de cadavre, l’autre dont le cœur battait encore, Kayette avait appelé au secours, et l’on sait ce qui s’était passé. Les premiers cris, entendus par M. Cascabel, c’étaient ceux des voyageurs assassinés ; les seconds, c’étaient ceux de la jeune Indienne.

La nuit s’écoula. La Belle-Roulotte n’eut point à repousser une agression des meurtriers, qui, sans doute, s’étaient hâtés de fuir le lieu du crime.

Le lendemain, Cornélia ne constata rien de nouveau dans la situation du blessé, qui semblait toujours aussi inquiétante.

Dans cette circonstance, Kayette se montra fort utile, en allant cueillir certaines herbes dont elle connaissait les qualités antiseptiques. Elle les fit infuser et, trempées dans cette infusion, de nouvelles compresses furent posées sur la plaie, qui ne laissait plus échapper une goutte de sang.

Pendant la matinée, on put observer que le blessé commençait à respirer plus facilement ; mais ce n’étaient que des soupirs — pas même de vagues paroles entrecoupées — qui s’échappaient de ses lèvres. Ainsi il était impossible d’apprendre qui il était, d’où il venait, où il allait, ce qu’il faisait sur la frontière alaskienne, dans quelles conditions son compagnon et lui avaient été attaqués, et quels étaient leurs agresseurs.

De toute façon, si l’attentat avait eu le vol pour mobile, ces misérables, trop pressés de s’enfuir à l’arrivée de la jeune Indienne, avaient manqué un coup de fortune, dont ils ne retrouveraient guère l’équivalent dans ces pays si peu fréquentés.

À cela nul doute, car M. Cascabel ayant enlevé les habits du blessé, il avait trouvé dans une ceinture de cuir, serrée à la taille, quantité de pièces d’or d’origine américaine et russe. Le tout formait un total d’environ quinze mille francs. Cet argent fut mis en sûreté pour être restitué dès qu’il y aurait lieu. Quant aux papiers, il n’y en avait aucun, si ce n’est un carnet de voyage, avec quelques notes, tantôt en russe, tantôt en français. Rien, rien qui pût permettre d’établir l’identité de l’inconnu.

Ce matin-là, vers neuf heures, Jean dit :

« Père, nous avons un devoir à remplir envers ce corps qui est resté sans sépulture.

— Tu as raison, Jean, partons. Peut-être trouverons-nous sur lui quelque écrit qui nous renseignera.

— Tu nous accompagneras, ajouta M. Cascabel en s’adressant à Clou. Emporte une pioche et une pelle. »

Munis de ces outils, tous trois quittèrent la Belle-Roulotte, non sans s’être armés, et ils se dirigèrent le long de cette lisière du bois qu’ils avaient suivie la veille.

En peu de minutes, ils retrouvèrent l’endroit où le meurtre avait été commis.

Ce qui ne leur parut pas douteux, c’est que les deux hommes s’étaient installés à cette place pour passer la nuit. Il y avait là les traces d’une halte, les restes d’un feu dont les cendres fumaient encore. Au pied d’un gros pin, des herbes avaient été entassées, afin que les deux voyageurs pussent s’étendre, et peut-être dormaient-ils quand ils avaient été attaqués.

Quant au mort, il était déjà saisi par la rigidité cadavérique.

À son costume, à sa physionomie, à ses mains rudes, il fut aisé de reconnaître que cet homme, âgé de trente ans au plus, devait être le domestique de l’autre.

Jean fouilla ses poches. Il n’y trouva aucun papier. Pas d’argent, non plus. À la ceinture, un revolver de fabrication américaine, chargé de six balles, et dont l’infortuné n’avait pas eu le temps de se servir.

Évidemment, l’attaque avait été soudaine, imprévue, et les deux victimes étaient tombées en même temps.

À cette heure, aux alentours de la clairière, la forêt était déserte. Après une courte exploration, Jean revint sans avoir vu personne. Il était évident que les meurtriers n’avaient point reparu, car ils eussent dépouillé le corps, et tout au moins pris le revolver qui se trouvait encore à sa ceinture.

Cependant, Clou avait creusé une fosse assez profonde pour qu’un cadavre n’y pût être déterré par la griffe des fauves. Le mort y fut déposé, et Jean dit une prière quand la terre eut recouvert cette tombe.

Ensuite, M. Cascabel, Jean et Clou retournèrent au campement. Là, tandis que Kayette demeurait au chevet du blessé, Jean, son père et sa mère voulurent conférer ensemble.

« Il est certain, dit M. Cascabel, que, si nous reprenons le chemin de la Californie, notre hommes n’y arrivera pas vivant. Ce sont des centaines et des centaines de lieues à faire. Le mieux serait de gagner Sitka, où nous pourrions être arrivés dans trois ou quatre jours, si ces maudits policiers ne nous défendaient pas de mettre le pied sur leur territoire !

— C’est pourtant à Sitka qu’il faut aller, répondit résolument Cornélia, et c’est à Sitka que nous irons !

— Et comment ?… Nous n’aurons pas fait une lieue que nous serons arrêtés…

— N’importe, César ! Il faut partir et du bon pied ! Si nous rencontrons les agents, nous leur raconterons ce qui s’est passé, et possible est-il qu’ils ne refusent pas à ce malheureux ce qu’ils nous ont refusé… à nous ?… »

M. Cascabel secoua la tête en signe de doute. « Ma mère a raison, dit Jean. Essayons d’atteindre Sitka, même sans chercher à obtenir des agents une autorisation qu’ils ne donneraient pas. Ce serait perdre du temps. D’ailleurs, il est probable qu’ils nous croient repartis pour Sacramento et se soient éloignés. Depuis vingt-quatre heures, nous n’en avons par aperçu un seul. Ils n’ont pas même été attirés par les détonations d’hier soir…

— C’est vrai, répondit M. Cascabel, et je ne serais pas surpris qu’ils se fussent retirés…

À moins que…, fit observer Clou, qui était venu prendre part à la conversation.

— Oui… à moins que… C’est entendu ! » répliqua M. Cascabel.

L’observation de Jean était juste, et peut-être n’y avait-il rien de mieux à faire que de prendre le chemin de Sitka.

Un quart d’heure écoulé, Vermout et Gladiator étaient attelés. Bien reposés durant cette halte prolongée sur la frontière, ils pourraient fournir une solide traite pendant cette première journée de marche. La Belle-Roulotte partit et ce fut avec une satisfaction peu déguisée que M. Cascabel abandonna le territoire colombien.

« Enfants, dit-il, ouvrons l’œil et que ce soit le bon ! Quant à toi, Jean, impose silence à ton fusil ! Il est tout à fait inutile de signaler notre passage…

— Et d’ailleurs la cuisine ne chômera pas !… » ajouta Mme  Cascabel.

Le pays, au nord de la Colombie, quoiqu’il soit assez accidenté, était d’un cheminement facile, même en côtoyant ces nombreux canaux qui séparent les archipels sur la lisière du continent. Pas de montagnes en vue jusqu’aux dernières limites de l’horizon. Parfois, mais très rarement, une ferme isolée, à laquelle la famille se gardait bien de rendre visite. Ayant bien étudié la carte du pays, Jean se débrouillait assez aisément, et il espérait atteindre Sitka sans recourir aux services d’un guide.

Mais, ce qui importait avant tout, c’était de ne rencontrer aucun agent, ni ceux de la frontière, ni ceux de l’intérieur. Or, dans ce premier trajet, toute liberté semblait laissée à la Belle-Roulotte de rouler à sa fantaisie. Il y avait même là de quoi surprendre. Aussi M. Cascabel était-il non moins surpris que satisfait.

Cornélia mettait le fait au compte de la Providence, et son mari n’était pas éloigné de penser comme elle. Jean, lui, inclinait à croire que quelque circonstance avait dû modifier les procédés de l’administration moscovite.

Les choses allèrent de la sorte pendant les 6 et 7 juin. On se rapprochait de Sitka. Peut-être encore la Belle-Roulotte aurait-elle pu marcher plus vite, si Cornélia n’eût redouté les secousses pour son blessé, que Kayette et elle ne cessaient de soigner, l’une comme une mère, l’autre comme une fille. Il était toujours à craindre qu’il n’atteignît pas vivant le terme du voyage. Si son état ne s’était point empiré, on ne pouvait malheureusement pas dire qu’il se fût amélioré. Les modiques ressources qu’offrait la petite pharmacie, le peu que ces deux femmes étaient à même de faire pour une blessure si grave et qui eût nécessité la présence d’un médecin, comment cela eût-il pu suffire ? Le dévouement ne saurait remplacer la science, — par malheur, — car jamais sœurs de charité ne se montrèrent plus dévouées. D’ailleurs chacun avait pu apprécier le zèle et l’intelligence de la jeune Indienne. Elle avait l’air de faire déjà partie de la famille. C’était en quelque sorte une seconde fille que le ciel avait donnée à Mme  Cascabel.

Le 7, dans l’après-midi, la Belle-Roulotte traversa à gué le Stekin-river, petit cours d’eau qui se jette dans l’une de ces étroites passes ménagées entre la terre ferme et l’île Baranof, à quelques lieues seulement de Sitka.

Dans la soirée, le blessé put prononcer quelques paroles :

« Mon père… là-bas… le revoir ! » murmurait-il.

Comme ces mots étaient dits en russe, M. Cascabel les avait très bien compris.

Il y avait aussi un nom qui fut répété à plusieurs reprises :

« Ivan… Ivan… »

Quand la terre eut recouvert cette tombe. (Page 115.)

Nul doute que ce fût le nom du malheureux domestique, assassiné près de son maître.

Il était très probable que tous deux étaient d’origine moscovite.

Quoi qu’il en soit, puisque le blessé commençait à recouvrer la parole avec le souvenir, la famille Cascabel ne tarderait pas à connaître son histoire.

Jamais sœurs de charité ne se montrèrent plus dévouées. (Page 117.)

Ce jour-là, la Belle-Roulotte était parvenue sur les bords de l’étroit canal qu’il faut franchir pour atteindre l’île Baranow. Par suite, il y avait donc lieu de recourir aux bateliers qui font le service de ces nombreux détroits. Or, se mettre en relation avec les gens du pays, M. Cascabel ne pouvait espérer le faire en leur cachant sa nationalité. Il était à craindre que la fâcheuse question des passeports ne surgît de nouveau.

« Eh bien, dit-il, notre Russe n’en sera pas moins venu jusqu’à Sitka ! Si les policiers nous obligent à retourner sur la frontière, du moins le garderont-ils, comme étant un de leurs compatriotes, et puisque nous avons commencé par le sauver, c’est bien le diable s’ils n’achèveront pas de le guérir ! »

Raisonnement qui avait du bon, mais qui ne laissait pas d’inquiéter la famille touchant l’accueil qui lui serait fait. C’est qu’il eût été bien cruel, une fois à Sitka, d’être contraint de reprendre le chemin de New York.

Cependant, tandis que la voiture attendait sur le bord du canal, Jean était allé s’enquérir du bac et des bateliers, qui procéderaient à l’embarquement.

Kayette vint à ce moment prévenir M. Cascabel que sa femme le demandait, et il se rendit auprès d’elle.

« Notre blessé a certainement recouvré toute sa connaissance, dit Cornélia. Il parle, César, et il faut que tu tâches de comprendre ce qu’il veut dire !… »

En effet, le Russe avait ouvert les yeux, et les promenait autour de lui, comme interrogeant du regard ces personnes qu’il voyait pour la première fois de sa vie. Par instants, quelques paroles incohérentes s’échappaient de ses lèvres.

Et alors, d’une voix si faible, qu’on l’entendait à peine, il appela son domestique Ivan.

« Monsieur, dit M. Cascabel, votre domestique n’est point ici, mais nous sommes là… »

À ces mots, prononcés en français, le blessé répondit dans la même langue :

« Où suis-je ?

— Chez des gens qui ont pris soin de vous, monsieur…

— Mais ce pays ?

— C’est un pays où vous n’avez rien à craindre, si vous êtes Russe…

— Russe… oui !… Russe !…

— Eh bien, vous êtes dans la province d’Alaska, à quelques lieues de la capitale…

— L’Alaska !… » murmura le blessé.

Et il sembla qu’un sentiment de terreur venait de se révéler dans son regard.

« Les possessions russes !… répéta-t-il.

— Non !… Les possessions américaines ! »

Jean venait d’entrer : c’était lui qui parlait ainsi.

Et, en même temps, par la petite fenêtre entrouverte de la Belle-Roulotte, il montrait le pavillon américain flottant sur un des postes du littoral.

En effet, cette province d’Alaska n’était plus russe depuis trois jours. Trois jours auparavant avait été signé le traité d’annexion qui la cédait tout entière aux États-Unis. Désormais, la famille Cascabel n’avait plus à craindre des agents de la Russie… Elle était sur une terre américaine !



XI

sitka


Sitka, la Nouvelle-Arkhangelsk, située sur l’île Baranow, au milieu des archipels de la côte occidentale, est non seulement la capitale de l’île, mais aussi la capitale de toute cette province, qui venait d’être cédée au gouvernement fédéral. Il n’y a point d’autre cité plus importante en cette région, où l’on ne rencontre que de rares bourgades, ou de simples villages, jetés à de grandes distances. Il serait même plus juste d’appeler ces villages des postes ou factoreries. Pour la plupart, ils appartiennent aux compagnies américaines, et quelques-uns à la Compagnie anglaise de la baie d’Hudson. On comprend par là que les communications soient très difficiles entre ces postes, surtout pendant la mauvaise saison, alors que se déchaînent les tourmentes de l’hiver alaskien.

Il y a quelques années, Sitka n’était encore qu’un centre commercial peu fréquenté, où la Compagnie russo-américaine conservait ses dépôts de fourrures et de pelleteries. Mais, grâce aux découvertes qui ont été faites dans cette province, dont le littoral confine aux territoires des contrées polaires, Sitka n’a pas tardé à prendre un développement considérable et, sous l’administration nouvelle, elle deviendra une riche cité, digne de ce nouvel État de la Confédération.

À cette époque déjà, Sitka possédait tous les édifices qui constituent ce qu’on appelle une « ville » ; un temple luthérien, très simple, dont la disposition architectonique ne manque pas de majesté ; une église grecque, avec une de ces coupoles qui ne conviennent guère à ce ciel de brouillards, si différent des ciels de l’Orient ; un club, le Gardens-Club, sorte de Tivoli, où l’habitué et le voyageur trouvent des restaurants, des cafés, des bars et des jeux de diverses sortes ; un Club-House, dont les portes ne s’ouvrent que pour les célibataires ; une école, un hôpital, enfin des maisons, des villas, des cottages, pittoresquement groupés sur les collines environnantes. Cet ensemble a pour horizon une vaste forêt d’arbres résineux, qui lui font un cadre d’éternelle verdure et, au-delà, une ligne de hautes montagnes, aux cimes perdues dans la brume, que domine, sur l’île de Crouze, au nord de l’île Baranow, le mont Edgcumbe, dont la tête s’élève à une altitude de huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

En somme, si le climat de Sitka n’est pas très rigoureux, si le thermomètre ne s’y abaisse guère au-dessous de sept à huit degrés centigrades — bien que cette ville soit traversée par le cinquante-sixième parallèle — elle mériterait d’être appelée la « ville d’eau » par excellence. En effet, sur l’île Baranow, il pleut toujours, pour ainsi dire, à moins qu’il ne neige. Qu’on ne s’étonne donc pas dès lors si, après avoir traversé le canal dans un bac avec tout son personnel et tout son matériel, la Belle-Roulotte fit son entrée à Sitka sous les douches d’une pluie torrentielle. Et pourtant, M. Cascabel ne songeait guère à se plaindre, puisqu’il était arrivé précisément à une date qui lui donnait le droit d’y pénétrer dépourvu de tout passeport.

« J’ai eu bien des chances heureuses dans mon existence, mais jamais d’aussi extraordinaires ! répétait-il. Nous étions à la porte sans pouvoir entrer, et voilà que cette porte s’ouvre à point devant nous !… »

Il est certain que le traité de cession de l’Alaska avait été signé juste à temps pour permettre à la Belle-Roulotte de franchir la frontière. Et, sur cette terre devenue américaine, plus de ces intraitables fonctionnaires, plus de ces formalités pour lesquelles l’administration moscovite se montre si exigeante !

Et maintenant, il eût été tout simple de conduire le Russe soit à l’hôpital de Sitka, dans lequel les soins ne lui auraient pas manqué, soit dans un hôtel, où le médecin serait venu lui faire visite. Cependant, lorsque M. Cascabel le lui proposa :

« Je me sens mieux, mon ami, répondit-il, et si je ne vous gêne pas…

— Nous gêner, monsieur ! répondit Cornélia. Et qu’entendez-vous par nous gêner ?…

— Vous êtes ici chez vous, ajouta M. Cascabel, et si vous pensez…

— Eh bien, je pense, qu’il vaut mieux pour moi ne point quitter ceux qui m’ont recueilli… qui se sont dévoués…

— Cela va, monsieur, cela va ! répondit M. Cascabel. Pourtant, il est nécessaire qu’un médecin se hâte de vous voir…

— Ne peut-il venir ici ?…

— Rien de plus facile, et j’irai moi-même chercher le meilleur de la ville. »

La Belle-Roulotte s’était arrêtée à l’entrée de Sitka, à l’extrémité d’une promenade plantée d’arbres, qui se prolonge jusqu’aux massifs de la forêt. C’est là que le docteur Harry, qui fut indiqué à M. Cascabel, vint visiter le Russe.

Ayant fait un examen très attentif de la blessure, le docteur déclara qu’elle n’avait rien de très grave, le coup de poignard ayant été dévié par une côte. Aucun organe important n’avait été atteint et, grâce aux compresses d’eau fraîche, grâce au suc des herbes récoltées par la jeune Indienne, la cicatrisation, commencée déjà, serait bientôt suffisamment avancée pour permettre au blessé de se lever. Il allait aussi bien que possible et pouvait, dès à présent, prendre nourriture. Mais, très certainement, si Kayette ne l’avait pas rencontré, si l’épanchement du sang n’eût été arrêté par les soins de Mme  Cascabel, il serait mort quelques heures après l’attentat commis sur sa personne.

De plus, le docteur Harry dit que, suivant lui, le meurtre devait être l’œuvre de certains affidés de la bande Karnof ou de Karnof lui-même, dont la présence avait été signalée dans l’est de la province. Ce Karnof était un malfaiteur d’origine moscovite ou plutôt sibérienne, ayant sous ses ordres une troupe de déserteurs, comme il s’en rencontre dans les possessions russes de l’Asie et de l’Amérique. En vain des primes avaient-elles été offertes pour la capture de la bande. Ces coquins, aussi redoutés que redoutables, avaient échappé jusqu’alors. Et pourtant, des crimes fréquents, vols et assassinats, avaient répandu la terreur, principalement dans la partie méridionale du territoire. La sécurité des voyageurs, des trafiquants, des employés des compagnies de fourrures, n’était plus garantie, et c’était à des affidés de Karnof que devait être attribué ce nouveau crime.

Lorsqu’il se retira, le docteur Harry laissa la famille très rassurée sur l’état de son hôte.

En se rendant à Sitka, l’intention de M. Cascabel avait toujours été de s’y reposer pendant quelques jours — repos bien dû à son personnel, après un voyage de près de sept cents lieues depuis la sierra Nevada. En outre, il comptait faire dans cette ville deux ou trois bonnes recettes, qui viendraient grossir son petit pécule.

« Enfants, on n’est plus en Angleterre, dit-il, on est en Amérique, et il est permis de travailler devant des Américains ! »

M. Cascabel ne doutait pas, d’ailleurs, que le renom de sa famille n’eût déjà pénétré jusqu’au milieu des populations alaskiennes, et qu’on se dît à Sitka :

« Les Cascabel sont dans nos murs ! »

Cependant, après une conversation qui eut lieu deux jours plus tard entre le Russe et M. Cascabel, ces projets furent tant soit peu modifiés, sauf en ce qui concernait un repos de quelques jours, nécessité par les fatigues du voyage. Ce Russe — dans la pensée de Cornélia, ce ne pouvait être qu’un prince — savait maintenant quels étaient les braves gens qui l’avaient sauvé, de pauvres artistes forains qui couraient l’Amérique. Tous les Cascabel lui avaient été présentés, ainsi que la jeune Indienne, à laquelle il devait d’avoir échappé à la mort.

Et, un soir, le personnel entier étant réuni, il raconta son histoire, ou du moins, ce qu’il leur importait d’en connaître. Il parlait le français avec une grande facilité, comme si cette langue eut été la sienne, à cela près qu’il faisait un peu rouler les r — ce qui donne au parler moscovite une inflexion à la fois douce et énergique, à laquelle l’oreille trouve un charme particulier.

Du reste, ce qu’il raconta était extrêmement simple. Rien de très aventureux, rien de romanesque non plus.

Le Russe s’appelait Serge Wassiliowitch — et, à partir de ce jour, avec sa permission, on ne l’appela plus que « Monsieur Serge » dans la famille Cascabel. De tous ses parents, il n’avait plus que son père, qui habitait un domaine situé dans le gouvernement de Perm, à peu de distance de la ville de ce nom. M. Serge, entraîné par ses instincts de voyageur et ses goûts pour les découvertes et recherches géographiques, avait quitté la Russie trois ans auparavant.
Jean montrait le pavillon américain. (Page 121.)

Après avoir visité les territoires de la baie d’Hudson, il se disposait à opérer une reconnaissance de l’Alaska depuis le cours du Youkon jusqu’à la mer Arctique, lorsqu’il fut attaqué dans les circonstances que voici :

Son domestique Ivan et lui venaient d’établir leur campement sur la frontière dans la soirée du 4 juin, lorsqu’une agression subite les surprit dès leur premier sommeil. Deux hommes venaient de se jeter sur
La Belle-Roulotte dut traverser une série d’étroites passes. (Page 130.)

eux. Ils se réveillèrent, se relevèrent, voulurent se défendre… Ce fut inutile et, presque aussitôt, le malheureux Ivan tomba foudroyé d’une balle à la tête.

« C’était un brave, un honnête serviteur ! dit M. Serge. Voilà dix ans que nous vivions ensemble ! Il m’était profondément dévoué, et je le regrette comme un ami ! »

En disant cela, M. Serge ne cherchait point à cacher son émotion ; toutes les fois qu’il parlait d’Ivan, ses yeux humides montraient combien sa douleur était sincère.

Il ajouta que, frappé lui-même à la poitrine, ayant perdu connaissance, il ne savait plus ce qui s’était passé jusqu’au moment où, revenu à la vie, mais sans pouvoir les remercier de leurs soins, il avait compris qu’il se trouvait chez des gens charitables.

Lorsque M. Cascabel eut fait connaître que l’attentat était attribué à Karnof ou à quelques-uns de ses complices, M. Serge n’en parut point surpris, ayant entendu dire que cette bande courait la frontière.

« Vous le voyez, dit-il en terminant, mon histoire n’a rien de curieux ; la vôtre l’est sans doute davantage. Ma campagne devait se terminer par l’exploration de l’Alaska. De là, je comptais revenir en Russie pour revoir mon père et ne plus jamais quitter le toit paternel. Maintenant, parlons de vous et, d’abord, je vous demanderai comment et pourquoi des Français se trouvent si loin de leur pays dans cette partie de l’Amérique.

— Des saltimbanques, monsieur Serge, est-ce que cela ne se promène pas partout ? répondit M. Cascabel.

— Si fait, mais je puis m’étonner de vous voir à une telle distance de la France !

— Jean, dit M. Cascabel en s’adressant à son fils aîné, raconte à M. Serge pourquoi nous sommes ici et de quelle façon nous retournons en Europe. »

Jean fit le récit des vicissitudes éprouvées par les hôtes de la Belle-Roulotte depuis le départ de Sacramento et, comme il désirait être compris de Kayette, il se servit de la langue anglaise, que M. Serge complétait en employant le langage chinouk. La jeune Indienne écoutait avec la plus vive attention. De cette façon, elle apprit ce qu’était la famille Cascabel, à laquelle elle s’était si étroitement attachée. Elle sut que les saltimbanques avaient été volés de toute leur épargne au moment où ils franchissaient le défilé de la sierra Nevada pour regagner le littoral de l’Atlantique et comment, faute d’argent, contraints de modifier leurs projets ils s’étaient décidés à faire par l’ouest ce qu’ils ne pouvaient plus faire par l’est. Ils avaient alors tourné vers le couchant la façade de leur maison roulante et traversé l’État de Californie, l’Oregon, le Territoire de Washington, la Colombie, pour s’arrêter sur la frontière de l’Alaska. Là, enfin, devant les injonctions formelles de l’administration russe, impossible de passer — circonstance heureuse en somme, puisque cette interdiction leur avait permis de porter secours à M. Serge. Et voilà pourquoi des forains français, et même normands par le chef de la famille, se trouvaient à Sitka, grâce à cette annexion de l’Alaska aux États-Unis, qui leur avait ouvert les portes de la nouvelle possession américaine.

M. Serge avait donné au récit du jeune homme le plus grand intérêt et, lorsqu’il apprit que M. Cascabel se proposait de regagner l’Europe en traversant toute la Sibérie asiatique, il eut un léger mouvement de surprise, dont personne, d’ailleurs, n’aurait pu comprendre la signification.

« Ainsi, mes amis, dit-il, lorsque Jean eut achevé son histoire, votre intention, en quittant Sitka, est de vous diriger vers le détroit de Behring ?

— Oui, monsieur Serge, répondit Jean, et de le traverser, lorsqu’il sera pris par les glaces.

— C’est un long et pénible voyage que vous avez entrepris là, monsieur Cascabel !

— Long, oui, monsieur Serge ! Pénible, il le sera, c’est probable. Que voulez-vous ? nous n’avions pas le choix. Et puis, des saltimbanques ne regardent guère à la peine, nous sommes habitués à courir le monde !

— Je pense bien que, dans ces conditions, vous ne comptez pas atteindre la Russie cette année ?…

— Non, répondit Jean, car le détroit ne sera pas franchissable avant les premiers jours d’octobre.

— En tout cas, reprit M. Serge, ce n’en est pas moins un projet aventureux et hardi…

— Possible, répondit M. Cascabel, mais comme il n’y avait pas moyen de faire autrement… Monsieur Serge, nous sommes pris du mal du pays !… Nous voulons rentrer en France, et nous y rentrerons !… Et, puisque nous passerons par Perm, par Nijni à l’époque des foires… eh bien, nous tâcherons que la famille Cascabel n’y fasse pas trop mauvaise figure.

— Soit, mais quelles sont vos ressources ?

— Quelques recettes qui nous sont échues, chemin faisant, et que j’espère grossir en donnant deux ou trois représentations à Sitka. Précisément, la ville est en fête à propos de l’annexion, et j’imagine que le public s’intéressera aux exercices de la famille Cascabel.

— Mes amis, dit M. Serge, j’aurais eu grand plaisir à partager ma bourse avec vous, si je n’avais été volé…

— Vous ne l’avez point été, monsieur Serge ! répondit vivement Cornélia.

— Pas même d’un demi-rouble ! » ajouta César.

Et il apporta la ceinture, dans laquelle se trouvait tout ce qui restait d’argent à M. Serge.

« Alors, mes amis, vous voudrez bien accepter…

— Non point, monsieur Serge ! répondit M. Cascabel. Pour nous tirer d’embarras, je n’entends nullement que vous risquiez de vous y mettre…

— Vous refusez de partager avec moi ?…

— Absolument !

— Ah ! ces Français ! dit M. Serge en lui tendant la main.

— Vive la Russie ! s’écria le jeune Sandre.

— Et vive la France ! » répondit M. Serge.

C’était la première fois, sans doute, que ce double cri s’échangeait sur ces lointains territoires de l’Amérique !

« Maintenant, assez causé, monsieur Serge, dit Cornélia. Le médecin vous a recommandé du calme et du repos, et les malades doivent toujours obéir à leur médecin.

— Et je vous obéirai, madame Cascabel, répondit M. Serge. Pourtant, j’ai encore une question à vous poser, ou plutôt une demande à vous faire.

À vos ordres, monsieur Serge.

— Et même, c’est un service que j’attends de vous…

— Un service ?…

— Puisque vous vous rendez au détroit de Behring, voulez-vous me permettre de vous accompagner jusque-là ?…

— Nous accompagner ?…

— Oui !… ce voyage complétera mon exploration de l’Alaska dans l’ouest.

— Et nous vous répondons : Avec bien du plaisir, monsieur Serge ! s’écria M. Cascabel.

À une condition, ajouta Cornélia.

— Et laquelle ?…

— C’est que vous ferez tout ce qu’il faudra pour guérir… sans répliquer !

À une condition aussi c’est que, puisque je vous accompagne, je contribuerai aux dépenses du voyage !

— Ce sera comme il vous plaira, monsieur Serge ! » répondit M. Cascabel.

Les choses furent ainsi réglées à la satisfaction des parties. Mais le chef de la famille ne crut point devoir renoncer à son projet de donner quelques représentations sur la grande place de Sitka — ce qui devait lui rapporter à la fois gloire et profit. Toute la province était en fête à propos de l’annexion, et la Belle-Roulotte n’aurait pu arriver plus à propos pour les réjouissances publiques.

Il va sans dire que M. Cascabel était allé faire sa déclaration relativement à l’attentat commis contre M. Serge, et que des ordres furent donnés de poursuivre plus vivement la bande Karnof sur la frontière alaskienne.

Le 17 juin, M. Serge put sortir pour la première fois. Il allait beaucoup mieux, et sa blessure était fermée, grâce aux soins du docteur Harry.

Il fit alors connaissance avec les autres artistes de la troupe, les deux chiens, qui vinrent se frotter doucement à ses jambes, Jako, qui le salua d’un « Ça va bien, monsieur Serge ? » que lui avait appris Sandre, puis John Bull, dont il voulut bien agréer les meilleures grimaces. Il n’est pas jusqu’au deux vieux chevaux, Gladiator et Vermout, qui ne hennirent joyeusement, quand il les gratifia d’un morceau de sucre. Désormais M. Serge était de la famille, aussi bien que la jeune Kayette. Il avait déjà remarqué le caractère sérieux, l’esprit appliqué, les tendances au-dessus de sa condition, qui distinguaient le fils aîné. Sandre et Napoléone le charmaient par leur grâce et leur vivacité. Clou l’amusait par sa bonne et honnête bêtise. Quant à M. et à Mme  Cascabel, il n’en était plus à apprécier leurs vertus domestiques. C’était décidément des gens de cœur auxquels il avait affaire.

On s’occupait activement des préparatifs du prochain départ. Il s’agissait de ne rien négliger pour assurer le succès de ce voyage sur un parcours de cinq cents lieues depuis Sitka jusqu’au détroit de Behring. Ce pays, presque inconnu, n’offrait pas de grands dangers, il est vrai, ni de la part des fauves ni de la part des Indiens nomades ou sédentaires, et il serait loisible de faire halte aux différentes factoreries, occupées par les employés des compagnies de fourrures. L’important, c’était de pourvoir aux besoins quotidiens de la vie à travers une contrée dont les ressources, en dehors de la chasse, devaient être à peu près nulles.

Il va de soi que la famille eut à discuter ces questions avec M. Serge.

« En premier lieu, dit M. Cascabel, il faut tenir compte de cette circonstance, c’est que nous n’aurons point à voyager pendant la mauvaise saison.

— Cela est heureux, répondit M. Serge, car ils sont cruels, les hivers, de l’Alaska sur la limite du Cercle polaire !

— Et puis, nous n’irons pas en aveugles, ajouta Jean. M. Serge doit être un savant géographe…

— Oh ! répondit M. Serge, un géographe, au milieu des pays qu’il ne connaît pas, est très embarassé pour trouver sa route. Mais, avec ses cartes, mon ami Jean s’en est bien tiré jusqu’ici et, à nous deux, j’espère que nous ferons de la bonne besogne. D’ailleurs, j’ai une idée dont je vous entretiendrai plus tard… »

Du moment que M. Serge avait une idée, elle ne pouvait être qu’excellente, et on lui laissa tout le temps de la mûrir pour la mettre à exécution.

L’argent ne manquant point, M. Cascabel renouvela ses provisions en farine, graisse, riz, tabac, et surtout en thé dont on fait une consommation excessive dans la province alaskienne. Il se procura en outre des jambons, du corned-beef, des biscuits, et une certaine quantité de conserves de ptarmigan au dépôt de la Compagnie russo-américaine. L’eau ne ferait pas défaut en route avec les affluents du Youkon ; mais elle n’en serait que meilleure si elle était additionnée d’un peu de sucre et de cognac ou plutôt de « vodka », sorte d’eau-de-vie très appréciée des Russes. Aussi acheta-t-on sucre et vodka autant qu’il en fallait. Quant au combustible, bien que les forêts dussent le fournir, la Belle-Roulotte emporta une tonne d’excellent charbon de Vancouver, rien qu’une tonne, car il ne fallait pas la surcharger outre mesure.

Entre-temps, le deuxième compartiment avait été aménagé pour recevoir un cadre supplémentaire, dont M. Serge voulait se contenter, et qui fut garni d’une bonne literie. On fit également emplette de couvertures et de ces fourrures de lièvre, si en usage chez les Indiens pendant l’hiver. De plus, pour le cas où il serait nécessaire d’acheter quelques objets en route, M. Serge se munit de ces verroteries, cotonnades, couteaux et ciseaux à bon marché, qui forment la monnaie courante entre trafiquants et indigènes.

Comme il était permis de compter sur la chasse, puisque le gros gibier, daims et rennes, le petit gibier, lièvres, coqs de bruyère, oies et perdrix abondent sur le territoire, poudre et plomb furent acquis en quantité convenable. M. Serge put même se procurer deux fusils et une carabine, qui complétèrent l’arsenal de la Belle-Roulotte. Il était bon tireur et se ferait un plaisir de chasser en compagnie de son ami Jean.

Ne pas oublier, d’ailleurs, que la bande Karnof courait peut-être le pays aux environs de Sitka, qu’il fallait se garder contre une agression de ces malfaiteurs et, à l’occasion, les recevoir comme ils le méritaient.

« Or, fit observer M. Cascabel, aux demandes que pourraient nous faire ces gens indiscrets, je ne connais pas de meilleure réponse qu’une balle en pleine poitrine…

À moins que ce ne soit dans la tête ! » fit judicieusement observer Clou-de-Girofle.

Bref, grâce au commerce que la capitale de l’Alaska entretenait avec les diverses villes de la Colombie et les ports du Pacifique, M. Serge et ses compagnons purent acquérir, sans payer des prix trop exagérés, les objets nécessaires à un long parcours en pays désert.

Ces arrangements ne se terminèrent que dans l’avant-dernière semaine de juin, et le départ fut définitivement fixé au 26. Dès qu’il ne fallait pas songer à traverser le détroit de Behring avant qu’il fût entièrement pris par les glaces, on avait largement le temps de s’y rendre. Néanmoins, il convenait de compter avec les retards possibles, les obstacles imprévus, et mieux valait arriver trop tôt que trop tard. À Port-Clarence, qui est situé sur le littoral même du détroit, on se reposerait en attendant le moment favorable de se transporter sur la côte asiatique.

Et, pendant ce temps, que faisait la jeune Indienne ? Rien que de très simple. Elle aidait très intelligemment Mme  Cascabel dans les différents préparatifs du voyage. Cette excellente femme s’était prise pour elle d’une amitié de mère ; elle l’aimait autant qu’elle aimait Napoléone, s’attachant chaque jour davantage à sa nouvelle enfant. Chacun, à part soi, éprouvait une affection profonde pour Kayette et, sans doute, la pauvre fille jouissait d’un bonheur qu’elle n’avait jamais connu au milieu des tribus nomades, sous la tente des Indiens. On verrait donc arriver avec une grande tristesse le moment où Kayette se
m. serge put sortir pour la première fois. (Page 131.)
séparerait de la famille. Mais, à présent seule au monde, ne devait-elle pas rester à Sitka, puisqu’elle y était venue afin d’entrer en service et de gagner sa vie en qualité de servante, probablement dans des conditions misérables ?

« Et pourtant, disait quelquefois M. Cascabel, si cette gentille Kayette, — je demande à l’appeler ma petite caille — si ma petite caille avait du goût pour la danse, peut-être conviendrait-il de lui proposer ?… Hein ! quelle charmante danseuse elle ferait ! Et aussi quelle gracieuse écuyère, si elle était disposée à débuter dans un cirque ! Je suis sûr qu’elle monterait à cheval en vrai centaure ! »

Très sérieusement, M. Cascabel croyait que les centaures étaient d’excellents cavaliers, et il n’aurait pas fallu le contrarier à ce sujet.

Et voyant que Jean hochait la tête, lorsque son père parlait ainsi, M. Serge comprenait bien que ce garçon, sérieux et réservé, était loin de partager les idées paternelles en ce qui concernait l’acrobatie et autres exercices des troupes foraines.

On s’inquiétait beaucoup de Kayette, de ce qu’elle deviendrait, de l’existence qui l’attendait à Sitka, et cela ne laissait pas d’attrister lorsque, la veille du départ, M. Serge, la tenant par la main, l’amena devant la famille au complet.

« Mes amis, dit-il, je n’avais pas de fille, eh bien, j’en ai une à présent, une fille adoptive. C’est Kayette qui veut bien me considérer comme son père, et je vous demande place pour elle dans la Belle-Roulotte ! »

Quels cris de joie répondirent à M. Serge, et quelles caresses furent prodiguées à la « petite caille ! » Aussi M. Cascabel ne put-il s’empêcher de dire à son hôte, non sans quelque émotion :

« Quel brave homme vous êtes !

— Et pourquoi mon ami ? répondit M. Serge. Auriez-vous oublié ce que Kayette a fait pour moi ? N’est-il pas naturel qu’elle devienne mon enfant, puisque je lui dois la vie ?

— Eh bien ! partageons ! s’écria M. Cascabel. Puisque vous êtes son père, monsieur Serge, moi je serai son oncle ! »


XII

de sitka au fort youkon.


Le 26 juin, dès l’aube, « le char Cascabel leva l’ancre », suivant l’une des expressions métaphoriques, familières à son commandant. Reste à savoir, pour compléter cette métaphore par la phrase imagée de l’immortel Prudhomme, s’il n’allait pas naviguer sur un volcan. Cela n’était point impossible — au figuré, d’abord, parce que les difficultés de la route seraient grandes, — au physique, ensuite, parce que les volcans, éteints ou non, ne manquent point sur la côte septentrionale de la mer de Behring.

La Belle-Roulotte quitta donc la capitale alaskienne au milieu des mille souhaits de bon voyage, qui accompagnèrent bruyamment son départ. C’étaient ceux des nombreux amis, dont la famille avait recueilli les bravos et aussi les roubles pendant les quelques jours passés aux portes de Sitka.

Le mot « portes » est plus juste qu’il ne semble. En effet, la ville est entourée d’une palissade, fortement établie, ne livrant passage que par de rares ouvertures, et qu’il ne serait pas aisé de franchir sans permission.

C’est que les autorités russes ont dû se prémunir contre l’affluence des Indiens Kaluches qui viennent s’installer le plus ordinairement entre les rivières Stekhine et Tchilkot, aux alentours de la Nouvelle-Arkhangelsk. Là — passim — se dressent leurs huttes qui sont de construction fort rudimentaire. Une porte basse donne accès dans une chambre circulaire, quelquefois divisée en deux compartiments, uniquement éclairée par un trou ménagé à la partie supérieure, et qui permet à la fumée du foyer de s’échapper au-dehors. L’ensemble de ces huttes forme comme un faubourg de Sitka, un faubourg extra muros. Après le coucher du soleil, aucun Indien n’a le droit de demeurer dans la ville. Défense justifiée, que nécessitent les relations souvent inquiétantes qui existent entre les Peaux-Rouges et les Visages-Pâles.

En dehors de Sitka, la Belle-Roulotte dut d’abord traverser une série d’étroites passes, au moyen de bacs disposés pour cet usage, afin de gagner le fond d’un golfe sinueux, terminé en pointe, appelé Lyan-canal.

À partir de là, on était en terre ferme.

Le plan du voyage, ou plutôt l’itinéraire, avait été soigneusement étudié par M. Serge et Jean sur les cartes à grande échelle qu’il avait été facile de se procurer au Gardens-Club. Kayette, connaissant bien le pays, avait été appelée à donner son avis dans cette circonstance. Sa vive intelligence lui avait permis de comprendre les indications de la carte mise sous ses yeux. Elle s’exprimait dans un langage moitié indien, moitié russe, et ses observations furent très utiles pour la discussion. Il s’agissait de prendre sinon le plus court, du moins le plus facile, pour atteindre Port-Clarence, situé sur la rive est du détroit. Il fut ainsi convenu que la Belle-Roulotte rejoindrait directement le grand fleuve Youkon à la hauteur du fort qui a pris le nom de cet important cours d’eau. C’était à peu près à mi-route de l’itinéraire, soit à deux cent cinquante lieues de Sitka. On éviterait ainsi la côte est en partie montagneuse. Au contraire, la vallée du Youkon s’élargit entre les chaînes compliquées de l’ouest et les montagnes Rocheuses, qui séparent l’Alaska de la vallée du Mackenzie et du territoire de la Nouvelle-Bretagne.

Il suit de là que, quelques jours après son départ, la famille Cascabel avait vu disparaître vers le sud-ouest ces profils accidentés de la côte, que dominent à une grande hauteur le mont Fairweather et le mont Elias.

Du reste, la distribution des heures de marche et de halte, réglée avec soin, était rigoureusement observée. Il n’y avait pas lieu de se presser pour gagner le détroit de Behring, et mieux valait aller piano pour aller sano. L’important était de ménager les deux chevaux, qui ne pourraient être remplacés que par un attelage de rennes, si l’on venait à les perdre — éventualité qu’il convenait d’éviter à tout prix. Aussi, chaque matin, départ vers six heures, halte de midi à deux heures et reprise de marche jusqu’à six heures du soir ; puis repos pendant la nuit entière. Cela donnait une moyenne de cinq à six lieues par jour.

Au surplus, s’il avait fallu voyager la nuit, rien n’eût été plus facile car, suivant la remarque de M. Cascabel, le soleil de l’Alaska n’abusait pas de son lit.

« À peine est-il couché qu’il se lève ! disait-il. Vingt-trois heures d’éclairage, et on ne le paie pas plus cher pour cela ! »

En effet, à cette époque, c’est-à-dire aux environs du solstice d’été et par cette haute latitude, le soleil disparaissait à onze heures dix-sept minutes du soir, et reparaissait à onze heures quarante-neuf — soit trente-deux minutes d’éclipse sous l’horizon. Et même, le crépuscule, qui se prolongeait après lui, mélangeait sans interruption sa clarté à celle de l’aube nouvelle.

Quant à la température, elle était chaude et parfois étouffante. En ces conditions, il eût été plus qu’imprudent de ne pas faire halte pendant les heures brûlantes de la méridienne. Gens et bêtes souffraient très sensiblement de ces chaleurs excessives. Qui pourrait croire que, sur la limite du Cercle polaire, le thermomètre marque parfois trente degrés centigrades au-dessus de zéro ? Rien de plus vrai pourtant.

Néanmoins, si le voyage s’accomplissait sûrement et sans grandes difficultés, Cornélia, très éprouvée par ces insupportables chaleurs, se plaignait, et avec quelque raison.

« Vous regretterez bientôt ce qui vous paraît si pénible à supporter ! lui dit un jour M. Serge.

— Une pareille chaleur ?… jamais ! s’écria-t-elle.

— En effet, mère, ajouta Jean, tu souffriras bien autrement du froid, au-delà du détroit de Behring, quand nous traverserons les steppes de la Sibérie !

— D’accord, monsieur Serge, répondit M. Cascabel. Mais si on ne peut se défendre contre la chaleur, du moins, le feu aidant, il est possible de combattre le froid.

— Oui, certes, mon ami, répliqua M. Serge, et c’est bien ce que vous aurez à faire dans quelques mois, car le froid sera terrible, ne l’oubliez pas ! »

Cependant, à la date du 3 juillet, après avoir circulé à travers les « cañons », étroites gorges capricieusement découpées au milieu des collines de moyenne altitude, la Belle-Roulotte ne vit plus s’allonger devant elle que de longues plaines entre les forêts clairsemées de ce territoire.

Ce jour-là, elle dut côtoyer un petit lac, le lac Dease, d’où s’échappait le rio Lewes, un des principaux tributaires du bas Youkon.

Kayette, l’ayant reconnu, dit :

« Oui, c’est bien là le Cargout, qui va se jeter dans notre grand fleuve ! »

Et elle apprit à Jean qu’en langage alaskien, ce mot « cargout » signifie précisément « petite rivière ».

Pendant ce cheminement sans obstacles ni fatigues, est-ce que les artistes de la troupe Cascabel négligeaient de répéter leurs exercices, d’entretenir la force de leurs muscles, la souplesse de leurs membres, l’adresse de leurs mains ? Non certes et, à moins que la chaleur ne le permît pas, chaque campement se transformait le soir en une arène, qui avait pour uniques spectateurs M. Serge et Kayette. Tous deux admiraient alors les prouesses de cette vaillante famille, — la jeune Indienne, non sans quelque étonnement, M. Serge avec bienveillance.

Tour à tour, M. et Mme  Cascabel soulevaient des poids à bras tendus et jonglaient avec des haltères ; Sandre se retrempait dans les dislocations et contorsions dont il avait la spécialité ; Napoléone se hasardait sur la corde tendue entre deux chevalets et déployait ses grâces de danseuse, tandis que Clou paradait devant un public imaginaire.

Certes, Jean eût préféré ne pas quitter ses livres, s’instruire en causant avec M. Serge, instruire Kayette, qui, grâce à lui, faisait de très rapides progrès dans la langue française ; mais son père exigeait qu’il ne perdît rien de sa remarquable adresse d’équilibriste et, par obéissance, il faisait voltiger ses verres, ses anneaux, ses boules, ses couteaux, ses bâtonnets — en pensant à toute autre chose, le pauvre garçon !

D’ailleurs — ce qui lui avait causé une sérieuse satisfaction — c’est que M. Cascabel avait dû renoncer à faire de Kayette une artiste foraine. Depuis que la jeune fille avait été adoptée par M. Serge, un homme riche, un savant, appartenant au meilleur monde, son avenir était assuré et dans les plus honorables conditions. Oui ! cela lui faisait plaisir, à ce brave Jean, bien que, d’autre part, il éprouvât un réel chagrin en songeant que Kayette les quitterait, une fois arrivés au détroit de Behring. Et on n’aurait pas eu ce regret, si elle eût fait partie de la troupe en qualité de ballerine !

Mais Jean ressentait pour elle une trop vive amitié, pour ne pas se réjouir en songeant qu’elle avait été adoptée par M. Serge. Est-ce que lui-même n’éprouvait pas un ardent désir de changer sa situation ? Obéissant à ses instincts plus relevés, il ne se sentait pas propre à cette existence de saltimbanque. Et, que de fois, sur les places publiques, il avait eu honte des bravos que lui valait sa merveilleuse adresse !

Un soir, se promenant avec M. Serge, il se montra sans réserve à lui avec ses aspirations et ses regrets. Il dit ce qu’il aurait voulu être, ce qu’il se croyait de légitime ambition. Peut-être, à continuer de courir le monde, à s’exhiber dans les fêtes foraines, à poursuivre ce métier de gymnastes et d’acrobates, s’entourer de jongleurs et de clowns, peut-être ses parents arriveraient-ils à une petite aisance, peut-être lui-même finirait-il par acquérir quelque fortune ! Mais alors il serait trop tard pour s’engager dans une carrière plus honorable.

« Je ne rougis pas de mon père et de ma mère, monsieur Serge, ajouta-t-il. Non ! je serais un ingrat ! Dans la limite de ce qu’ils pouvaient faire, ils n’ont rien omis ! Ils ont été bons pour leurs enfants ! Cependant, je sens que je pourrais devenir un homme, et je ne suis destiné qu’à être un pauvre saltimbanque !

— Mon ami, lui répondit M. Serge, je te comprends. Mais laisse-moi te dire que, n’importe quel métier, c’est déjà quelque chose que de l’avoir exercé honnêtement. Connais-tu de plus honnêtes gens que ton père et ta mère ?

— Non, monsieur Serge !

— Eh bien, continue à les estimer comme je les estime moi-même. En voulant t’élever, tu fais preuve d’une noble tendance. Qui sait ce que l’avenir te réserve ? Prends courage, mon enfant, et compte sur mon appui. Je n’oublierai jamais ce que ta famille a fait pour moi, non, jamais ! Et, un jour, si je peux… »

Et, tandis qu’il parlait de la sorte, Jean observait que le front de M. Serge s’obscurcissait, que sa voix était moins assurée. Il semblait regarder l’avenir d’un œil inquiet. Il y eut là un instant de silence que Jean interrompit en disant :

« Une fois arrivé à Port-Clarence, monsieur Serge, pourquoi ne continueriez-vous pas le voyage avec nous ? Puisque vous avez l’intention de retourner en Russie, près de votre père…

— C’est impossible, Jean, répondit M. Serge. Je n’ai point achevé l’exploration que j’ai entreprise à travers les territoires de l’ouest-Amérique.

— Kayette restera-t-elle avec vous ?… » murmura Jean.

Et il dit cela d’une voix si triste, que M. Serge ne put l’entendre sans ressentir une profonde émotion.

« Ne faut-il pas qu’elle m’accompagne, reprit-il, maintenant que je me suis chargé de son avenir ?…

— Elle ne vous quitterait pas, monsieur Serge, et dans votre pays…

M. Serge ne put l’entendre sans ressentir une profonde émotion. (Page 143.)

— Mon enfant, répondit M. Serge, mes projets ne sont pas définitivement arrêtés… Voilà tout ce que je puis te dire maintenant. Lorsque je serai à Port-Clarence, nous verrons… Peut-être à ce moment aurai-je à faire à ton père une certaine proposition et de sa réponse dépendra… »

Jean sentit se renouveler l’hésitation qu’il avait déjà remarquée dans les paroles de M. Serge. Cette fois il n’insista pas, comprenant
Un bac transporta la Belle-Roulotte sur la rive droite. (Page 148.)

qu’une extrême réserve lui était commandée. Mais, depuis cet entretien, il y eut une plus étroite sympathie entre eux. M. Serge avait reconnu tout ce qu’il y avait de bon, de sûr, d’élevé, dans ce garçon si droit, si franc. Aussi s’employait-il à l’instruire, à le diriger vers les études où le portaient ses goûts. Quant à M. et Mme  Cascabel, ils ne pouvaient que se féliciter de ce que M. Serge faisait pour leur fils.

Toutefois, Jean ne négligeait point ses fonctions de chasseur. M. Serge, très passionné pour cet exercice, l’accompagnait le plus souvent et, entre deux coups de fusil, que de choses on peut dire ! Ces plaines étaient très giboyeuses. Des lièvres, il y en avait de quoi nourrir tout une caravane. Et ce n’était pas uniquement au point de vue comestible qu’ils avaient leur utilité.

« Il n’y a pas là que des râbles et des salmis qui courent, ce sont aussi des manteaux, des boas, des manchons, des couvertures ! dit un jour M. Cascabel.

— En effet, mon ami, lui répondit M. Serge, et, quand ils auront figuré à l’office sous une forme, ils figureront non moins avantageusement sous l’autre dans votre garde-robe. On se saurait trop se prémunir contre les rigueurs du climat sibérien. »

C’est pourquoi on faisait provision de ces peaux, tout en économisant les conserves pour l’époque où l’hiver mettrait en fuite le gibier des contrées polaires.

Au reste, lorsque les chasseurs ne rapportaient ni perdrix, ni lièvres, Cornélia ne dédaignait pas de mettre dans le pot-au-feu un corbeau ou une corneille, à la mode indienne, et la soupe n’en était pas moins excellente.

Il arrivait ainsi que, de temps à autre, M. Serge ou Jean tiraient de leur carnier un magnifique coq de bruyère, et l’on imaginera sans peine combien ce rôti faisait bonne figure sur la table.

La Belle-Roulotte n’avait donc pas à craindre d’être éprouvée par la faim. Il est vrai, elle n’était encore engagée que dans la partie la plus facile de son aventureux itinéraire.

Un ennui, par exemple, et même une souffrance qu’il fallait supporter, c’étaient les importunités des moustiques. Maintenant que M. Cascabel n’était plus sur une terre anglaise, il les trouvait très désagréables. Et, sans doute, leur fourmillement aurait dépassé toute mesure, si les hirondelles n’en eussent fait une consommation extraordinaire. Mais ces hirondelles ne tarderaient pas à émigrer vers le sud, car il est de bien courte durée, le séjour qu’elles font sur la limite du Cercle polaire !

Le 9 juillet, la Belle-Roulotte arriva au confluent de deux cours d’eau, l’un tributaire de l’autre. C’était la Lewes-river, qui se jette dans le Youkon par un large évasement de sa rive gauche. Ainsi que le fit observer Kayette, ce fleuve, en la partie supérieure de son cours, porte aussi le nom de Pelly-river. De son confluent avec la Lewes, il se dirige franchement vers le nord-ouest, avant de s’infléchir à l’ouest pour aller verser ses eaux dans un vaste estuaire de la mer de Behring.

Au confluent de la Lewes s’élève un poste, le fort Selkirk, moins important que le fort Youkon, lequel est situé à une centaine de lieues en aval sur la rive droite du fleuve.

Depuis le départ de Sitka, la jeune Indienne avait rendu de précieux services, en guidant la petite troupe avec une remarquable sûreté d’indications. Déjà, pendant sa vie nomade, elle avait parcouru ces plaines qu’arrose le grand fleuve alaskien. Interrogée par M. Serge sur la manière dont s’était passée son enfance, elle avait raconté toute sa vie si pénible, au temps où les tribus Indgelètes se transportaient d’un point à l’autre de la vallée du Youkon, puis la dispersion de la tribu, la dispersion de sa famille. Et alors, n’ayant plus de parents, elle s’était vue réduite à prendre le métier de servante chez quelque fonctionnaire ou agent de Sitka. Plus d’une fois, Jean lui avait fait recommencer sa triste histoire, et il en éprouvait toujours une profonde émotion.

Ce fut aux environs du fort Selkirk que l’on rencontra quelques uns de ces Indiens qui errent sur les rives du Youkon, particulièrement de ces Birchs, nom que Kayette traduisait ainsi : Gens du bouleau. Et, de fait, il existe nombre de ces essences des hautes latitudes au milieu des pins, des sapins Douglas et des érables, dont est semé le centre de la province alaskienne.

Le fort Selkirk, occupé par quelques employés de la Compagnie russo-américaine, n’est, à vrai dire, qu’un dépôt de pelleteries et de fourrures, où les négociants du littoral viennent faire leurs achats à des époques déterminées.

Ces employés, heureux d’une visite qui rompait la monotonie de leur existence, firent bon accueil au personnel de la Belle-Roulotte. Aussi M. Cascabel résolut-il de prendre un repos de vingt-quatre heures.

Toutefois, il fut décidé que la voiture traverserait le fleuve Youkon en cet endroit, afin de ne pas avoir à le franchir plus tard et peut-être dans des conditions moins favorables. En effet, son lit gagnait en largeur et son cours en rapidité, à mesure qu’il se développait vers l’ouest.

Ce fut M. Serge qui donna ce conseil, après avoir étudié sur la carte le tracé du Youkon, qui coupait l’itinéraire à deux cents lieues en avant de Port-Clarence.

Donc, un bac transporta la Belle-Roulotte sur la rive droite, avec l’aide des agents et des Indiens, cantonnés aux environs du fort Selkirk, et qui exploitent les eaux poissonneuses du fleuve.

Par contre, l’arrivée de la famille ne leur fut pas inutile et, en échange de leurs services, elle put en rendre un dont ils apprécièrent toute l’importance.

Le chef de la tribu était alors gravement malade — du moins, on l’aurait pu croire. Or, il n’avait pour remèdes et pour médecin que le magicien traditionnel et les médications magiques en usage chez les tribus indigènes. Aussi depuis quelques temps, ce chef avait-il été couché sur la place du village, où un grand feu brûlait nuit et jour. Les Indiens, rassemblés autour de lui, chantaient en chœur une invocation au grand Manitou, tandis que le magicien essayait ses meilleurs sortilèges afin de chasser le mauvais esprit logé dans le corps du malade. Et, pour y mieux réussir, il essayait d’introduire ledit esprit dans sa propre personne ; mais celui-ci, très tenace, ne voulait point déguerpir.

Heureusement, M. Serge, qui avait quelque teinture de médecine, put donner au chef indien des soins en rapport avec son état.

Lorsque M. Serge l’eut examiné, il diagnostiqua sans peine la maladie de l’auguste malade et, recourant à la petite pharmacie de voyage, il lui administra un énergique vomitif que toutes les incantations du magicien n’auraient pu remplacer.

La vérité est que ce chef s’était donné une indigestion de premier ordre, et les pintes de thé qu’il absorbait n’arrivaient pas à la combattre.

Il ne mourut donc pas à la grande satisfaction de sa tribu — ce qui priva la famille Cascabel d’assister aux cérémonies qui accompagnent l’enterrement d’un souverain. Et encore, le mot enterrement n’est-il pas juste, lorsqu’il s’agit de funérailles indiennes. Car c’est dans l’air que le corps est suspendu à quelques pieds au-dessus du sol. Là, au fond de son cercueil, et comme pour lui servir en l’autre monde, sont déposés sa pipe, son arc, ses flèches, ses raquettes et les fourrures plus ou moins précieuses qu’il revêtait pendant l’hiver. Puis, comme un enfant en son berceau, la brise le berce ainsi pendant son éternel sommeil.

La famille Cascabel ne passa que vingt-quatre heures au fort Selkirk, prit congé des Indiens et des employés, emportant un excellent souvenir de cette première halte sur la rive du fleuve. Elle dut remonter le cours de la Pelly-river par une sorte de berge assez cahoteuse dont l’attelage ne se tira pas sans fatigue. Enfin, le 27 juillet, dix-sept jours après avoir quitté le fort Selkirk, la Belle-Roulotte arriva au fort Youkon.



XIII

une idée de cornélia cascabel.


C’était sur la rive droite du fleuve que la Belle-Roulotte avait fait cette partie du voyage comprise entre le fort Selkirk et le fort Youkon. Elle s’en était tenue à une distance variable, afin d’éviter les détours auxquels l’eût obligée le cours d’eau, entaillé par des coupures nombreuses, et dont les abords forment parfois d’impraticables lagunes. Du moins en est-il ainsi de ce côté car, à gauche, quelques collines de médiocre hauteur encadrent la vallée en se prolongeant vers le nord-ouest. Peut-être eût-il été malaisé de franchir certains petits affluents du Youkon, entre autres le Stewart, qui n’est point desservi par un bac, si, pendant la saison chaude, il n’eût été possible de les passer à gué, avec de l’eau à mi-jambe seulement. Et encore, M. Cascabel et les siens eussent-ils été fort embarrassés, sans la présence de Kayette. Connaissant bien cette vallée, elle put leur indiquer les passages.

C’était vraiment une bonne chance d’avoir cette jeune Indienne pour guide. D’ailleurs, elle était si heureuse d’obliger ses nouveaux amis, si contente de se trouver au milieu d’une nouvelle famille, si touchée de recevoir encore ces maternelles caresses dont elle se croyait à jamais privée !

Le pays avait encore des bois à sa partie centrale, que de petites tumescences accidentaient çà et là ; mais ce n’était déjà plus l’aspect des environs de Sitka.

En effet, la rigueur d’un climat, soumis à huit mois d’un hiver arctique, ne permet guère à la végétation de se développer. Aussi les essences appropriées à ces régions n’appartiennent-elles, à part quelques peupliers dont la cime se courbe en arc, qu’à la famille des pins et des bouleaux… Puis, ce sont de rares bouquets de ces tristes saules, grêles et décolorés, que dépouillent promptement les aigres brises venues de la mer Glaciale.

Pendant le trajet du fort Selkirk au fort Youkon, la chasse ayant été assez productive, il n’avait pas été nécessaire de toucher aux réserves pour l’alimentation quotidienne. Des lièvres tant qu’on en voulait, et peut-être à part soi les convives commençaient-ils à s’en fatiguer. À la vérité, on avait pu varier l’ordinaire avec des rôtis d’oies et de canards sauvages, sans compter les œufs de ces volatiles que Sandre et Napoléone dénichaient adroitement dans leurs trous. Et Cornélia possédait tant de manières d’apprêter les œufs — elle en tirait même vanité — que c’était toujours un nouveau régal.

« Voilà certainement un pays où il fait bon vivre ! s’écria un jour Clou-de-Girofle, en achevant de ronger une énorme carcasse d’oie. Il est fâcheux qu’il ne soit pas situé au centre de l’Europe ou de l’Amérique !

— Étant situé au centre des pays habités, répondit M. Serge, il est probable que le gibier y serait plus rare…

À moins que… » répliqua Clou.

Un regard de son patron le fit taire et lui épargna la sottise qu’il allait certainement dire.

Si la plaine était giboyeuse, il faut aussi noter que les creeks, les rios, tributaires du Youkon, fournissaient d’excellents poissons, que Sandre et Clou prenaient à la ligne, et surtout des brochets magnifiques. Ils n’avaient que la peine ou plutôt le plaisir de se livrer à leur goût pour la pêche, sans jamais avoir à dépenser ni un sou ni un cent.

Mais la dépense n’inquiétait guère le jeune Sandre ! Est-ce que l’avenir des Cascabel n’était pas assuré, grâce à lui ? Est-ce qu’il ne possédait pas sa fameuse pépite ? Est-ce qu’il n’avait pas caché en un coin de la voiture que lui seul connaissait ce précieux caillou trouvé dans la vallée du Caribou ? Oui ! et jusqu’ici, le gamin avait été assez maître de lui pour n’en rien dire, attendant patiemment le jour où il pourrait transformer sa pépite en belles pièces d’or ! Alors quelle joie ce serait de faire étalage de sa richesse ! Non pas, grand Dieu ! qu’il eût cette égoïste pensée de la garder pour son compte ! C’était son père, c’était sa mère, auxquels il la destinait ; et voilà une fortune qui réparerait largement le vol commis dans les passes de la Sierra Nevada !

Lorsque la Belle-Roulotte atteignit le fort Youkon, après une série de journées très chaudes, tous ses hôtes étaient véritablement fatigués. Il fut donc décidé que la halte durerait une semaine entière en cet endroit.

Tandis que le magicien essayait ses meilleurs sortilèges. (Page 148.)

« Vous le pouvez d’autant mieux, fit observer M. Serge, que le fort n’est pas à plus de deux cents lieues de Port-Clarence. Or, aujourd’hui, nous ne sommes qu’au 27 juillet, et ce n’est pas avant deux mois, trois mois peut-être, qu’il sera possible de traverser le détroit sur la glace.

— Entendu, répondit M. Cascabel, et puisque nous avons le temps, halte ! »

C’est à bord de ces fragiles bateaux que les Indiens se hasardent. (Page 154.)

Cette décision fut reçue avec autant de satisfaction par le personnel à deux pieds que par le personnel à quatre pattes de la Belle-Roulotte.

À l’année 1847 déjà remonte la fondation primitive du fort Youkon. Ce poste, le plus éloigné dans l’ouest de tous ceux que possède la Compagnie de la baie d’Hudson, est situé presque sur la limite du Cercle polaire. Mais, comme il se trouve en territoire alaskien, cette Compagnie est obligée de payer une indemnité annuelle à sa rivale, la Compagnie russo-américaine.

Ce n’est qu’en 1864 que furent commencées les bâtisses actuelles, qui sont entourées d’une palissade, et elles venaient d’être seulement achevées, lorsque la famille Cascabel arriva au fort Youkon avec l’intention d’y séjourner quelques jours.

Les agents lui offrirent très volontiers l’hospitalité dans l’enceinte du fort. La place ne manquait ni dans les cours ni sous les hangars. Cependant M. Cascabel les remercia en quelques phrases pompeuses et fort obligeantes, il préférait ne point quitter sa confortable Belle-Roulotte.

Somme toute, si la garnison du fort ne comprenait qu’une vingtaine d’agents, américains pour la plupart, avec quelques Indiens à leur service, les indigènes se comptaient par centaines aux abords du Youkon.

C’est là, en effet, sur un point central de l’Alaska, que se tient le marché le plus suivi pour le trafic des pelleteries et des fourrures. Là s’agglomèrent les tribus diverses de la province, les Kotcho-a-Koutchins, les An-Koutchins, les Tatanchocks, les Tananas, et principalement ces Indiens qui composent la peuplade la plus importante de la contrée, les Co-Youkons, limitrophes du grand fleuve.

On le voit, la situation du fort est très avantageuse pour l’échange des marchandises, puisqu’il s’élève dans l’angle que forme le Youkon au confluent de la Porcupine. Là, le fleuve se subdivise en cinq canaux, qui permettent aux trafiquants de pénétrer plus facilement à l’intérieur du territoire et de commercer même avec les Esquimaux par le cours du Mackenzie.

Aussi ce réseau liquide est-il sillonné d’embarcations qui le descendent ou le remontent, surtout nombre de ces « baïdars », sortes de légers esquifs en peau huilée, dont on graisse les coutures pour les rendre plus étanches. C’est à bord de ces fragiles bateaux que les Indiens se hasardent en des trajets considérables, n’étant point gênés, d’ailleurs, de les transporter sur leurs épaules, lorsque quelque rapide ou quelque barrage vient mettre obstacle à la navigation.

Toutefois, ces embarcations ne peuvent servir que trois mois au plus. Pendant le reste de l’année, les eaux sont emprisonnées sous une épaisse carapace glacée. Alors la baïdar change de nom et s’appelle le traîneau. Ce véhicule, dont la pointe, recourbée comme une proue d’embarcation, est maintenue par des courroies en peau d’élan, étant attelé de chiens ou de rennes, se manœuvre très rapidement. Quant aux piétons, avec leurs longues raquettes aux pieds, ils se déplacent plus vite encore.

Toujours chanceux, César Cascabel ! Il était arrivé fort à propos au fort Youkon, puisque le marché des pelleteries se trouvait en pleine activité à cette époque. Aussi plusieurs centaines d’Indiens étaient-ils campés aux environs de la factorerie.

« Du diable, s’écria-t-il, si nous n’en profitons pas ! C’est une véritable foire et n’oublions pas que nous sommes des artistes forains ! N’est-ce pas là ou jamais le cas de montrer notre savoir-faire ?… Vous n’y voyez aucun inconvénient, monsieur Serge ?…

— Aucun, mon ami, répondit M. Serge, mais je doute que vous puissiez faire de bonnes recettes !

— Bah ! elles couvriront toujours nos frais, puisque nous n’en avons pas !

— Rien de plus juste, répliqua M. Serge. Et pourtant, je vous demanderai de quelle façon vous espérez que ces braves indigènes paieront leur place, puisqu’ils n’ont ni monnaie américaine, ni monnaie russe…

— Eh bien ! ils paieront avec des peaux de rat musqué, des peaux de castor, enfin comme ils pourront ! En tout cas, ces représentations auront pour premier résultat de nous étirer un peu les muscles, car je crains toujours que nos articulations ne viennent à perdre de leur souplesse ! Comme nous avons notre réputation à soutenir à Perm, à Nijni, je ne veux pas exposer ma troupe à un fiasco, quand elle débutera sur votre terre natale… Je n’y survivrais pas, monsieur Serge ; non ! je n’y survivrais pas ! »

Le fort Youkon, qui est le plus important de la région, occupe un emplacement assez vaste sur la rive droite du fleuve. C’est une sorte de quadrilatère oblong, contre-buté à chaque angle de tours carrées, ressemblant un peu à ces moulins montés sur pivot qui se rencontrent dans le nord de l’Europe. À l’intérieur s’élèvent divers bâtiments réservés au logement des employés de la compagnie et de leurs familles ; puis deux larges hangars fermés, où les peaux et les fourrures forment un stock considérable, des martres, des castors, des renards noirs ou gris d’argent, sans compter les produits de moindre valeur.

Vie monotone, pénible aussi, que mènent ces employés ! Quelquefois de la chair de renne, mais le plus ordinairement de l’élan grillé, bouilli, rôti, c’est là toute leur alimentation. Quant aux denrées d’autres sortes, il faut les faire venir de la factorerie d’York, dans la région de la baie d’Hudson, c’est-à-dire de six ou sept cents lieues, et il s’ensuit que les arrivages sont rares.

Dans l’après-midi, une fois leur campement installé, M. Casbabel et sa famille allèrent visiter les indigènes, établis entre les rives du Youkon et de la Porcupine.

Quelle diversité dans ces habitations provisoires, suivant la tribu à laquelle elles appartenaient : huttes d’écorce et de peaux, soutenues sur des pieux et recouvertes d’une ramure de feuillage ; tentes faites avec ce coutil de coton qui est de fabrication indienne, baraques de planches qui se montent et se démontent selon les besoins du moment.

Et aussi, quel amusant bariolage de costumes ! Aux uns des vêtements de peau, aux autres des vêtements de cotonnade, tous ayant la tête enguirlandée de feuillage pour se préserver contre la morsure des moustiques. Les femmes, vêtues d’une jupe carrée par le bas, ont le visage orné de coquilles. Quant aux hommes, ils portent des épinglettes qui servent, pendant l’hiver, à rattacher leur longue robe de peau d’élan, dont la fourrure est à l’intérieur. Au surplus, les deux sexes font étalage de franges de perles fausses, qui sont uniquement appréciées pour leur grosseur. Parmi ces diverses tribus se distinguent les Tananas, reconnaissables à leur visage peint de couleurs éclatantes, aux plumes de leur coiffure, à leurs aigrettes enfilées de morceaux d’argile rouge, à leur veste de cuir, leur pantalon de peau de renne, leur long fusil à pierre et leur poire à poudre sculptée avec une extrême délicatesse.

En fait de monnaie, ces Indiens se servent de coquilles de dentalium que l’on retrouve jusque chez les indigènes de l’archipel de Vancouver : ils les suspendent au cartilage de leur nez et les en retirent lorsqu’ils veulent payer quelque acquisition.

« Voilà un porte-monnaie économique, dit Cornélia, et on est sûr de ne point le perdre…

À moins que le nez ne tombe ! fit judicieusement observer Clou-de-Girofle.

— Ce qui pourrait bien arriver pendant les grands froids de l’hiver ! » répondit M. Cascabel.

Somme toute, ce rassemblement d’indigènes offrait un curieux spectacle.

On comprend que M. Cascabel soit entré en relation avec plusieurs de ces Indiens, dont il comprenait quelque peu le dialecte chinouk, tandis que M. Serge les interrogeait et leur répondait en langue russe.

Durant plusieurs jours, il se fit un commerce très animé entre les trafiquants et les représentants de la Compagnie ; mais, jusqu’alors, les Cascabel n’avaient point utilisé leurs talents dans une représentation publique.

Néanmoins les Indiens ne tardèrent pas à savoir que cette famille était d’origine française, que ses divers membres jouissaient d’une grande réputation comme faiseurs de tours de force et de passe-passe.

Chaque soir, ils venaient en grand nombre admirer la Belle-Roulotte. Jamais ils n’avaient vu pareille voiture, si brillamment peinturlurée. Elle leur plaisait surtout parce qu’elle pouvait se déplacer facilement — ce qui devait particulièrement intéresser des nomades. Et peut-être, dans l’avenir, ne devra-t-on pas s’étonner d’entendre parler de huttes d’Indiens montées sur roues. Après les maisons roulantes, les villages ambulants !

Il va de soi que, dans ces circonstances, une représentation extraordinaire s’imposait aux nouveaux venus. Aussi fut-il décidé que cette représentation serait donnée « à la demande générale des Indiens du fort Youkon ».

Celui des indigènes avec lequel M. Cascabel avait lié connaissance dès les premiers jours était un « tyhi », c’est-à-dire un chef de tribu. Bel homme, âgé d’une cinquantaine d’années, il paraissait fort intelligent et même très « roublard ». Il avait plusieurs fois visité la Belle-Roulotte, et fait comprendre combien les indigènes seraient heureux d’assister aux exercices de la famille.

Ce tyhi était le plus souvent accompagné d’un Indien, âgé de trente ans, nommé Fir-Fu, qui, homme d’un type gracieux et fin, était le magicien de la tribu, un jongleur remarquable, bien connu dans toute la province du Youkon.

« C’est donc un confrère ! » répondit M. Cascabel, lorsque le tyhi le lui présenta pour la première fois.

Et tous trois, après avoir bu ensemble quelques liqueurs du pays, avaient fumé la pipe de l’amitié.

Ce fut à la suite de ces entretiens, pendant lesquels le tyhi avait très vivement insisté pour que M. Cascabel donnât une représentation, que celui-ci la fixa au 3 août. Il était convenu que les Indiens lui apporteraient leur concours, étant très désireux de ne point se montrer inférieurs à des Européens pour la force, l’adresse et l’agilité.

Cela ne saurait étonner ; dans le Far-West comme dans la province alaskienne, les Indiens sont grands amateurs de ces divertissements de gymnique et d’acrobatie, qu’ils entremêlent de farces et mascarades auxquelles ils excellent.

Donc, à la date indiquée, lorsqu’une nombreuse assistance fut réunie, on put voir un groupe composé d’une demi-douzaine d’indigènes dont le visage était recouvert d’un large masque de bois d’une incomparable hideur. De même que pour les « grosses têtes » des féeries, la bouche et les yeux de ces masques étaient mis en mouvement au moyen de ficelles — ce qui donnait l’illusion de la vie à ces horribles figures, pour la plupart terminées en becs d’oiseaux. On imaginerait difficilement à quelle perfection de grimaces ils pouvaient atteindre, et le singe John Bull aurait pu prendre là quelques bonnes leçons.

Inutile d’ajouter que M. et Mme  Cascabel, Jean, Sandre, Napoléone et Clou-de-Girofle avaient revêtu leurs costumes forains pour cette circonstance.

Le lieu choisi était une vaste prairie, entourée d’arbres, dont la Belle-Roulotte occupait le fond, comme dans un décor de théâtre. En avant, étaient rangés les agents du Fort Youkon avec leurs enfants et leurs femmes. Sur le côtés, plusieurs centaines d’Indiens et d’Indiennes formaient demi-cercle et fumaient en attendant l’heure de la représentation.

Les indigènes masqués, qui devaient prendre part aux exercices, se tenaient un peu à l’écart.

Le moment venu, Clou parut sur la plate-forme du véhicule et fit son boniment habituel :

« Messieurs les Indiens et mesdames les Indiennes, vous allez voir ce que vous allez voir, etc., etc. »

Mais, comme il ne parlait pas le langage chinouk, il est infiniment probable que ses tirades fantaisistes ne furent point goûtées des spectateurs.

Toutefois, ce que l’on comprit, ce furent les taloches traditionnelles que lui administra libéralement son patron, et les coups de pied à l’endroit convenu dont il reçut son contingent habituel avec la résignation d’un pitre engagé pour cet emploi.

Puis, quand ce prologue eut pris fin :

« Maintenant, au tour des bêtes ! » dit M. Cascabel, après avoir salué l’assistance.

Lui aussi avait sa réputation à soutenir. (Page 163.)

Les chiens Wagram et Marengo furent amenés sur l’espace réservé devant la Belle-Roulotte, et ils émerveillèrent les indigènes, peu habitués à ces exercices qui mettent en relief l’intelligence des animaux. Puis, lorsque John Bull vint exécuter ses tours de voltige sur le dos de l’épagneul et du caniche, il le fit avec une telle souplesse et de si drôlatiques attitudes qu’il dérida la gravité indienne.

Et, pendant ce temps, Sandre ne cessait de jouer du cornet à
M. Serge et Jean ne négligeaient pas de chasser. (Page 173.)

pleins poumons, Cornélia du tambour, Clou de la grosse caisse. Si, après cela, les Alaskiens n’étaient pas édifiés sur le puissant effet que l’on peut tirer d’un orchestre européen, c’est qu’ils manquaient de sens artistique.

Jusqu’alors le groupe masqué n’avait pas fait un mouvement, ne jugeant pas, évidemment, que l’instant fût venu d’entrer en scène. Il se réservait.

« Mademoiselle Napoléone, danseuse de haute corde ! » cria Clou à travers un porte-voix.

Et la fillette, présentée par son illustre père, fit son entrée à la vue du public.

Elle dansa d’abord avec une grâce qui lui valut nombre d’applaudissements, lesquels ne se traduisirent point par des cris ou des claquements de mains, mais par de simples hochements de tête, non moins significatifs. Et il en fut de même, lorsqu’on la vit s’élancer sur une corde tendue entre deux tréteaux, marcher, courir, voltiger avec une aisance qui fut particulièrement admirée des Indiennes.

« À mon tour ! » s’écria le jeune Sandre.

Et le voilà qui vient, salue en se frappant la nuque, se démène, se tortille, se disloque, se contorsionne, se dépense en déhanchements et culbutes, qui fait de ses bras des jambes et de ses jambes ses bras, tantôt lézard, tantôt grenouille, et achève ses exercices par le double saut périlleux.

Cette fois encore, il eut son succès ordinaire. Mais à peine avait-il remercié l’assistance en courbant sa tête jusqu’à ses pieds, qu’un Indien de son âge, se détachant du groupe, vint se présenter, après avoir enlevé son masque.

Et, tout ce travail que venait d’exécuter Sandre, ce jeune indigène l’exécuta avec une souplesse d’échine, une sûreté de mouvements, qui ne laissaient rien à désirer dans l’art de l’acrobate. S’il était moins gracieux que le puîné des Cascabel, il n’était pas moins étonnant. Aussi provoqua-t-il parmi les indigènes les hochements de tête les plus enthousiastes.

On peut être sûr que le personnel de la Belle-Roulotte eut le bon goût de joindre ses applaudissements à ceux du public. Mais, ne voulant pas rester en arrière, M. Cascabel fit signe à Jean de commencer ses tours de jongleur pour lesquels il le croyait sans égal.

Jean sentit qu’il avait à soutenir l’honneur de la famille. Encouragé par un geste de M. Serge et par un sourire de Kayette, il prit successivement ses bouteilles, ses assiettes, ses boules, ses couteaux, ses disques, ses bâtonnets, et l’on peut dire qu’il se surpassa dans ses exercices.

M. Cascabel ne put s’empêcher de jeter sur les Indiens un regard de satisfaction dans lequel on sentait comme une sorte de défi. Il semblait dire en se tournant vers le groupe masqué :

« Eh bien ! vous autres, faites-en donc autant ! »

Cela fut compris sans doute car, sur un geste du tyhi, un autre Indien, se démasquant, s’élança hors du groupe.

C’était le magicien Fir-Fu ; lui aussi, avait sa réputation à soutenir en l’honneur de la race indigène.

Et alors, saisissant l’un après l’autre les ustensiles dont Jean avait fait usage, le voilà qui reprend un à un les exercices de son rival, croisant les couteaux et les bouteilles, les disques et les anneaux, les boules et les bâtonnets et cela, il faut bien l’avouer, avec une élégance d’attitude et une sûreté de mains égales à celle de Jean Cascabel.

Clou, habitué à n’admirer que le patron et sa famille, était absolument interloqué, « ouvrant des yeux comme des chatières et faisant des oreilles comme son chapeau ».

Cette fois, M. Cascabel n’applaudit que par politesse et du bout des doigts.

« Mâtin ! murmura-t-il, ils vont bien les Peaux-Rouges !… Voyez-vous cela !… Des gens sans éducation ! Eh bien ! nous allons leur en remontrer ! »

Au fond, il était très décontenancé d’avoir trouvé des concurrents là où il ne croyait trouver que des admirateurs. Et quels concurrents ? De simples indigènes de l’Alaska, autant dire des sauvages ! Son amour-propre d’artiste en fut singulièrement rabattu. Que diable ! on est saltimbanque ou on ne l’est pas !

« Allons, enfants, s’écria-t-il d’une voix tonnante, à la pyramide humaine ! »

Et tous se précipitèrent vers lui, comme à un assaut. Il s’était solidement campé, les jambes écartées, les reins saillants, le torse largement développé. Sur son épaule droite, Jean s’était hissé lestement, donnant la main à Clou, debout sur son épaule gauche. À son tour, Sandre s’était placé droit sur sa tête et, au-dessus de lui, Napoléone couronnait l’édifice, arrondissant ses deux bras pour envoyer des baisers à la foule.

La pyramide française était à peine construite, qu’une autre, la pyramide indigène, se dressa en face d’elle. Sans quitter ses masques, le groupe s’est disposé, non plus sur cinq mais sur sept échelons, et domine d’un étage la famille Cascabel. Pyramide contre pyramide !

Et alors, cette fois, cris et hurrahs des Indiens, qui éclatent en l’honneur de leurs tribus. La vieille Europe était vaincue par la jeune Amérique, et quelle Amérique !… Celle des Co-Youkons, des Tananas et des Tatanchoks !

M. Cascabel, honteux et confus, n’ayant pu retenir un faux mouvement, faillit précipiter sa famille à terre.

« Ah ! c’est comme cela ! dit-il, après s’être débarassé de son fardeau humain.

— Calmez-vous, mon ami ! lui dit M. Serge. Cela ne vaut pas la peine de…

— Pas la peine !… On voit bien que vous n’êtes pas artiste, monsieur Serge ! »

Puis, se retournant vers sa femme :

« Allons, Cornélia, la lutte à main plate ! s’écria-t-il. Nous verrons lequel de ces sauvages osera se mesurer avec la « vainqueresse de Chicago ! »

Mme  Cascabel ne bougea point.

« Eh bien, Cornélia ?…

— Non, César !

— Tu ne veux pas lutter avec ces singes et relever l’honneur de la famille ?…

— Je le relèverai, se contenta de répondre Cornélia. Laisse-moi faire… J’ai mon idée ! »
pyramide contre pyramide. (Page 164.)

Et lorsque cette femme étonnante avait une idée, mieux valait la lui laisser mettre à exécution sans la contrarier. Elle aussi n’avait pas été moins humiliée que son mari du succès des Indiens, et il était probable qu’elle leur réservait quelque tour de sa façon.

En effet, Cornélia était retournée à la Belle-Roulotte, laissant son époux inquiet, quelque confiance qu’il eût dans l’intelligence et dans l’imagination de son épouse.

Deux minutes après, Mme  Cascabel reparut et vint se placer en face du groupe des Indiens, qui se reforma autour d’elle.

Puis, s’adressant à l’agent principal du fort, elle le pria de répéter aux indigènes ce qu’elle allait dire.

Et voici ce qui fut traduit mot pour mot dans le pur langage de la province alaskienne :

« Indiens et Indiennes, vous avez montré, dans ces exercices de force et d’adresse, des talents qui méritent une récompense et, cette récompense, je vous l’apporte… »

Silence général et vive attention de l’assemblée.

« Vous voyez mes mains ? reprit Cornélia. Elles ont été plus d’une fois serrées par les plus augustes personnages du vieux monde ! Vous voyez mes joues ? Elles ont souvent reçu les baisers des plus puissants souverains de l’Europe ! Eh bien ! ces mains, ces joues, elles vous appartiennent !… Indiens de l’Amérique, venez les baiser, venez les prendre ! »

Et, ma foi, les indigènes ne songèrent point à se faire prier. Jamais ils ne retrouveraient pareille occasion d’embrasser les mains d’une aussi superbe femme.

L’un d’eux, un beau Tanana, s’avança et saisit la main que lui tendait Cornélia…

Quel cri lui échappa à la suite d’une secousse qui le fit se démener en mille contorsions !

« Ah ! Cornélia ! s’écria M. Cascabel, Cornélia, je te comprends et je t’admire ! »

En même temps, M. Serge, Jean, Sandre, Napoléone et Clou, de rire à se tordre du bon tour que jouait aux indigènes cette femme extraordinaire.

« À un autre, dit-elle, les bras toujours tendus vers l’assistance, à un autre ! »

Maintenant les Indiens hésitaient, croyant à quelque phénomène surnaturel.

Cependant le tyhi se décida, il marcha lentement vers Cornélia, il s’arrêta à deux pas de son imposante personne, il la regarda d’un air qui n’était rien moins qu’assuré.

« Allons, mon vieux ! lui cria M. Cascabel. Allons, un peu de courage !… Embrasse madame ! Ce n’est pas bien difficile, et c’est bien agréable ! »

Le tyhi, allongeant la main, se contenta de toucher le doigt de la belle Européenne.

Nouvelle secousse, hurlements du tyhi, qui faillit tomber à la renverse, et profonde stupéfaction de tout le public. Si l’on était ainsi malmené rien que pour toucher la main de Mme  Cascabel, que serait-ce donc si l’on s’avisait d’embrasser cette femme prodigieuse, dont les joues « avaient reçu les baisers des plus puissants souverains de l’Europe ! »

Eh bien ! il y eut pourtant un audacieux qui voulut s’y risquer. Ce fut le magicien Fir-fu. Lui devait bien se croire à l’abri de tous les maléfices. Aussi vint-il se poser en face de Cornélia. Puis, ayant fait le tour, encouragé par les excitations des indigènes, il la prit dans ses bras et lui appliqua un formidable baiser en pleine figure.

Cette fois, ce fut une série de culbutes qui s’ensuivit. Du coup, le jongleur venait de passer acrobate ! Après deux sauts aussi périlleux qu’involontaires, il alla retomber au milieu de son groupe ahuri.

Et, pour produire cet effet sur le magicien comme sur les autres indigènes, Cornélia n’avait eu qu’à presser le bouton d’une petite pile qu’elle portait dans sa poche. Oui !… une petite pile portative, qui lui servait à « jouer les femmes électriques » !

« Ah ! femme !… femme !… s’écria son mari en la pressant impunément dans ses bras devant les Indiens stupéfaits. Est-elle assez maligne… L’est-elle assez…

— Aussi maligne qu’électrique ! » ajouta M. Serge.

En vérité, que devaient penser ces indigènes, si ce n’est que cette femme surnaturelle disposait du tonnerre à sa fantaisie ! Comment rien qu’en lui touchant la main, on était foudroyé ! Décidément, ce ne pouvait être que la compagne du Grand-Esprit, qui avait daigné descendre sur la Terre pour épouser en secondes noces M. Cascabel !



XIV

du fort-youkon à port-clarence.

Le soir de cette mémorable représentation, dans un entretien auquel toute la famille assista, il fut décidé que le départ aurait lieu le lendemain.

Évidemment — ceci était l’objet des judicieuses réflexions de M. Cascabel — s’il avait eu besoin de recruter des sujets pour sa troupe, il n’aurait eu que l’embarras de choisir entre ces indigènes de l’Alaska. Dût son amour-propre en souffrir, il lui fallait reconnaître que ces Indiens avaient de merveilleuses dispositions pour les exercices acrobatiques. Gymnastes, gymnasiarques, clowns, équilibristes, jongleurs, ils auraient obtenu de grands succès en n’importe quel pays. Certes, le travail devait être pour une bonne part dans leur talent ; mais la nature avait plus fait encore en les créant vigoureux, souples, adroits. Nier qu’ils se fussent montrés les égaux des Cascabel, c’eût été injuste. Heureusement, le dernier mot était resté à la famille, grâce à la présence d’esprit de la « reine des femmes électriques ! »

Il y eut lieu d'admirer le travail de ces industrieux animaux. (Page 175.)
Il est vrai que les employés du fort — pauvres diables pour la plupart très ignorants — avaient été non moins surpris que les indigènes de ce qui s’était passé devant eux. Toutefois, il fut convenu qu’on ne leur révélerait point le secret de ce phénomène, afin de laisser à Cornélia toute son auréole. Il s’ensuit que, le lendemain, lorsqu’ils vinrent, comme d’habitude, lui rendre visite, ils n’osèrent pas approcher de trop près la foudroyante personne, qui les accueillait
Arrivée au fort Noulato. (Page 179.)

avec son plus charmant sourire. Ce ne fut pas sans de visibles hésitations qu’ils lui prirent la main. Il en fut de même du tyhi et du magicien, qui eussent bien voulu connaître ce mystère, dont ils auraient pu tirer profit, — ce qui eût accru leur prestige au milieu des tribus indiennes.

Les préparatifs du départ étant achevés, M. Cascabel et les siens prirent congé de leurs hôtes dans la matinée du 4 août, et l’attelage, dûment reposé, suivit la direction de l’ouest en descendant la rive droite du fleuve.

M. Serge et Jean avaient soigneusement étudié la carte, en profitant des indications spéciales que leur donnait la jeune Indienne. Kayette connaissait la plupart des villages qu’il y aurait à traverser, et, à l’en croire, aucun cours d’eau ne gênerait gravement la marche de la Belle-Roulotte.

D’ailleurs, il n’était pas encore question d’abandonner la vallée du Youkon. On longerait d’abord la rive droite du fleuve jusqu’au poste de Nelu, on traverserait le village de Nuclakayette ; puis, de Nuclakayette au fort de Noulato, ce serait encore quatre-vingt lieues à franchir. Le véhicule abandonnerait alors le Youkon, afin de couper directement vers l’ouest.

La saison restait favorable, les journées étaient chaudes, bien que, pendant la nuit, on constatât un sensible abaissement de la température. Ainsi, à moins de retards imprévus, M. Cascabel avait la certitude d’atteindre Port-Clarence, avant que l’hiver eût accumulé des obstacles insurmontables sur la route.

Peut-être s’étonnera-t-on qu’un semblable voyage s’accomplît dans des conditions relativement si faciles. Mais n’est-ce pas le cas dans les pays de plaines, quand la belle saison, la durée du jour, la douceur du climat favorisent les voyageurs ? Il n’en serait plus de même au-delà du détroit de Behring, lorsque les steppes sibériennes s’étendraient jusqu’à l’horizon, alors que les neiges de l’hiver les couvriraient à perte de vue et que les rafales se déchaîneraient à leur surface. Et, un soir, comme l’on parlait des dangers à venir :

« Eh ! s’écria le confiant Cascabel, nous viendrons à bout de nous en tirer !

— Je l’espère, répondit M. Serge. Mais, lorsque vous aurez mis le pied sur le littoral sibérien, je vous engage à prendre immédiatement direction vers le sud-ouest, afin de gagner les territoires plus méridionaux, où la Belle-Roulotte sera moins éprouvée par le froid.

— C’est bien ce que nous avons l’intention de faire, monsieur Serge, répondit Jean.

— Et vous aurez d’autant plus raison, mes amis, que les Sibériens ne sont point à redouter, à moins… comme dirait Clou… qu’on ne s’aventure parmi les tribus de la côte septentrionale. En réalité, votre plus grand ennemi sera le froid.

— Nous sommes prévenus, dit M. Cascabel, et nous ferons bonne route, n’ayant qu’un regret, monsieur Serge, c’est que vous ne continuiez pas le voyage avec nous !

— Oui, ajouta Jean, un profond regret ! »

M. Serge sentait à quel point cette famille s’était attachée à lui, et combien il éprouvait d’amitié pour elle. À mesure que s’écoulaient les jours dans cette intimité, l’affection devenait plus étroite entre elle et lui. La séparation serait douloureuse, et se retrouverait-on jamais à travers les hasards d’une existence si différente de part et d’autre ? Et puis M. Serge emmènerait Kayette, et il avait déjà observé l’amitié de Jean pour la jeune Indienne. M. Cascabel avait-il remarqué ce sentiment déjà si vif dans le cœur de son fils ? M. Serge n’aurait pu se prononcer. Quant à Cornélia, comme l’excellente femme ne s’était jamais expliquée à ce sujet, il avait cru devoir se tenir sur la même réserve. À quoi eût servi une explication ? C’était un autre avenir qui attendait la fille adoptive de M. Serge, et le pauvre Jean s’abandonnait à des espérances qui ne pourraient se réaliser.

Enfin le voyage se faisait sans grands obstacles, sans trop de fatigue. Port-Clarence serait atteint avant que l’hiver eût solidifié le détroit de Behring, et là, il y aurait lieu de séjourner pendant un certain temps. Dès lors, nulle nécessité de surmener les gens et l’attelage.

Toutefois, on était toujours à la merci d’un accident possible. Un cheval blessé ou malade, une roue brisée, aurait mis la Belle-Roulotte dans un réel embarras. Il convenait, dans cette prévision, de ne point se départir de la plus rigoureuse prudence.

Pendant les trois premiers jours, l’itinéraire ne cessa de suivre le cours du fleuve, qui se dirigeait vers l’ouest ; mais, lorsque le Youkon commença à s’infléchir vers le sud, il parut bon de se maintenir sur la ligne du soixante-cinquième parallèle[1].

En cet endroit, le fleuve était très sinueux, et la vallée se rétrécissait sensiblement, dans un cadre de ces collines de médiocre hauteur, que la carte désigne sous le nom de « remparts », à cause de leur forme bastionnée.

Il y eut quelques difficultés pour sortir de ce dédale, et toutes les précautions furent prises, afin d’épargner un accident au véhicule. On le déchargerait en partie dans les passes trop raides, on poussait à la roue, et cela avec d’autant plus de raison, faisait observer M. Cascabel, « que les charrons paraissaient très rares dans le paysage ! »

Il y eut aussi quelques creeks à franchir, entre autres le Nocolocargout, le Shetehaut, le Klakencot. Heureusement, en cette saison, ces cours d’eau étaient peu profonds, et il ne fut pas difficile de trouver des gués praticables.

Quant aux Indiens, peu ou point dans cette partie de la province, autrefois parcourue par des tribus appartenant aux Gens du Milieu, tribus à peu près éteintes maintenant. De temps à autre passait une famille qui gagnait le littoral du sud-ouest pour s’y livrer à la pêche pendant l’automne.

Parfois aussi, quelques trafiquants venaient en sens inverse, après avoir quitté l’embouchure du Youkon, et se dirigeaient vers les divers postes de la Compagnie russo-américaine. Ils regardaient, non sans grande surprise, cette voiture aux vives couleurs et les hôtes qu’elle transportait. Puis, sur un souhait de bon voyage, ils continuaient leur route vers l’est.

Le 13 août, la Belle-Roulotte arriva devant le village de Nuclakayette, à cent vingt lieues du fort Youkon. Ce n’est, à vrai dire, qu’une factorerie où se fait le commerce des fourrures, et que ne dépassent guère les employés moscovites. Partis des divers points de la Russie asiatique et du littoral alaskien, c’est là qu’ils se rencontrent pour faire concurrence aux acheteurs de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Aussi Nuclakayette est-il un point de concentration, où les indigènes transportent les pelleteries qu’ils ont pu recueillir pendant la saison d’hiver.

Après s’être écarté du fleuve afin d’en éviter les nombreux détours, M. Cascabel l’avait rejoint à la hauteur de ce village, très agréablement situé au centre de petites collines, égayées d’arbres verts. Quelques huttes de bois se groupaient autour de la palissade, qui défendait le fort. Des ruisseaux murmuraient à travers la plaine herbeuse. Deux ou trois embarcations stationnaient près de la rive du Youkon. Tout cet ensemble plaisait au regard et invitait au repos. Quant aux Indiens, qui fréquentaient les alentours, c’étaient des Tananas, appartenant, on l’a dit, au plus beau type indigène de l’Alaska septentrionale.

Si engageant que fût l’endroit, la Belle-Roulotte n’y fit halte que pendant vingt-quatre heures. Cela fut jugé suffisant pour les chevaux, très ménagés d’ailleurs. L’intention de M. Cascabel était de s’arrêter plus longtemps à Noulato, fort d’une certaine importance et mieux approvisionné, où il y aurait lieu de faire diverses acquisitions en vue du voyage à travers la Sibérie.

Inutile de dire que M. Serge et Jean, quelquefois accompagnés du jeune Sandre, ne négligeaient pas de chasser, chemin faisant. C’était toujours, comme gros gibier, des élans et des rennes, qui courraient à travers les plaines et se remisaient sous l’abri des forêts ou plutôt des bouquets d’arbres assez clairsemés sur le territoire. Dans les parties marécageuses, oies, pilets, bécassines, canards sauvages, fournissaient également de beaux coups de fusil, et les chasseurs purent même abattre quelques couples de ces hérons, qui sont généralement peu prisés au point de vue comestible.

Et pourtant, d’après Kayette, le héron est un manger très estimé des Indiens — surtout quand ils n’ont pas autre chose à se mettre sous la dent. On en fit l’essai au déjeuner du 13 août. Malgré tout le talent de Cornélia — et l’on sait si elle cuisinait à merveille — cette chair parut dure et coriace. Elle ne fut acceptée, sans protestation, que par Wagram et Marengo, qui s’en régalèrent jusqu’au dernier os.

Il est vrai, pendant les époques de famine, les indigènes se contentent de hiboux, de faucons et même de martres ; mais c’est parce qu’ils y sont forcés, il faut en convenir.

Le 14 août, la Belle-Roulotte dut se glisser à travers les sinuosités d’une gorge plus étroite, entre des collines fort escarpées le long du fleuve. Cette fois, la passe était si raide, si cahoteuse, comme l’eût été le lit raviné d’un torrent, que, malgré toutes les précautions prises, un accident se produisit. Heureusement, ce ne fut point une des roues de la voiture qui se brisa, mais un des brancards. Aussi, la réparation ne demanda-t-elle que peu de temps, et quelques bouts de corde suffirent à remettre les choses en état.

Quand on eût dépassé d’un côté du fleuve le village de Suquongilla, et de l’autre le village de Newicargout, bâti sur le creek de ce nom, le cheminement s’effectua sans difficulté. Plus de collines. Une large plaine se développait au-delà des limites du regards. Trois ou quatre rios la sillonnaient de leurs lits entièrement desséchés en cette saison où les pluies sont rares. Dans la période des tourmentes et des neiges, il eût été impossible de maintenir cette direction à l’itinéraire.

En traversant un de ces creeks, le Milocargout, où il y avait un pied d’eau à peine, M. Cascabel fit observer qu’il était barré par une chaussée.

« Eh ! dit-il, puisque l’on a fait une chaussée en travers de ce creek, on aurait bien pu faire un pont ! C’eût été plus utile pendant les crues…

— Sans doute, père, répondit Jean. Mais les ingénieurs qui ont construit cette chaussée n’auraient pas été capables de construire un pont !…

— Et pourquoi ?

— Parce que ce sont des ingénieurs à quatre pattes, autrement dit des castors. »

Jean ne se trompait pas, et il y eut lieu d’admirer le travail de ces industrieux animaux qui ont soin de bâtir leur digue en tenant compte du courant, et aussi en la surélevant suivant l’étiage ordinaire du creek. Il n’y avait pas jusqu’à l’inclinaison des talus de cette digue qui ne fût calculée en vue d’une meilleure résistance à la poussée des eaux.

« Et pourtant, s’écria Sandre, ces castors ne sont point allés à l’école pour apprendre…

— Ils n’avaient pas besoin d’y aller, répondit M. Serge. À quoi bon la science, qui se trompe quelquefois, quand on a l’instinct qui ne se trompe jamais. Cette digue, mon garçon, les castors l’ont faite comme les fourmis font leurs fourmilières, comme les araignées tissent leurs toiles, comme les abeilles disposent les alvéoles de leurs ruches, enfin comme les arbres et les arbustes produisent des fruits et des fleurs. Pas de tâtonnements de leur part, pas de progrès non plus. D’ailleurs, il n’y en a pas à faire en ce genre d’ouvrage. Le castor d’aujourd’hui bâtit avec autant de perfection que le premier castor qui ait apparu sur le globe. La perfectibilité n’est point le fait des animaux, elle est le propre de l’homme et lui seul peut s’élever de progrès en progrès dans le domaine des arts, de l’industrie et des sciences. Aussi admirons sans réserve ce merveilleux instinct des animaux, qui leur permet de créer de telles choses. Mais, ces choses, ne les considérons que comme œuvres de la nature !

— C’est cela, monsieur Serge, dit Jean, et je comprends bien votre observation. Là est la différence entre l’instinct et la raison. En somme, c’est la raison qui est supérieure à l’instinct, bien qu’elle soit sujette à se tromper…

— Incontestablement, mon ami, répondit M. Serge, et ces erreurs, successivement reconnues et réparées, ne sont qu’un acheminement dans la voie du progrès.

— En tout cas, répliqua Sandre, je m’en tiens à ce que j’ai dit ! Les bêtes n’ont pas besoin d’aller à l’école…

— D’accord, mais les hommes ne sont que des bêtes, quand ils n’y sont point allés ! répondit M. Serge.

— Bien !… bien ! dit Cornélia, toujours très pratique, quand il s’agissait des choses du ménage. Est-ce que ça se mange, ces castors ?…

— Certainement, répondit Kayette.

— J’ai même lu, ajouta Jean, que la queue de cet animal était excellente ! »

Cela ne put être vérifié, car il n’y avait pas de castors dans le creek, ou, s’il y en avait, on ne put en prendre.

Au sortir du lit du Milocargout, la Belle-Roulotte traversa le village de Sacherteloutain, en plein pays des Indiens Co-Youkons. Sur le conseil de Kayette, il y eut lieu de prendre certaines précautions dans les rapports avec ces indigènes, de leur nature très enclins au vol. Comme ils entouraient le véhicule d’un peu près, on veilla à ce qu’ils ne pussent pénétrer à l’intérieur. D’ailleurs, de jolies verroteries, libéralement offertes aux principaux chefs de la tribu, produisirent un effet salutaire, et l’on s’en tira sans désagrément.

Cependant l’itinéraire se compliquait de plus d’une difficulté en longeant l’étroite base des remparts ; mais il n’eût été possible de les éviter qu’en s’aventurant à travers une région plus montagneuse.

La rapidité de la marche s’en ressentit et pourtant il convenait de ne point trop s’attarder. La température commençait à fraîchir, sinon dans la journée, du moins pendant la nuit — ce qui était normal à cette époque, vu que la région se trouvait à quelques degrés seulement au-dessous du Cercle polaire.

La famille Cascabel était arrivée à un point où le fleuve fait un angle brusque en se rejetant vers le nord. On dut le remonter
jusqu’au confluent du Co-Youkon, qui lui envoie ses eaux par deux branches tortueuses. Il fallut près d’une journée pour trouver une passe guéable que Kayette ne reconnut pas sans peine, car le niveau du courant s’était déjà élevé.

Cet affluent une fois franchi, la Belle-Roulotte reprit la direction du sud, et redescendit à travers une contrée assez accidentée jusqu’au fort de Noulato.

Ce poste, dont l’importance commerciale est grande, appartient à la Compagnie russo-américaine. C’est la factorerie la plus septentrionale qui ait été établie dans l’Ouest-Amérique, puisque, d’après les observations de Frederic Whimper, elle est située par 64°42’ de latitude et 155°36’ de longitude.

En cette partie de la province alaskienne, il eût été difficile de se croire sous un parallèle aussi élevé. Le sol y est incontestablement plus fertile qu’aux environs du fort Youkon. Partout des arbres d’une belle venue, partout des prairies tapissées d’une herbe verdoyante, sans parler des vastes plaines que l’agriculteur pourrait cultiver avec profit, car un humus épais en recouvre le sol argileux. En outre, l’eau s’y répand largement, grâce aux dérivations de la rivière Noulato, qui coule vers le sud-ouest, et au réseau de ces creeks ou cargouts, qui s’étend vers le nord-est. Malgré cela, la production végétale y est réduite à quelques buissons, chargés de baies sauvages, abandonnés au seul caprice de la nature.

Voici quelles sont les dispositions du fort Noulato : autour des bâtiments, un circuit de palissades, défendu par deux tours, qu’il est interdit aux Indiens de franchir pendant la nuit, et même pendant le jour, s’ils sont nombreux ; à l’intérieur de l’enceinte, des cabanes, des hangars et des magasins en planches, avec fenêtres vitrées de vessies de phoques. On le voit, rien de plus rudimentaire que ces postes de l’extrême Nord-Amérique.

Là, M. Cascabel et les siens furent accueillis avec empressement. En ces endroits perdus du Nouveau Continent, en dehors de toutes communications régulières, n’est-ce pas toujours plus qu’une distraction, n’est-ce pas un véritable sujet de réjouissance que l’arrivée de quelques visiteurs, et ne sont-ils pas toujours les bienvenus avec les nouvelles qu’ils apportent de si loin ?

Le fort Noulato était habité par une vingtaine d’employés, d’origine russe et américaine, qui se mirent à la disposition de la famille pour lui fournir tout ce dont elle avait besoin. Régulièrement ravitaillés par les soins de la Compagnie, ils trouvent encore des ressources pendant la belle saison, soit en chassant l’élan ou le renne, soit en pêchant dans les eaux du Youkon. Là abondent certains poissons, et plus spécialement le « nalima », plutôt réservé à l’alimentation des chiens, mais dont le foie n’est bien apprécié que de ceux qui s’en nourrissent d’habitude.

Il va de soi que les habitants de Noulato furent un peu surpris, lorsqu’ils virent arriver la Belle-Roulotte et plus encore, lorsque M. Cascabel leur eut fait connaître son projet de retourner en Europe par la Sibérie. En vérité, il n’y a que ces Français pour ne douter de rien ! Quant à la première partie du voyage qui devait s’achever à Port-Clarence, ils affirmèrent qu’elle s’accomplirait sans obstacle et s’achèverait avant que les plaines de l’Alaska fussent saisies par les premiers froids.

Sur les conseils de M. Serge, on résolut de faire acquisition de quelques-uns des objets nécessaires à la traversée des steppes. Avant tout, il y avait lieu de se procurer plusieurs paires de ces lunettes, qui sont indispensables, lorsqu’on doit franchir les espaces blanchis par l’hiver. Moyennant quelques verroteries, les Indiens consentirent à en vendre une douzaine. Ce n’étaient que des lunettes de bois, sans verres, ou plutôt des œillères qui enveloppent l’œil en ne laissant passer le regard que par une étroite fente. Cela suffit pour se diriger sans trop de peine, en empêchant les ophtalmies que provoquerait inévitablement la réverbération des neiges. Tout le personnel essaya ces œillères et put constater qu’il lui serait facile de s’y habituer.

Après cet appareil préservatif de la vue, il fallut songer aux chaussures, car on ne se promène pas avec des bottines ou des souliers fins à travers les steppes soumises aux intempéries sibériennes.

Le magasin de Noulato fournit plusieurs paires de bottes en peau de phoque — de celles qui sont le mieux appropriées à ces longs voyages sur un sol glacé, et qui sont rendues imperméables par une couche de graisse.

Ce qui amena M. Cascabel à faire sentencieusement cette très juste observation :

« Il y a toujours avantage à se vêtir comme le sont les animaux des pays par où l’on passe ! Puisque la Sibérie est le pays des phoques… habillons-nous en phoques…

— En phoques à lunettes ! » répondit Sandre, dont la repartie reçut l’approbation paternelle.

La famille resta deux jours au fort de Noulato, deux jours qui suffirent à reposer son courageux attelage. Il lui tardait d’arriver à Port-Clarence. La Belle-Roulotte se mit en marche le 21 août, au soleil levant et, à partir de ce point, abandonna définitivement la rive droite du grand fleuve.

Le Youkon s’infléchissait très franchement vers le sud-ouest, pour aller se jeter dans le golfe de Norton. À continuer d’en suivre le cours, le chemin se fût allongé sans profit, puisque son embouchure s’ouvre au-dessous du détroit de Behring. De là, il aurait fallu remonter vers Port-Clarence en côtoyant un littoral coupé de fjords, d’anses, de criques, où Gladiator et Vermout se seraient inutilement fatigués.

Déjà le froid se faisait plus vivement sentir. Si les rayons du soleil, très obliques, donnaient encore une large lumière, ils donnaient peu de chaleur. D’épais nuages, formant une masse grisâtre, menaçaient de se résoudre en neige. Le petit gibier se faisait rare, et les oiseaux migrateurs commençaient à s’enfuir afin de chercher au sud de plus doux hivernages.

Jusqu’à ce jour, — résultat dont il fallait hautement se féliciter — M. Cascabel et les siens n’avaient point été trop éprouvés par les fatigues de la route ; en vérité, il fallait qu’ils fussent doués d’une santé de fer — ce qui était évidemment dû à leur vie errante, à leur habitude de se faire à tous les climats, à cette solidité de constitution que donnent les exercices corporels. Il y avait par suite lieu d’espérer qu’ils arriveraient tous sains et saufs à Port-Clarence.

Et il en fut ainsi à la date du 5 septembre, après cinq cents lieues parcourues depuis Sitka, et près de onze cents depuis Sacramento — soit seize cents lieues faites, en six mois, à travers l’Ouest-Amérique.



XV

port-clarence.


Port-Clarence est le port le plus avancé vers le nord-ouest que l’Amérique septentrionale possède sur le détroit de Behring. Situé au sud du cap du Prince-de-Galles, il se creuse dans la partie du littoral, où se dessine le nez de cette figure dont le profil est représenté par la côte alaskienne. Ce port présente un excellent mouillage, très apprécié des navigateurs et, plus particulièrement, de ces baleiniers dont les navires vont chercher fortune dans les mers arctiques.

La Belle-Roulotte était venue camper près de la berge intérieure du port, près de l’embouchure d’une petite rivière, à l’accore de hautes roches, couronnées par un massif de maigres bouleaux. Là devait se faire la plus longue halte de tout le voyage. Là se prolongerait le repos de la petite troupe — un repos forcé que commandait l’état du détroit, dont la surface n’était pas encore solidifiée à cette époque de l’année. Inutile d’ajouter que la voiture n’aurait pu le franchir à bord de ces embarcations qui font le service de Port-Clarence, lesquelles ne sont que des canots de pêche d’un très faible tonnage. Il fallait s’en tenir au projet de gagner la côte asiatique lorsque la mer serait changée en un immense ice-field.

Cette longue halte n’était pas à regretter au moment d’entreprendre la seconde partie de ce voyage, où commenceraient véritablement les difficultés physiques, la lutte contre le froid, contre les tempêtes de neige — du moins tant que la Belle-Roulotte n’aurait pas atteint ces territoires plus abordables de la Sibérie méridionale. Jusque-là, il y aurait quelques semaines, peut-être quelques mois, très rudes à passer, et on ne pouvait que se féliciter d’avoir le temps de compléter les préparatifs en vue d’un si pénible cheminement. En effet, si certains objets avaient pu être achetés chez les Indiens du fort Noulato, d’autres manquaient encore, dont M. Cascabel comptait faire acquisition soit chez les négociants, soit chez les indigènes de Port-Clarence.

Il résulte de là que son personnel éprouva une réelle satisfaction, lorsqu’il prononça sa phrase bien connue :

« En place !… Repos ! »

Et ce commandement, toujours favorablement accueilli pendant les marches ou les manœuvres militaires, fut aussitôt suivi de cet autre, jeté à pleine voix par le jeune Sandre :

« Rompez les rangs ! »

Et si les rangs furent rompus, on peut le croire !

Ainsi qu’on l’imagine, l’arrivée de la Belle-Roulotte à Port-Clarence ne devait point passer inaperçue. Jamais pareille machine ambulante ne s’était aventurée si loin, puisqu’elle avait atteint les confins même de l’Amérique septentrionale. Pour la première fois, des saltimbanques français apparaissaient aux regards émerveillés des indigènes.

Il y avait alors à Port-Clarence, en dehors de sa population habituelle, d’Esquimaux et de négociants, un certain nombre de fonctionnaires russes. C’étaient ceux, qui, depuis l’annexion de l’Alaska aux États-Unis, avaient reçu ordre de repasser le détroit pour regagner soit la presqu’île des Tchouktches sur la côte asiatique, soit Petropavlovsk, la capitale du Kamtchatka. Ces agents se joignirent à toute la population pour faire bon accueil à la famille Cascabel, et il faut constater que la réception des Esquimaux fut particulièrement très cordiale.

C’étaient ces mêmes Esquimaux que, douze ans plus tard, le célèbre navigateur Nordenskjöld devait rencontrer en ces parages, lors de cette audacieuse campagne dans laquelle il découvrit le passage du nord-est. À cette époque, quelques-uns de ces indigènes étaient armés de revolvers et de fusils à tir rapide, premiers dons de la civilisation américaine.

Comme la saison d’été était à peine terminée, les naturels de Port-Clarence n’avaient pas encore réintégré leurs habitations d’hiver. Ils s’étaient établis sous de petites tentes, élégamment dressées, faites d’épaisses toiles de coton à vifs bariolages, et consolidées par des tresses d’herbe. À l’intérieur se trouvaient nombre d’ustensiles fabriqués avec des noix de coco.

Et Clou-de-Girofle, lorsqu’il vit pour la première fois ces ustensiles, de s’écrier :

« Ah ça ! mais il pousse donc des cocotiers dans les forêts de l’Esquimaudie…

À moins… lui répondit M. Serge, que ces noix aient été apportées des îles du Pacifique et échangées par les baleiniers qui font relâche à Port-Clarence ! »

Et M. Serge avait raison. Du reste, les rapports des Américains et des indigènes étaient déjà très suivis à cette époque. Il s’opérait entre eux une fusion tout à l’avantage du développement de la race esquimaude.

À ce propos, il faut faire observer, ainsi qu’on le verra plus tard, qu’il n’existe aucune conformité de type ni de mœurs entre les Esquimaux d’origine américaine et les indigènes de la Sibérie asiatique. Ces tribus alaskiennes ne comprennent même pas la langue qui se parle à l’ouest du détroit de Behring. Mais, leur idiome étant très mélangé de mots anglais et russes, il n’était pas trop difficile de converser avec eux.

Il s’ensuit que, dès les premiers jours de son installation, la famille Cascabel voulut se mettre en rapport avec les indigènes disséminés autour de Port-Clarence. Ayant été hospitalièrement reçue dans les tentes de ces braves gens, elle n’hésita point à leur ouvrir les portes de la Belle-Roulotte — ce dont personne n’eut à se repentir.

Ces Esquimaux sont, d’ailleurs, beaucoup plus civilisés que le public ne le croit généralement. On se les figure comme des sortes de phoques de l’espèce parlante, des amphibies à face humaine, à en juger par les vêtements qu’ils ont l’habitude de porter, surtout pendant la saison d’hiver. Il n’en est rien et, à Port-Clarence, les représentants de la race esquimaude ne sont ni répugnants à voir ni désagréables à fréquenter. Quelques-uns poussent même le respect de la mode jusqu’à s’habiller presque à l’européenne. La plupart obéissent à une certaine coquetterie, qui admet l’ajustement en peau de renne ou de phoque, le « pask » en fourrure de marmotte, le tatouage de la figure, c’est-à-dire quelques légères traces de dessins appliquées sur le menton. Les hommes ont la barbe courte et rare ; au coin des lèvres, trois trous, percés avec art, leur permettent d’y suspendre de petits anneaux en os sculpté, et le cartilage de leur nez reçoit aussi quelques ornements de ce genre.

En somme, les Esquimaux qui vinrent rendre leurs devoirs à la famille Cascabel n’avaient point un fâcheux aspect, — cet aspect que présentent trop souvent les Samoyèdes ou autres indigènes du littoral asiatique. Les jeunes filles portaient à leurs oreilles des rubans de perles, à leurs bras des bracelets de fer ou de cuivre assez finement travaillés.

Il faut également noter que c’étaient d’honnêtes gens, pleins de
La famille Cascabel voulut se mettre en rapport avec les indigènes (Page 185.)

bonne foi dans les transactions, bien que marchandant et quémandant à l’excès. En résumé, reprocher ce défaut aux naturels des régions arctiques, ce serait se montrer sévère.

La plus parfaite égalité règne parmi eux. Ils n’ont pas même de chefs de clan. Quant à leur religion, c’est le paganisme. Ils adorent, en fait de divinités, des poteaux à figures sculptées et peintes en rouge, qui représentent diverses sortes d’oiseaux dont les ailes se
Deux hommes causaient à l’extrémité du port. (Page 193.)

déploient largement en éventails. Ils ont des mœurs pures, un sentiment très développé de la famille, le respect des pères et mères, l’amour des enfants, la vénération des morts, dont les cadavres, exposés en plein air, sont habillés de vêtements de fête, ayant près d’eux armes et kayak.

Les Cascabel se plaisaient beaucoup à ces promenades quotidiennes qu’ils faisaient aux environs de Port-Clarence. Souvent aussi, ils allaient visiter une ancienne huilerie, de fondation américaine, qui fonctionnait encore à cette époque.

Le pays n’est pas dépourvu d’arbres, ni le sol de végétation, aspect très différent de celui que présente la presqu’île des Tchouktches, de l’autre côté du détroit. Cela tient à ce que, le long de la côte du Nouveau-Continent, monte un courant chaud, venu des brûlants parages du Pacifique, tandis que, le long du littoral sibérien, descend un courant froid, puisé au bassin des mers boréales.

Il va sans dire que M. Cascabel n’avait point l’intention de donner des représentations aux indigènes de Port-Clarence. Il se défiait et pour cause ! Jugez donc, s’il s’était trouvé parmi eux des acrobates, des jongleurs, des clowns, aussi remarquables que chez les Indiens du fort Youkon !

Mieux valait ne pas risquer de compromettre une seconde fois la réputation de la famille.

En attendant, les jours s’écoulaient et, en réalité, c’était plus qu’il n’était nécessaire pour le repos de la petite troupe. Certainement, après une semaine de halte à Port-Clarence, tous auraient été en état d’affronter les fatigues d’un voyage en terre sibérienne.

Mais le détroit était toujours interdit à la Belle-Roulotte. À la fin de septembre, et sous cette latitude, si la température était déjà au-dessous du zéro centigrade en moyenne, le bras de mer qui sépare l’Asie de l’Amérique n’était pas encore pris. Il passait de nombreux glaçons, formés au large sur les limites du bassin de Behring, et qui remontaient vers le nord, en prolongeant la côte alaskienne sous l’action de ce courant venu du Pacifique. Mais il fallait attendre que ces glaçons se fussent solidifiés, puis agglomérés, de manière à ne plus offrir qu’un immense ice-field, immobile et « carrossable » entre les deux continents.

Il était évident que, sur cette couche glacée devenue assez résistante pour qu’il y pût passer un convoi d’artillerie, la Belle-Roulotte et son personnel ne courraient aucun risque. Ce n’était d’ailleurs qu’un trajet d’une vingtaine de lieues dans la partie la plus resserrée du détroit, comprise entre le cap du Prince-de-Galles, un peu au-dessus de Port-Clarence et le petit port de Numana, situé sur la côte sibérienne.

« Diable ! dit un jour M. Cascabel, il est vraiment fâcheux que les Américains n’aient pas construit un pont…

— Un pont de vingt lieues ! s’écria Sandre.

— Et pourquoi pas ? fit observer Jean. Il pourrait s’appuyer au milieu du détroit sur l’îlot Diomède…

— Ce ne serait pas impossible, répondit M. Serge, et il est permis de croire que cela se fera un jour, comme tout ce que peut faire l’intelligence de l’homme.

— On se propose bien de jeter un pont au-dessus du Pas-de-Calais, dit Jean.

— Tu as raison, mon ami, répondit Serge. Pourtant, convenons-en, le pont du détroit de Behring serait moins utile que le pont de Calais à Douvres. Positivement, il ne ferait pas ses frais !

— S’il était peu utile pour les voyageurs en général, reprit Cornélia, il le serait pour nous, du moins…

— Eh ! j’y pense ! répliqua M. Cascabel. Mais, pendant les deux tiers de l’année il existe, notre pont, un pont de glace, aussi solide que n’importe quel pont de pierre ou de fer ! C’est dame Nature qui le reconstruit tous les ans, après la débâcle, et elle ne demande pas de péage !

Il disait vrai, M. Cascabel, avec son habitude de prendre les choses par leur bon côté. Pourquoi un pont qui coûterait des millions, quand il suffisait d’attendre le moment favorable pour que le passage fût assuré aux piétons comme aux voitures ?

En effet, cela ne pouvait plus tarder. Il ne fallait qu’un peu de patience.

Vers le 7 octobre, il fut constant que la période d’hivernage était définitivement établie sous cette haute latitude. Il neigeait fréquemment. Toute trace de végétation avait disparu. Les rares arbres du littoral, dépouillés de leurs dernières feuilles, étaient chargés de givre. On ne voyait plus rien de ces maigres plantes des contrées boréales, dont les espèces sont si voisines de celles de la Scandinavie, et aucune de ces linaires, qui composent en grande partie l’herbier de la flore arctique.

Toutefois, si les glaçons dérivaient toujours à travers le détroit, tant le courant est rapide, ils s’accroissaient en largeur et en épaisseur. De même qu’il suffit d’un grand coup de feu pour opérer la soudure des métaux, il suffirait ici d’un grand coup de froid pour souder les morceaux de l’ice-field. On pouvait l’attendre d’un jour à l’autre.

Et pourtant, si la famille Cascabel avait hâte que le détroit fût praticable et lui permît de quitter Port-Clarence, si ce devait être une joie de mettre enfin le pied sur l’Ancien Continent, cette joie ne laissait pas d’être mêlée d’amertume. Ce serait l’heure de la séparation. On abandonnerait l’Alaska, sans doute, mais M. Serge resterait dans ce pays, puisqu’il n’était pas question qu’il allât plus loin vers l’ouest. Et, après l’hiver, il reprendrait ses excursions à travers cette partie de l’Amérique dont il voulait achever l’exploration, en visitant ces territoires situés au nord du Youkon et au-delà des montagnes.

Séparation cruelle pour les uns comme pour les autres, car tous étaient liés, non seulement par la sympathie, mais aussi par une amitié très étroite !

Le plus attristé, on le devine, c’était Jean. Pouvait-il oublier que M. Serge emmènerait Kayette avec lui ? Et n’était-ce pas l’intérêt de la jeune Indienne, que son avenir fût remis entre les mains de son nouveau père ? À qui pouvait-elle être mieux confiée qu’à M. Serge ? Il en avait fait sa fille adoptive, il la conduirait en Europe, il la ferait instruire, il lui assurerait une situation qu’elle ne trouverait jamais dans une famille de pauvres saltimbanques. En présence de tels avantages, eût-il été permis d’hésiter ? Non, certes ! et Jean était le premier à le reconnaître. Malgré cela, il n’en éprouvait pas moins une peine que trahissait sa tristesse croissante. Comment aurait-il eu la force de se maîtriser ? Se séparer de Kayette, ne plus la voir, ne plus la revoir même, lorsqu’elle serait si loin de lui matériellement et moralement, quand elle aurait pris sa place dans la propre famille de M. Serge, perdre cette douce habitude qu’ils avaient tous les deux de causer ensemble, de travailler ensemble, d’être toujours l’un près de l’autre, c’était désespérant.

D’autre part, si Jean était très malheureux, son père, sa mère, son frère et sa sœur, profondément attachés à Kayette, ne pouvaient se faire à l’idée de s’éloigner d’elle, non plus que de M. Serge. Ils auraient donné « gros », comme disait M. Cascabel, pour que M. Serge consentît à les accompagner jusqu’au terme de leur voyage. Ce seraient encore quelques mois à passer près de lui, puis… ensuite… on verrait…

Il a été dit que les habitants de Port-Clarence avaient pris cette famille en grande affection. Ils ne voyaient pas sans appréhension s’approcher le moment où elle se hasarderait à travers les steppes, exposée à de très réels dangers. Mais s’ils montraient de la sympathie à ces Français, venus de si loin et qui s’en allaient si loin, quelques-uns des Russes, récemment arrivés au détroit, étaient portés à observer le personnel de la troupe et, plus particulièrement, M. Serge dans un intérêt tout différent.

On ne l’a point oublié, il se trouvait alors à Port-Clarence un certain nombre de ces fonctionnaires que l’annexion de l’Alaska obligeait à réintégrer les territoires sibériens.

Parmi ces agents, il y en avait deux qui avaient été chargés d’une mission toute spéciale sur les territoires américains soumis à l’administration moscovite. Elle consistait à veiller sur les réfugiés politiques, auxquels la Nouvelle-Bretagne donnait asile, et qui pouvaient être tentés de franchir la frontière alaskienne. Or, ce Russe, devenu le compagnon et l’hôte d’une famille de saltimbanques, ce M. Serge qui s’arrêtait précisément aux limites de l’Empire du Czar, leur avait paru quelque peu suspect. Aussi ne le perdaient-ils pas de vue, toutefois avec assez de prudence pour n’en rien laisser paraître.

M. Serge ne se doutait point, par conséquent, qu’il fût l’objet de certains soupçons. Lui, également, n’appréhendait que la séparation prochaine. Était-il combattu entre l’idée de reprendre son excursion à travers l’Ouest-Amérique, ou songeait-il à y renoncer pour suivre ses nouveaux amis jusqu’en Europe ? Il eût été difficile de le dire. Cependant, le voyant assez préoccupé, M. Cascabel résolut de provoquer une explication à ce sujet.

Un soir, le 11 octobre, après souper, s’adressant à M. Serge, M. Cascabel dit, comme si c’était chose nouvelle :

« À propos, M. Serge, vous savez que nous allons bientôt partir pour votre pays ?

— Sans doute, mes amis… Cela est convenu…

— Oui !… Nous allons en Russie… et, justement, nous passerons par Perm… où demeure votre père, si je ne me trompe…

— Et ce n’est pas sans regret et sans envie que je vous vois partir !

— Monsieur Serge, dit Cornélia, est-ce que vous comptez rester longtemps encore en Amérique ?

— Longtemps ?… Je ne sais trop…

— Et, lorsque vous reviendrez en Europe, quel chemin prendrez-vous ?…

— Le chemin du Far West… Mon exploration me ramènera infailliblement vers New York, et c’est là que je m’embarquerai… avec Kayette…

— Avec Kayette ! » murmura Jean, en regardant la jeune Indienne qui baissait la tête.

Il y eut quelques instants de silence. Puis, M. Cascabel reprit d’une voix hésitante :

« Voyons, monsieur Serge… je vais me permettre de vous faire une proposition… Oh ! je sais bien que ce sera très pénible de traverser cette grande diablesse de Sibérie !… Mais enfin, avec du courage et de la volonté…

— Mon ami, répondit M. Serge, croyez bien que ni les dangers ni les fatigues ne m’effrayent, et je les partagerais volontiers avec vous, si…

— Pourquoi n’achèverions-nous pas le voyage ensemble ? demanda Cornélia.

— Que ce serait gentil ! ajouta Sandre.

— Et je vous embrasserais bien, si vous disiez oui !… » s’écria Napoléone.

Jean et Kayette n’avaient pas prononcé un seul mot, et leur cœur battait violemment.

« Mon cher Cascabel, dit alors M. Serge, après avoir réfléchi pendant quelques instants, je désirerais avoir un entretien avec votre femme et vous.

À vos ordres… et tout de suite…

— Non… demain », répondit M. Serge.

Là dessus, chacun regagna sa couchette, très inquiet et très intrigué à la fois.

À quel propos M. Serge demandait-il cet entretien ? Se décidait-il à changer ses projets, ou voulait-il seulement mettre la famille en mesure de faire son voyage dans de meilleures conditions, en lui faisant accepter quelque argent ?…

En tout cas, ni Jean ni Kayette ne purent trouver une heure de sommeil.

Ce fut le lendemain, dans la matinée, que l’entretien eut lieu. Non par méfiance des enfants, mais par crainte d’être entendu des indigènes ou autres, qui allaient et venaient, M. Serge avait prié M. et Mme  Cascabel de l’accompagner à quelque distance du campement. Sans doute, ce qu’il avait à dire était important, et il convenait que cela fût tenu secret.

Tous trois remontèrent la grève, en se dirigeant vers la fabrique d’huile, et voici comment s’engagea cet entretien :

« Mes amis, dit M. Serge, écoutez-moi, et réfléchissez bien avant de répondre à la proposition que je vais vous faire. Je ne doute pas de votre bon cœur, et vous m’avez prouvé jusqu’où peut aller votre dévouement. Mais, au moment de prendre une dernière détermination, il faut que vous sachiez qui je suis…

— Qui vous êtes ?… Vous êtes un brave homme, parbleu ! s’écria M. Cascabel.

— Soit… un brave homme, répondit M. Serge, mais un brave homme, qui ne veut pas ajouter par sa présence aux dangers de votre voyage en Sibérie.

— Votre présence… un danger… monsieur Serge ? répondit Cornélia.

— Oui, car je m’appelle le comte Serge Narkine… Je suis un proscrit politique ! »

Et M. Serge raconta succinctement son histoire.

Le comte Serge Narkine appartenait à une riche famille du gouvernement de Perm. Comme il l’avait dit, passionné pour les sciences et les découvertes géographiques, ce fut à des voyages en toutes les parties du monde qu’il employa les années de sa jeunesse.

Malheureusement, il ne s’en tint pas à ces hardies campagnes, qui auraient pu lui donner une véritable célébrité. La politique se mêla à sa vie et, en 1857, il fut compromis dans une société secrète, où ses relations l’avaient fait entrer. Bref, les membres de cette société furent arrêtés, poursuivis avec toute l’énergie particulière à l’administration moscovite, et la plupart furent condamnés à une déportation perpétuelle en Sibérie.

Parmi eux se trouvait le comte Serge Narkine. Il dut partir pour Iakousk, lieu de détention qui lui était assigné, abandonnant le seul parent qui lui restait de toute sa famille, son père, le prince Wassili Narkine, maintenant octogénaire, qui habitait son domaine de Walska, près de Perm.

Après être resté cinq ans à Iakoutsk, le prisonnier parvint à s’échapper et à gagner Orkhotsk, sur le littoral de la mer de ce nom. Là, il put trouver passage à bord d’un navire en partance et atteindre un des ports de la Californie. C’est ainsi que, depuis sept années, le comte Serge Narkine avait vécu, soit aux États-Unis, soit dans la
je suis un proscrit politique. (Page 191.)
Nouvelle-Angleterre, cherchant toujours à se rapprocher de l’Alaska, où il comptait rentrer dès qu’elle serait devenue américaine. Oui ! son secret espoir, c’était de revenir en Europe par la Sibérie, — précisément ce qu’avait projeté de faire et ce que faisait M. Cascabel. Que l’on juge ce qu’il éprouva, quand il apprit que cette famille, à laquelle il devait son salut, se disposait à gagner le détroit de Behring pour passer en Asie.

On comprend que son plus vif désir eût été de l’accompagner. Mais pouvait-il l’exposer aux représailles du gouvernement russe ? Si l’on découvrait qu’elle avait favorisé la rentrée d’un condamné politique dans l’empire moscovite, qu’arriverait-il ? Et, pourtant, son père était fort âgé, il voulait le revoir…

« Venez, monsieur Serge, venez donc avec nous ! s’écria Cornélia.

— Il y va de votre liberté, mes amis, de votre vie peut-être, si l’on apprend…

— Et qu’importe, monsieur Serge ! s’écria M. Cascabel. Chacun de nous a un compte ouvert là-haut, n’est-ce pas ? Eh bien, tâchons d’y apporter le plus possible de bonnes actions !… Ça balancera les mauvaises !

— Mon cher Cascabel, songez bien…

— Et d’ailleurs, on ne vous reconnaîtra pas, monsieur Serge ! Nous sommes des malins, nous autres, et que le loup me croque, si nous n’en remontrons pas à tous les policiers de la police russe !

— Cependant… répondit M. Serge.

— Et tenez… s’il le faut… vous prendrez l’habit de saltimbanque… à moins que vous n’ayez honte…

— Oh !… mon ami !…

— Et qui s’avisera jamais de soupçonner que le comte Narkine figure dans le personnel de la famille Cascabel !

— Soit, j’accepte, mes amis !… Oui !… j’accepte !… Et je vous remercie…

— Bon ! bon ! fit M. Cascabel. Des remerciements !… Croyez-vous par hasard que nous n’en ayons pas autant à votre service !… Ainsi, monsieur le comte Narkine…

— Ne m’appelez pas le comte Narkine !… Je ne dois être que M. Serge pour tout le monde !… même pour vos enfants…

— Vous avez raison… Il est inutile qu’ils sachent !… C’est entendu, nous vous emmenons, monsieur Serge !… Et moi, César Cascabel, je me fais fort de vous conduire à Perm’, ou j’y perdrai mon nom — ce qui serait, vous en conviendrez, une perte irréparable pour les arts ! »

Quant à l’accueil que reçut M. Serge à son retour à la Belle-Roulotte, lorsque Jean, Kayette, Sandre, Napoléone et Clou apprirent qu’il les accompagnerait jusqu’en Europe, on le devine sans qu’il soit nécessaire d’y insister.



XVI

adieux au nouveau-continent.


Maintenant, il n’y avait plus qu’à exécuter le plan convenu pour se diriger vers l’Europe.

À le bien considérer, ce plan offrait des chances de réussite. Puisque les hasards de sa vie foraine amenaient la famille Cascabel à traverser la Russie et précisément en prenant par le Gouvernement de Perm, le comte Serge Narkine n’avait certes rien de mieux à faire qu’à se joindre à elle pour le reste du voyage. Comment soupçonner que le condamné politique, évadé de Iakoutsk, se trouvait parmi les acolytes d’une troupe de saltimbanques ? À moins d’une indiscrétion commise, le succès était assuré, et, arrivé à Perm, après avoir revu le prince Wassili Narkine, M. Serge agirait au mieux de ses intérêts. Puisqu’il aurait franchi l’Asie, sans laisser derrière lui aucune trace que la police pût saisir, il se déciderait suivant les circonstances.

À la vérité, si, contre toute probabilité, il était reconnu pendant son passage en Sibérie, cela pourrait avoir de terribles conséquences pour lui, et aussi pour la famille. Pourtant ni M. Cascabel ni sa femme ne voulaient tenir compte de ce danger, et s’ils avaient consulté leurs enfants à ce sujet, ceux-ci auraient approuvé leur conduite. Mais le secret du comte Narkine devait être sévèrement gardé : ce serait uniquement M. Serge qui continuerait à être leur compagnon de voyage.

Plus tard, le comte Narkine saurait certainement reconnaître le dévouement de ces honnêtes Français, bien que M. Cascabel ne voulût d’autre récompense que le plaisir de l’avoir obligé, tout en jouant la police moscovite.

Par malheur, ce que ni l’un ni l’autre ne pouvaient imaginer, c’est que leur plan allait être gravement compromis dès le début. En débarquant sur l’autre rive du détroit, ils ne manqueraient pas d’être exposés aux plus grands périls, et arrêtés par les agents russes de la Sibérie.

En effet, le lendemain même du jour où ce projet avait été formé, deux hommes causaient en se promenant à l’extrémité du port, dans un endroit où leur conversation ne pouvait être entendue de personne.

C’étaient ces deux agents dont il a été question, et que la présence de M. Serge parmi les hôtes de la Belle-Roulotte avait surpris et intrigués.

Établis à Sitka depuis plusieurs années, et chargés de la surveillance de la province au point de vue politique, leur mission, on le sait, consistait à observer les agissements des réfugiés aux environs de la frontière colombienne, à les signaler au gouverneur de l’Alaska, et à mettre en état d’arrestation ceux qui tentaient de la franchir. Or, ce qui était grave, c’est que, s’ils ne connaissaient pas le comte Narkine personnellement, ils possédaient son signalement qui leur avait été donné à l’époque où le prisonnier avait pu s’échapper de la citadelle de Iakoutsk. Lors de l’arrivée de la famille Cascabel à Port-Clarence, ils furent très étonnés à l’aspect de ce Russe, qui n’avait ni la tournure ni les manières d’un artiste forain. Pourquoi se trouvait-il parmi cette troupe de saltimbanques, laquelle, après avoir quitté Sacramento, suivait un si étrange itinéraire pour revenir en Europe ?

Leurs soupçons une fois éveillés, ils s’enquirent, ils observèrent, assez adroitement pour ne point attirer l’attention et, en rapprochant M. Serge du signalement qui concernait le comte Narkine, leurs doutes se changèrent en certitude.

« Oui ! c’est bien le comte Narkine ! disait l’un de ces agents. Évidemment, il rôdait sur les frontières de l’Alaska, en attendant que l’annexion fût faite, lorsqu’il a rencontré cette famille de bateleurs qui lui a porté secours et, maintenant, le voici qui se dispose à passer en Sibérie avec elle ! »

Rien de plus exact, et si M. Serge n’avait pas eu tout d’abord le projet de se hasarder au-delà de Port-Clarence, les deux agents n’éprouvèrent aucune surprise lorsqu’ils apprirent qu’il s’était décidé à suivre la Belle-Roulotte en Sibérie.

« Voilà une bonne chance pour nous ! répondit le second agent. Le comte aurait pu rester ici, c’est-à-dire sur une terre américaine, et nous n’aurions pas eu le droit de l’arrêter…

— Tandis que, dès qu’il aura mis le pied de l’autre côté du détroit, reprit le premier il sera sur le territoire russe, et il ne pourra plus nous échapper, car nous seront tous portés pour le recevoir !…

— C’est une arrestation qui nous vaudrait honneur et profit ! répliqua le second agent. Quel coup de maître pour notre rentrée !… Mais comment nous y prendre ?

— Rien de plus simple ! La famille Cascabel ne tardera pas à partir, et comme elle ira par le plus court, il n’est pas douteux qu’elle ne gagne le port de Numana. Eh bien, nous y arriverons avant ou en même temps que le comte Narkine, et nous n’aurons plus qu’à lui mettre la main sur l’épaule !

— Soit, mais j’aimerais mieux le devancer à Numana, afin de prévenir la police du littoral, qui nous prêterait main-forte au besoin !

— C’est ce que nous ferons, à moins d’événements imprévus reprit le premier agent. Ces saltimbanques seront forcés d’attendre que la glace soit assez solide pour porter leur voiture ; tandis qu’il nous sera très facile de prendre les devants. Restons donc à Port-Clarence, et continuons d’observer le comte Narkine, sans qu’il soupçonne rien. S’il doit se défier des fonctionnaires russes qui quittent l’Alaska pour rentrer en Europe, il ne peut supposer que nous l’ayons reconnu. Il partira, nous l’arrêterons à Numana, et nous n’aurons plus qu’à le conduire sous bonne escorte à Petropavlovsk ou à Iakoutsk…

— Et au cas où ses bateleurs voudraient le défendre… fit observer le second agent.

— Il leur en coûterait cher d’avoir favorisé la rentrée en Russie d’un évadé politique ! »

Ce plan, très simplement conçu, devait réussir, puisque le comte Narkine ignorait qu’il eût été reconnu, et puisque la famille Cascabel ne savait pas qu’elle fût l’objet d’une surveillance spéciale. Ainsi ce voyage, si heureusement commencé, risquait de mal finir pour M. Serge et ses compagnons.

Et, pendant que se tramait cette machination, tous étaient à la pensée qu’ils ne se sépareraient pas, qu’ils se dirigeraient ensemble vers la Russie. Quelle joie en éprouvaient plus particulièrement Jean et Kayette !

Il va sans dire que les deux agents avaient gardé pour eux le secret qu’ils allaient exploiter. Aussi personne à Port-Clarence n’eût pu s’imaginer que, parmi les hôtes de la Belle-Roulotte, il y eût un personnage de l’importance du comte Serge Narkine.

Il était encore difficile de fixer le jour du départ. On suivait avec une extrême impatience les modifications de cette température véritablement anormale et, ainsi que le déclarait M. Cascabel, jamais il n’avait si vivement désiré qu’il fît un froid à fendre des pierres.

Pourtant, il importait d’être de l’autre côté du détroit avant que l’hiver eût définitivement pris possession de ces parages. Comme il ne serait dans toute sa rigueur que vers les premières semaines de novembre, la Belle-Roulotte aurait le temps de gagner les territoires méridionaux de la Sibérie. Là, dans quelques bourgades, on attendrait la saison favorable pour se diriger vers les monts Oural.

En ces conditions, Vermout et Gladiator pourraient, sans trop de fatigue, suffire à la traversée des steppes. La famille Cascabel arriverait à temps pour prendre part à la foire de Perm, c’est-à-dire en juillet de l’année prochaine.

Et toujours ces glaçons qui continuaient à remonter vers le nord, emportés par le courant chaud du Pacifique ! Toujours une flotille d’icebergs qui dérivaient entre les rives du détroit, au lieu d’un immobile et solide ice-field !

Cependant, le 13 octobre, on constata un certain ralentissement dans cette dérive. Vers le nord, très probablement, s’était accumulée une embâcle, qui lui faisait obstacle. En effet, aux dernières limites de l’horizon, apparaissait une ligne continue de sommets blancs, qui indiquait la prise totale de la mer arctique. La réverbération blafarde de la banquise emplissait l’espace, et la solidification complète ne tarderait pas à se produire.

Entre-temps, M. Serge et Jean consultaient les pêcheurs de Port-Clarence. Plusieurs fois déjà, tous deux avaient cru que le passage pouvait être tenté : mais les marins, qui « connaissaient bien leur détroit », avaient conseillé d’attendre.

« Ne vous pressez pas, disaient-ils. Laissez faire le froid !… Il n’a pas encore été assez vif pour former l’ice-field !… Et puis, quand bien même la mer serait prise de ce côté du détroit, rien ne prouve qu’elle le serait de l’autre côté, surtout dans les parages de l’îlot Diomède ! »

Et le conseil était sage.

« L’hiver n’est pas précoce, cette année ! fit un jour observer M. Serge à un vieux pêcheur.

— Oui, il y a du retard, lui répondit cet homme. Raison de plus pour ne point vous hasarder, avant d’être certain que le passage est possible. D’ailleurs, votre voiture, c’est plus lourd qu’un piéton, et cela demande plus de solidité ! Attendez qu’une bonne couche de neige nivelle tous les glaçons, et vous pourrez alors rouler comme sur une grande route ! De plus, vous rattraperez vite le temps perdu, sans vous exposer à rester en détresse au milieu du détroit ! »

Il fallait bien se rendre à ces raisonnements venant de gens pratiques. Aussi M. Serge s’appliquait-il à calmer son ami Cascabel, qui se montrait le plus impatient de toute la troupe. L’important, surtout, c’était de ne point compromettre par trop de hâte le voyage et les voyageurs.

« Voyons, lui disait-il, un peu de patience ! Votre Belle-Roulotte n’est point un bateau ; si elle était prise dans une dislocation des glace elle s’en irait bel et bien par le fond. La famille Cascabel n’a pas besoin d’accroître sa célébrité en allant s’engloutir dans les eaux du détroit de Behring !

— En serait-elle accrue, d’ailleurs ? » lui répondit en souriant le glorieux César.

Au surplus, Cornélia intervint, disant qu’elle n’entendait point qu’une imprudence fût commise.

« Eh ! c’est pour vous que nous sommes pressés, monsieur Serge ! s’écria M. Cascabel.

— Soit, mais moi, je ne le suis pas pour vous ! » répondit le comte Narkine.

Malgré l’impatience générale, Jean et Kayette ne trouvaient pas que les jours fussent longs à passer. Jean continuait à instruire Kayette. Déjà elle comprenait et parlait le français avec facilité. Entre eux, il n’y avait plus de difficultés pour s’entendre. Et puis, Kayette se sentait si heureuse au milieu de cette famille, si heureuse auprès de Jean qui l’entourait de tant de soins !
Jean avait pris la main de Kayette. (Page 206.)

Décidément, il aurait fallu que M. et Mme  Cascabel eussent été aveugles pour ne point reconnaître quel sentiment elle inspirait à leur fils. Aussi commençaient-ils à s’en inquiéter. Ils savaient ce qu’était M. Serge, et ce que serait un jour Kayette. Ce n’était plus la pauvre Indienne, qui allait mendier à Sitka quelque place de servante, c’était la fille adoptive du comte Narkine. Et Jean se préparait de grands chagrins pour l’avenir !

Ils avaient définitivement quitté la terre d’Amérique. (Page 210.)

« Après tout, disait M. Cascabel, M. Serge a des yeux pour voir, il voit de quoi il retourne ! Eh bien, s’il ne dit rien, Cornélia, nous n’avons rien à dire ! »

Un soir, Jean demanda à la jeune fille :

« Es-tu contente, petite Kayette, d’aller en Europe ?

— En Europe !… Oui !… répondit-elle, mais je le serais bien davantage, si j’allais en France !

— Tu as raison !… C’est un beau pays que le nôtre et un bon pays ! S’il pouvait jamais devenir le tien, tu t’y plairais…

— Je me plairais partout où serait ta famille, Jean, et mon plus grand désir est de ne jamais vous quitter !

— Chère petite Kayette !

— C’est bien loin, la France ?…

— Tout est loin, Kayette, et surtout quand on a hâte d’arriver ! Mais nous arriverons… trop tôt peut-être…

— Pourquoi, Jean ?

— Parce que tu resteras en Russie avec M. Serge !… Si nous ne nous séparons pas ici, il faudra nous séparer là-bas !… M. Serge te gardera, petite Kayette ! Il fera de toi une belle jeune fille… et nous ne te verrons plus !

— Pourquoi dire cela, Jean ? M. Serge est bon et reconnaissant !… Ce n’est pas moi qui l’ai sauvé, c’est vous, c’est bien vous !… Si vous n’aviez pas été là, qu’aurais-je pu faire pour lui ?… S’il vit, c’est à ta mère, c’est à vous tous qu’il le doit !… Penses-tu que M. Serge puisse l’oublier ?… Pourquoi veux-tu, Jean, si nous nous séparons, pourquoi veux-tu que ce soit pour toujours ?

— Petite Kayette… je ne le veux pas ! répondit Jean, qui ne pouvait contenir son émotion. Mais… j’ai peur !… Ne plus te voir, Kayette ! Si tu savais combien je serais malheureux !… Et puis, ce n’est pas seulement te voir que j’aurais voulu !… Ah ! pourquoi ma famille ne peut-elle te suffire, puisque tu n’as plus de parents !… Mon père et ma mère t’aiment tant…

— Pas plus que je ne les aime, Jean !

— Et aussi, mon frère et ma sœur ! J’espérais qu’ils auraient été une sœur et un frère pour toi !

— Ils le seront toujours… Et toi, Jean ?…

— Moi… moi aussi… petite Kayette… Oui !… un frère… mais plus dévoué… plus aimant !… »

Et Jean n’alla pas au-delà. Il avait pris la main de Kayette, il la pressait… Puis, il s’en fut, ne voulant pas en dire davantage. Kayette, toute émue, sentait son cœur battre bien fort, et une larme s’échappait de ses yeux.

À la date du 15 octobre, les marins de Port-Clarence avertirent M. Serge qu’il pouvait se préparer au départ. Le froid s’était vivement accentué depuis quelques jours. Maintenant, la moyenne de la température ne s’élevait pas à dix degrés centigrades au-dessous de zéro. L’ice-field paraissait être absolument immobile. On n’entendait même plus rien de ces craquements significatifs, qui se produisent lorsque la cimentation n’est pas complète.

Il était probable que l’on ne tarderait pas à voir arriver quelques-uns de ces indigènes asiatiques, qui traversent le détroit pendant l’hiver, et font un certain commerce entre Numana et Port-Clarence. C’est même une route assez fréquentée, parfois. Il n’est pas rare que des traîneaux, attelés de chiens ou de rennes, aillent d’un continent à l’autre, enlevant en deux ou trois jours les vingt lieues qui séparent les deux rives entre les points les plus rapprochés du détroit. Il y a donc là un passage naturel, qui s’ouvre au commencement et est clos à la fin de l’hiver, c’est-à-dire praticable pendant plus de six mois. Seulement, il convient de ne partir ni trop tôt ni trop tard, afin d’éviter les catastrophes épouvantables qui résulteraient d’une dislocation du champ de glace.

En prévision du voyage à travers les territoires sibériens jusqu’au jour où la Belle-Roulotte s’arrêterait pour hiverner, M. Serge avait fait acquisition à Port-Clarence de divers objets indispensables à un cheminement pendant les grands froids, entre autres plusieurs paires de ces raquettes que chaussent les indigènes en guise de patins, et qui leur permettent de franchir rapidement de vastes espaces glacés. Ce n’était pas à des fils de saltimbanques qu’il aurait fallu un long apprentissage pour s’en servir. En quelques jours, Jean et Sandre étaient devenus d’habiles « raquetteurs » en s’exerçant sur les criques solidifiées le long de la grève.

M. Serge avait aussi complété l’assortiment de pelleteries achetées au fort Youkon. Il ne s’agissait pas seulement de se préserver du froid en revêtant ces chaudes fourrures, il fallait en garnir intérieurement les compartiments de la Belle-Roulotte, en couvrir les couchettes, en tapisser les parois et le plancher, afin de maintenir la chaleur développée par le poêle de la cuisine. D’ailleurs, on ne saurait trop le répéter, le détroit une fois traversé, M. Cascabel comptait passer les mois les plus rigoureux de l’hiver dans une de ces bourgades qui ne manquent point aux districts du sud de la Sibérie méridionale.

Enfin le départ fut fixé au 21 octobre. Depuis quarante-huit heures, le ciel très brumeux venait de se fondre en neige. Une vaste couche blanche faisait du large ice-field une plaine uniforme. Les pêcheurs de Port-Clarence affirmaient que la solidification devait s’étendre d’une rive à l’autre.

Du reste, on ne tarda pas à en être certain. Quelques trafiquants venaient d’arriver du port de Numana, et leur voyage s’était effectué sans obstacles et sans dangers.

Le 19, M. Serge apprit que deux des agents russes, qui se trouvaient à Port-Clarence n’avaient pas voulu attendre plus longtemps pour gagner le littoral sibérien. Ils étaient partis le matin même, avec l’intention de faire halte sur l’îlot Diomède pour achever le surlendemain le passage du détroit.

Ce qui fit faire à M. Cascabel cette réflexion :

« Voilà deux gaillards qui sont plus pressés que nous ! Ils auraient bien pu attendre, que diable ! et nous aurions volontiers voyagé de conserve ! »

Puis, il se dit que, sans doute, ces agents avaient craint d’être retardés en accompagnant la Belle-Roulotte, qui ne pourrait aller rapidement sur cette couche de neige.

En effet, bien que Vermout et Gladiator eussent été ferrés à glace, le lourd véhicule emploierait plusieurs jours pour atteindre le littoral opposé, en tenant compte du repos qui serait pris sur l’îlot Diomède.

En réalité, si ces deux agents avaient préféré devancer le comte Narkine, c’était dans le but de prendre toutes les mesures nécessaires à son arrestation.

L’heure du départ avait été fixée au soleil levant. Il fallait profiter des quelques heures de jour que le soleil donnait encore. Dans six semaines, aux approches du solstice du 21 décembre, ce serait la nuit perpétuelle qui envelopperait ces contrées traversées par le Cercle polaire.

La veille du départ, un « thé », offert par M. et Mme  Cascabel, réunit, sous un hangar bien clos disposé pour cette fête, les notables de Port-Clarence, fonctionnaires et pêcheurs, et aussi plusieurs chefs de familles esquimaudes qui s’intéressaient aux voyageurs. La réunion fut très joyeuse, et Clou-de-Girofle l’égaya par les plus drôlatiques pantomimes de son répertoire. Cornélia avait confectionné un punch brûlant, dans lequel, si elle avait ménagé le sucre, elle n’avait point ménagé l’eau-de-vie. Cette boisson fut d’autant mieux goûtée que les invités, en rentrant chez eux, allaient être saisis par un froid extrêmement vif — un de ces froids qui, pendant certaines nuits d’hiver, semblent tomber des dernières limites de l’espace étoilé.

Les Américains burent à la France, les Français à l’Amérique. Puis, on se sépara après force poignées de main échangées avec la famille Cascabel.

Le lendemain, les deux chevaux furent attelés à huit heures du matin. Le singe John Bull avait pris place dans la bâche, où il était plongé jusqu’au museau sous les fourrures, tandis que Wagram et Marengo gambadaient autour de la Belle-Roulotte. À l’intérieur, Cornélia, Napoléone et Kayette s’étaient hermétiquement renfermées pour vaquer à leurs occupations habituelles, le ménage à faire, le poêle à entretenir, les repas à préparer. M. Serge et M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou, les uns à la tête de l’attelage, les autres marchant en éclaireurs, devaient veiller à la sécurité du véhicule, en évitant les mauvaises passes.

Enfin, le signal du départ fut donné et, à ce moment, retentirent les hurrahs de la population de Port-Clarence.

Un instant après, les roues de la Belle-Roulotte faisaient grincer la couche neigeuse de l’ice-field.

M. Serge et la famille Cascabel avaient définitivement quitté la terre d’Amérique.


fin de la première partie

DEUXIÈME PARTIE

I

le détroit de behring


C’est une passe assez étroite, ce canal de Behring, par lequel communique la mer de ce nom avec l’océan Arctique. Disposé comme le détroit du Pas-de-Calais entre la Manche et la mer du Nord, il a la même orientation sur une largeur triple. On ne compte que six à sept lieues depuis le cap Griz-Nez de la côte française jusqu’au South-Foreland de la côte anglaise, une vingtaine de lieues séparent Numana de Port-Clarence.

Aussi, après avoir quitté son dernier lieu de séjour en Amérique, la Belle-Roulotte se dirigeait-elle vers ce port de Numana, le point le plus rapproché du littoral asiatique.

Sans doute, un itinéraire, qui aurait coupé obliquement la mer de Behring, eût permis à César Cascabel de cheminer sur un parallèle moins élevé et sensiblement au-dessous du Cercle Polaire. Dans ce cas, la direction eût été relevée au sud-ouest, en pointant vers l’île Saint-Laurent — île assez importante, habitée par de nombreuses tribus d’Esquimaux, non moins hospitaliers que les indigènes de Port-Clarence ; puis, au-delà du golfe de l’Anadyr, la petite troupe aurait accosté le cap Navarin, pour s’aventurer à travers les territoires de la Sibérie méridionale. Mais c’eût été allonger la partie du voyage qui se faisait par mer, ou plutôt à la surface d’un ice-field, et par conséquent s’exposer sur un plus long parcours aux dangers que présentent les champs de glace. On comprend que la famille
L'icefield présentait de larges crevasses. (Page 215.)

Cascabel devait avoir hâte de se trouver en terre ferme. Il convenait dès lors de ne modifier en rien les dispositions du premier plan, qui consistait à faire route ver Numana, en se réservant de relâcher à l’îlot Diomède, situé au milieu du détroit, ilôt aussi solide sur sa base rocheuse que n’importe quel point du continent.

Si M. Serge avait eu un navire à bord duquel la petite caravane se serait embarquée avec son matériel, c’est un itinéraire
Les deux chiens faisaient lever des milliers de volatiles. (Page 216.)

différent qu’il aurait suivi. En quittant Port-Clarence, le bâtiment eût fait voile plus au sud sur l’île de Behring, lieu d’hivernage très fréquenté des phoques et autres mammifères marins ; puis, de là, il eût gagné un des ports du Kamtchatka, et peut-être même Petropavlovsk, la capitale de ce gouvernement. Mais, faute de navire, il fallait prendre au plus court, afin de mettre pied sur le continent asiatique.

Le détroit de Behring n’accuse pas de très grandes profondeurs. Par suite des exhaussements géologiques, qui ont été observés depuis la période glaciaire, il pourrait même arriver que, dans un avenir très éloigné, la jonction s’opérât sur ce point entre l’Asie et l’Amérique. Ce serait alors le pont rêvé par M. Casbabel, ou plus exactement une chaussée praticable aux voyageurs. Mais, utile à ceux-ci, elle serait extrêmement dommageable aux navigateurs, et spécialement aux baleiniers, puisqu’elle leur fermerait l’accès des mers arctiques. Il faudrait en ce cas qu’un nouveau Lesseps vînt couper ces isthme et rétablir les choses dans leur état primitif. Aux héritiers de nos arrière-petit-neveux il reviendra de se préoccuper de cette éventualité.

En sondant les diverses parties du détroit, les hydrographes ont pu constater que le chenal le plus profond était celui qui longe le littoral d’Asie, près de la presqu’île des Tchouktches. Là circule le courant froid, descendu du nord, tandis que le courant chaud remonte à travers la passe moins accusée, qui est limitrophe de la côte américaine.

C’est au nord de cette presqu’île, près de l’île de Kolioutchin, dans la baie de ce nom, que, douze ans plus tard, le navire de Nordenskjöld, la Véga, après avoir découvert le passage du Nord-Est, allait être immobilisé par les glaces pendant un laps de neuf mois, du 26 septembre 1878 au 15 juillet 1879.

La famille Cascabel était donc partie à la date du 21 octobre dans d’assez bonnes conditions. Il faisait un froid vif et sec. La tourmente de neige s’était apaisée, le vent avait molli, en halant le nord d’un quart. Le ciel était tendu de gris mat, uniformément. À peine si l’on sentait le soleil derrière ce voile de brumes, que ses rayons, très affaiblis par leur obliquité, ne parvenaient pas à percer. À midi, au maximum de sa culmination, il ne s’élevait que de trois ou quatre degrés au-dessus de l’horizon du sud.

Une très sage mesure avait été prise d’un commun accord avant le départ de Port-Clarence : on ne devait point faire route pendant l’obscurité. Çà et là, l’ice-field présentait de larges crevasses et, dans l’impossibilité de les éviter, faute de les voir, il aurait pu se produire quelque catastrophe. Il était convenu que, dès que la portée du regard se limiterait à une centaine de pas seulement, la Belle-Roulotte ferait halte. Mieux valait mettre quinze jours à franchir les vingt lieues du détroit que de se risquer en aveugles, lorsque la clarté ne serait plus suffisante.

La neige, qui n’avait cessé de tomber pendant vingt-quatre heures, en formant un tapis assez épais, s’était cristallisée sous l’action du froid. Cette couche rendait la locomotion moins pénible à la surface de l’ice-field. S’il ne neigeait plus, la traversée du détroit serait facile. Cependant il était à craindre qu’à la rencontre des deux courants froid et chaud, qui se contrariaient pour prendre chacun un chenal différent, les glaçons, heurtés pendant leur dérive, ne se fussent accumulés les uns sur les autres. Cela étant, la route s’allongerait de nombreux détours.

Il a été dit que Cornélia, Kayette et Napoléone avaient pris place dans la voiture. Afin de l’alléger autant que possible, les hommes devaient faire le trajet à pied.

Selon l’ordre de marche adopté, Jean était, comme éclaireur, chargé de reconnaître l’état de l’ice-field ; on pouvait se fier à lui. Il était muni d’une boussole et, bien qu’il ne lui fût guère possible de prendre des points de repère très exacts, il se dirigeait vers l’ouest avec une précision suffisante.

À la tête de l’attelage se tenait Clou, prêt à soutenir ou à relever Vermout et Gladiator, s’ils faisaient un faux pas ; mais la solidité de leurs jambes était assurée par la ferrure à glace de leurs sabots. D’ailleurs, cette surface ne présentait aucune aspérité contre laquelle ils eussent pu buter.

Près de la voiture, M. Serge et César Cascabel, les lunettes aux yeux, bien encapuchonnés ainsi que leurs compagnons, cheminaient en causant.

Quant au jeune Sandre, il eût été malaisé de lui assigner une place ou tout au moins de l’y maintenir. Il allait, venait, courait, gambadait comme les deux chiens, et même se donnait le plaisir de longues glissades. Toutefois, son père ne lui avait point permis de chausser les raquettes esquimaudes, et c’est bien cela qui le chagrinait.

« Avec ces patins-là, on aurait traversé le détroit en quelques heures !

À quoi bon, répondit M. Cascabel, puisque nos chevaux ne savent pas patiner !

— Faudra que je leur apprenne ! » répondit le gamin en faisant une culbute.

Entre-temps, Cornélia, Kayette et Napoléone s’occupaient de la cuisine, et une légère fumée de bon augure sortait du petit tuyau de tôle. Si elles ne souffraient point du froid à l’intérieur des compartiments hermétiquement clos, il fallait songer à ceux qui étaient dehors. Et c’est ce qu’elles faisaient, en tenant toujours prêtes quelques chaudes tasses de thé, additionnées de cette eau-de-vie russe, cette vodka, qui ranimerait un mort !

En ce qui est des chevaux, leur nourriture était assurée au moyen de ces bottes d’herbe sèche, fournies par les Esquimaux de Port-Clarence, qui devaient suffire pour la traversée du détroit. Wagram et Marengo avaient en abondance de la chair d’élan dont ils se montraient satisfaits.

Au surplus, l’ice-field n’était pas aussi dépourvu de gibier qu’on pourrait le croire. Dans leurs courses, les deux chiens faisaient lever des milliers de ptarmigans, de guillemots et autres volatiles spéciaux aux régions polaires. Ces volatiles, apprêtés avec soin et débarrassés de leur goût huileux, peuvent encore fournir un manger acceptable. Mais, comme rien n’eût été plus inutile que de les abattre, puisque l’office de Cornélia était amplement garni, il fut décidé que les fusils de M. Serge et de Jean resteraient au repos pendant le voyage de Port-Clarence à Numana.

Quant aux amphibies, phoques et autres congénères marins, très nombreux en ces parages, on n’en vit pas un seul pendant le premier jour du voyage.

Si le départ s’était fait gaiement, M. Cascabel et ses compagnons ne tardèrent pas à ressentir l’indéfinissable impression de tristesse qui se dégage de ces plaines sans horizon, de ces surfaces blanches à perte de vue. Vers onze heures, ils ne voyaient déjà plus les hautes roches de Port-Clarence, pas même les sommets du cap du Prince-de-Galles, évanouis dans l’estompe des lointaines vapeurs. Aucun objet n’eût été visible à la distance d’une demi-lieue et, par conséquent, bien du temps se passerait avant qu’on découvrît les hauteurs du cap oriental de la presqu’île des Tchouktches. Ces hauteurs, cependant, eussent offert un excellent point de repère pour les voyageurs.

L’îlot Diomède, situé à peu près au milieu du détroit, n’est dominé par aucune tumescence rocheuse. Comme sa masse émerge à peine du niveau de la mer, on ne le reconnaîtrait guère qu’au moment où les roues crieraient sur son sol rocailleux en écrasant la couche de neige. En somme, sa boussole à la main, Jean dirigeait sans trop de peine la Belle-Roulotte et, si elle n’allait pas vite, du moins s’avançait-elle en toute sécurité.

Chemin faisant, M. Serge et César Cascabel causaient volontiers de leur situation présente. Cette traversée du détroit, qui avait paru chose simple avant le départ, qui paraîtrait non moins simple après l’arrivée, ne laissait pas de sembler fort périlleuse maintenant qu’on y était engagé.

« C’est tout de même assez raide ce que nous avons tenté là ! dit M. Cascabel.

— Sans doute, répondit M. Serge. Franchir le détroit de Behring avec une lourde voiture, voilà une idée qui ne serait pas venue à tout le monde !

— Je le crois bien, monsieur Serge ! Que voulez-vous ? lorsque l’on est mis dans la tête de rentrer au pays, il n’y a rien qui puisse vous retenir ! Ah ! s’il ne s’agissait que d’aller pendant des centaines de lieues à travers le Far West ou la Sibérie, cela ne me préoccuperait même pas !… On marche sur un terrain solide, qui ne risque pas de s’entrouvrir sous vos pieds !… Tandis que vingt lieues de mer glacée à parcourir avec un attelage, un matériel, et tout ce qui s’ensuit !… Diantre ! je voudrais bien que ce fût fait !… Nous en aurions fini avec le plus difficile, ou tout au moins avec le plus dangereux du voyage !

— En effet, mon cher Cascabel, surtout si la Belle-Roulotte, au-delà du détroit, peut atteindre rapidement les territoires de la Sibérie méridionale. Essayer de suivre le littoral pendant les grands froids de l’hiver, ce serait très imprudent. Aussi, dès que nous serons à Numana, nous aurons à couper vers le sud-ouest, afin de choisir un bon lieu d’hivernage dans une des bourgades que nous rencontrerons.

— C’est notre projet ! Mais vous devez connaître le pays, monsieur Serge ?

— Je ne connais que la région comprise entre Iakoutsk et Okhotsk, pour l’avoir traversée après mon évasion. Quant à la route qui va de la frontière d’Europe à Iakoutsk, je n’ai conservé que le souvenir de ces épouvantables fatigues, dont les convois de prisonniers sont jour et nuit accablés ! Quelles souffrances !… Je ne les souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi !

— Monsieur Serge, avez-vous perdu tout espoir de rentrer dans votre pays, j’entends en toute liberté, et le gouvernement ne vous permettra-t-il pas d’y revenir ?…

— Il faudrait pour cela, répondit M. Serge, que le Czar proclamât une amnistie qui s’étendrait au comte Narkine, comme à tous les patriotes condamnés avec lui. Des circonstances politiques se présenteront-elles, qui rendront cette détermination possible ?… Qui sait, mon cher Cascabel !

— C’est pourtant triste de vivre en exil !… Il semble que l’on ait été chassé de sa propre maison…

— Oui !… loin de tous ceux qu’on aime !… Et mon père, si âgé déjà… et que je voudrais revoir…

— Vous le reverrez, monsieur Serge ! Croyez-en un vieux coureur de foire, qui a souvent prédit l’avenir en disant la bonne aventure ! Vous ferez votre entrée à Perm avec nous !… Est-ce que vous n’appartenez pas à la troupe Cascabel ?… Il faudra même que je vous apprenne quelques tours d’escamotage — cela peut servir à l’occasion — sans compter celui que nous jouerons à la police moscovite en lui passant sous le nez ! »

Et César Cascabel ne put s’empêcher de s’esclaffer de rire. Songez donc ! Le comte Narkine, un grand seigneur russe, soulevant des poids, jonglant avec des bouteilles, donnant la réplique aux clowns — et en faisant recette !

Vers trois heures de l’après-midi, la Belle-Roulotte dut s’arrêter. Bien qu’il ne fît pas nuit encore, une épaisse brume amoindrissait le champ de vue. Aussi, après être revenu en arrière, Jean conseilla-t-il de faire halte. Se diriger dans ces conditions devenait extrêmement incertain.

D’ailleurs, ainsi que M. Serge l’avait prévu, cette partie du détroit, parcourue par le courant du chenal de l’est, laissait les aspérités de l’ice-field, les inégalités des glaçons, saillir sous la neige. Le véhicule éprouvait des heurts violents. Les chevaux buttaient presque à chaque pas. Une demi-journée de marche avait suffi pour leur occasionner de très grandes fatigues.

En somme, c’étaient deux lieues au plus que la petite caravane avait franchies pendant cette première étape.

Dès que l’attelage se fut arrêté, Cornélia et Napoléone descendirent — soigneusement emmitouflées, des pieds à la tête, à cause de la brusque transition d’une température intérieure de dix degrés au-dessus de zéro à une température extérieure de dix degrés au-dessous. Quant à Kayette, habituée à ces âpretés de l’hiver alaskien, elle n’avait guère songé à s’envelopper de ses chaudes fourrures.

« Il faut te couvrir mieux que cela, Kayette ! lui dit Jean. Tu risques de t’enrhumer !

— Oh ! fit-elle, je ne crains pas le froid, et on y est accoutumé dans la vallée du Youkon !

— N’importe, Kayette !

— Jean a raison, dit M. Cascabel en intervenant. Va t’envelopper d’une bonne couverture, ma petite caille. D’ailleurs, je te préviens que si tu t’enrhumes, c’est moi qui me charge de te guérir, et cela sera terrible !… J’irai, s’il le faut, jusqu’à te couper la tête pour t’empêcher d’éternuer !… »

Devant une pareille menace, la jeune Indienne n’avait qu’à obéir, et c’est ce qu’elle fit.

Puis, chacun s’occupa d’organiser la halte. Ce fut très simple, en somme. Pas de bois à couper dans la forêt, faute de forêt, pas de foyer à allumer, faute de combustible, pas même d’herbe à recueillir pour le repas des animaux. La Belle-Roulotte était là, offrant à ses hôtes son confort habituel, sa bonne température, ses couchettes toutes dressées, sa table toute servie, son hospitalité permanente.

Il ne fut nécessaire que de pourvoir à la nourriture de Vermout et de Gladiator avec une portion de fourrage apporté de Port-Clarence. Cela fait, on enveloppa les deux chevaux d’épaisses couvertures, et ils n’eurent plus qu’à se reposer jusqu’au lendemain. Le perroquet dans sa cage, le singe dans sa banne, ne furent point oubliés, non plus que les deux chiens, très friands de cette viande sèche dont ils se nourrissaient à belles dents.

Enfin, après avoir pris soin des bêtes, M. Serge et ses compagnons soupèrent ou, ce qui est plus juste, vu l’heure peu avancée, dînèrent de bon appétit.

« Eh !… Eh !… s’écria M. Cascabel, c’est peut-être la première fois que des Français font un repas aussi bien servi au milieu du détroit de Behring !

— C’est probable, répondit M. Serge. Mais, avant trois ou quatre jours, je compte que nous pourrons nous retrouver à table — en terme ferme cette fois !
chacun s’occupa d’organiser la halte. (Page 220.)

À Numana ?… demanda Cornélia.

— Non, sur l’îlot Diomède, où nous séjournerons un jour ou deux. Notre attelage va si lentement qu’il faudra une semaine au moins pour atteindre le littoral asiatique. »

Le repas achevé, bien qu’il ne fût que cinq heures du soir, personne ne refusa d’aller prendre du repos. Toute une longue nuit à rester étendu sous les couvertures d’une bonne couchette, cela n’est pas à dédaigner, après une pénible marche à travers un champ de glace. M. Cascabel ne jugea même pas qu’il fût nécessaire de veiller à la sécurité du campement. Pas de mauvaises rencontres à craindre en pareil désert. D’ailleurs les chiens feraient bonne garde, et signaleraient les rôdeurs — s’il s’en trouvait — qui s’approcheraient de la Belle-Roulotte.

Cependant, à deux ou trois reprises, M. Serge se releva afin d’observer l’état de l’ice-field qu’un brusque changement de température pouvait toujours modifier : de ses préoccupations c’était peut-être la plus grave. Rien n’était changé à l’apparence du temps, et une petite brise de nord-est glissait à la surface du détroit.

Le lendemain, le voyage se continua dans les mêmes conditions. Il n’y eut point de difficultés, à proprement parler, sinon de la fatigue. Trois lieues furent enlevées jusqu’à l’heure du repos, et les dispositions prises comme elles l’avaient été la veille.

Le jour suivant — 23 octobre — il ne fut pas possible de partir avant neuf heures du matin et, même à ce moment, c’est à peine s’il faisait jour.

M. Serge constata que le froid était moins vif. Quelques nuages s’accumulaient en désordre à l’horizon vers le sud-est. Le thermomètre indiquait une certaine tendance à remonter, et ces parages commençaient à être envahis par les pressions faibles.

« Je n’aime pas cela, Jean ! dit M. Serge. Tant que nous serons engagés sur l’ice-field, nous ne devons pas nous plaindre, si le froid vient à s’accentuer. Malheureusement, le baromètre se met à baisser avec le vent qui tourne à l’aval. Ce que nous avons le plus à redouter, c’est un relèvement de la température. Surveille bien l’état de l’ice-field, Jean, ne néglige aucun indice, et n’hésite pas à revenir en arrière pour nous prévenir !

— Comptez sur moi, Monsieur Serge ! »

Évidemment, dès le mois prochain et jusqu’au milieu d’avril, les modifications que redoutait M. Serge n’auraient pu se produire. L’hiver serait alors franchement établi. Mais, comme il avait été tardif cette année, ses débuts étaient marqués par des alternatives de froid et de dégel, qui pouvaient amener la dislocation partielle du champ de glace. Oui ! mieux eût valu subir des températures de vingt-cinq à trente degrés au-dessous de zéro pendant cette traversée du détroit.

On partit avec un demi-jour seulement. Les faibles rayons du soleil, très obliquement projetés, ne parvenaient pas à percer l’épaisse ouate des brumes. En outre, le ciel commençait à se rayer jusqu’au zénith de nuages bas et longs, que le vent poussait assez rapidement vers le nord.

Jean, en tête, observait avec soin la couche de neige, un peu ramollie depuis la veille, et qui cédait à chaque pas sous les pieds de l’attelage. Néanmoins une étape de deux lieues environ put être faite, et la nuit ne fut marquée par aucun incident.

Le lendemain — 24 octobre — départ à dix heures. Vives inquiétudes de M. Serge, quand il eut constaté un nouveau relèvement de la température — phénomène vraiment anormal à cette époque de l’année et sous cette latitude.

Le froid étant moins vif, Cornélia, Napoléone et Kayette voulurent suivre à pied. Chaussées de bottes esquimaudes, elles marchaient assez allégrement. Tous avaient abrité leurs yeux derrière une paire de lunettes indiennes, et s’habituaient à regarder par l’étroite fente percée dans l’œillère. Cela faisait toujours la joie de ce gamin de Sandre, qui, sans se soucier de fatigue, gambadait comme un jeune chevreau.

En réalité, la voiture n’avançait pas rapidement. Ses roues entraient profondément dans les amas de neige — ce qui rendait le tirage très pénible. Lorsque leur jante rencontrait les boursouflures et les arêtes rugueuses des glaçons, il se produisait des chocs que l’on ne pouvait éviter. Parfois aussi, d’énormes blocs, entassés les uns sur les autres, barraient le chemin, et obligeaient à faire de longs crochets pour les tourner. Mais ceci n’était qu’un allongement de la route, et on devait s’estimer heureux qu’elle fût coupée par des tumescences plutôt que par des crevasses. Au moins, la solidité de l’ice-field n’était pas compromise.

En attendant, le thermomètre continuait à remonter et le baromètre à baisser avec une régulière lenteur. M. Serge était de plus en plus anxieux. Un peu avant midi, les femmes durent reprendre leur place dans la voiture. La neige se mit à tomber abondamment, par petits flocons transparents, comme si elle eût été sur le point de se résoudre en eau. On eût dit une averse de légères plumes blanches, que des milliers d’oiseaux auraient secouées à travers l’espace.

César Cascabel offrit à M. Serge de s’abriter dans la Belle-Roulotte, mais celui-ci refusa. Ce que supportaient ses compagnons, ne pouvait-il de même le supporter ? Cette chute de neige à demi fondue l’inquiétait au dernier point ; en se liquéfiant, elle finirait par provoquer la désagrégation de l’ice-field. Il fallait au plus tôt trouver refuge sur l’inébranlable base de l’îlot Diomède.

Et pourtant, la prudence commandait de ne s’avancer qu’avec une extrême précaution. Aussi M. Serge se décida-t-il à rejoindre Jean à une centaine de pas en avant de l’attelage, tandis que M. Cascabel et Clou restaient à la tête des chevaux, dont le pied manquait fréquemment. Qu’un accident arrivât au véhicule, et il n’y aurait plus d’autre alternative que de l’abandonner en plein champ de glace — c’eût été une perte irréparable.

Tandis qu’il marchait près de Jean, M. Serge, muni de sa lorgnette, essayait de fouiller cet horizon de l’ouest, embrumé sous les tourbillons. La portée de la vue était extrêmement limitée. On n’allait plus qu’à l’estime et, certainement, M. Serge aurait donné le signal d’arrêt, si la solidité du champ ne lui eût paru très gravement attaquée.

« Coûte que coûte, dit-il, il faut que nous arrivions aujourd’hui même à l’îlot Diomède, quitte à y demeurer jusqu’à la prochaine reprise du froid !

À quelle distance pensez-vous que nous en soyons ? demanda Jean.

À une lieue et demie environ, Jean. Puisqu’il nous reste encore deux heures de jour, ou plutôt de cette demi-clarté qui permet de nous maintenir en direction, faisons tous nos efforts pour arriver avant que l’obscurité soit complète.

— Monsieur Serge, voulez-vous que je me porte en avant, afin de reconnaître la position de l’îlot ?…

— Non, Jean, non ! Tu risquerais de t’égarer au milieu de cette tourmente, et ce serait une bien autre complication ! Tâchons de nous guider sur la boussole, car si nous dépassions l’îlot Diomède soit au-dessus, soit au-dessous, je ne sais ce que nous deviendrions…

— Entendez-vous, monsieur Serge ? » s’écria Jean, qui venait de se baisser.

M. Serge l’imita et put constater que de sourds craquements, reproduisant le bruit du verre qui se brise, couraient à travers l’ice-field. Était-ce l’indice, sinon d’une débâcle, du moins d’une désagrégation partielle ? Malgré cela, aucune fissure n’en étoilait la surface, si loin que la vue pût s’étendre.

La situation était devenue extrêmement périlleuse. À passer la nuit dans ces conditions, les voyageurs risquaient d’être victimes de quelque catastrophe. L’îlot Diomède, c’était le seul refuge qui leur fût offert, et il fallait y aborder à tout prix. Combien M. Serge dut regretter de ne pas avoir patienté quelques jours de plus à Port-Clarence !

Jean et lui revinrent près de l’attelage, et M. Cascabel fut mis au courant de la situation. Il n’y avait pas lieu d’en faire connaître aux femmes les conséquences. C’eût été les effrayer inutilement. On décida donc de les laisser dans la voiture, et chacun se mit aux roues pour soulager les chevaux éreintés, à demi fourbus, dont le poil suait sous les rafales.

Vers deux heures, la tombée de la neige diminua sensiblement. Elle se réduisit bientôt à quelques flocons épars que la brise faisait tourbillonner dans l’air. Il devint alors plus facile de conserver une direction efficace. On poussa vigoureusement l’attelage. M. Serge était bien résolu à ne point s’arrêter, tant que la Belle-Roulotte ne reposerait pas sur les roches de l’îlot Diomède.

D’après ses calculs, cet îlot ne devait plus être maintenant qu’à une demi-lieue vers l’ouest et, en donnant un bon coup de collier, peut-être suffirait-il d’une heure pour en accoster la grève.

Par malheur, la clarté, déjà si douteuse, ne tarda pas à s’affaiblir, au point d’être réduite à une vague réverbération. Était-on ou non en bonne route, et fallait-il continuer à marcher dans ce sens ?… Comment le vérifier ?

En ce moment, les deux chiens firent entendre de vifs aboiements. Signalaient-ils l’approche d’un danger ? N’avaient-ils pas éventé quelque bande d’Esquimaux ou de Tchouktches, de passage à travers le détroit ? Dans ce cas, M. Serge n’hésiterait pas à réclamer l’assistance de ces indigènes et, tout au moins, il chercherait à être fixé sur la position exacte de l’îlot.

En même temps, une des petites fenêtres de la voiture venait de s’ouvrir, et on entendit Cornélia demander pourquoi Wagram et Marengo aboyaient de la sorte.

Réponse lui fut faite qu’on ne savait encore, mais qu’il n’y avait pas lieu de s’alarmer.

« Faut-il descendre ?… ajouta-t-elle.

— Non, Cornélia ! répondit M. Cascabel. Les fillettes et toi, vous êtes bien où vous êtes !… Restez-y !

— Mais si les chiens ont senti quelque animal… un ours, par exemple ?…

— Eh bien, ils nous le diront ! D’ailleurs, tiens les fusils prêts ! Surtout, défense de descendre !

— Refermez votre fenêtre, madame Cascabel, dit M. Serge. Il n’y a pas une minute à perdre !… Nous nous remettons en route à l’instant ! »

L’attelage, qui s’était arrêté aux premiers aboiements des chiens, reprit sa pénible marche.

Pendant une demi-heure, la Belle Roulotte put s’avancer un peu plus vite, car la surface de l’ice-field était moins rugueuse. Les chevaux, véritablement surmenés, la tête basse, le jarret détendu, tiraient de tout leur courage. On sentait que c’était là un dernier effort, et qu’ils ne tarderaient pas à s’abattre, si cet effort devait se prolonger.

À peine faisait-il jour. Ce qui restait de lumière diffuse à travers l’espace semblait plutôt venir de la surface du champ que de la clarté des hautes zones.

Et les deux chiens qui ne cessaient d’aboyer, courant en avant, s’arrêtant le museau en l’air, la queue droite et immobile, puis revenant auprès de l’attelage !

« Il y a certainement quelque chose d’extraordinaire ! fit observer M. Cascabel.

— Il y a l’îlot Diomède ! » s’écria Jean.

Et il montrait un amas de roche, qui s’arrondissait confusément à quelques centaines de pas vers l’ouest.

Et la preuve que Jean ne se trompait pas, c’est que cet amas était tacheté de points noirs, dont la couleur ressortait en vigueur sur la blancheur des glaçons.

« En effet, ce doit être l’îlot, dit M. Serge.

— Est-ce que je ne les vois pas remuer, ces points noirs ? s’écria M. Cascabel.

— Remuer ?…

— Oui !

— Ce sont, sans doute, plusieurs milliers de phoques qui ont cherché refuge sur l’îlot…

— Plusieurs milliers de phoques ? répondit M. Cascabel.

— Ah ! monsieur patron, s’écria Clou-de-Girofle, quel coup de fortune, si nous pouvions nous en emparer pour les montrer à la foire !

— Et s’ils disaient « papa ! » ajouta Sandre.

N’était-ce pas le cri du cœur d’un jeune saltimbanque !



II

entre deux courants


La Belle-Roulotte était enfin sur la terre ferme, n’ayant plus à redouter que le champ de glace s’effondrât. On imagine aisément combien la famille Cascabel devait apprécier l’avantage de sentir un sol inébranlable sous ses pieds.

L’obscurité s’était faite alors. Les mêmes dispositions que la veille furent prises pour le campement, cinq ou six cents pas à l’intérieur de l’îlot Diomède. Puis, on s’occupa des bêtes, et ensuite des « gens d’esprit », selon l’expression de César Cascabel.

Du reste, il ne faisait pas froid précisément. La colonne thermométrique n’indiquait plus que quatre degré au-dessous de zéro. Peu important, en réalité. Pendant la durée de cette halte, il n’y aurait rien à craindre du relèvement de la température. On attendrait qu’une température plus basse eût rendu définitive la solidification de l’ice-field. L’hiver ne pouvait tarder à s’établir dans toute sa rigueur.

La nuit étant complète, M. Serge remit au lendemain l’exploration qu’il voulait faire de l’îlot. En premier lieu, on ne songea qu’à prendre les meilleures dispositions en ce qui concernait
Ce qui les surprit, ce fut l'incroyable quantité de phoques. (Page 231.)

l’attelage auquel il fallait bonne nourriture et bon repos, car les chevaux étaient exténués. Puis, le souper servi, chacun vint en réclamer sa part, ayant hâte de s’étendre sur sa couchette, après de si rudes fatigues.

La Belle-Roulotte fut bientôt plongée dans le sommeil et, cette nuit-là, Cornélia ne rêva ni de débâcles ni de gouffres, où s’engloutissait sa maison roulante.

« S’ils nous attaquent, toute résistance sera impossible. » (Page 237.)

Le lendemain — 25 octobre — dès que la clarté du jour fut suffisante, M. Serge, César Cascabel et ses deux fils vinrent reconnaître l’état de l’îlot.

Ce qui les surprit tout d’abord, ce fut l’incroyable quantité de ces phoques, connus sous le nom d’otaries à fourrure, qui s’y étaient réfugiés.

Effectivement, c’est dans cette portion de la mer de Behring, limitée au sud par le cinquantième degré de latitude septentrionale, que ces animaux se rencontrent peut-être en masses plus considérables.

En examinant la carte, on ne manquera pas d’être frappé de la configuration que présentent les deux côtes américaine et asiatique et surtout de leur ressemblance. En regard l’une de l’autre, c’est le même profil, qui se dessine assez nettement : la terre du Prince-de-Galles fait pendant à la presqu’île des Tchouktchis ; le golfe de Norton fait pendant au golfe de l’Anadyr; l’extrémité de la presqu’île alaskienne se courbe comme la presqu’île du Kamtchatka, et le tout est fermé par le chapelet des îles Aléoutiennes. On ne peut en conclure, pourtant, que l’Amérique ait été brusquement séparée de l’Asie par quelque convulsion de l’époque préhistorique, laquelle aurait ouvert le détroit de Behring, car ce ne sont point les angles saillants d’un littoral qui correspondent aux angles rentrants de l’autre.

Îles nombreuses au milieu de ces parages : Saint-Laurent, déjà citée, Nunivak, sur le littoral américain, Karaghinskii, sur le littoral asiatique ; puis, non loin des rivages du Kamtchatka, l’île Behring, accostée de la petite île de Cuivre et, à peu de distance des rivages alaskiens, les îles Pribyloff. La ressemblance des côtes est donc complétée par une disposition identique des archipels.

Or, précisément, ces îles Pribyloff et l’île de Behring servent plus spécialement de résidence aux colonies de phoques qui fréquentent cette mer. C’est par millions que l’on peut les y compter. Aussi est-ce le rendez-vous des chasseurs de profession d’otaries et de loutres de mer, ces dernières, très nombreuses il y a moins d’un siècle, maintenant raréfiées par une destruction à outrance.

Quant aux otaries — nom générique sous lequel on comprend les lions de mer, les vaches de mer, les ours de mer — elles s’y agglomèrent par troupes innombrables, et la race ne semble pas en devoir jamais s’éteindre. Et cependant, tant que dure la saison chaude, quelle chasse on leur donne ! Sans trêve ni merci, les pêcheurs les relancent jusque dans les « rookeries », ces sortes de parcs, où se groupent les familles. Ce sont surtout les adultes qui sont impitoyablement traqués, et ces animaux finiraient par disparaître, n’était leur fécondité extraordinaire.

Calcul fait, depuis l’année 1867 jusqu’à l’année 1880, trois cent quatre-vingt-huit mille neuf cent quatre-vingt-deux otaries ont été détruites rien que dans les réserves de l’île de Behring. Sur les îles Pribyloff, pendant un siècle, c’est un stock de trois millions cinq cent mille peaux qu’ont recueilli les pêcheurs alaskiens et, annuellement encore, ils n’en fournissent pas moins de cent mille.

Et combien n’en reste-t-il pas sur les autres îles de la mer de Behring ! M. Serge et ses compagnons pouvaient en juger d’après ce qu’ils voyaient à l’îlot Diomède. Toute la grève était couverte d’un fourmillement de phoques, massés les uns près des autres, et rien n’apparaissait du tapis de neige sur lequel ils reposaient.

Toutefois, si on les regardait, eux aussi regardaient ces visiteurs de l’îlot. Immobiles, inquiets, peut-être irrités de cette prise de possession de leur domaine, ils ne cherchaient point à fuir et faisaient parfois entendre une sorte de bêlement prolongé, où l’on sentait une certaine colère. Puis, se redressant, ils agitaient vivement leurs pattes, ou plutôt leurs nageoires, déployées en forme d’éventail.

Ah ! si, comme l’avait souhaité le jeune Sandre, ces milliers de phoques eussent été doués du don de parole, quel tonnerre de « papas » serait sorti de leurs lèvres à moustaches !

Il va sans dire que ni M. Serge ni Jean ne songeaient à donner la chasse à cette armée d’amphibies. Et pourtant, il y avait là une fortune de « fourrures sur pied », disait M. Cascabel. Mais c’eût été un massacre inutile et même dangereux. Ces animaux, redoutables par leur nombre, auraient pu rendre très périlleuse la situation de la Belle-Roulotte. Aussi M. Serge recommanda-t-il la plus extrême prudence.

Et maintenant, la présence de ces phoques sur l’îlot ne contenait-elle pas une indication qu’il convenait de ne point négliger ? N’y avait-il pas lieu de se demander pourquoi ces animaux s’étaient réfugiés sur cet amoncellement de roches, qui ne leur offrait aucune ressource ?

Il y eut à ce sujet une très sérieuse discussion à laquelle prirent part M. Serge, César Cascabel et son fils aîné. Ils s’étaient portés sur la partie centrale de l’îlot, tandis que les femmes s’occupaient du ménage, laissant à Clou et à Sandre le soin de pourvoir aux besoins des animaux.

Ce fut M. Serge qui provoqua cette discussion en disant :

« Mes amis, il s’agit de savoir s’il ne vaut pas mieux abandonner l’îlot Diomède, dès que l’attelage sera reposé, que d’y prolonger notre halte !…

— Monsieur Serge, répondit César Cascabel, je pense qu’il ne faut point s’attarder à jouer les Robinsons suisses sur ce rocher !… Je vous l’avoue, j’ai hâte de sentir sous mon talon un morceau de la côte sibérienne !

— Je le comprends, père, reprit Jean, et pourtant il ne convient pas non plus de s’exposer comme nous l’avons fait en nous lançant à travers le détroit. Sans cet îlot, que serions-nous devenus ? Il y a encore une dizaine de lieues jusqu’à Numana…

— Eh bien, Jean, en donnant quelques bons coups de collier, on pourrait enlever cela en deux ou trois étapes…

— Ce serait difficile, répondit Jean, même si l’état de l’ice-field le permettait !

— Je pense que Jean a raison, fit observer M. Serge. Que nous ayons hâte d’avoir traversé le détroit, cela va de soi ; mais, puisque la température s’est adoucie d’une façon si imprévue, il me semble qu’il ne serait guère prudent de quitter la terre ferme. Nous sommes partis trop tôt de Port-Clarence, tâchons de ne pas partir trop tôt de l’îlot Diomède ! Ce qui est certain, c’est que le détroit n’est pas pris avec solidité sur toute son étendue…

— Et de là viennent ces craquements que j’entendais encore hier, ajouta Jean. Ils sont, c’est évident, dus à l’insuffisante agrégation des glaces…

— Oui, cela est une preuve, répondit M. Serge, et il y en a aussi une autre…

— Laquelle ?… demanda Jean.

— Celle-ci qui me paraît non moins probante : c’est la présence de ces milliers de phoques que leur instinct a poussés à envahir l’îlot Diomède. Sans doute, après avoir quitté les hauts parages de cette mer, ces animaux se dirigeaient vers l’île de Behring ou les îles Aléoutiennes, quand ils ont prévu quelque trouble prochain. Ils auront senti qu’il ne fallait pas rester sur l’icefield. Est-ce une dislocation qui se prépare sous l’influence de la température, ou bien va-t-il se produire quelque phénomène sous-marin, qui rompra le champ de glace ? je ne sais. Mais, si nous sommes pressés de gagner la côte sibérienne, ces amphibies ne doivent pas être moins pressés de gagner leurs rookeries de l’île Behring ou des îles Pribyloff, et, puisqu’ils se sont arrêtés sur l’îlot Diomède, c’est qu’ils ont eu de très sérieuses raisons pour le faire.

— Et alors quel est votre avis, monsieur Serge ?… demanda M. Cascabel.

— Mon avis est de demeurer ici, tant que les phoques ne nous auront pas indiqué, en partant eux-mêmes, qu’il n’y a pas de danger à se remettre en route.

— Diable !… Voilà un satané contretemps !

— Il n’est pas bien grave, père, répondit Jean, et souhaitons de n’en jamais éprouver qui le soient davantage !

— D’ailleurs, cet état de choses ne saurait durer, ajouta M. Serge. Si peu précoce que soit l’hiver, cette année, nous voilà bientôt à la fin d’octobre, et, quoique le thermomètre ne marque en ce moment que zéro, il peut tomber d’un jour à l’autre d’une vingtaine de degrés. Que le vent vienne à sauter au nord, l’icefield sera aussi solide qu’un continent. Donc, mon avis très réfléchi est d’attendre, si rien ne nous oblige à partir. »

C’était prudent, à tout le moins. Aussi fut-il décidé que la Belle-Roulotte séjournerait sur l’îlot Diomède, aussi longtemps que le passage du détroit ne serait pas assuré par un froid intense.

Pendant cette journée, M. Serge et Jean visitèrent en partie cette base granitique qui leur offrait toute sécurité. L’îlot mesurait trois kilomètres de circonférence. Même l’été, il devait être absolument aride. Un entassement de roches, rien de plus. Néanmoins, il eût suffi à recevoir les piles du fameux pont de Behring que réclamait Mme  Cascabel, si jamais les ingénieurs russes et américains songeaient à réunir deux continents — contrairement à ce que fait si volontiers M. de Lesseps.

Tout en se promenant, les visiteurs prenaient bien garde d’effrayer les phoques. Et pourtant, il était visible que la présence d’êtres humains maintenait ces animaux dans un état de surexcitation au moins singulier. Il y avait de grand mâles, qui poussaient des cris rauques, en rassemblant autour d’eux leurs familles, très nombreuses pour la plupart, car ils sont polygames, et quarante à cinquante adultes ne reconnaissent qu’un seul père.

Ces dispositions peu amicales ne laissèrent pas de préoccuper M. Serge, surtout lorsqu’il eut remarqué une certaine propension de ces amphibies à se porter vers le campement. Isolément, ils n’étaient point à redouter ; mais il serait difficile, impossible même de résister à de telles masses, si leur humeur les poussait à chasser les intrus qui étaient venus leur disputer la possession de l’îlot Diomède. Jean fut également très frappé de cette particularité, et M. Serge et lui revinrent assez alarmés.

La journée s’acheva sans incident, si ce n’est que la brise, qui soufflait du sud-est, tourna au coup de vent. Manifestement, il se préparait quelque grosse tempête, peut-être une de ces bourrasques arctiques, dont la durée excède plusieurs jours, — ce qu’indiquait une brusque baisse de la colonne barométrique, tombée à soixante-douze centimètres.

La nuit s’annonçait donc très mal. Et, par surcroît, dès que tous eurent pris place dans les compartiments de la Belle-Roulotte, des hurlements, sur la nature desquels il n’y avait pas à se méprendre, accrurent le fracas des rafales. Les phoques avaient gagné du côté du véhicule et commençaient à le déborder. Les chevaux hennissaient de peur, craignant d’être attaqués par ces bandes, contre lesquelles Wagram et Marengo aboyaient avec une rage inutile. Il fallut se relever, s’élancer au dehors, ramener Vermout et Gladiator, afin de veiller sur eux. Les revolvers et les fusils furent chargés. Toutefois M. Serge recommanda de ne s’en servir qu’à la dernière extrémité.

La nuit était noire. Comme on ne pouvait rien voir au milieu de cette profonde obscurité, les fanaux furent allumés. En rayonnant, leurs faisceaux permirent d’apercevoir des milliers de phoques, entourant la Belle-Roulotte, et, qui, sans doute, n’attendaient que le jour pour l’assaillir.

« S’ils nous attaquent, toute résistance sera impossible, dit M. Serge, et nous risquerions d’être accablés !

— Que faire alors ?… dit Jean.

— Il faut partir !

— Quand ?… demanda M. Cascabel.

À l’instant ! » répondit M. Serge.

Devant ce danger, très grave assurément, M. Serge avait-il raison de vouloir quitter l’îlot ? Oui, et c’était le seul parti à prendre. Très probablement, les phoques ne voulaient que chasser les êtres qui s’étaient réfugiés sur leur domaine, et ils ne s’acharneraient pas à les poursuivre à travers l’ice-field. Quant à tenter de les disperser par la force, c’eût été plus qu’imprudent. Que pouvaient des fusils et des revolvers contre ces milliers d’animaux ?

Les chevaux furent attelés, les femmes remontèrent dans leurs compartiments, et les hommes, prêts à la défensive, se placèrent de chaque côté du véhicule, qui commença à redescendre vers l’ouest.

La nuit était tellement épaisse que c’est à peine si les fanaux parvenaient à éclairer le champ sur une vingtaine de pas. En même
La bourrasque se déchaînait avec plus de furie. (Page 238.)

temps, la bourrasque se déchaînait avec plus de furie. Il ne neigeait pas, et les flocons, qui papillonnaient dans l’air, étaient ceux que le vent arrachait à la surface de l’ice-field.

Et encore si la solidification eût été complète ! Or, il n’en était rien. On sentait les glaçons s’entrouvrir au milieu de craquements prolongés. Il se produisait des fissures par lesquelles l’eau de la mer jaillissait en gerbe.
Les deux malheureuses bêtes venaient de diparaître. (Page 241.)

M. Serge et ses compagnons allèrent ainsi pendant une heure, ayant à chaque instant cette crainte que le champ de glace se brisât sous leurs pieds. Suivre une direction exacte devenait impraticable, quoique Jean essayât de la relever tant bien que mal sur l’aiguille de la boussole. Par bonheur, à marcher vers l’ouest, il n’en était plus comme de l’îlot Diomède, que l’on avait pu craindre de dépasser soit au nord, soit au sud sans l’avoir reconnu. La côte sibérienne s’étendait à une dizaine de lieues sur les trois quarts de l’horizon, et on ne pouvait la manquer.

Mais il fallait y arriver, et la première condition, c’était que la Belle-Roulotte ne s’engloutît pas dans les profondeurs de la mer de Behring !

Cependant, si ce danger était le plus à redouter, il n’était pas le seul. À chaque instant, prise d’écharpe par cette rafale du sud-est, la voiture risquait d’être culbutée. Par prudence, il avait même fallu en faire descendre Cornélia, Napoléone et Kayette. MM. Serge et Cascabel, Jean, Sandre et Clou se cramponnaient aux roues, luttaient pour la retenir contre le vent. On comprend quel peu de chemin devaient accomplir les chevaux dans ces conditions, alors qu’ils sentaient le sol fuir sous leurs pieds.

Vers cinq heures et demie du matin — 26 octobre — au milieu de ténèbres aussi profondes que celles qui baignent les espaces interstellaires, on fut obligé de s’arrêter. L’attelage ne pouvait plus avancer. Des dénivellations agitaient la surface du champ, soulevé par cette houle que la bourrasque chassait des parages inférieurs de la mer de Behring.

« Comment nous tirer de là ?… dit Jean.

— Il faut retourner à l’îlot ! s’écria Cornélia, qui ne parvenait pas à calmer l’épouvante de Napoléone.

— Ce n’est plus possible maintenant ! répondit M. Serge.

— Et pourquoi ?… répliqua M. Cascabel. J’aime encore mieux me battre contre des phoques que de…

— Je vous répète qu’il nous est maintenant interdit de retourner à l’îlot ! affirma M. Serge. Il faudrait marcher contre la rafale, et notre voiture ne pourrait résister ! Elle sera démolie, si ne elle fuit pas devant la tourmente !…

— Pourvu que nous ne soyons pas obligés de l’abandonner !… dit Jean

— L’abandonner ! s’écria M. Cascabel. Et que deviendrions-nous sans notre Belle-Roulotte !…

— Nous ferons tout pour ne point en être réduits là ! répondit M. Serge. Oui !… cette voiture, c’est notre salut, et nous essaierons de la sauver à tout prix…

— Ainsi il n’est pas possible de revenir en arrière ?… demanda M. Cascabel.

— Non, et il faut continuer d’aller en avant ! répondit M. Serge. Du courage, du sang-froid, et nous finirons bien par atteindre Numana ! »

Ces paroles eurent pour effet de ranimer tout le monde. Il était trop évident que le vent empêchait le retour vers l’îlot Diomède. Il soufflait du sud-est avec une telle impétuosité que ni bêtes ni gens n’eussent réussi à marcher contre lui. La Belle-Roulotte ne pouvait même plus demeurer stationnaire. Rien qu’en essayant de résister au déplacement de l’air, elle eût été chavirée.

Le jour s’était à demi fait vers dix heures — un jour blafard et brumeux. Les nuages, bas et déchiquetés, semblaient traîner des lambeaux de vapeur à travers le détroit, qu’ils balayaient furieusement. Dans le tourbillon des neiges, de petits éclats de glace, détachés du banc, volaient comme une mitraille de grêlons. En des conditions si pénibles, on ne fit qu’une demi-lieue pendant une heure et demie, car il fallait éviter les flaques d’eau et contourner les glaçons accumulés sur l’ice-field. Au-dessous, la houle du large lui imprimait de rudes oscillations, une sorte de roulis qui provoquait des craquements continus.

Soudain, vers midi trois quarts, une violente secousse se produisit. Un réseau de fissures étoila largement le champ en rayonnant autour du véhicule… Une crevasse, mesurant trente pieds de diamètre, s’était ouverte sous les pieds de l’attelage.

Sur un cri de M. Serge, ses compagnons s’arrêtèrent à quelques pas de cette crevasse.

« Nos chevaux !… Nos chevaux !… s’écria Jean. Père, sauvons nos chevaux !… »

Il était trop tard. La glace ayant fléchi, les deux malheureuses bêtes venaient de disparaître. Si le timon ainsi que les traits ne se fussent rompus, la Belle-Roulotte eût été également entraînée dans les profondeurs de la mer.

« Nos pauvres bêtes ! » s’écria M. Cascabel, désespéré.

Oui ! ces vieux amis du saltimbanque, qui avaient couru le monde à sa suite, ces fidèles compagnons, qui avaient si longtemps partagé son existence foraine, étaient engloutis ! De grosses larmes mouillèrent les yeux de M. Cascabel, de sa femme et de ses enfants…

« En arrière !… en arrière ! » avait crié M. Serge.

Et, en se mettant aux roues de la voiture, on parvint non sans peine à l’éloigner de cette crevasse, qui s’élargissait avec les oscillations du champ. Elle recula ainsi d’une vingtaine de pieds, en dehors du cercle de dislocation.

La situation n’en était pas moins très compromise. Que faire à présent ? Abandonner la Belle-Roulotte au milieu du détroit, puis revenir la chercher avec un attelage de rennes, après avoir gagné Numana ?… Il semblait bien qu’il n’y eût pas d’autre parti à prendre.

Tout à coup, Jean de s’écrier :

« Monsieur Serge, monsieur Serge !… Regardez !… Nous sommes en dérive !…

— En dérive ?… »

Ce n’était que trop vrai !

À n’en pas douter, une débâcle générale venait de mettre les glaces en mouvement entre les deux rives du détroit. Les secousses de la tempête, jointes au relèvement de la température, avaient brisé le champ, insuffisamment cimenté dans sa partie médiane. De larges passes s’étaient ouvertes vers le nord par suite du déplacement des glaçons, dont les uns s’étaient engagés sur l’ice-field, et les autres dessous. Cela permettait à l’îlot flottant, qui portait le véhicule, de dériver sous l’impulsion de l’ouragan. Quelques icebergs, immobilisés, étaient autant de points de repère, d’après lesquels M. Serge put relever le sens de la dérive.

On voit dans quelle mesure s’était aggravée la situation, déjà si inquiétante depuis la perte de l’attelage. Il n’était plus possible de gagner Numana, même en abandonnant la voiture. Ce n’était plus des crevasses que l’on aurait pu tourner, c’étaient des passes multiples qu’il n’y avait aucun moyen de franchir, et dont l’orientation changeait suivant les caprices de la houle. Et puis, ce glaçon qui entraînait la Belle-Roulotte, et dont il n’y avait pas à enrayer la marche, combien de temps résisterait-il au choc des lames, qui venaient se briser sur ses bords ?

Non ! Il n’y avait rien à faire ! Tenter de se diriger, de manière à rallier le littoral sibérien, cela était au-dessus des forces humaines. Le bloc flottant irait ainsi tant qu’un obstacle ne l’arrêterait pas, et qui sait si cet obstacle ne serait pas la banquise même aux extrêmes limites de la mer Polaire !

Vers deux heures de l’après-midi, au milieu de l’assombrissement qu’accroissaient les traînées de brouillard, secouées dans l’espace, l’obscurité était déjà suffisante pour limiter la vue dans un très court rayon. Abrités et tournés du côté qui regardait le nord, M. Serge et ses compagnons demeuraient silencieux. Qu’auraient-ils pu dire puisqu’il n’y avait rien à tenter ? Cornélia, Kayette et Napoléone, enveloppées de couvertures, se blottissaient étroitement les unes contre les autres. Le jeune Sandre, plus surpris qu’inquiet, sifflotait un air. Clou s’occupait de remettre en ordre les objets déplacés par la secousse à l’intérieur des compartiments. Si M. Serge et Jean avaient conservé leur sang-froid, il n’en était pas ainsi de M. Cascabel, qui s’accusait d’avoir entraîné tout son monde dans une pareille aventure.

Tout d’abord il importait de bien se rendre compte de la situation. On ne l’a point oublié, deux courants se propagent en sens inverse à travers le détroit de Behring. L’un descend au sud, l’autre remonte au nord. Le premier est le courant du Kamtchatka, le second est le courant du détroit de Behring. Si le glaçon, chargé du personnel et du matériel de la Belle-Roulotte, était saisi par le premier, il serait inévitablement ramené, et il y avait des chances pour qu’il atterrît à la côte sibérienne. Si, au contraire, il tombait dans l’attraction du second, il serait repoussé vers les parages de la mer Glaciale, où ni continent ni groupe d’îles ne pourraient l’arrêter.

Par malheur, à mesure que l’ouragan prenait plus de force, il halait le sud. Au fond de cet entonnoir formé par le détroit, se faisait un appel d’air dont on ne saurait imaginer la violence, en même temps que le vent déviait peu à peu de sa première direction.

C’est ce que M. Serge et Jean avaient pu constater. Aussi voyaient-ils que toute chance leur échappait d’être pris par le courant du Kamtchatka. Relevée à la boussole, la dérive inclinait vers le nord. Y avait-il donc lieu d’espérer que le glaçon serait porté jusqu’à la presqu’île du Prince-de-Galles, sur la côte de l’Alaska, en vue de Port-Clarence ? C’eût été un dénouement vraiment providentiel aux éventualités de cette dérive. Mais le détroit s’évase par un angle si ouvert, entre le cap Oriental et le cap du Prince-de-Galles, qu’il eût été imprudent de s’abandonner à cet espoir.

La place devenait presque intenable à la surface du glaçon, où personne ne pouvait rester debout, tant la tourmente faisait rage. Jean, qui voulut aller observer l’état de la mer à sa partie antérieure, fut renversé, et, sans l’intervention de M. Serge, il aurait été précipité dans les flots.

Quelle nuit passèrent ces malheureux — ou plutôt ces naufragés, car ils étaient là comme les survivants d’un naufrage ! Quelles transes à chaque instant ! Des icebergs, de masse considérable, venaient parfois heurter leur îlot flottant, avec de tels craquements et de telles secousses qu’il menaçait de se disloquer. De lourds paquets de mer passaient à sa surface, le submergeant comme s’il se fût enfoncé dans l’abîme. Tous étaient transis sous ces froides douches, que le vent pulvérisait au-dessus de leur tête. Ils ne seraient parvenus à les éviter qu’en rentrant dans la voiture ; mais elle chancelait sous les coups de rafale, et ni M. Serge ni M. Cascabel n’osaient conseiller d’y chercher refuge.

D’interminables heures s’écoulèrent ainsi. Cependant les passes devenaient de plus en plus larges, la dérive s’opérait avec moins de chocs. Le glaçon s’était-il détaché de la portion étranglée du détroit, dont l’ouverture s’évasait à quelques lieues de là sur la mer Glaciale ? Avait-il atteint les parages situés au-dessus du Cercle polaire ? Le courant de Behring l’avait-il, en définitive, emporté sur le courant du Kamtchatka ? Dans ce cas, si les côtes de l’Amérique ne l’arrêtaient pas, n’était-il pas à craindre qu’il fut entraîné jusqu’au pied de l’énorme banquise ?

Combien le jour tardait à venir ! — ce jour qui permettrait sans doute de reconnaître exactement la situation. Les pauvres femmes priaient… Leur salut ne pouvait plus venir que de Dieu.

Le jour parut enfin — 27 octobre. Il n’amena aucun apaisement des troubles atmosphériques. Il sembla même que la furie de la tempête redoublait avec le lever du soleil.

M. Serge et Jean, la boussole à la main, interrogèrent l’horizon : En vain cherchèrent-ils à découvrir quelque haute terre dans la direction de l’est et de l’ouest…

Le glaçon — cela n’était que trop certain — avait dérivé vers le nord sous l’action du courant de Behring.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme on le pense, cette tempête avait causé aux habitants de Port-Clarence les plus vives inquiétudes sur le sort de la famille Cascabel. Mais comment auraient-ils pu lui porter secours, puisque la débâcle interdisait toute communication entre les deux rives du détroit ?…

Il en fut de même au port de Numana, où les deux agents russes, qui avaient passé quarante-huit heures avant elle, avaient annoncé le départ de la Belle-Roulotte. En réalité, s’ils éprouvèrent quelque anxiété pour ceux qui l’accompagnaient, ce ne fut point par sympathie. On sait qu’ils attendaient le comte Narkine sur la côte sibérienne, où ils comptaient s’emparer de sa personne… et il était probable que le comte Narkine avait péri dans ce désastre avec toute la famille Cascabel.

Et, trois jours après, il n’y eut plus lieu d’en douter, lorsque le courant eut rejeté deux cadavres de chevaux dans une petite crique
D’interminables heures s’écoulèrent ainsi. (Page 244.)

du littoral. C’étaient ceux de Vermout et Gladiator, qui composaient l’unique attelage des saltimbanques.

« Ma foi, dit l’un des agents, nous avons bien fait de traverser le détroit avant notre homme !…

— Oui, répondit l’autre, mais ce qui est fâcheux, c’est d’avoir manqué une si belle affaire ! »


Au cri de celui qui veillait... (Page 252.)

III

en dérive.


On connaît maintenant quelle était la situation des naufragés à la date du 27 octobre. Auraient-ils pu se faire illusion sur leur sort, garder le plus frêle espoir ?… En dérive à travers le détroit de Behring, leur dernière chance eût été d’être attirés par le courant du sud, puis ramenés à la côte asiatique… C’était le courant du nord qui les entraînait au large !

Une fois engagé à travers la mer Glaciale, que deviendrait le glaçon, s’il ne se dissolvait pas, s’il résistait aux chocs ? Irait-il se perdre sur quelque terre arctique ? Poussé par les vents d’est qui dominaient alors, pendant des centaines de lieues, ne serait-il pas jeté sur les écueils du Spitzberg ou de la Nouvelle-Zemble ? Dans ce dernier cas, bien que ce ne pût être qu’au prix d’effroyables fatigues, les naufragés parviendraient-ils à regagner le continent ?

C’est aux conséquences de cette dernière hypothèse que songeait M. Serge. Il en causait avec M. Cascabel et Jean, tout en fouillant du regard l’horizon perdu au milieu des brumes.

« Mes amis, dit-il, nous sommes, sans nul doute, en grand péril, puisque le glaçon peut à chaque instant se rompre, et qu’il nous est impossible de l’abandonner…

— Est-ce là le plus grand danger qui nous menace ? demande M. Cascabel.

— Pour le moment, oui ! répondit M. Serge, mais, avec la reprise du froid, ce danger diminuera et finira même par disparaître. Or, à cette époque et sous cette latitude, il est impossible que le relèvement de la température se maintienne au-delà de quelques jours.

— Vous avez raison, monsieur Serge, dit Jean. Seulement, si le glaçon résiste… où ira-t-il ?

À mon avis, ce ne sera jamais très loin, et il ne tardera pas à se souder à quelque ice-field. Alors, dès que la mer sera définitivement prise, nous essaierons de gagner le continent, afin de reprendre notre ancien itinéraire…

— Et comment remplacerons-nous notre attelage englouti ? s’écria M. Cascabel. Ah ! mes pauvres bêtes ! mes pauvres bêtes !… Monsieur Serge, ces braves serviteurs, ils faisaient partie de la famille, et c’est ma faute si… »

M. Cascabel ne pouvait se consoler. Son chagrin débordait. Il s’accusait d’avoir causé cette catastrophe. Des chevaux traverser une mer, est-ce que cela s’était jamais vu ?… Et il pensait plus à eux peut-être qu’aux embarras qu’entraînait leur disparition.

« Oui ! c’est un irréparable malheur dans les conditions où nous a mis cette débâcle, dit M. Serge. Que nous autres, hommes, nous puissions supporter les privations, les fatigues qui résulteront de cette perte, soit ! Mais Mme  Cascabel, mais Kayette, Napoléone, presque des enfants, comment feront-elles, lorsque nous aurons abandonné la Belle-Roulotte

— L’abandonner !… s’écria M. Cascabel.

— Il le faudra bien, père !

— Vraiment, dit M. Cascabel, en se menaçant de son propre poing, c’était tenter Dieu que d’entreprendre un tel voyage !… Suivre une pareille route pour revenir en Europe !

— Ne vous laissez pas abattre, mon ami, répondit M. Serge. Envisageons le danger sans faiblir. C’est le plus sûr moyen de le surmonter !

— Voyons, père, ajouta Jean, ce qui est fait est fait, et nous avons tous été d’accord pour le faire. Ne t’accuse donc pas d’avoir été trop imprudent, et retrouve ton énergie d’autrefois. »

Mais, malgré ces encouragements, M. Cascabel était accablé, et sa confiance en lui-même, sa philosophie naturelle, avaient reçu un rude coup.

En attendant, M. Serge cherchait, par tous les moyens à sa disposition, boussole consultée, points de repères reconnus, à se rendre compte de la direction du courant. C’est même à ce genre d’observations qu’il consacra les quelques heures de jour dont s’éclairait l’horizon.

Ce travail n’était pas facile, car les points de repère se modifiaient sans cesse. Du reste, au-delà du détroit, la mer paraissait être libre sur une vaste étendue. On le voyait avec cette température anormale, jamais l’ice-field arctique n’avait été complètement formé. S’il en avait eu l’apparence pendant quelques jours, c’est que les glaçons, qui descendaient du nord ou remontaient du sud sous l’influence des deux courants, s’étaient réunis les uns aux autres dans cette portion de mer étranglée entre les deux continents.

Comme résultat de ses opérations multipliées, M. Serge crut pouvoir affirmer que la direction suivie était très sensiblement indiquée vers le nord-ouest. Cela tenait sans doute à ce que le courant de Behring, s’infléchissant vers le littoral sibérien, après avoir repoussé le courant du Kamtchatka, s’arrondissait au sortir du détroit de Behring par un large crochet que sous-tendait le parallèle du Cercle polaire.

En même temps, M. Serge put constater que le vent, très furieux toujours, soufflait du sud-est en plein. S’il avait halé le sud un instant, c’est que la disposition des côtes avait modifié sa direction générale qu’il venait de recouvrer au large.

Dès que cet état de choses eut été reconnu, M. Serge rejoignit César Cascabel, et il ne lui cacha point que rien de plus heureux n’aurait pu se produire dans ces circonstances. Cette bonne nouvelle rendit un peu de calme au chef de la famille.

« Oui, répondit-il, c’est quelque chose que d’aller précisément du côté où l’on voulait !… Mais quel détour nous aurons fait, Seigneur Dieu, quel détour ! »

Les naufragés s’occupèrent alors de s’installer le mieux possible, comme si leur séjour sur cet îlot en dérive devait durer longtemps. Avant tout, il fut décidé que l’on continuerait à se loger dans la Belle-Roulotte, moins exposée à être renversée, puisqu’elle cédait à la poussée de l’ouragan.

Cornélia, Kayette et Napoléone purent reprendre place à l’intérieur et s’occuper de la cuisine, qui avait été absolument négligée depuis vingt-quatre heures. Le repas fut bientôt prêt, on se mit à table et, si les joyeux propos habituels n’assaisonnèrent pas ce dîner, du moins réconforta-t-il les convives, si durement éprouvés depuis leur départ de l’îlot Diomède !

La journée prit fin dans ces conditions. Les rafales ne cessaient de se déchaîner avec une effroyable violence. L’espace s’animait de grands vols d’oiseaux, pétrels, ptarmigans et autres, si justement nommés oiseaux des tempêtes.

Le lendemain et les jours suivants, 28, 29, 30 et 31 octobre, n’apportèrent aucun changement. Le vent, se gardant à l’est, ne modifia point l’état de l’atmosphère.

M. Serge avait soigneusement relevé la forme et l’étendue du glaçon. C’était une sorte de trapèze irrégulier, long de trois cent cinquante à quatre cents pieds, large d’une centaine. Ce trapèze, qui émergeait sur ses arêtes d’une bonne demi-toise, se renflait légèrement vers l’intérieur. Nulle fissure à sa surface, bien que de sourds craquements courussent parfois à travers sa masse. Il ne semblait donc pas que sa solidité eût été — jusqu’ici du moins — compromise par l’assaut des lames et de la bourrasque.

Non sans grands efforts, la Belle-Roulotte avait été ramenée au centre. Là, les cordes et les piquets de la tente, qui servaient aux représentations foraines, l’assujettissaient si fortement, qu’elle ne risquait plus d’être chavirée.

Ce qu’il y avait de plus alarmant, c’étaient les chocs, dus à de soudaines rencontres avec d’énormes icebergs, qui se déplaçaient sous des vitesses inégales, suivant qu’ils obéissaient aux courants ou qu’ils tournoyaient au milieu des remous. Quelques-uns, mesurant parfois quinze à vingt pieds de hauteur, avaient l’air de se précipiter comme à un abordage. On les apercevait de loin, on les voyait venir, et comment serait-on parvenu à éviter leur brutal contact ? Il y en avait qui culbutaient avec fracas, lorsque le déplacement du centre de gravité en modifiait l’équilibre ; mais, lorsqu’ils se heurtaient, ces collisions étaient extrêmement redoutables. La secousse était souvent telle que, sans certaines précautions prises à temps, tout eût été brisé à l’intérieur de la voiture. On était toujours sous la menace d’une dislocation possible et soudaine. Aussi, dès que l’approche de quelque gros bloc était signalée, M. Serge et ses compagnons se réunissaient autour de la Belle-Roulotte, se cramponnant les uns aux autres. Jean cherchait à se rapprocher de Kayette. De tous les risques, le plus épouvantable eût été de se voir entraînés séparément sur les morceaux brisés du glaçon. D’ailleurs, il offrait moins de sécurité sur ses bords que dans sa partie centrale, où son épaisseur était plus considérable.

Pendant la nuit, MM. Serge et Cascabel, Jean et Clou veillèrent tour à tour. Ils mettaient tous leurs soins à s’y reconnaître au milieu de cette obscurité profonde, hantée d’énormes formes blanches, qui se mouvaient comme des fantômes. Bien que l’espace fût empli de brumes, fouettées par l’interminable bourrasque, la lune, très basse à l’horizon, l’imprégnait d’une lumière blafarde, et les icebergs pouvaient être aperçus à une certaine distance. Au cri de celui qui veillait, tout le monde était sur pied, en attendant le résultat du choc.

Souvent la direction de l’iceberg se modifiait, et il passait à contre-bord ; mais, quelquefois, il y avait rencontre, et la secousse cassait les cordes, arrachait les piquets de la Belle-Roulotte. C’était à croire que tout allait être brisé ; il fallait s’estimer heureux d’avoir résisté à la collision.

Et la température qui ne cessait d’être anormale ! Et cette mer, qui n’était pas prise pendant la première semaine de novembre ! Et ces parages qui restaient navigables, à peu de degrés au-dessus du Cercle polaire ! C’était vraiment une bien mauvaise chance ! Et encore si quelque baleinier, attardé dans sa campagne de pêche, fût passé en vue, on lui aurait fait des signaux, on aurait attiré son attention par des coups de feu ! Après avoir recueilli les naufragés, il les aurait ramenés dans un des ports du littoral américain, à Victoria, à San-Francisco, à San-Diego, ou sur la côte sibérienne, à Petropavlovsk, à Okhotsk… Mais non ! pas un navire ! Rien que des icebergs en mouvement ! Rien que l’immense mer déserte, que limitait au nord l’infranchissable banquise !

Très heureusement, à moins d’une prolongation invraisemblable de cette anomalie climatérique, la question des aliments n’était pas pour inquiéter, dût la dérive se prolonger pendant quelques semaines. En prévision d’un long cheminement à travers les territoires asiatiques, où il serait malaisé de se procurer des vivres, on avait fait ample provision de conserves, de farine, de riz, de graisse, etc. Il n’y avait plus même, hélas ! à se préoccuper de la nourriture de l’attelage. Et, il faut bien le dire, si Vermout et Gladiator eussent survécu à la débâcle, comment eût-il été possible de subvenir à leurs besoins ?

Pendant les 2, 3, 4, 5 et 6 novembre, rien de nouveau, si ce n’est que le vent montrait une tendance à se calmer en remontant un peu vers le nord. C’est à peine si le jour durait deux heures — ce qui ajoutait encore à l’horreur de la situation. Malgré les observations incessantes de M. Serge, il devenait très difficile de contrôler la dérive, et, faute de pouvoir la pointer sur la carte, on ne savait plus où l’on était.

Cependant, le 7, un point de repère put être relevé, reconnu, puis fixé avec une certaine exactitude.

Ce jour-là, vers onze heures, au moment où les vagues rayons du jour imprégnaient l’espace, M. Serge et Jean, accompagnés de Kayette, venaient de se rendre à l’avant du glaçon. Il y avait dans le matériel forain une longue-vue assez bonne, qui servait à Clou, lorsqu’il montrait aux badauds l’équateur, figuré par un fil tendu sur l’objectif, et les habitants de la Lune, représentés par des insectes introduits dans le tube. Après avoir nettoyé soigneusement cette longue-vue, Jean l’avait emportée, et, l’oculaire aux yeux, il cherchait à reconnaître s’il n’y avait pas de terre au large.

Or, depuis quelques instants, il examinait très attentivement l’horizon, lorsque Kayette, tendant la main vers le nord, dit :

« Je crois, monsieur Serge, que j’aperçois là-bas… Est-ce que ce n’est pas une montagne ?…

— Une montagne ?… répondit Jean. Non !… Ce n’est probablement qu’un iceberg ! »

Et il braqua la longue-vue vers le point indiqué par la jeune Indienne.

« Kayette a raison ! » dit-il presque aussitôt.

Et il donna l’instrument à M. Serge, qui le dirigea à son tour du côté signalé.

« Oui ! dit-il. C’est même une montagne assez haute !… Kayette ne s’est point trompée ! »

Après une nouvelle observation, il fut constaté qu’une terre devait se trouver dans la direction du nord, à une distance de cinq ou six lieues à peu près.

C’était là un fait d’une extrême importance.

« Pour qu’un terre soit dominée par une montagne aussi élevée, fit observer Jean, il lui faut une étendue considérable…

— C’est vrai, Jean, répondit M. Serge, et, lorsque nous serons rentrés à la Belle-Roulotte, nous tâcherons d’en retrouver la position sur la carte. Cela nous permettrait de relever exactement notre situation.

— Jean… on dirait qu’une fumée s’échappe de cette montagne ! dit alors Kayette.

— Ce serait donc un volcan ?… répliqua M. Serge.

— Oui !… oui !… ajouta Jean, qui avait appliqué la longue-vue à son œil. On voit très bien une fumée… »

Mais déjà le jour commençait à s’éteindre, et, même avec le grossissement de l’oculaire, les linéaments de la montagne s’effacèrent peu à peu.

Une heure plus tard, à la vérité, lorsque l’obscurité fut presque complète, de vives lueurs apparurent dans la direction qui avait été relevée au moyen d’une ligne tracée sur la neige.

« Allons consulter la carte », dit M. Serge.

Et tous trois retournèrent au campement.

Jean chercha dans l’atlas la carte qui représentait l’ensemble des régions boréales au-delà du détroit de Behring, et voici ce qui fut établi.
c’était comme une sorte de bastingage. (page 258.)

Puisque M. Serge avait déjà reconnu, d’une part, que le courant, après avoir remonté au nord, s’infléchissait vers le nord-ouest à une cinquantaine de lieues en dehors du détroit, et, d’autre part, que le glaçon suivait cette direction depuis quelques jours, il s’agissait de chercher s’il se trouvait des terres en vue dans le nord-ouest. Précisément, à une vingtaine de lieues du continent, la carte indiquait le gisement d’une grande île que les géographes désignent sous le nom d’île Wrangel, dont les contours ne sont qu’à peine déterminés sur sa partie septentrionale. Il était très probable, d’ailleurs, que le glaçon ne l’accosterait pas, si le courant continuait à l’entraîner à travers le large bras de mer qui la sépare de la côte sibérienne.

M. Serge n’eut aucun doute sur l’identité de l’île Wrangel. En effet, entre les deux caps que projette sa côté méridionale, le cap Hawan et le cap Thomas, elle est dominée par un volcan en activité, marqué sur les cartes récentes. Ce ne pouvait être que le volcan aperçu par Kayette et dont la lueur était devenue distincte à la chute du jour.

Il fut d’après cela facile de reconnaître la route suivie par le glaçon depuis sa sortie du détroit de Behring. Après avoir contourné la côte, il avait doublé le cap Serdtse-Kamen, la baie Kolioutchin, le promontoire de Wankarem, le cap Nord ; puis il s’était engagé à travers le canal de Long, qui sépare l’île Wrangel du littoral de la province des Tchouktches.

Vers quels parages le glaçon serait-il entraîné, lorsque le courant l’aurait rejeté hors du canal de Long ? Il était impossible de le prévoir. Ce qui devait préoccuper plus particulièrement M. Serge, c’est que, du côté du nord, la carte ne mentionne aucune autre terre. La banquise s’étend sur cet immense espace, dont le centre est formé par le pôle même.

La seule chance de salut à laquelle on pût se rattacher désormais, c’était que la mer se congelât en entier sous l’action d’un froid plus intense — ce qui ne pouvait tarder, ce qui aurait dû se produire depuis plusieurs semaines déjà. Alors la dérive s’arrêterait sur les bords de l’ice-field, et, en redescendant vers le sud, les naufragés pourraient tenter d’atteindre le continent sibérien. Il est vrai, la nécessité s’imposant d’abandonner la Belle-Roulotte, faute d’attelage, comment feraient-ils, s’ils avaient un long trajet à parcourir ?

Cependant, quoique le vent se tînt toujours à l’est, il soufflait, sinon en tempête, du moins avec violence. Mais, dans ces détestables parages, de longues lames déferlantes couraient à grand fracas, et venaient battre l’arête du bloc flottant ; puis, rejaillissant au choc, elles le couvraient en grand, comme le pont d’un navire en cape courante et provoquaient des secousses telles que le glaçon s’ébranlait jusque dans sa partie centrale, à faire craindre qu’il ne s’entrouvrît tout à coup. En outre, ces énormes paquets de mer, projetés jusqu’à la Belle-Roulotte, menaçaient d’entraîner tous ceux qui étaient dehors.

Aussi, sur le conseil de M. Serge, quelques précautions furent-elles prises. D’abondantes neiges étant tombées pendant la première semaine de novembre, il était facile de construire une sorte de digue à l’arrière du glaçon, afin de le protéger contre les lames qui venaient le plus communément de ce côté. Tout le monde se mit à l’œuvre, et, lorsque la neige, convenablement piétinée et battue, se fut durcie sur une hauteur et une épaisseur de quatre à cinq pieds, elle présenta un obstacle aux coups de mer, dont les embruns seuls passèrent par-dessus sa crête. C’était comme une sorte de bastingage élevé à la poupe d’un bâtiment désemparé.

Pendant ce travail il arriva que Sandre et Napoléone se lancèrent quelques boules de neige et même ne les épargnèrent pas au dos de Clou-de-Girofle. Mais, bien que ce ne fût pas le cas de s’amuser, M. Cascabel ne gronda pas d’une voix trop sévère, excepté un certain jour, où une boule, se trompant d’adresse, vint s’appliquer sur le chapeau de M. Serge.

« Quel est le fichu maladroit ?… s’écria M. Cascabel.

— C’est moi, père ! répondit la petite Napoléone, toute décontenancée.

— Fichue maladroite alors ! reprit M. Cascabel. Vous excuserez, monsieur Serge, cette gamine…

— Eh ! laissez-la faire, ami Cascabel ! répondit M. Serge. Qu’elle vienne m’embrasser, et il n’y paraîtra plus ! »

Ce qui fut fait.

Non seulement une digue avait été construite à la partie postérieure du glaçon, mais bientôt la Belle-Roulotte fut entourée d’une espèce de rempart de glace, qui devait la protéger d’une façon encore plus efficace, tandis que ses roues, enfoncées jusqu’au moyeu, lui assuraient une immobilité absolue. Ce rempart montait jusqu’à la hauteur de sa galerie supérieure ; mais un étroit couloir ménagé à l’intérieur, permettait de circuler autour. On eût dit un navire en hivernage au milieu des icebergs, et dont la coque est défendue par une cuirasse de neige contre le froid et les bourrasques. Si le glaçon ne s’effondrait pas, les naufragés n’avaient plus rien à craindre des coups de mer, et, dans ces conditions, peut-être serait-il possible d’attendre le moment où l’hiver arctique aurait définitivement pris possession de ces parages hyperboréens.

Mais alors, ce moment venu, il faudrait partir pour regagner le continent ! Il faudrait quitter cette maison roulante, qui avait promené ses hôtes à travers tout le Nouveau-Monde ! Il faudrait délaisser ce solide et sûr abri de la famille ! Abandonnée au milieu des glaces de la mer Polaire, la Belle-Roulotte disparaîtrait dans les débâcles de la saison chaude !

Et lorsque M. Cascabel songeait à cela, lui, si philosophe, si enclin à prendre les choses par leur bon côté, il levait les mains au ciel, il maudissait la malchance, il s’accusait de tous ces désastres, oubliant qu’ils étaient dus à ces coquins qui l’avaient volé dans les gorges de la sierra Nevada, et auxquels la responsabilité de cette situation incombait tout entière.

En vain Cornélia essayait-elle de l’arracher à ses sombres pensées, par de bonnes paroles d’abord, par de violentes objurgations ensuite ! En vain ses enfants et Clou lui-même réclamaient-ils leur part dans les conséquences de ces funestes décisions ! En vain répétaient-ils que ce projet de voyage avait eu l’assentiment de toute la famille ! En vain M. Serge, en vain la « petite caille » cherchaient-ils à consoler l’inconsolable César !… Il se refusait à rien entendre.

« Tu n’es donc plus un homme ?… lui dit un jour Cornélia, en le secouant d’importance.

— Pas tant que toi, en tout cas ! » répondit-il, tandis qu’il reprenait son équilibre, quelque peu compromis par cette admonestation conjugale.

Au fond, Mme Cascabel était pleine d’inquiétude pour l’avenir ; mais elle sentait la nécessité de réagir contre l’abattement de son mari, si résistant jadis aux coups de la mauvaise fortune.

Cependant la question de nourriture commençait à préoccuper M. Serge. Tout d’abord il importait que l’alimentation fût assurée jusqu’au jour où il serait possible de faire route à travers l’ice-field, puis aussi jusqu’au jour où la Belle-Roulotte aurait atteint la côte sibérienne. Inutile de compter sur la chasse, à une époque où les bandes d’oiseaux de mer ne passeraient plus que rarement au milieu des brumes. La prudence, par suite, conseillait de se rationner, en prévision d’un trajet dont la durée pouvait être longue.

Ce fut dans ces conditions que le glaçon, irrésistiblement entraîné par les courants, arriva à la hauteur des îles d’Anjou, situées au nord du littoral asiatique.



IV

du 16 novembre au 2 décembre


C’était en s’en rapportant à l’estime que M. Serge croyait être à la hauteur de ce groupe d’îles. Autant que possible, dans chacune de ses observations quotidiennes, il avait tenu compte de la dérive, évaluée à une quinzaine de lieues par vingt-quatre heures en moyenne.

Cet archipel, qu’il ne put apercevoir, est situé, d’après l’indication des cartes, par 150° de longitude et 75° de latitude, soit à une centaine de lieues du continent.

M. Serge ne se trompait pas. À la date du 16 novembre, le glaçon se trouvait au sud des îles d’Anjou. Mais à quelle distance ? Même en utilisant les instruments dont se servent d’habitude les navigateurs, elle n’aurait pu être relevée, ne fût-ce qu’approximativement. Avec le soleil, dont le disque ne se montrait que pendant quelques minutes à travers les brumes de l’horizon, l’observation n’eût donné aucun résultat. On était dès lors entré dans la longue nuit des régions polaires.

Maintenant, le temps était détestable, bien que le froid tendît à s’accentuer. La colonne thermométrique oscillait un peu au-dessous du zéro centigrade. Or, cette température n’était pas encore assez basse pour opérer la soudure des icebergs, épars à la surface du bassin arctique ; par conséquent, aucun obstacle ne pouvait enrayer la dérive du glaçon.

Cependant, entre les échancrures de ses bords, il se formait déjà de ces solidifications partielles, auxquelles les hiverneurs donnent le nom de « bay-ices », quand elles prennent naissance au fond des étroites criques d’une côte. M. Serge, aidé de Jean, ne cessait de surveiller ces formations, qui ne tarderaient pas à s’étendre à toute la surface de la mer. La période glaciale serait alors dans sa plénitude, et la situation des naufragés se modifierait « en mieux » — ils l’espéraient du moins.

Durant la dernière quinzaine de novembre, la neige ne cessa de tomber avec une abondance extraordinaire.

Chassée par les rafales, elle s’accumula en masses épaisses contre le rempart établi autour de la Belle-Roulotte, et l’eut bientôt exhaussé notablement.

En somme, cette agglomération ne présentait aucun danger, et même, mieux protégée contre le froid, la famille Cascabel y trouverait avantage. Cornélia pourrait, en effet, économiser le pétrole, le réserver en entier pour les besoins de la cuisine. Cela était à prendre en sérieuse considération ; lorsque ce liquide minéral serait épuisé, comment le remplacerait-on ?

Circonstance heureuse d’ailleurs, la température restait supportable à l’intérieur des compartiments — trois ou quatre degrés au-dessus de zéro. Elle remonta même, lorsque la Belle-Roulotte fut ensevelie sous la masse des neiges. En ces conditions, ce n’était pas la chaleur qui risquait de manquer, c’était plutôt l’air, auquel tout accès allait être interdit.

Il y eut alors lieu de procéder à un déblayage, et chacun eut sa part de cette fatigante besogne.

M. Serge commença par faire dégager le couloir qui avait été réservé en dedans du rempart. Puis, un passage fut ménagé afin d’assurer une libre issue au-dehors. On prit soin que l’axe de ce passage fût orienté vers l’ouest. Sans cette précaution, il aurait été obstrué par les chasse-neige de l’est.

Tout danger n’était pas écarté, cependant, ainsi qu’on le verra bientôt.

Il va sans dire que les naufragés ne quittaient la Belle-Roulotte ni jour ni nuit. Ils y trouvaient un sûr abri contre la tourmente, contre le froid qui tendait à s’accroître, ainsi que l’indiquait l’abaissement lent et continu du thermomètre.

Néanmoins, M. Serge et Jean ne négligeaient point de faire leurs observations chaque jour, au moment où de vagues lueurs coloraient cet horizon, sous lequel le soleil continuerait à décliner jusqu’au solstice du 21 décembre. Et toujours cet espoir déçu, d’apercevoir quelque baleinier hivernant dans ces parages, ou cherchant à regagner un port du détroit de Behring ! Toujours cet espoir trompé, de voir le glaçon définitivement figé à quelque ice-field qui se raccorderait au littoral sibérien ! Puis, tous deux, rentrés au campement, ils essayaient de reporter sur la carte la direction présumée de leur dérive.

Il a été dit que la chasse avait cessé de fournir du gibier frais à l’office de la Belle-Roulotte, depuis son départ de Port-Clarence. Qu’aurait pu faire Cornélia de ces oiseaux de mer, dont il est difficile d’enlever le goût huileux ? En dépit de ses talents culinaires, ptarmigans et pétrels eussent été mal reçus des convives. Aussi Jean se dispensait-il de dépenser son plomb et sa poudre contre ces volatiles d’origine par trop arctique. Toutefois, lorsque son service l’appelait au-dehors, il ne négligeait point de prendre son fusil, et, un jour, dans l’après-midi du 26 novembre, il eut l’occasion de s’en servir. En effet, le bruit d’une détonation arriva au campement, et presque aussitôt la voix de Jean qui appelait à son aide se fit entendre.

Cela ne laissa pas de causer une certaine surprise, mêlée d’inquiétude, MM. Serge et Cascabel, Sandre et Clou, suivis des deux chiens, s’élancèrent au-dehors.

« Accourez !… Accourez !… » criait Jean. 

Et, en même temps, il allait et venait comme s’il eut voulu couper la retraite à quelque animal.

« Qu’y a-t-il ? demanda M. Cascabel.

— Il y a que j’ai blessé un phoque, et qu’il va nous échapper, si nous lui laissons gagner la mer ! »

C’était bien un amphibie de grande taille, blessé à la poitrine, qui rougissait la neige de son sang. Et, sans nul doute, il aurait réussi à se dérober, n’eût été l’arrivée de M. Serge et de ses compagnons. Clou se jeta bravement sur l’animal, qui avait renversé le jeune Sandre d’un premier coup de queue. Le phoque fut maîtrisé, non sans peine, et Jean, lui appliquant le canon de son fusil sur la tête, lui fit sauter la cervelle.

Ce n’était pas là un fameux gibier pour les convives habituels de Cornélia, mais c’était du moins une importante réserve de chair pour Wagram et Marengo. Si les deux chiens avaient possédé le
On creusa un second couloir. (Page 260.)

don de la parole, ils auraient remercié Jean de leur avoir procuré cette bonne aubaine.

« Et, au fait, pourquoi les animaux ne parlent-ils pas ? dit à ce propos M. Cascabel, lorsque tout le monde fut installé pour dîner.

— Par cette raison très simple qu’ils ne sont pas assez intelligents pour parler, répondit M. Serge.

C’était un émerveillement. (Page 273.)

— Penseriez-vous donc, demanda Jean, que le défaut de parole est dû à un défaut d’intelligence ?

— Oui, certes, mon cher Jean, du moins chez les animaux supérieurs. Ainsi le chien possède un larynx identique à celui de l’homme. Il pourrait donc parler, et, s’il ne le fait pas, c’est que son intelligence n’est pas assez développée pour qu’il puisse exprimer ses impressions par la parole. »

Thèse au moins discutable que soutenait là M. Serge, mais qu’admettent quelques physiologistes modernes.

Il convient de noter qu’une modification se produisait peu à peu dans l’esprit de M. Cascabel. Bien qu’il se reprochât toujours d’être responsable de cette situation, sa philosophie reprenait le dessus. Habitué à se tirer des plus mauvaises passes, il ne pouvait croire que sa bonne étoile se fût éteinte… Non ! un peu obscurcie seulement. Jusqu’alors, d’ailleurs, la famille Cascabel n’avait pas été très éprouvée par les souffrances physiques. Il est vrai que si les dangers s’aggravaient, comme il y avait lieu de le redouter, peut-être son moral en serait-il atteint ?

Aussi, en prévision de l’avenir, M. Serge ne cessait-il d’encourager tout ce petit monde. Pendant les longues heures inoccupées, assis à la table sous la clarté de la lampe, il causait, il instruisait, il racontait les diverses particularités de ses voyages en Europe et en Amérique. Jean et Kayette, l’un près de l’autre, l’écoutaient avec grand profit et, à leurs questions, il répondait toujours par quelque réplique instructive. Pour conclure, s’autorisant de son expérience, il en arrivait à dire :

« Voyez-vous, mes amis, il n’y a pas à désespérer. C’est un solide glaçon qui nous porte, et il ne se brisera plus maintenant que voilà les froids régulièrement établis. Remarquez, en outre, qu’il se dirige du côté où nous voulions aller, et que nous voyageons sans fatigue, comme si nous étions sur un navire. Un peu de patience, et nous arriverons à bon port.

— Et qui de nous désespère, s’il vous plait ? lui répondit ce jour-là M. Cascabel. Lequel se permet de désespérer, monsieur Serge ? Celui qui désespérera sans ma permission, je le mettrai au pain sec !

— Il n’y a pas de pain ! riposta ce gamin de Sandre.

— Eh bien, au biscuit sec alors, et sans compter qu’il sera privé de sortie !

— On ne peut pas sortir ! fit observer Clou-de-Girofle.

— Assez !… J’ai dit ! »

Pendant la dernière semaine de novembre, la chute des neiges avait pris des proportions fabuleuses. La masse des flocons était telle qu’il avait fallu renoncer à mettre le pied au-dehors — ce qui occasionna une grave catastrophe.

Le 30, de grand matin, au moment où il se réveillait, Clou fut surpris de la difficulté qu’il éprouvait à respirer, comme si l’air eût été impropre au jeu des poumons.

Les autres dormaient encore dans leurs compartiments d’un sommeil lourd et pénible, à faire croire qu’ils subissaient un commencement de suffocation.

Clou voulut ouvrir la porte de l’avant-train, afin de renouveler l’air… Il ne put y parvenir.

« Eh là ! monsieur patron ! » cria-t-il d’une voix si puissante qu’il réveilla toute la Belle-Roulotte.

Aussitôt M. Serge, M. Cascabel, ses deux fils, se relevèrent, et Jean de s’écrier :

« On étouffe ici !… Il faut ouvrir la porte !

— Je n’ai pas pu… répondit Clou.

— Les volets alors ?… »

Mais comme ces volets se rabattaient à l’extérieur, ils résistèrent également.

En quelques minutes, la porte fut démontée, et l’on comprit pourquoi il avait été impossible de l’ouvrir.

Le couloir ménagé autour de la Belle-Roulotte était rempli par la masse des neiges que la rafale y avait accumulée, et non seulement ce couloir, mais aussi le passage qui établissait une communication à travers le rempart de glace.

« Est-ce que le vent a changé ?… demanda M. Cascabel.

— Ce n’est pas probable, répondit M. Serge. Il ne serait pas tombé tant de neige, s’il avait remonté à l’ouest…

— Il faut alors que le glaçon ait tourné sur lui-même, fit observer Jean.

— Oui… cela doit être, répliqua M. Serge. Avisons d’abord au plus pressé… Il s’agit de ne pas se laisser asphyxier, faute d’air respirable ! »

Et aussitôt, Jean et Clou, armés d’une pioche et d’une pelle, se mirent à la besogne, afin de déblayer le couloir. Rude travail, en vérité, car la neige durcie le comblait tout entier et devait même recouvrir la Belle-Roulotte.

Pour opérer rapidement, il fallut se relayer les uns les autres. Comme on ne pouvait rejeter la neige au-dehors, il fut nécessaire de la rentrer dans le premier compartiment d’où, sous l’action de la température interne, réduite presque immédiatement en eau, elle s’écoulait au-dehors.

Une heure après, la pioche n’avait pas encore percé la masse compacte du couloir. Il était impossible de sortir, impossible d’aérer l’intérieur de la voiture, et la respiration y devenait de plus en plus embarrassée par manque d’oxygène et excès d’acide carbonique.

Tous, haletants, cherchaient en vain quelque bouffée d’air pur dans cette atmosphère presque irrespirable. Kayette et Napoléone se sentaient prises d’étouffement. Très visiblement, c’était Mme  Cascabel qui semblait le plus en danger. Kayette, dominant son malaise, essayait de lui donner des soins. Ce qu’il aurait fallu pouvoir faire, c’eût été d’ouvrir une des fenêtres afin de renouveler l’air et, on l’a vu, les volets étaient extérieurement maintenus par la neige comme l’avait été la porte.

« Courage !… courage ! répétait M. Serge. Nous avons déjà gagné six pieds à travers le massif… La couche ne doit plus être épaisse maintenant ! »

Non ! elle ne devait plus l’être, si la neige avait cessé de tomber… Mais peut-être tombait-elle encore !

Jean eut alors l’idée de pratiquer une trouée à travers la couche qui formait plafond au-dessus du couloir — couche moins considérable peut-être et probablement moins dure.

En effet, ce travail put être fait dans de meilleures conditions, et, une demi-heure après — il n’était que temps ! — la trouée donnait accès à l’air extérieur.

Ce fut un soulagement immédiat pour tous les hôtes de la Belle-Roulotte.

« Ah ! que c’est bon ! s’écria la petite Napoléone en respirant à pleine gorgée.

— Oui ! répondit Sandre, qui se pourléchait. C’est même meilleur que des confitures ! »

Il se passa quelques minutes avant que Cornélia se fût remise d’un commencement d’asphyxie tellement sérieuse qu’elle avait été sur le point de perdre connaissance.

Le trou ayant été élargi, les hommes se glissèrent jusqu’à la crête du rempart de glace. Il ne neigeait plus, mais tout était blanc jusqu’aux dernières limites du regard. La Belle-Roulotte avait entièrement disparu sous cet amoncellement qui formait une énorme bosse au milieu du bloc flottant.

En consultant la boussole, M. Serge put constater que le vent soufflait toujours de l’est, et que le glaçon avait fait un demi-tour sur lui-même — ce qui avait changé son orientation cap pour cap. C’est ce qui avait produit à travers le passage cet encombrement de neiges.

Le thermomètre, en plein air, n’indiquait que six degrés au-dessous de zéro, et la mer était libre, autant qu’on en pouvait juger au milieu d’une obscurité presque complète. Il convient d’observer, d’ailleurs, que si le glaçon avait fait un demi-tour, après avoir été saisi par quelque remous sans doute, il n’avait jamais cessé de dériver vers l’ouest.

Aussi, dans le but d’obvier à cette éventualité, qui entraînerait des conséquences si déplorables, M. Serge crut devoir recourir à une nouvelle précaution. Sur son avis, on creusa à travers le rempart un second couloir à l’opposé du premier. Quelle que fût l’orientation du glaçon, il y aurait toujours communication avec le dehors. Donc plus à craindre que l’air fît défaut à l’intérieur.

« Tout de même, dit M. Cascabel, pour un fichu pays, c’est un fichu pays !… À peine est-il bon pour des phoques, et son climat ne vaut pas le climat normand !

— J’en conviens volontiers, répondit M. Serge. Mais que voulez-vous, il faut le prendre comme il est !…

— Parbleu ! je le prends… monsieur Serge, je le prends… mais en horreur ! »

Non, brave Cascabel, ce n’est pas le climat de la Normandie, ni même celui de la Suède, de la Norvège, de la Finlande, pendant leur saison d’hiver ! C’est le climat des pôles, avec sa nuit de quatre mois, ses rafales hurlantes, le poudroiement continu des neiges, et le voile épais de ses brumes qui le laissent sans horizon !

Et que d’inquiétudes il y avait à entrevoir pour l’avenir ! Après la dérive, lorsque le glaçon serait immobilisé, lorsque la mer ne formerait plus qu’un immense icefield, à quel parti s’arrêterait-on ? Abandonner la Belle-Roulotte, franchir sans elle quelques centaines de lieues jusqu’au littoral sibérien, cela était vraiment effroyable, quand on y songeait ! Aussi M. Serge se demandait-il s’il ne serait pas à propos d’hiverner à l’endroit même où s’arrêterait le bloc flottant, de garder jusqu’au retour de la belle saison l’abri de cette maison roulante, qui ne roulerait plus jamais sans doute. Oui ! à la rigueur, passer la période des grands froids en ces conditions n’eût pas été impossible ! Mais, avant le relèvement de la température, avant la débâcle de la mer Arctique, il faudrait avoir quitté le lieu d’hivernage, il faudrait avoir traversé le champ de glace, qui ne tarderait pas à se dissoudre !

Les naufragés n’en étaient pas là, du reste, et il serait temps d’aviser, lorsque l’hiver prendrait fin. Il y aurait à tenir compte de la distance à laquelle on se trouverait du continent asiatique, en admettant qu’il y eût quelque moyen de l’estimer. M. Serge espérait que cette distance ne serait pas très considérable, puisque le glaçon avait, invariablement, suivi la direction de l’ouest, après avoir doublé les caps Kekournyi, Cheliagskyi, Baranoff, et dépassé le détroit de Long et le golfe de la Kolyma.

Que ne s’était-il arrêté à l’entrée de cette baie ! De là, il eût été facile encore de rejoindre la province des Ioukaghirs, dans laquelle Kabatchkova, Nijne-Kolymsk et autres bourgades auraient accueilli les naufragés. Un attelage de rennes aurait pu être conduit jusqu’au lieu d’hivernage et ramener la Belle-Roulotte sur le continent. Mais étant donné la vitesse de la dérive, M. Serge comprenait bien que cette baie avait dû être laissée en arrière, et aussi les embouchures de la Tchoukotchia et de l’Alazeïa. Pour l’arrêter, la carte n’offrait plus que le barrage de ces archipels connus sous la dénomination d’îles d’Anjou, îles Liakhoff, îles de Long. Et, sur ces îles, inhabitées pour la plupart, comment trouverait-on les ressources nécessaires à un rapatriement du personnel et du matériel ? Cela vaudrait mieux, pourtant, que d’aller se perdre dans les extrêmes parages des régions polaires !

Le mois de novembre venait de finir. Il y avait trente-neuf jours que la famille Cascabel avait quitté Port-Clarence pour s’aventurer à travers le détroit de Behring. Sans la rupture de l’icefield, elle eût pris terre à Numana depuis cinq semaines déjà. Et, maintenant, arrivée dans les provinces méridionales de la Sibérie, quelque bourgade lui aurait offert un refuge assuré contre les dangers de l’hiver arctique.

Cependant la dérive ne pouvait durer longtemps. Le froid s’accentuait graduellement, et le thermomètre descendait sans oscillations. Examen fait de l’îlot de glace. M. Serge put constater qu’il s’accroissait chaque jour par l’adjonction des morceaux d’icebergs, au milieu desquels il se frayait un passage. Sa surface s’était élargie d’un tiers, et même, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre, un énorme bloc vint se souder à lui par l’arrière. La base de ce bloc plongeait assez profondément sous les eaux et le courant lui imprimait une vitesse supérieure, il en résulta que le glaçon dut faire un demi-tour et le suivit, comme s’il eut été à sa remorque.

Avec les froids plus vifs et plus secs, le ciel s’était complètement
« À moi !… À moi !… Jean ! » (Page 274.)
rasséréné. Le vent soufflait maintenant du nord-est — circonstance heureuse, puisqu’il portait à la côte sibérienne. Les étoiles étincelantes du ciel arctique éclairaient ces longues nuits polaires, et, fréquemment, des aurores boréales inondaient l’espace de leurs lumineuses efflorescences, disposées comme les feuillets d’un éventail. Le regard s’étendait jusqu’à l’extrême horizon, limité par les premiers échelons de la banquise. Sur le fond moins assombri, cette
Les heures s’écoulèrent dans des transes continuelles. (Page 283.)

chaîne de glaces éternelles dessinait ses crêtes vives, ses croupes arrondies, la forêt de ses pics et de ses aiguilles. C’était un émerveillement, et les naufragés en oubliaient un instant leur situation si critique, en admirant ces phénomènes cosmiques, particuliers aux régions hyperboréennes.

La dérive avait diminué de vitesse, depuis le changement de vent, et c’était le courant seul qui la produisait désormais. Il était donc probable que le glaçon ne serait pas entraîné très loin vers l’ouest, car la mer se prenait dans les intervalles des icebergs. Jusqu’ici, il est vrai, cette « young ice », comme disent les baleiniers, cédait au moindre choc. Les blocs, dispersés au large, ne laissant entre eux que d’étroites passes, le glaçon se heurtait parfois à des masses considérables ; mais, après une immobilité de quelques heures, il se remettait en route. Néanmoins, il fallait prévoir un arrêt très prochain, qui durerait pendant tout l’hivernage.

Le 3 décembre, vers midi, M. Serge et Jean s’étaient rendus sur l’avant du glaçon. Kayette, Napoléone et Sandre les avaient accompagnés, étroitement enveloppés de fourrures, car le froid était vif. Vers le sud, c’est à peine si une légère lueur indiquait que le soleil passait au méridien. L’incertaine clarté qui flottait à travers l’espace était due sans doute à quelque lointaine aurore boréale.

L’attention était vivement sollicitée alors par les mouvements des icebergs, leurs formes bizarres, les chocs qui se produisaient et aussi les culbutes de quelques blocs dont la base, rongée en dessous, ne pouvait plus assurer l’équilibre.

Soudain, l’iceberg, qui s’était soudé deux jours avant, oscilla, fut culbuté, et dans sa chute, brisa le bord du glaçon qu’il inonda d’une énorme lame.

Tous s’étaient reculés précipitamment ; mais, presque aussitôt, des cris retentirent :

« À moi !… À moi !… Jean ! »

C’était Kayette… Elle se trouvait sur le fragment qui venait d’être détaché par le choc, et elle était emportée.

« Kayette !… Kayette ! » s’écria Jean.

Mais ce morceau de glace, pris par un courant latéral, s’éloignait en longeant l’arête du glaçon, alors immobilisé par un remous. Encore quelques instants, et Kayette aurait disparu au milieu du flottement des icebergs.

« Kayette !… Kayette !… criait Jean.

— Jean… Jean ! » répéta une dernière fois la jeune Indienne.

En entendant ces cris, M. Cascabel et Cornélia venaient d’accourir… Ils étaient là, terrifiés près de M. Serge, qui ne savait que faire pour sauver la malheureuse enfant.

En ce moment, le bloc de glace s’étant rapproché à une distance de cinq ou six pieds, Jean, s’élançant d’un bond avant qu’on eût pu le retenir, retomba près de Kayette.

« Mon fils !… Mon fils !… » s’écria Mme  Cascabel.

Les secourir était impossible. En sautant, Jean avait repoussé le glaçon qui portait Kayette… Tous deux ne tardèrent pas à disparaître entre les icebergs, et bientôt même on cessa d’entendre leurs cris qui se perdaient dans l’espace.

Après de longues heures d’attente, l’obscurité étant devenue complète, M. Serge, M. Cascabel, Cornélia, leurs enfants durent revenir au campement. Quelle nuit ces pauvres gens passèrent à errer autour de la Belle-Roulotte, tandis que les chiens aboyaient lamentablement ! Jean et Kayette, entraînés, sans abri, sans nourriture… perdus ! Cornélia ne cessait de pleurer, Sandre et Napoléone mêlaient leurs larmes aux siennes. M. Cascabel, abattu par ce nouveau coup, ne prononçait que des paroles incohérentes, s’accusant de tous les malheurs qu’il avait attirés sur sa famille. Et quelle consolation M. Serge aurait-il pu leur apporter, puisque lui-même était inconsolable !

Le lendemain — 4 décembre — vers huit heures du matin, le glaçon, sortant du remous qui l’avait retenu toute la nuit, s’était remis en marche. Sa direction était celle qu’avaient suivie Jean et Kayette, mais avec dix-huit heures d’avance, et il fallait renoncer à tout espoir de les rejoindre ou de les retrouver. Trop de dangers les menaçaient, d’ailleurs, pour qu’ils pussent s’en tirer sains et saufs, le froid qui devenait très intense, la faim qu’ils ne pourraient apaiser, la rencontre des icebergs, dont le moindre les eût écrasés sur son passage !…

Mieux vaut renoncer à peindre la douleur de ces malheureux Cascabel ! Malgré l’abaissement de la température, ils n’avaient pas voulu rentrer dans leurs chambres, appelant Jean, appelant Kayette, qui ne pouvaient les entendre…

La journée s’écoula sans que la situation se fût modifiée ; puis, la nuit vint, et M. Serge exigea que le père, la mère, les enfants se missent à l’abri dans la Belle-Roulotte, où nul ne put trouver un instant de sommeil.

Soudain, vers trois heures du matin, un choc effroyable ébranla le véhicule, et si violemment qu’il faillit être culbuté. D’où provenait ce choc ?… Était-ce quelque énorme iceberg qui avait heurté et peut-être rompu le glaçon ?…

M. Serge s’élança au dehors.

Un reflet d’aurore boréale éclairait l’espace, et il était possible d’apercevoir les objets dans un rayon d’une demi-lieue autour du campement.

La première pensée de M. Serge fut de porter son regard en toutes directions…

Ni Jean ni Kayette n’étaient en vue.

Quant au choc, il était dû à ce que le glaçon s’était heurté contre l’icefield. Grâce à un nouveau refroidissement de la température — près de vingt degrés au-dessous du zéro centrigrade — la mer s’était entièrement solidifiée à sa surface. Là, où tout était en mouvement la veille, il n’y avait plus que l’immobilité. La dérive avait cessé après ce dernier choc.

M. Serge rentra aussitôt, et fit connaître à la famille l’arrêt définitif du glaçon.

« Ainsi, toute la mer est glacée devant nous ? demanda M. Cascabel.

— Oui, répondit M. Serge, devant nous, derrière nous et autour de nous !

— Eh bien ! allons à la recherche de Jean et de Kayette !… Il n’y a pas un instant à perdre…

— Partons ! », répondit M. Serge.

Cornélia et Napoléone ne voulant pas rester à la Belle-Roulotte, celle-ci fut laissée à la garde de Clou, et tous partirent, précédés des deux chiens, qui furetaient à la surface de l’ice-field.

On marcha d’un bon pas sur cette neige dure comme du granit, et dans la direction de l’ouest. Si Wagram et Marengo tombaient sur les traces de leur jeune maître, ils sauraient bien les reconnaître. Mais, une demi-heure après, ils n’avaient encore rien trouvé. Il fallut s’arrêter alors, car on s’essoufflait vite par cette température si basse que l’air semblait être gelé.

L’icefield, qui s’étendait à perte de vue vers le nord, le sud et l’est, était borné à l’ouest par quelques hauteurs, qui n’avaient point la forme ordinaire des icebergs. Peut-être étaient-ce les linéaments du littoral, d’un continent ou d’une île.

En ce moment, les chiens aboyèrent avec violence et se précipitèrent vers un mamelon blanchâtre, sur lequel se détachaient un certain nombre de points noirs.

On se remit en marche, pressant le pas, et bientôt Sandre remarqua que ces points étaient des être humains, et que deux d’entre eux faisaient des signes…

« Jean !… Kayette ! » s’écria-t-il, en s’élançant à la suite de Wagram et de Marengo.

C’étaient Kayette et Jean, sains et saufs…

Ils n’étaient pas seuls. Un groupe d’indigènes les entourait, et ces indigènes, c’étaient les habitants des îles Liakhoff.


V

les îles liakhoff.


Il y a dans les parages de la mer Arctique trois archipels, désignés sous le nom général de la Nouvelle-Sibérie, qui comprennent les îles de Long, les îles d’Anjou, les îles Liakhoff. Ce dernier, le plus rapproché du continent asiatique, est formé par un groupe d’îles situé entre les 73° et 75° de latitude nord, et les 135° et 140° de longitude est, sur une étendue de quarante-neuf mille kilomètres carrés. Parmi les principales, on peut citer les îles Kotelnyï, Blinyï, Malyï et Belkoff.

Territoires arides, pas d’arbres, pas de productions du sol, à peine une végétation rudimentaire pendant les quelques semaines d’été, rien que des os de cétacés et de mammouths, agglomérés depuis la période de formation géologique, du bois fossile, en très grande quantité — tels sont ces archipels de la Nouvelle-Sibérie.

Les îles Liakhoff ont été découvertes dans les premières années du xviiie siècle.

C’était sur Kotelnyï, la plus importante et la plus méridionale du groupe, à quatre cents kilomètres environ du continent, que le personnel de la Belle-Roulotte était venu prendre pied, après une dérive de quarante jours, après un parcours de six à sept cents lieues. Au sud-ouest, sur le littoral sibérien, s’ouvrait la vaste baie de la Léna, large échancrure par laquelle les eaux de ce fleuve, l’un des plus considérables d’Asie septentrionale, se précipitent dans la mer Arctique.

On le voit, cet archipel des Liakhoff, c’est l’ultima Thule des régions polaires à cette longitude. Au-delà, jusqu’à l’infranchissable limite de la banquise, les navigateurs n’ont reconnu aucune terre. Quinze degrés plus haut, c’est le pôle nord.

Les naufragés avaient donc été jetés sur les confins du monde, bien que ce fût à une latitude moins élevée que celles du Spitzberg et des territoires septentrionaux de l’Amérique.

En somme, si la famille Cascabel avait fait route plus au nord que le comportait son premier itinéraire, elle s’était constamment rapprochée de la Russie d’Europe. Ces centaines de lieues, franchies depuis Port-Clarence, lui avaient occasionné moins de fatigues que de dangers. Une dérive, faite dans ces conditions, c’était autant de chemin d’épargné à travers des régions presque impraticables pendant l’hiver. Et peut-être n’y aurait-il pas eu lieu de se plaindre, si, par une dernière malchance, M. Serge et ses compagnons ne fussent tombés entre les mains de ces indigènes des Liakhoff. Obtiendraient-ils leur liberté ou pourraient-ils la recouvrer par la fuite ? c’était douteux. En tout cas, ils ne tarderaient pas à le savoir, et, lorsqu’ils seraient fixés à cet égard, il serait temps de prendre un parti suivant les circonstances.

L’île Kotelnyï est habitée par une tribu d’origine finnoise, comptant deux cent cinquante à trois cents âmes, hommes, femmes et enfants. Ces indigènes, d’aspect répugnant, sont des moins civilisés entre ces peuplades du littoral, Tchouktchis, Ioukaghirs et Samoyèdes. Leur idolâtrie passe toute croyance, en dépit du dévouement des frères Moraves, qui n’ont jamais pu triompher des superstitions de ces néo-Sibériens, ni de leurs instincts de pillards et de voleurs.

La principale industrie de l’archipel des Liakhoff, c’est la pêche des cétacés, qui fréquentent en grand nombre ces parages de la mer Arctique, et la chasse aux phoques, presque aussi abondants qu’à l’île de Behring pendant la saison chaude.

L’hiver est très dur sous cette latitude de la Nouvelle-Sibérie. Les indigènes habitent ou plutôt se terrent au fond de trous obscurs, creusés sous l’amas des neiges. Ces trous sont quelquefois divisés en chambres, où il n’est pas difficile de maintenir une assez haute température. Ce qu’on brûle, c’est ce bois fossile, qui peut être comparé à la houille, et dont ces îles possèdent des gisements considérables, sans compter les ossements de cétacés, employés également comme combustible. Une ouverture, percée dans le toit de ces troglodytes, sert d’issue à la fumée de leurs foyers très primitifs. Aussi, à première vue, le sol semble-t-il émettre des vapeurs comme il s’en échappe des solfatares.

Quant à la nourriture des indigènes, c’est principalement la chair de renne qui en forme la base. Ces ruminants sont parqués sur les îlots et les îles de l’archipel en troupes considérables. En outre, les élans entrent pour une part dans l’alimentation, de même que le poisson séché, dont on fait de grandes provisions avant l’hiver. Il résulte de là que les néo-Sibériens n’ont point à craindre d’être éprouvés par la famine.

Un chef régnait alors sur le groupe des Liakhoff. Il se nommait Tchou-Tchouk, et jouissait d’un pouvoir incontesté sur ses sujets. Soumis au régime de la monarchie absolue, ces indigènes diffèrent essentiellement des Esquimaux de l’Amérique russe, qui vivent dans une sorte d’égalité républicaine. Et ils s’en éloignent au point de vue du bien-être, avec leurs mœurs sauvages, leurs coutumes inhospitalières, dont les baleiniers ont souvent à se plaindre. Oui ! on ne les regretterait que trop, les braves gens de Port-Clarence !

Il est certain que la famille Cascabel n’aurait pu tomber plus mal. Après la catastrophe du détroit de Behring, aller précisément atterrir sur l’archipel des Liakhoff et s’y trouver en contact avec des tribus si peu sociables, c’était vraiment dépasser les bornes de la mauvaise chance.

Aussi M. Cascabel ne cachait-il point son désappointement, en se voyant entouré d’une centaine de naturels, hurlant, gesticulant, menaçant même les naufragés, que les hasards de ce voyage avaient mis en leur pouvoir.
on les amena devant le chef. (Page 286.)

« Eh ! à qui en veulent-ils, ces singes ? s’écria-t-il, après avoir repoussé ceux qui le serraient de trop près.

À nous, père ! répondit Jean.

— Drôle de façon d’accueillir les visiteurs !… Est-ce qu’ils auraient envie de nous manger ?…

— Non, mais très probablement ils ont l’intention de nous retenir prisonniers dans leur île !

— Prisonniers ?…

— Oui, comme ils ont déjà fait de deux matelots, qui sont arrivés avant nous !… »

Jean n’eut pas le loisir de donner des explications plus complètes. Une douzaine d’indigènes venaient de saisir M. Serge et ses compagnons. Il fallut, bon gré mal gré, les suivre vers le village de Tourkef, autrement dit la capitale de l’archipel.

Pendant ce temps, une vingtaine d’autres se dirigeaient du côté de la Belle-Roulotte, d’où s’échappait une petite fumée qu’un reste de jour permettait d’apercevoir dans l’est.

Un quart d’heure après, les prisonniers avaient atteint Tourkef, et ils étaient introduits à l’intérieur d’une vaste excavation creusée sous la neige.

« La prison de l’endroit, sans doute ! » fit observer M. Cascabel, dès qu’on les eut laissés seuls autour d’un foyer allumé au centre de ce réduit.

Et d’abord, il fallut que Jean et Kayette fissent le récit de leurs aventures. Le morceau de glace qui les portait avait suivi la direction de l’ouest, après avoir disparu derrière les blocs en dérive… Jean tenait la jeune Indienne dans ses bras, craignant qu’elle ne fût renversée par les chocs… Ils n’avaient pas de vivres, ils allaient être sans abri pendant de longues heures, mais du moins ils étaient ensemble… Blottis l’un contre l’autre, peut-être ne sentiraient-ils ni le froid ni la faim… La nuit vint… S’ils ne pouvaient se voir, ils pouvaient s’entendre… Les heures s’écoulèrent dans des transes continuelles, avec la peur d’être engloutis… Puis les pâles rayons du jour reparurent, au moment où ils venaient de se heurter contre l’icefield… Jean et Kayette s’aventurèrent à travers l’immense champ de glace, ils marchèrent longtemps et, arrivés à l’île Kotelnyï, ils tombèrent entre les mains des indigènes.

« Et tu dis, Jean, demanda M. Serge, qu’il y a d’autres naufragés qui sont leurs prisonniers…

— Oui, monsieur Serge, répondit Jean.

— Vous les avez vus ?…

— Non, monsieur Serge, dit Kayette, mais j’ai pu comprendre ces indigènes, car ils parlent le russe, et ils ont fait allusion à deux matelots, qui sont retenus dans leur village. »

En effet, le langage des tribus septentrionales de la Sibérie est celui de la Russie, et M. Serge pourrait s’expliquer avec les habitants des Liakhoff. Mais qu’espérer de ces pillards, qui, repoussés des provinces assez peuplées à l’embouchure des fleuves, se sont réfugiés au fond de ces archipels de la Nouvelle-Sibérie, où ils n’ont rien à craindre de l’administration moscovite.

Cependant M. Cascabel ne décolérait pas depuis qu’il n’avait plus la liberté d’aller et venir. Il se disait, non sans raison, que la Belle-Roulotte serait découverte, pillée par ces coquins, détruite peut-être. En vérité, ce n’était pas la peine d’avoir échappé à la débâcle du détroit de Behring pour venir s’échouer entre les mains de cette « vermine polaire ! ».

« Voyons, César, lui dit Cornélia, calme-toi !… Cela ne sert à rien de s’emporter !… En somme, il pouvait nous arriver de pires malheurs !

— Pires… Cornélia ?

— Sans doute, César ! Que dirais-tu si nous n’avions pas retrouvé Jean et Kayette ? Eh bien ! ils sont là tous les deux, et nous sommes vivants, tous vivants !… Songe aux dangers que nous avons courus, et auxquels nous avons échappé… que c’est un miracle !… Je pense donc qu’au lieu de se mettre en colère, il faut remercier la Providence…

— Et je la remercie, Cornélia, je la remercie du fond du cœur ! Il m’est pourtant bien permis de maudire le diable, qui nous a jetés entre les griffes de ces gueux-là !… Ils ressemblent plutôt à des bêtes qu’à des créatures humaines ! »

Et il avait raison, M. Cascabel, mais Cornélia n’avait pas tort. Pas un des hôtes de la Belle-Roulotte ne manquait à l’appel. Tels ils avaient quitté Port-Clarence, tels ils se retrouvaient dans ce village de Tourkef.

« Oui… au fond d’un trou de putois ou de taupes ! murmura M. Cascabel. Une fosse, dont des ours un peu bien léchés ne voudraient pas pour leur tanière !

— Tiens… et Clou ? » s’écria Sandre.

Au fait, qu’était-il devenu, ce brave garçon ? On l’avait laissé à la garde de la Belle-Roulotte. Avait-il, au risque de sa vie, essayé de défendre le bien de son maître ?… Était-il maintenant au pouvoir de ces sauvages ?

Et, après que Sandre eut rappelé Clou-de-Girofle au souvenir de la famille :

« Et Jako !… dit Cornélia.

— Et John Bull !… dit Napoléone.

— Et nos chiens ?… » ajouta Jean.

Il va de soi que les inquiétudes se portaient principalement sur Clou-de-Girofle. Le singe, le perroquet, Wagram et Marengo ne venaient qu’en seconde ligne.

En ce moment, un tumulte se fit entendre au-dehors. C’était un mélange d’objurgations, auxquelles se joignaient les aboiements des deux chiens. Presque aussitôt, l’orifice qui donnait accès dans l’excavation s’ouvrit brusquement. Wagram et Marengo firent irruption, et, après eux, parut Clou-de-Girofle.

« Me voici, monsieur patron, s’écria le pauvre diable, à moins que ce ne soit pas moi… car je ne sais plus où j’en suis !

— Tu es précisément où nous en sommes ! répliqua M. Cascabel, en lui tendant la main.

— Et la Belle-Roulotte ?… demanda vivement Cornélia.

— La Belle-Roulotte ?… répondit Clou. Eh bien, ces gentlemen l’ont découverte sous la neige, ils s’y sont attelés comme des bêtes, et ils l’ont conduite à leur village.

— Et Jako ?… dit Cornélia.

— Jako aussi.

— Et John Bull ?… ajouta Napoléone.

— John Bull, tout de même ! »

En somme, puisque la famille Cascabel était retenue à Tourkef, mieux valait que la maison roulante y fût aussi, bien qu’elle fût menacée de pillage.

Cependant la faim commençait à se faire sentir, et il ne semblait pas que les indigènes eussent le souci de nourrir leurs prisonniers. Fort heureusement, le prévoyant Clou avait eu la précaution de garnir ses poches. Il en tira quelques boîtes de conserve, qui devaient suffire aux premiers repas. Puis, roulé dans sa fourrure, chacun dormit tant bien que mal au milieu d’une atmosphère que la fumée du foyer rendait presque irrespirable.

Le lendemain — 6 décembre — M. Serge et ses compagnons furent extraits de leur réduit, et c’est avec un inexprimable soulagement qu’ils se refirent à l’air du dehors, bien que le froid fût extrêmement vif.

On les amena devant le chef.

Ce personnage, de physionomie rusée, de mine peu engageante, occupait une sorte d’habitation souterraine, plus vaste et plus confortable que les taudis de ses sujets. Cette cabane était creusée au pied d’un gros morne rocheux, encapuchonné de neige, dont le sommet représentait assez exactement une tête d’ours.

Tchou-Tchouk pouvait être âgé d’une cinquantaine d’années. Sa face glabre, allumée de petits yeux vifs comme des braises, était pour ainsi dire animalisée, si l’on peut se servir de cette expression, par les crocs aigus qui soulevaient ses lèvres. Assis sur un tas de fourrures, vêtu de peaux de rennes, chaussé de bottes en cuir de phoque, coiffé d’un capuchon de pelleterie, il dodelinait lentement de la tête.

« A-t-il assez l’air d’un vieux roublard ! » murmura M. Cascabel.

À ses côtés se tenaient deux ou trois notables de la tribu. Au-dehors attendaient une cinquantaine d’indigènes, à peu près vêtus de la même façon que leur chef, et dont on ne pouvait reconnaître le sexe sous ces vêtements identiques que portent les hommes et les femmes de la Nouvelle-Sibérie.

Et, tout d’abord, Tchou-Tchouk, s’adressant à M. Serge, dont il avait, sans doute, deviné la nationalité, lui dit en un langage russe très compréhensible :

« Qui êtes vous ?…

— Un sujet du Czar ! répondit M. Serge, pensant que ce titre impérial imposerait peut-être à ce souverain d’archipel.

— Et ceux là ?… reprit Tchou-Tchouk, qui désignait les membres de la famille Cascabel.

— Des Français ! répondit M. Serge.

— Des Français ?… » répéta le chef.

Et il semblait qu’il n’avait jamais entendu parler d’un peuple ou d’une peuplade de ce nom.

« Eh bien, oui !… des Français… des Français… de France, canaille ! » s’écria M. Cascabel.

Mais il dit cela dans sa propre langue, et avec la liberté de parole d’un homme qui est sûr de ne point être compris.

« Et celle-là ?… demanda Tchou-Tchouk, en montrant Kayette, car il ne lui avait point échappé que la jeune fille devait être de race étrangère.

— Une Indienne ! » répondit M. Serge.

Et alors une conversation assez animée s’engagea entre Tchou-Tchouk et lui — conversation dont M. Serge traduisait les principaux passages à la famille Cascabel.

En définitive, le résultat de cet entretien fut que les naufragés devaient se considérer prisonniers et qu’ils resteraient sur l’île Kotelnyï, tant qu’ils n’auraient pas payé en bon argent russe une rançon de trois mille roubles.

« Et où veut-il que nous les prenions, ce fils de la Grande Ourse ! s’écria M. Cascabel. Les gueux ont dû voler tout ce qui restait de votre argent, monsieur Serge !… »

Tchou-Tchouk fit un signe, et les prisonniers furent reconduits au-dehors. Ils étaient autorisés à se promener dans le village, à la condition de ne point s’éloigner, et, dès le premier jour, ils purent reconnaître qu’on les surveillait de très près. À cette époque, d’ailleurs, en plein hiver, il leur eût été impossible de s’enfuir pour gagner le continent.

M. Serge et ses compagnons s’étaient aussitôt rendus à la Belle-Roulotte. Là, se pressaient un grand nombre d’indigènes, en extase devant John Bull, qui les gratifiait de ses meilleures grimaces. N’ayant jamais vu de singes, ils se figuraient, sans doute, que ce quadrumane à poil roux faisait partie de la race humaine.

« Ils en sont bien, eux ! fit observer Cornélia.

— Oui… mais ils la déshonorent ! » répondit M. Cascabel.

Puis, réfléchissant :

« J’ai même eu tort, ajouta-t-il, de dire que ces sauvages étaient des singes ! Ils leur sont inférieurs à tous égards, et je t’en demande pardon, mon petit John Bull ! »

Et John Bull de répondre en faisant la culbute. Mais, lorsqu’un des indigènes voulut lui prendre la main, il le mordit jusqu’au sang.

« Bravo, John Bull !… Mords-les !… Mords-les et ferme ! » s’écria Sandre.

Toutefois, cela eût peut-être mal fini pour le singe, et il aurait pu payer cher son coup de dent, si l’attention des naturels n’eut été attirée par l’apparition de Jako, dont la cage avait été ouverte, et qui se promenait en se balançant sur ses pattes.

Pas plus que les singes, les perroquets n’étaient connus dans ces archipels de la Nouvelle-Sibérie. Jamais personne n’y avait vu un volatile de cette espèce, avec les vives couleurs de son plumage, ses yeux ronds en forme de bésicles, et son bec recourbé comme un croc.

Et puis, quel effet Jako produisit, lorsque quelques mots, nettement articulés, sortirent de son bec ! Tout le répertoire du loquace animal y passa — à l’extrême stupéfaction des indigènes. Un oiseau qui parlait !… Et, superstitieux comme ils l’étaient, les voilà qui se jettent à terre, aussi épouvantés que si des paroles se fussent échappées de la bouche de leurs divinités. Et M. Cascabel, qui s’amusait à exciter son perroquet :

« Va, Jako ! s’écriait-il, en lui faisant des agaceries. Ne te gêne pas, Jako, et dis-leur flûte à ces imbéciles ! »

Et Jako disait flûte — un de ses mots favoris. Et il le disait avec un tel éclat de fanfare, que les indigènes finirent par décamper, en donnant des marques de la plus vive terreur. En dépit de ses inquiétudes, « ce qu’elle riait, la famille ! » ainsi qu’eût dit son illustre chef.

« Allons !… allons ! reprit-il, en retrouvant un peu de sa bonne humeur, ce sera bien le diable, si nous n’arrivons pas à ficher dedans ce troupeau de brutes ! »

Les prisonniers étaient restés seuls, et puisqu’il semblait que Tchou-Tchouk laissait la Belle-Roulotte à leur disposition, ils n’avaient rien de mieux à faire qu’à réintégrer leur demeure habituelle. Sans doute, ces néo-Sibériens la trouvaient très inférieure à leurs trous creusés sous la neige.

À vrai dire, le véhicule n’avait été dépouillé que de certains objets sans importance, mais aussi de ce qui restait d’argent à M. Serge, — argent que César Cascabel se promettait bien de ne pas abandonner même sous forme de rançon. En attendant, c’était une heureuse chance que de retrouver le salon, la salle à manger, les chambres de la Belle-Roulotte, au lieu d’habiter les infectes tanières de Tourkef. Rien n’y manquait. La literie, les ustensiles, les provisions de conserves, paraît-il, n’avaient point eu l’heur de plaire à messieurs et mesdames les indigènes. S’il fallait hiverner, en guettant l’occasion de s’échapper de l’île Kotelnyï, eh bien ! c’est là que se passerait l’hivernage.

Entre-temps, puisqu’on leur laissait entière liberté d’aller et de venir, M. Serge et ses compagnons résolurent de se mettre en rapport avec les deux matelots qu’un naufrage avait dû jeter sur l’archipel des Liakhof. Peut-être pourraient-ils se concerter avec eux pour tromper la vigilance de Tchou-Tchouk et s’enfuir, lorsque les circonstances seraient favorables.

Le reste de la journée fut employé à remettre tout en ordre à l’intérieur de la Belle-Roulotte. Grosse besogne, et ce que Cornélia se fit de mauvais sang, elle, la minutieuse ménagère ! Il y eut là de quoi occuper Kayette, Napoléone et Clou-de-Girofle pendant le reste de la journée.

Il est à noter en passant, que, depuis qu’il était résolu à jouer un bon tour à Sa Majesté Tchou-Tchouk, M. Cascabel avait recouvré toute sa bonne humeur d’autrefois, si compromise par les derniers coups du sort.

Le lendemain, M. Serge et lui allèrent à la recherche des deux matelots ; Ceux-ci, très probablement, jouissaient de la même liberté qu’on leur laissait à eux-mêmes. En effet, ils n’étaient point emprisonnés, et ce fut à la porte du réduit qu’ils occupaient à l’extrémité du village, que la rencontre se fit, sans provoquer aucune opposition de la part des indigènes.

Ces matelots, âgés l’un de trente-cinq ans, l’autre de quarante, étaient d’origine moscovite. Les traits tirés, la figure famélique, leurs vêtements de marins enveloppés de pelleteries en lambeaux, éprouvés par la faim non moins que par le froid, la figure à peine reconnaissable, sous une épaisse chevelure et une barbe en désordre, ils avaient l’air fort misérables. C’étaient cependant des hommes solides, vigoureusement constitués, et qui, à l’occasion, pourraient donner un bon coup de main. Toutefois, il ne parut pas qu’ils fussent très désireux de se lier avec ces étrangers dont ils avaient appris l’arrivée sur l’île Kotelnyï. Et, pourtant, l’identité de situation, un désir commun d’en sortir en s’aidant les uns les autres, auraient dû les rapprocher de la famille Cascabel.

M. Serge interrogea ces deux hommes en russe. Le plus âgé
Ces indigènes font preuve de bravoure. (Page 305.)

déclara s’appeler Ortik et le plus jeune Kirschef. Après une certaine hésitation, ils se décidèrent à raconter leur histoire.

« Nous sommes des matelots du port de Riga, dit Ortik. Il y a un an, nous avons embarqué à bord du baleinier Vremia, pour une campagne de pêche dans la mer Arctique. Par malheur, à la fin de la saison, notre navire n’a pu regagner à temps le détroit de Behring, et il a été pris par les glaces, qui l’ont écrasé dans le nord des Liakhoff. Tout l’équipage a péri, à l’exception de Kirschef et de moi. Après nous êtes jetés dans une embarcation, la tempête nous a chassés sur les îles de la Nouvelle-Sibérie, où nous sommes tombés au pouvoir des indigènes.

À quelle époque ? demanda M. Serge.

— Il y a deux mois !

— Et quel accueil vous a-t-on fait ?…

— Le même qu’à vous, sans doute, répondit Ortik. Nous sommes prisonniers de Tchou-Tchouk, et il ne nous relâchera que contre rançon…

— Et où la prendre ? » reprit Kirschef.

Puis, d’un ton assez brusque, Ortik ajouta :

« À moins que vous n’ayez de l’argent… pour vous et pour nous… car nous sommes compatriotes, je pense ?…

— En effet, répondit M. Serge, mais l’argent que nous possédions a été volé par les indigènes, et nous sommes aussi dénués de ressources que vous pouvez l’être !

— Tant pis ! » répliqua Ortik.

Tous deux donnèrent alors quelques détails sur leur manière de vivre. C’était cette cavité, étroite et obscure, qui leur servait de demeure, et on leur laissait une certaine liberté tout en les surveillant. Leurs vêtements étaient en lambeaux, ils n’avaient d’autre nourriture que la nourriture habituelle des indigènes, et c’est à peine si cela leur suffisait. Ils pensaient, du reste, que la surveillance deviendrait beaucoup plus sévère au retour de la belle saison, lorsqu’une évasion serait possible.

« Comme il suffira de s’emparer d’un canot de pêche pour passer sur le continent, il est certain que les indigènes se défieront davantage, et peut-être nous enfermeront-ils ?…

— Mais la belle saison, répondit M. Serge, elle ne viendra pas avant quatre ou cinq mois, et rester prisonnier jusque-là…

— Avez-vous donc un moyen de vous échapper ?… demanda vivement Ortik.

— Non, pour l’instant, répondit M. Serge. En attendant, il est tout naturel que nous cherchions à nous entraider. Vous paraissez avoir beaucoup souffert, mes amis, et si nous pouvons vous être utiles… »

Les deux matelots remercièrent M. Serge, sans montrer trop d’empressement. Si, de temps à autre, il voulait leur procurer une nourriture un peu meilleure, ils lui en seraient reconnaissants. Ils n’en demandaient pas davantage, à moins qu’on ne voulût leur faire don de quelques couvertures. Quant à demeurer ensemble, non ! Ils préféraient habiter leur trou, tout en promettant d’aller rendre visite à la famille.

M. Serge et M. Cascabel — qui avait saisi quelques mots de cette conversation — prirent congé des deux matelots. Bien que ces hommes eussent une physionomie peu sympathique, ce n’était pas une raison pour ne point leur venir en aide. Des naufragés se doivent entre eux secours et assistance. On les soulagerait donc dans la mesure du possible, et, s’il se présentait quelque occasion de s’enfuir, M. Serge ne les abandonnerait pas. C’étaient des compatriotes à lui… C’étaient des hommes comme lui !

Quinze jours s’écoulèrent, pendant lesquels on se fit graduellement aux exigences de cette nouvelle situation. Chaque matin, obligation de comparaître devant le souverain indigène et de subir ses instances au sujet de la rançon qu’il exigeait. Il s’emportait, faisait des menaces, attestait ses idoles… Ce n’était pas pour lui, c’était pour elles qu’il réclamait le tribut de la délivrance.

« Vieux fourbe ! » s’écriait M. Cascabel. Commence donc par rendre l’argent !… On verra après ! »

En somme, l’avenir ne laissait pas d’être inquiétant. On pouvait toujours craindre qu’il ne voulût mettre ses menaces à exécution, ce Tchou-Tchouk, ou plutôt ce « Chou-Chou », comme l’appelait M. Cascabel, bien que ce petit nom d’amitié « lui allât comme un chapeau de bergère à un English à cheveux jaunes ! »

Et toujours, il s’ingéniait pour trouver le moyen de lui jouer un tour de sa façon. Lequel ?… Il cherchait et ne trouvait pas. Aussi, se demandait-il si son sac n’était pas vide, et, par son sac, il entendait sa cervelle. En vérité, l’homme qui s’était permis d’avoir cette belle idée, aussi hardie que regrettable, de revenir d’Amérique en Europe par le chemin de l’Asie, n’avait que trop de raisons de se dire qu’il n’était plus qu’une bête !

« Mais non, César, mais non ! lui répétait Cornélia. Tu finiras par imaginer quelque bon truc !… Ça t’arrivera au moment où tu y penseras le moins !

— Tu le crois ?…

— J’en suis sûre ! »

N’était-ce pas touchant de voir l’imperturbable confiance que Mme  Cascabel gardait dans le génie de son mari, en dépit de son malencontreux projet de voyage !

Du reste, M. Serge était là pour leur donner du cœur à tous. Et pourtant, les tentatives qu’il faisait dans le but d’amener Tchou-Tchouk à se relâcher de ses prétentions n’obtenaient aucun succès. Au surplus, il n’y avait pas lieu de se montrer trop impatient. Alors même que le chef indigène eût consenti à lui rendre la liberté, la famille Cascabel n’aurait pu quitter l’île Kotelnyï en plein cœur de l’hiver, par une température qui oscillait entre trente et quarante degrés au-dessous de zéro.

Le 25 décembre étant arrivé, Cornélia voulut que la Noël fût célébrée avec quelque éclat. L’éclat, ce serait tout simplement d’offrir à ses convives un dîner plus soigné, plus abondant que d’habitude, et où les conserves devaient faire tous les frais. En outre, comme elle ne manquait ni de farine, ni de riz, ni de sucre, l’excellente ménagère mit tous ses soins à confectionner un gâteau gigantesque, dont le succès était assuré d’avance.

Les deux matelots russes furent invités à ce repas, et ils se rendirent à l’invitation. C’était la première fois qu’ils pénétraient à l’intérieur de la Belle-Roulotte.

Dès que l’un d’eux eut parlé — celui qui se nommait Kirschef, — le son de la voix de cet homme frappa Kayette. Il lui semblait que cette voix ne lui était pas inconnue. Dire où elle avait pu l’entendre, cela lui eût été impossible.

D’ailleurs, ni Cornélia, ni Napoléone, ni Clou lui-même ne se sentirent attirés par ces deux hommes, qui semblaient gênés en présence de leurs semblables.

Vers la fin du repas, sur la demande d’Ortik, M. Serge fut amené à raconter les aventures de la famille Cascabel dans la province alaskienne. Il dit comment il avait été recueilli par elle à demi-mort, après la tentative d’assassinat commise sur sa personne par des complices de la bande Karnof.

Si leur figure eût été en pleine lumière, on eût pu voir ces deux matelots échanger un singulier regard, au moment où il fut question du crime. Mais ce détail passa inaperçu, et, après avoir pris leur bonne part du gâteau, qui fut largement arrosé de vodka, Ortik et Kirschef quittèrent la Belle-Roulotte.

À peine étaient-ils au dehors que l’un disait :

« En voilà, une rencontre !… C’est le Russe que nous avons attaqué sur la frontière, et que cette damnée Indienne nous a empêchés d’achever…

— Et de voler ! répliqua l’autre.

— Oui !… ces milliers de roubles qui sont maintenant entre les mains de Tchou-Tchouk ! »

Ainsi, les deux prétendus matelots étaient des malfaiteurs qui faisaient partie de cette bande Karnof, dont les forfaits avaient jeté l’épouvante dans tout l’Ouest-Amérique. À la suite de leur coup manqué contre M. Serge, qu’ils n’avaient pu dévisager au milieu de l’obscurité, ils étaient parvenus à regagner Port-Clarence. Puis, quelques jours plus tard, au moyen d’une barque volée par eux, ils avaient essayé de traverser le détroit de Behring ; mais, entraînés par les courants, après avoir failli cent fois périr, ils étaient venus s’échouer sur la principale île de l’archipel des Liakhoff, où ils avaient été faits prisonniers par les indigènes.


VI

hivernage.


Telle était la situation de M. Serge et de ses compagnons de voyage à la date du 1er janvier 1868. Déjà très alarmante par cela qu’ils étaient prisonniers des Néo-Sibériens de l’archipel Liakhoff, elle se compliquait encore de la présence d’Ortik et de Kirschef. Qui sait si ces deux scélérats ne chercheraient pas à tirer profit de cette rencontre si inattendue ? Heureusement, ils ignoraient que le voyageur, attaqué par eux sur la frontière alaskienne, fût le comte Narkine, un condamné politique évadé de la forteresse d’Iakoutsk, que M. Serge fût ce fugitif, qui cherchait à rentrer en Russie en se mêlant au personnel d’une troupe foraine. S’ils l’avaient su, ils n’auraient certainement pas hésité à se servir de ce secret, à faire du chantage vis-à-vis du comte Narkine, à le livrer même aux autorités moscovites, en échange d’une grâce ou d’une prime consentie en leur faveur. Mais ne pouvait-on craindre que le hasard révélât un secret dont les époux Cascabel avaient seuls connaissance ?

Du reste, Olrik et Kirschef continuaient à vivre isolément, bien qu’ils fussent très décidés, le cas échéant, à joindre leurs efforts à ceux de M. Serge pour recouvrer leur liberté.

Ce qui n’était que trop évident, c’est qu’il n’y avait rien à tenter pendant cette période hivernale de l’année polaire. Le froid était devenu excessif, au point que l’air humide, rejeté par la respiration, se transformait en neige. Le thermomètre descendait parfois à quarante degrés au-dessous du zéro centigrade. Même avec des temps calmes, il aurait été impossible de supporter une telle température. Cornélia et Napoléone n’osaient plus sortir de la Belle-Roulotte, et, d’ailleurs, on les en eût empêchés. Aussi, combien ces journées sans soleil, ou plutôt ces nuits de près de vingt-quatre heures, leur paraissaient interminables !

Kayette, il est vrai, habituée aux hivers du Nord-Amérique, ne craignait pas de braver le froid du dehors. C’est également ce que faisaient les femmes indigènes. Elles vaquaient à leurs travaux habituels, vêtues d’une double robe de peau de renne, enveloppées du palsk de fourrure, chaussées de bas en pelleterie et de mocassins en cuir de phoque, coiffées d’un bonnet garni de peau de chien. On ne leur voyait même pas le bout du nez — ce qui n’était pas à regretter, semblait-il.

M. Serge, M. Cascabel, ses deux fils et Clou-de-Girofle, étroitement serrés dans leurs fourrures, faisaient quotidiennement la visite obligatoire à Tchou-Tchouk, ainsi que les deux matelots russes, auxquels on avait procuré de chaudes couvertures.

En somme, les habitants de la Nouvelle-Sibérie n’hésitent point à sortir, quelque temps qu’il fasse. Ils chassent à la surface des longues plaines, durcie par le froid, se désaltérant de neige, se nourrissant de la chair des animaux qu’ils tuent en route. Leurs traîneaux, très légers, fabriqués avec les maxillaires, les côtes et les fanons de baleine, sont montés sur des patins ou raquettes qu’ils garnissent d’une couche de glace en les arrosant au moment du départ. Ils ont pour attelage des équipages de rennes, qui leur rendent d’excellents services. Quant à leurs chiens, de race samoyède, ils ressemblent à des loups, dont ils ont d’ailleurs la férocité ; ils sont hauts sur pattes, et doublés d’une épaisse fourrure noire et blanche ou jaune et brune.

Lorsque les Néo-Sibériens voyagent à pied, ils chaussent la longue raquette, le « ski », autrement dit le patin à neige, avec lequel ils franchissent rapidement de vastes espaces, sur le bord des détroits qui séparent les diverses îles de l’archipel, en suivant les « tundras », bandes de terre le plus ordinairement formées sur la lisière des rivages arctiques.

Sandre tirait la pépite de sa cachette. (Page 300.)
Les indigènes des Liakhoff sont très inférieurs aux Esquimaux de l’Amérique septentrionale pour la fabrication des armes. Arcs et flèches, voilà tout ce qui constitue leur arsenal offensif et défensif. Pour engins de pêche, ils possèdent des harpons, avec lesquels ils attaquent la baleine, et des filets qu’ils tendent sous les « grundis », sortes de glaces de fond, où les phoques se laissent prendre. Ils font aussi usage de lances et de couteaux dans leurs luttes contre les
Et M. Cascabel se grattait la tête à s'arracher les cheveux. (Page 305.)

morses — ce qui n’est pas sans quelque danger, car ces animaux sont des mammifères redoutables.

Mais le fauve, dont ils ont surtout à appréhender la rencontre ou l’attaque, c’est l’ours blanc, que les froids intenses de l’hiver, la nécessité de se procurer un peu de nourriture après de longs jours de jeûne, poussent quelquefois jusqu’aux villages de l’archipel. Il faut le reconnaître, là, ces indigènes font preuve de bravoure ; ils ne fuient pas devant le puissant animal dont l’abstinence accroît la férocité ; ils se jettent sur lui, résolument, le couteau à la main, et la lutte finit le plus souvent à leur avantage.

À plusieurs reprises, en effet, la famille Cascabel fut témoin d’une agression de ce genre, dans laquelle l’ours polaire, après avoir grièvement blessé plusieurs hommes, ne tarda pas à succomber sous le nombre. Toute la tribu accourut alors, et le village fut en fête. Quelle aubaine que cette chair d’ours — excellente, paraît-il, pour des estomacs sibériens ! Les meilleurs morceaux allèrent, comme de juste, figurer sur la table ou plutôt dans l’écuelle de Tchou-Tchouk. Quant à ses très humbles sujets, ils eurent chacun une petite part de ce qu’il voulut bien leur laisser. De là, une occasion de se livrer à des libations prolongées, qui amenèrent l’ivresse générale — ivresse produite par l’absorption d’une liqueur composée avec les jeunes pousses de salix et de rhodiola, les sucs de l’airelle rouge et ces baies jaunes de marais, dont on fait une abondante récolte pendant les quelques semaines de la saison chaude.

En réalité, les ours sont rares dans ces archipels, et il n’y a pas à compter sur ce gibier, dont la capture ne laisse pas d’être fort périlleuse. Aussi la viande de renne forme-t-elle le fond de l’alimentation indigène, et les femmes préparent avec le sang de l’animal une soupe qui n’excita jamais chez les Cascabel qu’un invincible répugnance.

Si l’on demande comment les rennes peuvent vivre pendant l’hiver, on répondra simplement que ces animaux ne sont point gênés de découvrir leur nourriture végétale même sous l’épaisse couche des neiges. D’ailleurs, d’énormes provisions de fourrage sont récoltées avant les premiers froids, et cela suffit à l’alimentation des milliers de ruminants que renferment les territoires de la Nouvelle-Sibérie.

« Des milliers !… Et dire qu’une vingtaine, sans plus, feraient si bien notre affaire ! » répérait M. Cascabel, en se demandant de quelle façon il parviendrait à remplacer son attelage.

Il est à propos, ici, d’insister sur ce fait, que les habitants des îles Liakhoff sont non seulement idolâtres, mais extrêmement superstitieux, qu’ils rapportent tout à leurs divinités, et obéissent en aveugles aux idoles fabriquées de leurs propres mains. Cette idolâtrie passe toute croyance, et, entre tous, le grand chef Tchou-Tchouk pratiquait sa religion avec un fanatisme que ses sujets partageaient volontiers.

Chaque jour, Tchou-Tchouk se rendait à une sorte de temple, ou plutôt de lieu sacré, nommé le Vorspük, c’est-à-dire « la grotte aux prières ». Les divinités, représentées par de simples poteaux de bois peinturluré, étaient rangées au fond d’une excavation rocheuse, dans laquelle les indigènes se prosternaient tour à tour. Ils ne poussaient point l’intolérance jusqu’à interdire aux étrangers de s’approcher du Vorspük ; au contraire, ils les invitaient à venir. Aussi M. Serge et ses compagnons purent-ils satisfaire leur curiosité en visitant les idoles néo-sibériennes.

À l’extrémité de chacun de ces poteaux grimaçaient de hideuses têtes de volatiles, yeux ronds et rouges, becs formidables largement ouverts, crêtes osseuses qui se recourbaient en cornes. Les fidèles venaient s’étendre au pied de ces poteaux, ils y collaient leurs oreilles, ils faisaient leurs prières et, bien que le dieu ne leur eût jamais répondu, ils s’en allaient avec la persuasion d’avoir entendu sa réponse — réponse généralement conforme à la secrète pensée de l’adorateur. Lorsqu’il s’agissait d’une question relative à quelque nouveau tribut que Tchou-Tchouk voulait imposer à ses sujets, ce roublard ne manquait pas d’obtenir l’approbation céleste, et pas un de ses sujets n’eût résisté à un ordre venu de si haut.

Un jour de chaque semaine, il y avait une cérémonie religieuse plus importante, en ce sens que les indigènes s’y rendaient en grande pompe. Qu’il fit un froid intense, que le chasse-neige se déchaînât avec une violence de coups de faux, lancés au ras du sol, personne n’hésitait à suivre Tchou-Tchouk au Vorspük. Et, depuis l’arrivée de la Belle-Roulotte, sait-on comment hommes et femmes s’accoutraient pour ces solennités ? Avec les oripeaux volés à la famille, qu’ils portaient par-dessus leurs vêtements, les maillots déteints de M. Cascabel, les jupes défraîchies de Cornélia, les casaques de leurs enfants, le casque à panache de Clou-de-Girofle ! Et le piston dans lequel l’un soufflait à perdre haleine, le trombone dont l’autre tirait des sons invraisemblables, et le tambour, la grosse caisse, tous ces instruments d’un orchestre forain, qui contribuaient par leur assourdissant vacarme à l’éclat de la fête !

C’est alors que M. Cascabel hurlait contre ces coquins, contre ces voleurs, qui se permettaient d’user ses costumes, qui risquaient de désarticuler son trombone, de fausser son piston, de crever sa grosse caisse !

« Canailles !… Canailles ! » répétait-il, et M. Serge lui-même ne parvenait pas à le calmer.

En se prolongeant de la sorte, la situation commençait à devenir énervante, tant s’écoulaient lentement les jours et les semaines ! Et puis, quelle serait la fin de cette aventure, si même elle en avait une ? Toutefois, le temps qui ne pouvait plus être employé aux exercices — et M. Cascabel pensait que son personnel serait singulièrement rouillé quand il arriverait à la foire de Perm, — ce temps ne s’écoulait pas sans quelque profit. Dans le but de réagir contre le découragement, M. Serge ne cessait d’intéresser ses auditeurs par ses récits et ses leçons.

En revanche, M. Cascabel avait voulu lui apprendre plusieurs tours de passe-passe, et d’escamotage — pour son plaisir, disait-il. Mais, en réalité, cela pourrait servir à M. Serge, s’il devait jamais jouer au naturel le rôle de saltimbanque, afin de mieux tromper la police moscovite. Quant à Jean, il s’occupait de compléter l’instruction de la jeune Indienne. L’élève s’exerçait à lire et à écrire sous la direction de son jeune professeur. Kayette avait une si vive intelligence, et Jean montrait tant de zèle pour la développer ! Était-il donc dit que ce brave garçon, si passionné pour l’étude, si heureusement doué, ne serait jamais qu’un pauvre forain, qu’il ne parviendrait pas à s’élever dans l’ordre social ? Mais, cela, c’était le secret de l’avenir, et quel avenir était réservé à cette famille, au pouvoir d’une tribu sauvage, sur les dernières limites du monde connu ?

En effet, les exigences de Tchou-Tchouk ne paraissaient pas devoir se modifier. Ses prisonniers, il ne les relâcherait point sans rançon, et il ne semblait guère qu’un secours pût leur venir du dehors. Quant à l’argent réclamé par ce rapace souverain des Liakhoff, comment arriverait-on à se le procurer ?

Il est vrai, les Cascabel possédaient un trésor — sans le savoir. C’était la pépite, la fameuse pépite du jeune Sandre — du moins le gamin n’avait aucun doute au sujet de sa valeur. Lorsque personne ne le voyait, il la tirait de sa cachette, il la contemplait, il la frottait, il la polissait. Certes, il n’eût point hésité à la sacrifier pour désintéresser Tchou-Tchouk et racheter sa famille. Mais un morceau d’or, sous cette forme et cette apparence de caillou, jamais le « Chou-Chou » de son père n’eût voulu l’accepter pour de l’argent comptant. Aussi, Sandre s’en tenait-il à son idée d’attendre le retour en Europe, et là, il saurait bien changer sa pépite contre du bon or monnayé, qui remplacerait avantageusement les dollars volés en Amérique !

Rien de mieux, en somme, si ce retour en Europe pouvait jamais être effectué. Or, il n’y avait pas apparence qu’il fût proche ! Et c’est bien ce dont se préoccupaient les deux malfaiteurs, que la mauvaise fortune avait jetés sur le chemin de la famille Cascabel.

Un jour — 23 janvier —, Ortik se présenta à la Belle-Roulotte, afin de s’entretenir avec M. Serge, Jean et son père, à propos de leur rapatriement. En réalité, son but était de savoir ce que les prisonniers comptaient faire pour le cas où Tchou-Tchouk leur permettrait de quitter l’île Kotelnyï.

Et tout d’abord :

« Monsieur Serge, demanda-t-il, lorsque vous êtes parti de Port-Clarence, votre intention était-elle d’hiverner en Sibérie ?

— Oui, répondit M. Serge, il était convenu que nous chercherions à atteindre quelque bourgade, où nous séjournerions jusqu’à la belle saison. Pourquoi me demandez-vous cela, Ortik ?

— Parce que je désirerais savoir si vous songez à reprendre votre premier itinéraire, en admettant que ces maudit indigènes vous rendent la liberté…

— Non point, répliqua M. Serge, car ce serait allonger inutilement une route déjà longue. Il serait préférable, suivant moi, de prendre direction sur la frontière russe, afin de gagner l’une des passes de l’Oural…

— Dans le nord de la chaîne, alors ?…

— Sans doute, puisque ce serait le chemin le plus court que nous suivrions à travers la steppe.

— Et votre voiture, monsieur Serge ? reprit Ortik. Est-ce que vous la laisseriez ici ?… »

M. Cascabel avait évidemment compris la question, car il se hâta de répondre :

« Laisser la Belle-Roulotte ! … Non, certes, si je puis me procurer un attelage, et avant peu… j’espère bien…

— Avez-vous une idée ?… demanda M. Serge.

— Pas l’ombre ; mais Cornélia ne cesse de me répéter qu’il m’en viendra une, et Cornélia ne s’est jamais trompée ! Voilà une femme supérieure, et qui me connaît bien, monsieur Serge ! »

Toujours le même, cet étonnant César Cascabel, toujours confiant dans son étoile, et ne pouvant s’imaginer que quatre Français et trois Russes ne viendraient pas à bout d’un Tchou-Tchouk !

M. Serge avait fait connaître à Ortik l’opinion de M. Cascabel sur la question de la Belle-Roulotte.

« Cependant, pour emmener votre voiture, reprit le matelot russe, qui tenait, paraît-il, à insister sur ce point, il vous faudra un attelage de rennes…

— Comme vous dites.

— Et vous pensez que Tchou-Tchouk vous le fournira ?…

— Je pense que M. Cascabel trouvera le moyen de l’y obliger.

— Et alors vous essayerez de rejoindre la côte sibérienne en traversant l’icefield ?…

— Parfaitement !

— En ce cas, monsieur Serge, il serait nécessaire de partir avant la débâcle des glaces, c’est-à-dire avant trois mois…

— Évidemment.

— Et comment ?…

— Peut-être les indigènes consentiront-ils à nous laisser partir ?…

— Je ne le crois pas, puisqu’il est impossible de leur payer rançon. »

M. Cascabel, à qui la réponse d’Ortik venait d’être rapportée, répondit aussitôt :

« À moins que ces imbéciles n’y soient forcés !

— Forcés… Par qui ? demanda Jean.

— Par les circonstances !

— Les circonstances, père ?

— Oui ! Tout est là… Les circonstances, mon fils, les circonstances ! »

Et il se grattait la tête à s’arracher les cheveux, sans parvenir à en extraire une idée.

« Voyons, mes amis, dit M. Serge, l’essentiel est de prévoir le cas où les indigènes refuseraient de nous rendre la liberté. Est-ce que nous n’essayerons pas de nous passer de leur consentement ?

— Nous essayerons, monsieur Serge, répondit Jean. Mais nous serons contraints d’abandonner notre Belle-Roulotte !

— Ne parle pas ainsi, Jean !… s’écria M. Cascabel. Ne parle pas ainsi, tu me brises le cœur !…

— Réfléchis, père !

— Non !… La Belle-Roulotte, c’est notre maison qui marche !… C’est le toit sous lequel tu aurais pu naître, mon fils !… L’abandonner à la merci de ces amphibies, de ces… !

— Mon cher Cascabel, reprit M. Serge, nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour décider les indigènes à nous rendre la liberté. Mais, comme toutes les probabilités sont pour qu’ils s’y refusent, une évasion sera notre seule ressource. Eh bien, si nous
C’étaient des paquets de fourrure qui marchaient. (Page 310.)

parvenons à tromper la surveillance de Tchou-Tchouk, nous ne pourrons le faire qu’en abandonnant…

— La maison des Cascabel ! s’écria le chef de la famille, qui semblait faire rouler les r, bien qu’il n’y en eût pas un seul dans ces quatre mots.

— Père, reprit Jean, il y aurait peut-être un autre moyen de salut, qui arrangerait les choses…

Les sujets de Tchou-Tchouk reprenaient leurs occupations. (Page 317.)

— Et lequel ?

— Pourquoi l’un de nous ne tenterait-il pas de s’enfuir, afin de gagner le continent et de prévenir les autorités russes ?… Monsieur Serge, je m’offre volontiers…

— Cela… jamais ! dit vivement M. Cascabel.

— Non… ne le faites pas ! » répondit non moins vivement Ortik, lorsque M. Serge lui eut fait connaître la proposition de Jean.

M. Cascabel et le matelot s’étaient trouvés d’accord à ce sujet ; mais, si l’un ne songeait qu’au danger que courrait le comte Narkine, en ayant affaire à l’administration moscovite, l’autre ne se souciait aucunement de se trouver en présence de ses agents.

Du reste, M. Serge répondit en envisageant la proposition de Jean à un autre point de vue :

« Je te reconnais bien là, mon brave garçon, dit-il, et je te remercie de l’offre que tu fais de te dévouer pour nous ! Mais ton dévouement ne pourrait aboutir. Vouloir, en plein hiver arctique, s’aventurer à travers l’ice-field, franchir les cent lieues qui séparent l’île Kotelnyï du continent, ce serait folie ! Tu périrais en route, mon pauvre garçon ! Non ! mes amis, ne nous séparons pas, et, si nous parvenons d’une façon ou d’une autre à quitter l’archipel des Liakhoff, nous le quitterons tous ensemble !

— Voilà qui est bien dit, ajouta M. Cascabel, et je veux que Jean me promette de ne rien entreprendre sans ma permission…

— Et quand je dis que nous partirons tous ensemble, reprit M. Serge, en s’adressant à Ortik, j’entends par là que Kirschef et vous, vous nous suivrez tous deux… Nous ne vous laisserons pas entre les mains des indigènes.

— Je vous remercie, monsieur Serge, répondit Ortik, et Kirschef et moi, nous saurons être utiles pendant ce voyage à travers la Sibérie. En ce moment, il n’y a rien à tenter. Mais il importe que nous soyons prêts à fuir avant la débâcle, dès que les grands froids auront cessé. »

Et cela dit, Ortik se retira.

« Oui, reprit alors M. Serge, il faudra être prêts…

— Nous le serons ! affirma M. Cascabel. Que ferons-nous pour cela ?… Je veux bien que le loup me croque, si je m’en doute ! »

En effet, de quelle façon pourrait-on prendre congé de Tchou-Tchouk avec ou sans son assentiment, c’était la préoccupation, ou, pour mieux dire, la question à l’ordre du jour. Tromper la vigilance des indigènes, cela était au moins très difficile ! Amener Tchou-Tchouk à meilleure composition, il n’y fallait guère compter ! Il n’y avait donc qu’un moyen : c’était de « le mettre dedans » ainsi que le répétait vingt fois par jour M. Cascabel.

Oui ! c’est bien à cela à quoi il s’appliquait ! Mais il eut beau « se décarcasser la caboche », selon une de ses expressions favorites, le mois de janvier s’acheva, sans qu’il eût encore rien trouvé au fond de son sac !



VII

un bon tour de m. cascabel.


Ils furent rudes, les débuts de février — ce mois pendant lequel le froid, sous cette latitude, arrive à congeler le mercure des thermomètres ! Certes, on est encore loin des températures de l’espace interstellaire, de ces deux cent soixante-treize degrés au-dessous de zéro qui immobilisent les molécules des corps en constituant l’état solide absolu. Et pourtant, on eût pu croire que les molécules de l’air ne glissaient plus les unes sur les autres, que l’atmosphère était comme solidifiée. Cet air que l’on respirait, il brûlait comme du feu. L’abaissement de la colonne thermométrique était tel que les hôtes de la Belle-Roulotte durent se résoudre à n’en plus sortir. Le ciel se montrait d’une extrême pureté, et les constellations y brillaient avec une netteté incomparable, à laisser croire que le regard atteignait les dernières profondeurs de la voûte céleste. Quant à la clarté du jour, vers midi, ce n’était qu’un mélange blafard d’aube et de crépuscule.

Cependant les indigènes n’hésitaient point, par habitude, à braver ces conditions climatériques. Mais quelles précautions ils prenaient pour que leurs pieds, leurs mains, leurs nez, ne fussent pas frappés d’une congélation subite ! Le corps enveloppé de peaux de rennes, la tête encapuchonnée, on ne voyait plus rien de leurs personnes. C’étaient des paquets de fourrures qui marchaient. Et pourquoi s’aventuraient-ils ainsi hors de leurs demeures ? C’était par ordre de Tchou-Tchouk. Ne fallait-il pas s’assurer si les prisonniers, qui ne pouvaient plus faire leur visite quotidienne, ne lui avaient point faussé compagnie ? Précaution superflue par un temps pareil !

« Bien le bonsoir, espèces d’amphibies ! leur criait de chez lui M. Cascabel, lorsqu’il les apercevait à travers les petites fenêtres dont il avait déglacé intérieurement les vitres. Il faut que ces animaux aient du sang de phoque dans les veines !… Ils vont et viennent là ou d’honnêtes gens seraient gelés en cinq minutes ! »

En somme, dans les compartiments de la Belle-Roulotte hermétiquement clos, la température se maintenait à un degré supportable. La chaleur du fourneau de la cuisine, chauffé avec le bois fossile — ce qui permettait d’économiser la provision de pétrole — se communiquait à toutes les chambres, qu’il fallait même aérer de temps à autre. Mais alors, à peine la porte de l’avant-train était-elle ouverte, que toute matière liquide se gelait instantanément à l’intérieur. Il n’y avait pas moins de quarante degrés de différence entre le dedans et le dehors, — ce que M. Serge aurait constaté, si les thermomètres n’eussent pas été volés par les indigènes.

À la fin de la seconde semaine de février, la température indiqua une tendance à remonter quelque peu. Le vent ayant tourné au sud, les chasse-neige recommencèrent à sillonner ces parages de la Nouvelle-Sibérie avec une furie sans égale. Si la Belle-Roulotte n’eût été abritée par de hauts blocs, elle n’aurait pu résister aux rafales. Enterrée dans la neige jusqu’au dessus des roues, il n’y avait rien à craindre pour sa sécurité.

Il y eut bien encore quelques violents à-coups de froid, qui modifiaient brusquement l’état de l’atmosphère. Néanmoins, vers le milieu du mois, la moyenne thermométrique n’était plus que d’une vingtaine de degrés au-dessous de zéro.

M. Serge, M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou-de-Girofle se hasardèrent donc à remettre le pied au-dehors, en prenant les plus minutieuses précautions pour empêcher la transition d’être trop brutale. Au point de vue de l’hygiène, c’était là le plus grand danger qu’ils pussent courir.

Les environs du campement avaient entièrement disparu sous le même tapis blanc, et il était impossible de reconnaître les dénivellations du sol. Et ce n’était pas par manque de clarté, car, pendant deux heures, l’horizon du sud fut coloré d’une lueur blafarde, un reflet de rayons sans chaleur, qui s’accentuerait avec l’approche de l’équinoxe du printemps. On put donc entreprendre quelques promenades, et, tout d’abord, sur l’injonction formelle de Tchou-Tchouk, il y eut lieu de se rendre à sa demeure.

Rien n’était changé aux dispositions de ce têtu d’indigène. Les prisonniers furent même avisés d’avoir à se procurer une rançon de trois mille roubles dans le plus bref délai, ou Tchou-Tchouk verrait ce qu’il aurait à faire.

« Abominable gueux !… lui répondit M. Cascabel, dans ce pur français que Sa Majesté ne pouvait comprendre. Oui !… Triple bête !… Quadruple brute !… Roi des idiots !… »

Il est vrai, ces qualificatifs, qui s’appliquaient si justement au chef des Liakhoff, n’avançaient guère les choses. Et, ce qui était grave, c’est que Tchou-Tchouk menaçait d’en arriver à des mesures de rigueur.

C’est alors que, sous l’empire d’une fureur concentrée, M. Cascabel eut une inspiration de génie — ce qui ne saurait surprendre de la part d’un homme si extraordinairement débrouillard.

« Nom d’un phoque ! s’écria-t-il un beau matin, si cette farce, cette bonne farce pouvait réussir !… Et pourquoi pas ?… avec de pareilles cruches ! »

Bien que cette phrase lui eût échappé, M. Cascabel crut devoir garder son secret. Il n’en voulut rien dire à personne — pas même à M. Serge, pas même à Cornélia.

Cependant, paraît-il, une des conditions indispensables à la réussite de son projet, c’était qu’il pût parler distinctement la langue russe, dont se servent toutes les peuplades de la Sibérie septentrionale. En sorte que, tandis que Kayette se perfectionnait dans l’étude du français sous la direction de son ami Jean, M. Cascabel entreprit de se perfectionner dans l’étude du russe sous la direction de son ami Serge. Et aurait-il pu trouver un professeur plus dévoué ?

Il s’ensuit que le 16 février, tandis qu’il se promenait avec M. Serge autour de la Belle-Roulotte, il lui fit part de son désir d’apprendre sa langue plus à fond.

« Voyez-vous, dit-il, puisque nous allons en Russie, il me sera fort utile de parler le russe, et je ne serai point embarrassé pendant mon séjour à Perm et à Nijni.

— D’accord, mon cher Cascabel, répondit M. Serge. Pourtant, avec ce que vous savez déjà de notre langue, vous pourriez presque vous tirer d’affaire !

— Non, monsieur Serge, non ! Si je saisis à peu près ce qu’on me dit, je ne sais pas me faire comprendre, et c’est à cela que je voudrais arriver.

— Comme il vous plaira.

— Et d’ailleurs, monsieur Serge, cela fera toujours passer le temps ! »

En somme, la proposition de M. Cascabel n’avait rien de surprenant, et personne ne s’en montra surpris.

Le voilà donc piochant son russe avec M. Serge, travaillant deux ou trois heures par jour — moins au point de vue grammatical que pour la prononciation. C’est même à cela qu’il avait l’air de tenir plus particulièrement.

Or, si les Russes parlent très aisément la langue française, et sans rien garder de leur accent d’origine, il est moins facile à des Français de parler la langue russe. Aussi se figurerait-on difficilement les soins que prit M. Cascabel, les efforts d’articulation auxquels il se livra, les éclats de voix dont il remplit la Belle-Roulotte, afin d’arriver à la perfection.

Et vraiment, avec ses dispositions naturelles pour le polyglottisme, il fit des progrès qui émerveillèrent son personnel.

Puis, sa leçon terminée, il s’en allait sur la grève, et là, certain de n’être entendu de personne, il s’exerçait à prononcer diverses phrases d’une voix retentissante, dont il variait les intonations, en faisant vibrer les r à la manière des Russes. Et Dieu sait si, dans l’exercice de sa profession de saltimbanque, il avait contracté l’habitude de ces vibrations !

Quelquefois, il rencontrait Ortik et Kirschef et, comme les deux matelots ne savaient pas un mot de français, il s’entretenait avec eux dans leur langue, s’assurant ainsi qu’il commençait à se faire très suffisamment comprendre.

Du reste, ces deux hommes venaient plus fréquemment à la Belle-Roulotte. Kayette, toujours impressionnée par la voix de Kirschef, cherchait à retrouver dans son souvenir en quelle occasion elle avait pu l’entendre…

Entre Ortik et M. Serge, la conversation, à laquelle se mêlait maintenant M. Cascabel, portait invariablement sur les moyens de quitter l’île, et on n’arrivait à rien de pratique.

« Il y a une chance de nous rapatrier, à laquelle nous n’avons point songé, et qui pourrait se présenter, dit un jour Ortik.

— Laquelle ?… demanda M. Serge.

— Lorsque la mer Polaire est redevenue libre, répondit le matelot, il n’est pas rare que les baleiniers passent en vue de l’archipel des Liakhoff. Dans ce cas, n’y aurait-il pas moyen de faire des signaux, et d’attirer quelque navire ?…

— Ce serait exposer son équipage à devenir prisonnier de Tchou-Tchouk comme nous le sommes, et sans aucun profit pour notre délivrance, répondit M. Serge. Cet équipage ne serait pas en force et tomberait entre les mains des indigènes…

— D’ailleurs, reprit M. Cascabel, la mer ne sera pas libre avant trois mois, et jamais ma patience n’ira jusque-là !… »

Il ajouta, après un instant de réflexion :

« Et puis, si nous parvenions à prendre passage sur un baleinier, même avec le consentement de ce vieux brave homme de Chou-Chou, nous serions forcés d’abandonner la Belle-Roulotte

— C’est un abandon auquel il faudra bien nous résigner, sans doute ! fit observer M. Serge.

— Nous résigner ! s’écria M. Cascabel. Allons donc !

— Est-ce que vous auriez trouvé un expédient ?…

— Eh ! Eh ! »

M. Cascabel n’en dit pas davantage. Mais quel sourire erra sur ses lèvres, quel éclair illumina son regard !

Aussi, lorsqu’elle connut cette réponse de son mari, Cornélia fut-elle amenée à dire :

« César a certainement imaginé quelque chose !… Quoi ?… je n’en sais rien ! Après tout, on doit s’y attendre avec un pareil homme !

— Père est plus fin que monsieur Tchou-Tchouk ! répondit la petite Napoléone.

— Avez-vous remarqué, fit observer Sandre, qu’il a pris l’habitude de l’appeler : vieux brave homme !… Un petit nom d’amitié !

À moins que ce soit tout le contraire !… » répliqua Clou-de-Girofle.

Pendant la seconde quinzaine de février, le relèvement de la température suivit son cours d’une façon très sensible. Grâce au vent qui soufflait du sud, quelques courants moins froids se propageaient à travers l’atmosphère.

Il n’y avait donc pas de temps à perdre. Après avoir été aux prises avec la débâcle dans le détroit de Behring, grâce à la tardiveté de l’hiver, c’eût été le comble de la malchance de se trouver exposé aux mêmes dangers, par suite de la précocité du printemps.
soudain une voix lui répond. (Page 320.)

En effet, si le projet de M. Cascabel réussissait, s’il décidait Tchou-Tchouk à le laisser partir lui, son personnel et son matériel, il fallait que ce départ s’effectuât alors que l’icefield, uniformément solidifié, s’étendrait entre l’archipel des Liakhoff et la côte sibérienne.

Un bon attelage de rennes pourrait accomplir cette partie du voyage dans des conditions relativement favorables, et sans que les voyageurs eussent rien à craindre d’une nouvelle dislocation du champ de glaces.

« Dites-moi, mon cher Cascabel, demanda un jour M. Serge, vous espérez donc que ce vieux coquin de Tchou-Tchouk vous fournira les rennes dont vous avez besoin pour traîner notre voiture jusqu’au continent ?

— Monsieur Serge, répondit gravement M. Cascabel. Chouchou n’est point un vieux coquin. C’est même un digne et excellent homme ! S’il consent à nous laisser partir, il nous permettra d’emmener la Belle-Roulotte, s’il nous le permet, il ne pourra faire moins que de nous offrir une vingtaine de rennes, une cinquantaine, une centaine, un millier — si je l’exige !

— Vous le tenez donc ?…

— Si je tiens mon Chouchou ?… C’est comme si j’avais le bout de son nez entre mes doigts, monsieur Serge !… Et quand je tiens, moi, je tiens ferme ! »

Toujours cette attitude d’un homme sûr de lui, et toujours son sourire de satisfaction ! Et même, ce jour-là, après avoir appuyé son index et son médium sur ses lèvres à demi avancées, il envoya un baiser à l’adresse de Sa Majesté indigène. Mais M. Serge, comprenant qu’il désirait garder une absolue réserve sur ses projets, n’eut pas le mauvais goût d’insister pour les connaître.

Cependant, grâce à l’adoucissement de la température, les sujets de Tchou-Tchouk commençaient à reprendre leurs occupations habituelles, chasse aux oiseaux, pêche aux phoques qui reparaissaient à la surface de l’icefield. En même temps, les cérémonies religieuses, interrompues par les grands froids, ramenaient les fidèles à la grotte des idoles.

C’était le vendredi de chaque semaine que le concours de toute la tribu leur donnait le plus d’éclat. Les vendredis, paraît-il, sont les dimanches de la Nouvelle-Sibérie. Or, le vendredi 29 — cette année 1868 était bissextile — allait provoquer une procession générale des indigènes.

La veille au soir, M. Cascabel se contenta simplement de dire, au moment de se coucher :

« Demain, tenons-nous prêts pour la cérémonie du Vorspük, en compagnie de notre ami Chouchou…

— Quoi ?… tu veux, César ?… répondit Cornélia.

— Je veux ! »

Que signifiait cette proposition si catégoriquement formulée ? Est-ce que M. Cascabel espérait amadouer le souverain des Liakhoff en prenant part à ses adorations superstitieuses ? Certainement, Tchou-Tchouk aurait vu d’un bon œil que ses prisonniers eussent rendu hommage aux divinités du pays. Mais les adorer, embrasser la religion indigène, c’était autre chose, et il était peu probable que M. Cascabel allât jusqu’à l’apostasie pour séduire Sa Majesté néo-sibérienne !… Fi donc !

Quoi qu’il en soit, le lendemain, au lever du jour, toute la tribu était en mouvement. Temps magnifique, température qui se chiffrait par une dizaine de degrés seulement au-dessous de zéro. Et puis, il y avait déjà quatre à cinq heures de clarté diurne, avec un avant-goût des rayons solaires, dont la pointe se glissait au-dessus de l’horizon.

Les habitants étaient sortis de leurs taupinières. Hommes, femmes, enfants, vieillards, adultes, avaient revêtu leur plus bel accoutrement, houppelandes de peaux de phoque, palsk de peaux de renne, toutes fourrures dehors. C’était un étalage sans pareil de pelleteries à poils blancs ou noirs, de bonnets brodés de perles fausses, de plastrons à dispositions coloriées, de lanières de cuir serrées autour du front, de pendants d’oreilles, de bracelets, de bijoux sculptés en os de morses, suspendus au cartilage du nez.

Et pourtant, cela n’avait pas semblé suffisant pour une telle solennité ; quelques-uns des notables de la tribu avaient jugé à propos de se parer avec plus de richesse encore, et c’étaient les divers objets volés à la Belle-Roulotte qui faisaient les frais de cette ornementation.

En effet, sans parler des costumes de saltimbanque à oripeaux et fanfreluches dont ils s’étaient revêtus, des chapeaux de clown et des casques à la Mangin dont ils étaient coiffés, les uns portaient en bandoulière une corde à laquelle pendaient les anneaux qui servaient aux exercices de jongleur, les autres balançaient à leur ceinture un chapelet de boules et d’haltères ; enfin le grand chef, Tchou-Tchouk, étalait pompeusement sur son torse un baromètre anéroïde, comme la décoration d’un ordre fraîchement créé par le souverain de la Nouvelle-Sibérie.

Et les instruments de l’orchestre forain qui mêlaient leurs notes dans un épouvantable concert, un vacarme charivarique, le piston rivalisant avec le trombone, le tambour donnant la réplique à la grosse caisse !

Cornélia était non moins furieuse que ses enfants d’entendre de si assourdissantes cacophonies. Tous eussent volontiers sifflé ces artistes qui jouaient « comme des phoques ! » de l’avis de Clou-de-Girofle.

Eh bien ! — c’était à ne pas le croire — M. Cascabel souriait à ces barbares exécutants ; il ne leur ménageait ni ses compliments ni ses hurrahs, il battait des mains, criant bravo !… bravo !… et répétait :

« Vraiment ces braves gens m’étonnent !… Ils sont particulièrement doués pour la musique, et, s’ils veulent s’engager dans ma troupe, je leur garantis de grands succès à la foire de Perm en attendant celle de Saint-Cloud ! »

Cependant, au milieu de cet horrible tumulte, la procession se déroulait à travers le village, en se dirigeant vers le lieu sacré, où les idoles attendaient l’hommage de leurs fidèles. Tchou-Tchouk marchait en tête. M. Serge et M. Cascabel, puis la famille et les deux matelots russes venaient immédiatement derrière lui, escortés de toute la population de Tourkef.

Le cortège s’arrêta devant l’évidement rocheux au fond duquel se dressaient les divinités indigènes, drapées de fourrures superbes et ornées de peintures qui avaient été rafraîchies pour la circonstance.

Alors Tchou-Tchouk entra dans le Vorspük, les mains levées, et, après avoir incliné trois fois la tête, il s’accroupit sur un tapis de peaux de rennes étendu sur le sol. C’était la manière de s’agenouiller dans le pays.

M. Serge et ses compagnons s’empressèrent d’imiter le souverain, et l’assistance se prosterna derrière eux.

Après que le silence se fut religieusement établi, Tchou-Tchouk, d’un ton de prédicateur anglican, adressa quelques paroles moitié chantées, moitié murmurées, aux trois idoles, superbes dans leur magnificence hiératique…

Soudain, une voix lui répond, — une voix puissante, bien timbrée, qui se fait entendre jusqu’au coin le plus reculé de la grotte.

Ô prodige ! Cette voix sort du bec de l’une des divinités, celle de droite, et voici ce qu’elle dit en langue russe :


« Ani sviati, éti innostrantzi, katori ote zapada prichli ! Zatchéme ti ikhe podirjaïche ? »


Ce qui signifie :


« Ces étrangers, qui sont venus de l’Occident, sont sacrés ! Pourquoi les retiens-tu ? »


Après ces mots, que tous les fidèles entendirent distinctement, il se produisit une stupéfaction générale.

C’était la première fois que les dieux de la Nouvelle-Sibérie daignaient converser avec leurs adorateurs.

Et alors une seconde voix, plus accentuée — une voix de commandement —, s’échappe du bec de l’idole plantée à gauche, et dit en vibrant :


« Ya tibié prikajou étote arrestantof otpoustite. Tvoïe narode doljne dlia ikhe same balchoïé vajestvo imiéte i nime addate vcié vieschtchi katori ou ikhe bouili vziati. Ja tébié prikajou ou siberskoïe beregou ikhe lioksché vosvraticia. »


Trois phrases qui peuvent se traduire ainsi, et dont les injonctions s’adressent bien à Tchou-Tchouk :


« Ordre à toi de mettre ces prisonniers en liberté ! Ordre à ton peuple d’avoir pour eux les plus grands égards, de leur rendre tous les objets dont ils ont été dépouillés ! Ordre de leur faciliter le retour à la côte sibérienne ! »


Ce ne fut plus de la stupéfaction, cette fois, ce fut de l’épouvante. Tchou-Tchouk s’était redressé sur ses genoux tremblants, l’œil hagard, la bouche béante, les doigts écartés, dans le paroxysme de l’hébétement. Les indigènes s’étaient à demi relevés, ils ne savaient s’ils devaient se prosterner ou prendre la fuite !

Enfin la troisième divinité, celle du milieu, prend la parole à son tour. Mais que sa voix est terrible, pleine de colère, grosse de menaces ! Et avec quelle vigueur tragique elle articule les syllabes, et les fait gronder comme les roulements de la foudre !

Or, voici les paroles qu’elle prononça, en visant directement Sa Majesté néo-sibérienne :


« Jesle ti take nié sdiélèle élote tojet same diène, kakda èti sviati tchéloviéki boudoute jélaïte, tchorte s’tvoïé oblacte ! »

C’est-à-dire :


« Si ce n’est pas fait le jour où ces hommes sacrés le voudront, que ta tribu soit vouée à la colère céleste ! »


À ce moment, roi et sujets râlaient de terreur, immobiles sur le sol comme autant de cadavres, tandis que M. Cascabel, élevant ses deux bras vers les idoles dans un acte de reconnaissance, les remerciait de leur divine intervention.

Et, pendant ce temps, ses compagnons de se tenir les côtes pour ne pas éclater de rire.

Une simple scène de ventriloquie, voilà ce que cet homme prodigieux, cet artiste incomparable, avait imaginé pour forcer la main à son « brave homme de Chouchou ! »

Et, en vérité, il n’en fallait pas davantage pour se jouer de ces superstitieux indigènes ! « Les hommes venus de l’Occident — quelle admirable qualification trouvée par M. Cascabel ! —, les hommes venus de l’Occident sont sacrés !… Pourquoi Tchou-Tchouk les retient-il ? »

Eh bien, non ! Tchou-Tchouk ne les retiendrait pas ! Il les laisserait partir dès qu’ils en manifesteraient l’intention, et les indigènes auraient pour eux les égards dus à des voyageurs si visiblement protégés du ciel !

Et, tandis qu’Ortik et Kirschef, qui ne savaient rien des talents de M. Cascabel en ventriloquie, ne cachaient point leur profonde stupéfaction, Clou répétait enthousiasmé :

« Quel génie que monsieur mon patron !… Quel cerveau !… Quel homme !… à moins que… 

À moins que ce ne soit un dieu ! » répliqua Cornélia en s’inclinant devant son mari.

Le tour était joué. Il avait réussi, grâce à l’extraordinaire crédulité de ces tribus de la Nouvelle-Sibérie, qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer. C’est ce qu’avait judicieusement observé M. Cascabel, c’est ce que lui avait donné cette idée d’exercer ses talents de ventriloque au profit du salut commun.

Il va sans dire que ses compagnons et lui furent reconduits au campement avec tous les honneurs acquis à leur qualité d’hommes sacrés. Tchou-Tchouk se confondait en salutations et compliments, dans lesquels entrait une forte dose de crainte et de respect. Il n’était pas éloigné de confondre dans la même adoration la famille Cascabel et les idoles de Kotelnyï. Et, en somme, comment cette population de Tourkef, si ignorante, aurait-elle pu supposer qu’elle avait été le jouet d’un mystificateur ? Pas de doute, c’étaient bien les divinités du Vorspük qui avaient fait entendre leurs voix redoutables ! C’était bien de leur bec, muet jusqu’alors, qu’étaient sortis ces ordres proférés en bon langage russe ! Et, d’ailleurs, n’y avait-il pas un précédent ? Est-ce que le perroquet Jako ne parlait pas, lui aussi ? Est-ce que les indigènes ne s’étaient pas émerveillés des mots qui s’échappaient de ce bec ? Eh bien, ce qu’un oiseau faisait, pourquoi des dieux à tête de volatiles n’auraient-ils pas été capables de le faire ?

À dater de ce jour, M. Serge, César Cascabel et sa famille, ainsi que les deux marins qui furent réclamés par leur compatriote, purent se considérer comme libres. La saison d’hiver était déjà avancée, et la température tendait à devenir supportable. Aussi les naufragés résolurent-ils de ne point tarder davantage à quitter l’archipel des Liakhoff. Non pas qu’un revirement dans les dispositions des indigènes fût à craindre ! Ils étaient bien trop « emballés » pour cela ! Maintenant, M. Cascabel était au mieux avec son ami Chouchou, lequel lui eût ciré ses bottes, s’il l’avait voulu ! Il va de soi que ce brave homme s’était empressé de faire restituer tous les objets volés à la Belle-Roulotte. Lui-même, après s’être agenouillé, avait remis à César Cascabel le baromètre qu’il portait en sautoir, et César Cascabel avait daigné lui tendre une main que Tchou-Tchouk avait religieusement baisée, — cette main qu’il croyait capable de lancer la foudre et de déchaîner les tempêtes !

Bref, à la date du 8 mars, les préparatifs de départ étaient achevés. M. Cascabel ayant demandé vingt rennes pour traîner sa voiture, Tchou-Tchouk s’était empressé de lui en offrir une centaine — ce dont son nouvel ami le remercia en se tenant au chiffre susdit. Il n’exigea en plus que la quantité de fourrage nécessaire à nourrir son attelage pendant la traversée de l’icefield.

Ce jour-là, dans la matinée, M. Serge, la famille Cascabel et les deux marins russes prirent congé des indigènes de Tourkef. Toute la tribu s’était réunie pour assister au départ de ses hôtes, et leur présenter ses souhaits de bon voyage.

Le « cher Chouchou » était là, au premier rang, confit dans un attendrissement très sincère. M. Cascabel alla vers lui et, après lui avoir tapoté le ventre, il se contenta de prononcer ces simples mots en français :

« Adieu, vieille bête ! »

Mais cette tape familière allait grandir encore Sa Majesté dans l’esprit de ses sujets.

Dix jours plus tard, le 18 mars, ayant traversé sans danger ni fatigues l’icefield qui réunissait l’archipel des Liakhoff à la côte sibérienne, la Belle-Roulotte arriva sur le littoral, à l’embouchure de la Léna.

Après tant d’incidents et d’accidents, de dangers et d’aventures depuis leur départ de Port-Clarence, M. Serge et ses compagnons avaient enfin mis le pied sur le continent asiatique.


Les rennes étaient attelés quatre par quatre (Page 332.)

VIII

le pays des iakoutes.


L’itinéraire primitif, tel qu’il devait être suivi depuis le détroit de Behring jusqu’à la frontière d’Europe, avait été nécessairement modifié par ce détour de la dérive et l’abordage aux archipels de la Nouvelle-Sibérie. Il ne fallait plus songer maintenant à traverser l’Asie russe dans sa partie méridionale. D’ailleurs, la belle saison ne tarderait pas à améliorer les conditions climatériques, et il n’y aurait pas lieu d’hiverner dans quelque bourgade. On peut même dire que ces derniers évènements s’étaient dénoués d’une façon aussi favorable que merveilleuse.

À présent, ce qu’il s’agissait d’étudier, c’était la direction qu’il conviendrait de prendre pour atteindre par le plus court la frontière des monts Oural entre la Russie asiatique et la Russie d’Europe. C’est ce que comptait faire M. Serge, avant de lever le campement qui venait d’être établi sur le littoral.

Le temps était calme et clair. La durée du jour, en pleine période équinoxiale, dépassait onze heures, et s’accroissait encore de la clarté des crépuscules, très allongée sur les territoires coupés par le soixante-dixième parallèle.

La petite caravane se composait actuellement de dix personnes, depuis que Kirschef et Ortik en faisaient partie. Bien que la sympathie ne fût pas très étroite entre leurs compagnons et eux, les deux matelots russes étaient devenus les commensaux de la Belle-Roulotte, ils y prenaient leurs repas à la table commune, ils devaient même y coucher, tant que la température ne leur permettrait pas de passer la nuit au dehors.

En effet, la moyenne thermométrique se tenait encore à quelques degrés au-dessous de zéro — ce qu’il était facile de reconnaître, puisque l’obligeant Tchou-Tchouk avait rendu le thermomètre à son légitime propriétaire. Tout le territoire disparaissait à perte de vue sous une immense nappe blanche, que le soleil d’avril ne tarderait pas à dissoudre. Sur cette neige durcie, comme sur la plaine herbeuse des steppes, l’attelage de rennes suffirait aisément à traîner le lourd véhicule.

Quant à la nourriture des animaux, c’était l’approvisionnement fourni par les indigènes qui y avait pourvu depuis le départ de Kotelnyï jusqu’à l’arrivée sur la baie de la Léna. Désormais, avec la mousse qu’ils savent déterrer sous la neige, avec les feuilles des arbrisseaux dont le sol sibérien est semé, les rennes pourvoiraient d’eux-mêmes à leur propre alimentation. Il faut reconnaître aussi que, pendant cette traversée de l’icefield, le nouvel attelage s’était montré fort docile, et Clou-de-Girofle n’avait eu aucune peine à le diriger.

La nourriture des voyageurs n’était pas moins assurée par le stock de conserves, farine, graisse, riz, thé, biscuits, eau-de-vie, que possédait encore la Belle-Roulotte. Cornélia disposait en outre d’une certaine quantité de beurre iakoute, emballé dans de petites caisses de bouleau, qui avait été offert par l’ami Chou-Chou à l’ami Cascabel. Il y aurait lieu, cependant, de renouveler la provision de pétrole, dès qu’on pourrait le faire dans quelque bourgade sibérienne. La chasse, d’ailleurs, ne tarderait pas à procurer de la venaison fraîche, et, chemin faisant, M. Serge et Jean auraient maintes fois l’occasion d’utiliser leur adresse au profit de la cuisine.

On devait compter également sur le concours des deux matelots russes. Ils affirmaient que la région septentrionale de la Sibérie leur était en partie connue et, semblait-il, il n’y aurait qu’avantage à les prendre pour guides.

Ceci fut l’objet de la conversation, qui, ce jour-là, se tint au campement.

« Puisque vous avez déjà parcouru cette contrée, dit M. Serge en s’adressant à Ortik, c’est vous qui nous dirigerez…

— C’est bien le moins, répondit Ortik, puisque nous avons été délivrés grâce à M. Cascabel.

— Grâce à moi ?… Non point, répondit M. Cascabel, mais grâce à mon ventre, auquel la nature a donné le don de la parole ! C’est à lui qu’il faut adresser vos remerciements !

— Ortik, demanda M. Serge, quel itinéraire conseillez-vous de suivre en quittant la baie de la Lena ?

— Le plus court, si vous le voulez bien, monsieur Serge. S’il a l’inconvénient de laisser à l’écart les principales villes des districts, situés plus au sud, il nous permettra de marcher directement sur la chaîne de l’Oural. D’ailleurs, il ne manque pas de villages sur la route, où vous pourrez vous ravitailler, et même séjourner, si cela est nécessaire.

À quoi bon ? répondit M. Cascabel en interrompant Ortik. Nous n’avons que faire dans un village. Ce qui importe, c’est de ne point s’attarder et d’allonger le pas. Je ne pense pas que le pays soit dangereux à traverser ?…

— En aucune façon, répondit Ortik.

— Et puis, nous sommes en force, et malheur aux coquins qui voudraient s’attaquer à la Belle-Roulotte !… Ils ne s’en tireraient pas à bon compte !

— Soyez tranquille, monsieur Cascabel, il n’y rien à craindre ! » répondit Kirschef.

On l’a remarqué, ce Kirschef ne parlait que très rarement. Peu sociable, d’humeur sombre et taciturne, il laissait son camarade prendre part aux conversations. Ortik était évidemment plus intelligent que lui, et même d’une intelligence réelle — ce que M. Serge avait été plusieurs fois en mesure de constater.

En somme, l’itinéraire que proposait Ortik était de nature à satisfaire. Tourner les villes importantes, où l’on se serait exposé à rencontrer des postes militaires, c’était ce qui devait convenir au comte Narkine, en même temps que cela convenait aux deux prétendus matelots. Qu’il dût être difficile d’éviter les centres populeux, surtout aux approches de la frontière, cela était à prévoir, et il y aurait alors lieu de prendre certaines précautions. Jusque-là, les villages de la steppe n’offriraient que peu de dangers sous ce rapport.

Ce plan de voyage une fois adopté en principe, il n’y eut plus qu’à reconnaître les diverses provinces qu’il faudrait couper obliquement entre le cours de la Lena et l’Oural.

Jean chercha donc dans son atlas la carte de la Sibérie septentrionale. M. Serge fit alors une étude approfondie de ces territoires, où les fleuves sibériens, au lieu de favoriser les itinéraires qui se dirigent de l’est à l’ouest, leur opposent plutôt de sérieux obstacles. Et voici ce qui fut arrêté :

Traverser le pays des Iakoutes, où les villages sont clairsemés, en se dirigeant vers le sud-ouest.

Passer ainsi du bassin de la Léna au bassin de l’Anabar, puis à celui de la Khatanga, puis à celui de l’Ienisseï, puis à celui de l’Obi, ce qui se chiffrait par un cours de sept cent cinquante lieues environ.

Franchir le bassin de l’Obi jusqu’aux montagnes de l’Oural, qui forment la frontière de la Russie d’Europe, sur un trajet de cent vingt-cinq lieues.

Enfin, de l’Oural à Perm, cheminer pendant une centaine de lieues vers le sud-ouest.

Au total : mille lieues en chiffres ronds.

S’il ne se présentait aucun retard sur la route, s’il y avait pas nécessité de s’arrêter dans quelque bourgade, le voyage pouvait être accompli en moins de quatre mois. En effet, de sept à huit lieues par jour, ce n’était pas trop demander à l’attelage de rennes et, dans ces conditions, la Belle-Roulotte arriverait à Perm, ensuite à Nijni, au milieu de juillet, c’est-à-dire à l’époque où la célèbre foire serait dans tout son éclat.

« Nous accompagnerez-vous jusqu’à Perm ?… demanda M. Serge à Ortik.

— Ce n’est pas probable, répondit le marin. Après avoir passé la frontière, notre projet est de faire route sur Saint-Pétersbourg pour gagner Riga.

— Soit, dit M. Cascabel, mais commençons par arriver à la frontière ! »

Il avait été convenu que la halte durerait vingt-quatre heures, dès qu’on aurait mis pied sur le continent — halte bien justifiée après ce rapide passage de l’icefield. Ce jour-là fut donc donné au repos.

La Lena se jette dans le golfe de ce nom à travers un capricieux réseau d’embouchures que séparent une infinité de canaux et de passes. C’est après un parcours de quinze cents lieues que ce beau fleuve, accru d’un grand nombre de tributaires, vient se perdre dans les profondeurs de la mer Arctique. Son bassin n’est pas estimé à moins de cent cinq millions d’hectares.

La carte ayant été mûrement examinée, M. Serge pensa qu’il conviendrait tout d’abord de suivre les contours de la baie, de manière à éviter les bouches multiples de la Lena. Bien que ses eaux fussent encore glacées, il eût été très pénible de s’aventurer au milieu de ce dédale. L’embâcle, accumulé par l’hiver, y formait de monstrueux encombrements de blocs, dominé par de véritables icebergs d’aspect très pittoresque, mais difficiles à tourner.

Au-delà de la baie, c’était le commencement de l’immense steppe à peine accidentée de quelques dunes, et sur laquelle le voyage s’effectuerait aisément.

Évidemment Ortik et Kirschef étaient habitués à voyager sous ces hautes latitudes. Leurs compagnons avaient déjà pu l’observer pendant la traversée de l’icefield depuis l’archipel des Liakhoff jusqu’à la côte de Sibérie. Les deux marins savaient organiser un campement, construire au besoin quelque solide hutte de glace. Ils connaissaient le moyen employé par les pêcheurs du littoral, qui consiste à faire absorber l’humidité contenue dans les vêtements en les enfouissant sous la neige ; ils n’hésitaient pas, lorsqu’il s’agissait de distinguer les blocs produits par la congélation de l’eau salée des blocs dus à la congélation de l’eau douce ; enfin ils étaient au courant des divers procédés de marche, familiers aux voyageurs des contrées arctiques.

Du reste, ce soir-là, après le souper, la conversation porta sur la géographie de la Sibérie septentrionale, et Ortik fut amené à dire en quelles conditions Kirschef et lui avaient parcouru cette contrée.

Lorsque M. Serge lui eut demandé :

« Comment se fait-il que, vous autres marins, vous ayez eu l’occasion de visiter ces territoires ?

— Monsieur Serge, répondit-il, il y a deux ans, Kirschef, une dizaine de matelots et moi, nous étions au port d’Arkhangelsk, attendant un embarquement à bord des baleiniers, lorsque nous avons été requis pour le sauvetage d’un navire, qui était en détresse au milieu des glaces dans le nord de l’embouchure de la Lena. Eh bien, c’est en allant d’Arkhangelsk à cette baie que nous avons suivi la côte septentrionale de la Sibérie. Quand nous avons eu rejoint le Vremia, nous sommes parvenus à le renflouer, et c’est sur ce bâtiment que nous avons fait la pêche. Mais, comme je vous l’ai dit, il a péri pendant cette campagne avec son équipage, auquel nous avons seul survécu, mon compagnon et moi. Et alors, la tempête a poussé notre embarcation sur l’archipel des Liakhoff, où vous nous avez trouvé.

— Et vous n’avez jamais voyagé dans les provinces de l’Alaska ? demanda Kayette, qui, on le sait, parlait et comprenait le russe.

— L’Alaska ?… répondit Ortik. Est-ce que ce n’est pas en Amérique, ce pays-là ?

— Oui, dit M. Serge. C’est un pays situé dans le nord-ouest du nouveau continent, le pays de Kayette… Est-ce que vos campagnes de pêche vous ont poussé jusque-là ?…

— Nous ne connaissons pas ce pays, répondit Ortik d’un ton très naturel.

— Et nous n’avons jamais dépassé le détroit de Behring », ajouta Kirschef.

La voix de cet homme fit encore sur la jeune Indienne son effet accoutumé, sans qu’elle parvînt à se rappeler où elle avait pu l’entendre. Pourtant, ce ne pouvait être que dans les provinces alaskiennes, puisqu’elle ne les avait jamais quittées.

Aussi, après la réponse si explicite d’Ortik et de Kirschef, Kayette, avec la réserve habituelle à sa race, ne chercha-t-elle pas à poser de nouvelles questions. Néanmoins, une prévention lui restait dans l’esprit, et même une défiance instinctive envers les deux matelots.

Pendant ces vingt-quatre heures de halte, les rennes avaient pu prendre tout le repos qui leur était nécessaire. Bien qu’ils eussent les pieds de devant entravés de cordes, cela ne les empêchait pas de
Ce trajet occasionna de grandes fatigues. (Page 336.)

vaguer autour du campement, où ils broutaient les arbustes, déterraient les mousses enfouies sous la neige.

Le 20 mars, la petite caravane partit à huit heures du matin. Temps sec et clair avec vent chassant du nord-est. À perte de vue, la steppe toute blanche et suffisamment durcie encore pour que le véhicule pût y rouler facilement. Les rennes étaient attelés quatre par quatre au moyen d’un système de traits bien combiné. Ils
C’était comme une oasis (Page 338.)

s’avançaient ainsi sur cinq rangs, guidés d’un côté par Ortik, de l’autre par Clou-de-Girofle.

On voyagea ainsi pendant six jours, sans avoir fait aucune rencontre qui mérite d’être mentionnée. Le plus souvent MM. Serge et Cascabel, Jean et Sandre, allaient à pied jusqu’à la halte du soir, et, quelquefois, Cornélia, Napoléone et Kayette les accompagnaient, lorsqu’elles n’avaient pas à s’occuper du ménage.

Chaque matinée, la Belle-Roulotte faisait environ un « koes », mesure sibérienne qui vaut vingt verstes, soit deux lieues et demie environ. Pendant l’après-midi, elle en gagnait autant dans l’ouest — ce qui donnait cinq bonnes lieues pour la journée.

Le 29 mars, après avoir franchi le petit fleuve Olenëk sur la glace, M. Serge et ses compagnons atteignirent la bourgade de Maksimova, à quarante-deux lieues dans le sud-ouest du golfe de Lena.

Il n’y avait aucun inconvénient à ce que M. Serge s’arrêtât vingt-quatre heures dans cette bourgade, perdue à l’extrémité de la steppe septentrionale. Là, point de capitaine-gouverneur, point de poste militaire occupé par des Cosaques. Dès lors, rien à craindre pour le comte Narkine.

On était en plein pays des Iakoutes, et la famille Cascabel reçut un excellent accueil chez les habitants de Maksimova.

Ce pays, montagneux et forestier dans les régions de l’est et du sud, n’offre sur sa partie nord que de vastes plaines rases, égayées çà et là de quelques massifs d’arbres, dont la saison chaude allait prochainement développer la verdure. Le produit de la fenaison y est extrêmement abondant. Cela tient à ce que, si l’hiver est très froid dans la Sibérie hyperboréenne, la température s’y montre excessive pendant les mois d’été.

Là prospère une population de cent mille Iakoutes, qui suivent les pratiques du rite russe. Gens pieux, hospitaliers, de bonnes mœurs, ils sont très reconnaissants des bienfaits qu’ils reçoivent de la Providence, et très résignés, lorsqu’elle les éprouve trop durement.

Pendant ce trajet de la baie de la Lena à la bourgade, on avait rencontré un certain nombre de Sibériens nomades. C’étaient des hommes solides, stature moyenne, visage plat, yeux noirs, épaisse chevelure, figure imberbe. Les mêmes types se retrouvèrent à Maksimova, dont les habitants sont sociables, pacifiques, intelligents, laborieux, et ne se laissent pas duper facilement.

Ceux de ces Iakoutes qui mènent la vie errante, toujours à cheval et toujours armés, sont propriétaires des nombreux troupeaux répandus à travers la steppe. Ceux qui vivent sédentairement dans les villages ou les bourgades s’adonnent plus particulièrement à la pêche, en exploitant les eaux poissonneuses des mille cours d’eau que le grand fleuve absorbe à son passage.

Néanmoins, si ces Iakoutes sont doués de toutes les vertus publiques et privées, il faut reconnaître qu’ils abusent trop volontiers du tabac, et — ce qui est plus grave — du brandevin et autres liqueurs alcooliques.

« Ils sont pourtant excusables dans une certaine mesure, fit observer Jean. Pendant trois mois, ils n’ont que de l’eau à boire et de l’écorce de pin à manger.

— Ne voulez-vous pas dire de la croûte de pain, monsieur Jean ? demanda Clou-de-Girofle.

— Non, de l’écorce de pin. Aussi, après de telles privations, un peu d’excès est-il pardonnable ! »

Tandis que les nomades habitent des yourtes, sortes de tentes de forme conique en étoffe blanche, les sédentaires occupent des maisons de bois, bâties au goût et à la convenance de chacun. Ces maisons, soigneusement tenues, sont coiffées de toits très raides, dont la pente favorise la fusion des neiges sous les rayons du soleil d’avril. Aussi cette bourgade de Maksimova présente-t-elle un riant aspect. Les hommes sont d’un type agréable, l’air franc, le regard clair, la physionomie empreinte de quelque fierté. Les femmes paraissent gracieuses et assez jolies, quoique tatouées au visage. Très réservées, très sévères sous le rapport des mœurs, elles ne se laissent jamais voir ni pieds nus ni tête nue.

La famille fut très cordialement accueillie par les chefs iakoutes, qui sont compris sous la désignation de « kinoes », et par les anciens, les « starsynas », c’est-à-dire les notables du pays. Ces braves gens se disputèrent l’honneur de l’héberger et de la nourrir à leurs frais. Mais, après les avoir remerciés, Cornélia ne voulut faire d’acquisitions qu’en payant, entre autres, une provision de pétrole, qui devait assurer pour quelque temps l’alimentation du fourneau de cuisine.

D’ailleurs, comme toujours, la Belle-Roulotte avait produit son effet. Jamais une voiture de saltimbanques ne s’était présentée en ce pays. Nombre de Iakoutes des deux sexes lui rendirent visite, et il n’y eut point lieu de s’en repentir. En cette province, il est rare qu’un vol soit commis — même au détriment des étrangers. Et, si cela arrive, la punition suit immédiatement la faute. Lorsque le crime a été reconnu, le voleur est battu de verges publiquement. Puis, après le châtiment physique, le châtiment moral : flétri pour toute son existence, il est privé de ses droits civiques et ne peut plus recouvrer le nom « d’honnête homme ».

Le 3 avril, les voyageurs arrivèrent sur les bords de l’Oden, petite rivière qui se jette dans le golfe d’Anabar, après un cours de cinquante lieues.

Le temps, très favorable jusqu’alors, commença à subir quelques modifications. Bientôt survinrent des pluies abondantes, dont le premier effet fut de provoquer la fonte des neiges. Cela dura huit jours, pendant lesquels la voiture eut à se tirer des embourbements, et même de certains enlisements très dangereux, lorsqu’elle traversait des surfaces marécageuses. Ainsi s’annonçait le printemps de ces hautes latitudes, avec une moyenne de température, qui se tenait à deux ou trois degrés au-dessus de zéro.

Ce trajet occasionna de grandes fatigues. Mais il n’y eut qu’à se féliciter du concours des deux matelots russes, qui se montrèrent très dévoués et très serviables.

Le 8 avril, la Belle-Roulotte vint s’arrêter sur la rive droite du fleuve Anabar, après avoir franchi une quarantaine de lieues depuis Maksimova.

Il était encore temps de passer ce cours d’eau sur la glace, bien que la débâcle commençât déjà à se produire en aval. On entendait le fracas des blocs, que le courant entraînait bruyamment vers le golfe. Une semaine plus tard, il eût fallu trouver quelque gué praticable, — ce qui n’aurait pas été facile, car les crues se manifestent rapidement avec la fusion des neiges.

Déjà la steppe, redevenue verdoyante, se tapissait d’une herbe nouvelle, qui plaisait à l’attelage. Les arbrisseaux bourgeonnaient. Avant trois semaines, les premières feuilles auraient fait éclater les boutons de leurs branches. La vie végétale ranimait aussi le maigre squelette des arbres, réduits à l’état de bois sec par les froids de l’hiver.

Çà et là, quelques groupes de bouleaux et de mélèzes se pliaient avec plus de souplesse au souffle de la brise. Toute cette nature hyperboréenne se revivifiait à la chaleur du soleil.

Les provinces de la Sibérie asiatique sont d’autant moins désertes qu’elles s’éloignent du littoral. Parfois, la petite troupe rencontrait un percepteur, qui s’en allait réclamer le tribut de village en village. On s’arrêtait alors, on échangeait quelques paroles avec ce fonctionnaire ambulant, on lui offrait un verre de vodka qu’il acceptait volontiers. Puis, on se séparait avec des souhaits de bon voyage.

Un certain jour, la Belle-Roulotte fut croisée par un convoi de prisonniers. Ces malheureux, condamnés à faire bouillir le sel, étaient conduits jusqu’aux limites orientales de la Sibérie, et la troupe de Cosaques qui les escortait ne leur ménageait guère les mauvais traitements. Il va sans dire que la présence de M. Serge ne donna lieu à aucune observation de la part du chef de l’escorte ; mais Kayette, toujours en méfiance vis-à-vis des matelots russes, crut remarquer qu’ils cherchèrent à ne point attirer sur eux l’attention des Cosaques.

Le 19 avril, après un parcours de soixante-quinze lieues, la Belle-Roulotte vint faire halte sur la rive droite de la Khatanga, qui se jette dans le golfe du même nom. Plus de pont de glaces, cette fois, qui pût servir à se transporter sur l’autre bord. À peine quelques blocs en dérive, marquant encore la fin de la débâcle. De là, nécessité de chercher un passage guéable — ce qui aurait sans doute causé un long retard, si Ortik n’en eut découvert un à une demi-verste en amont. On ne le traversa pas sans difficulté —, car la voiture y fut noyée jusqu’aux essieux. Puis, le fleuve franchi, vingt-cinq lieues au-delà, les voyageurs vinrent camper près du lac Iege.

Quel contraste avec l’aspect si monotone de la steppe ! C’était comme une oasis au milieu des sables du Sahara. Que l’on s’imagine une nappe d’eau limpide, circonscrite dans une ceinture d’arbres à feuilles persistantes, des pins et des sapins, des bouquets d’arbrisseaux, égayés de leur nouvelle verdure, airelles à baies pourpres, camarines noires, groseilliers rougeâtres, églantiers que le printemps couronnait de fleurs naissantes.

Sous le couvert des fourrés assez épais, qui se massaient à l’est et à l’ouest du lac, Wagram et Marengo ne seraient pas en peine de dépister quelque gibier de poil ou de plume, si M. Cascabel leur permettait d’y fureter pendant un couple d’heures.

Et d’ailleurs, à la surface de ce lac, des oies, des canards, des cygnes, nageaient par bandes nombreuses. Dans l’air, passaient à tire-d’aile des couples de grues et de cigognes, au vol allongé, qui venaient des régions centrales de l’Asie. On eût volontiers battu des mains à cet attrayant spectacle.

Sur la proposition de M. Serge, il fut décidé que l’on ferait une halte de quarante-huit heures. Le campement fut disposé à la pointe du lac, sous l’abri de grands sapins, dont la cime débordait au-dessus des eaux.

Puis, les chasseurs de la troupe, suivis de Wagram, prirent leurs fusils, après avoir promis de ne pas trop s’éloigner. Il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que des détonations se faisaient entendre.

Pendant ce temps, M. Cascabel et Sandre, Ortik et Kirschef, résolurent de tenter la fortune, en pêchant sur les bords du lac. Leurs engins se réduisaient à quelques lignes, munies d’hameçons, qu’ils avaient achetées aux indigènes de Port-Clarence. Et que faut-il de plus à des pêcheurs dignes de ce grand art, lorsqu’ils ont assez d’intelligence pour lutter avec les ruses d’un poisson, et assez de patience pour attendre qu’il daigne mordre à leur appât !

En réalité, cette dernière qualité eût été inutile ce jour-là. À peine les hameçons se furent-ils enfoncés par des fonds convenables, que les flottes s’agitèrent à la surface des eaux. Les poissons étaient si abondants le long des rives, qu’en une demi-journée, on en eût pu prendre de quoi faire maigre pendant tout un carême. C’était une joie pour le jeune Sandre. Aussi, lorsque Napoléone l’eut rejoint et lui demanda à tenir la ligne à son tour, il ne voulut point y consentir. De là, dispute et intervention de Cornélia. D’ailleurs, la pêche lui ayant paru suffisante, elle ordonna aux enfants comme au père de ramasser leurs engins, et lorsque Mme  Cascabel ordonnait, il n’y avait plus qu’à obéir.

Deux heures après, M. Serge et son ami Jean revenaient avec Wagram, qui se faisait un peu tirer l’oreille — au vrai et au figuré — car il regrettait d’abandonner ces taillis giboyeux.

Les chasseurs n’avaient pas été moins heureux que les pêcheurs. Aussi, pendant quelques jours, le menu des repas allait-il être non moins varié qu’agréable. Ce seraient les poissons du lac Iege qui en feraient les frais, et surtout l’excellent gibier, particulier à ces territoires de la haute Sibérie.

Entre autres, les chasseurs avaient rapporté un chapelet de ces « karallys », qui se groupent en compagnies, et aussi quelques couples de ces « dikoutas », volatiles stupides, plus petits que les gélinottes de bois, et dont la chair est très savoureuse.

On se figure aisément quel bon dîner fut servi ce jour-là. La table avait été mise sous les arbres, et aucun des convives ne s’aperçut qu’il faisait peut-être un peu froid pour festiner en plein air. Cornélia s’était surpassée dans la préparation des poissons grillés et du gibier rôti. Comme la réserve de farine avait été renouvelée au dernier village, ainsi que la provision de beurre iakoute, qu’on ne s’étonne pas si le gâteau habituel, doré et croustillant, fit son apparition au dessert. Chacun but quelques bons coups de brandevin, grâce à certains flacons que les habitants de Maksimova avaient consenti à vendre, et cette journée s’acheva sans que rien n’en eût troublé les heureux loisirs.

C’était à croire, vraiment, que le temps des épreuves était passé, et que ce fameux voyage s’accomplirait à l’honneur et au profit de la famille Cascabel !

Le lendemain, ce fut encore jour de repos, dont l’attelage profita pour se repaître consciencieusement.

Le 21 avril, la Belle-Roulotte repartit à six heures du matin, et trois jours après, atteignait la limite occidentale du pays des Iakoutes.



IX

jusqu’à l’obi


Il importe de revenir sur la situation de ces deux Russes qu’une mauvaise chance avait réunis à la famille Cascabel.

On pourrait croire que, reconnaissants de l’accueil qu’ils avaient reçu, Ortik et Kirschef étaient revenus à des idées meilleures. Il n’en était rien. Ces misérables, dont le passé comptait déjà tant de forfaits avec la bande de Karnof, ne songeaient qu’à en commettre de nouveaux. Ce qu’ils voulaient, c’était s’emparer de la Belle-Roulotte et aussi de l’argent restitué par Tchou-Tchouk ; puis, une fois rentrés en Russie sous l’habit de saltimbanques, y recommencer leur existence criminelle. Or, pour mettre ces projets à exécution, ils auraient d’abord à se débarrasser de leurs compagnons de voyage, de ces braves gens auxquels ils devaient la liberté, et, cela, ils n’hésiteraient pas à le faire.

Mais, ce projet, ils n’auraient pu l’exécuter à eux seuls. C’est pour cette raison qu’ils se dirigeaient vers une des passes de l’Oural, fréquentée par des malfaiteurs, leurs anciens complices, et là ils comptaient recruter autant de bandits qu’il serait nécessaire pour attaquer le personnel de la Belle-Roulotte.

Ces traîneaux, attelés de trois rennes. (Page 343.)

Et qui aurait pu les soupçonner de cet abominable complot ? Ils affectaient de se rendre utiles, et personne n’avait jamais eu un reproche à leur adresser. S’ils n’inspiraient point la sympathie, ils n’inspiraient pas la défiance — sauf à Kayette, qui conservait toujours des doutes à leur égard. Un instant, elle avait eu la pensée que c’était pendant cette nuit où M. Serge fut attaqué sur la frontière alaskienne qu’elle avait entendu la voix de ce Kirschef. Mais comment admettre que les auteurs de ce crime fussent précisément les deux marins qu’on avait retrouvés à douze cents lieues de là, sur l’une des îles de l’archipel Liakhoff ? Aussi, tout en les observant, Kayette se gardait-elle de rien dire de ses soupçons trop invraisemblables.

Et maintenant, voici ce qu’il convient de noter : c’est que si Ortik et Kirschef étaient suspects à la jeune Indienne, eux-mêmes trouvaient singulière la situation de M. Serge. Après avoir été dangereusement blessé sur la frontière de l’Alaska, il avait été transporté à Sitka et soigné par la famille Cascabel. Jusque-là rien que de très naturel. Mais, une fois guéri, pourquoi n’était-il pas resté à Sitka ? Pourquoi avait-il suivi ces saltimbanques jusqu’à Port-Clarence ? Pourquoi les accompagnait-il à travers la Sibérie ? C’était à tout le moins étrange, cette présence d’un Russe au milieu d’une troupe foraine.

Aussi, un jour, Ortik, avait-il dit à Kirschef :

« Est-ce que, par hasard, ce M. Serge chercherait à rentrer en Russie, en prenant ses précautions pour ne pas être reconnu ?… Eh ! peut-être y aurait-il à tirer parti et profit de cette circonstance ?… Ayons l’œil ouvert ! »

Et, sans qu’il pût s’en douter, le comte Narkine était espionné par Ortik, qui espérait surprendre son secret.

Le 23 avril, au sortir du pays iakoute, l’attelage s’engagea sur le territoire des Ostiaks. Ces Sibériens forment une peuplade assez misérable, peu civilisée, bien que cette partie de la Sibérie renferme quelques riches districts — entre autres celui de Bérézov.

Lorsque la Belle-Roulotte traversait un des villages de ce district, on pouvait observer combien ils différaient des pittoresques et séduisantes bourgades iakoutes ! Des huttes infectes, à peine propres au logement des animaux, et à l’intérieur desquelles il est presque impossible de respirer, et quelle atmosphère !

Où imaginerait-on, d’ailleurs, des êtres plus répugnants que ces indigènes, dont Jean put dire, en citant un passage de la géographie générale qui les concernait :

« Les Ostiaks de la haute Sibérie portent un double vêtement pour se préserver du froid : une couche de crasse et une peau de renne par-dessus ! »

Quant à leur nourriture, elle se compose presque uniquement de poisson à demi cru et de viande à laquelle ils ne font jamais subir aucune cuisson.

Cependant, ce qui est habituel aux nomades, dont les troupeaux sont dispersés sur la steppe, ne l’est pas à ce degré, lorsqu’il s’agit des habitants des principales bourgades. Aussi, au bourg de Starokhantaskii, les voyageurs trouvèrent-ils une population un peu plus présentables, quoique peu hospitalière et mal accueillante envers les étrangers.

Les femmes, tatouées de dessins bleuâtres, portaient le « vakocham », sorte de voile rouge, garni de bandes bleues, le jupon à couleurs voyantes, le corset de nuance plus claire, dont la défectueuse coupe leur déforme la taille, disposé au-dessus d’une large ceinture ornée de grelots, qui sonnent à chaque mouvement comme le harnachement d’une mule espagnole.

Quant aux hommes, pendant l’hiver — et quelques-uns étaient encore vêtus de la sorte — ils ressemblent à des bêtes, étant recouverts d’un vêtement de peau dont le poil est tourné en dehors. Leur tête disparaît sous le capuchon du « maltza » et du « parka », où sont ménagées des fentes pour les yeux, la bouche et les oreilles, impossible de rien voir des traits de leur visage — ce qui n’est pas regrettable probablement.

Chemin faisant, la Belle-Roulotte rencontra quelquefois plusieurs de ces traîneaux appelés « narkes ». Attelés de trois rennes au moyen d’une simple courroie qui passe sous le ventre de ces animaux et d’une seule guide qui se rattache à leurs cornes, ces narkes peuvent faire de sept à huit lieues, sans que l’attelage ait besoin de reprendre haleine.

Il ne fallait pas songer à obtenir un tel effort des rennes qui traînaient la voiture. Il n’y avait pas lieu de se plaindre cependant : ils rendaient de très grands services.

Et, à ce propos, comme M. Serge dit un jour qu’il serait peut-être prudent de les remplacer par des chevaux, dès que l’on pourrait s’en procurer :

« Les remplacer ?… répondit M. Cascabel. Et pourquoi, s’il vous plaît ? Croyez-vous donc que ceux-ci n’auront pas la force de nous mener jusqu’en Russie ?

— Si nous nous dirigions vers la Russie septentrionale, répondit M. Serge, je ne m’en préoccuperais pas, mais la Russie centrale, c’est autre chose. Ces animaux ne supportent que très difficilement la chaleur, elle les épuise et les rend incapables de tout travail. Aussi, vers la fin d’avril, voit-on de nombreuses troupes de rennes regagner les territoires du nord, et principalement les hauts plateaux de l’Oural, toujours couverts de neiges.

— Eh bien ! nous nous déciderons, monsieur Serge, lorsque nous aurons atteint la frontière. Et, vraiment, nous séparer de cet attelage sera un grand sacrifice ! Jugez un peu de l’effet, si j’arrivais en pleine foire de Perm avec vingt rennes, attelés au char de la famille Cascabel !… Quel effet, et quelle réclame !

— Ce serait évidemment magnifique, répondit M. Serge en souriant.

— Triomphal !… Dites triomphal !… Et, à ce propos, ajouta M. Cascabel, il est bien convenu, n’est-ce pas, que le comte Narkine fait partie de ma troupe, et qu’au besoin, il ne refusera point de travailler devant le public ?…

— C’est convenu.

— Alors ne négligez pas vos leçons d’escamotage, monsieur Serge. Comme on croit que vous apprenez pour votre plaisir, ni mes enfants ni les deux matelots ne peuvent s’en étonner. Eh !… savez-vous que vous êtes déjà très adroit !

— Comment ne le serais-je pas, ami Cascabel, avec un professeur tel que vous !

— Demande bien pardon, monsieur Serge, mais je vous assure que vous avez des dispositions naturelles très remarquables !… Avec un peu d’habitude, vous deviendriez un jongleur hors ligne, et je suis sûr que vous feriez recette ! »

Le 6 mai, arrivée de la Belle-Roulotte sur le bord de l’Ienisseï, à une centaine de lieues du lac Iege.

L’Ienisseï est un des principaux fleuves du continent sibérien, et il se jette à travers le golfe de ce nom, qui s’ouvre sur le soixante-dixième parallèle, dans la mer Arctique.

À cette époque, il ne restait plus un seul glaçon à la surface de ce large fleuve. Un grand bac à voitures et à voyageurs, qui établissait la communication entre ses deux rives, permit à la petite caravane, matériel et personnel, de passer, non sans s’être acquittée d’un assez fort péage.

La steppe recommençait au-delà avec ses interminables horizons. À plusieurs reprises, on put observer des groupes d’Ostiaks, qui accomplissaient leurs devoirs religieux. Bien que la plupart aient été baptisés, la religion chrétienne n’a que peu d’empire sur eux, et ils sont encore à se prosterner devant les images païennes des Shaïtans. Ce sont des idoles à figures humaines, taillées dans de gros blocs de bois, et dont chaque maison, chaque hutte même, possède un petit modèle, ornée d’une croix de cuivre.

Il paraît que les prêtres ostiaks, les Scha-mans, retirent un fort beau profit de cette religion en partie double, sans compter qu’ils exercent une grande influence sur ces fanatiques, à la fois chrétiens et idolâtres. On ne saurait croire avec quelle conviction ces possédés se débattent en présence des idoles, et à quelles contorsions d’épileptiques ils se livrent !

Et, la première fois que l’on rencontra une demi-douzaine de ces énergumènes, ne voilà-t-il pas le jeune Sandre qui s’avise de les imiter, marchant sur les mains, se déhanchant, se repliant en arrière, cabriolant comme un clown, et terminant cet exercice par une série de sauts de carpe.

Ce qui amena son père à faire cette réflexion :

« Je vois, enfant, que tu n’as rien perdu de ta souplesse !… C’est très bien !… Mais ne nous négligeons pas !… Pensons à la foire de Perm !… Il y va de l’honneur de la famille Cascabel ! »

En somme, le voyage s’était accompli sans trop de fatigues depuis que la Belle-Roulotte avait quitté l’embouchure de la Lena. Parfois, elle avait à contourner d’épaisses forêts de pins et de bouleaux, qui variaient la monotonie de ces plaines et à travers lesquelles elle n’eût point trouvé passage.

En somme, le pays était presque désert. On faisait des lieues sans rencontrer un hameau ni une ferme. La densité de la population de cette contrée est extrêmement faible, et le district de Berëzovo, qui est le plus riche, ne compte que quinze mille habitants sur une superficie de trois mille kilomètres. En revanche, et peut-être pour cette raison, le gibier pullule dans la campagne.

M. Serge et Jean purent donc se livrer à toute leur ardeur pour la chasse, en même temps qu’ils approvisionnaient l’office de Mme  Cascabel. Le plus souvent, Ortik les accompagnait et faisait preuve d’une remarquable adresse. Les lièvres, c’est par milliers qu’ils courent la steppe, sans parler du gibier de plume, dont les bandes sont innombrables. Il y avait aussi des élans, des daims, des rennes sauvages, même des sangliers de grande taille, bêtes très redoutables que les chasseurs s’abstinrent prudemment de débucher.

Quant aux oiseaux, c’étaient des canards, des plongeons, des oies, des grives, des gélinottes de bruyère, des poules de coudrier, des cigognes, des perdrix blanches. Un choix à faire, comme on le voit ! Aussi, lorsque le coup de fusil s’était égaré sur quelque gibier peu comestible, Cornélia l’abandonnait-elle aux deux chiens, qui s’en accommodaient volontiers.

De cette abondance de venaison fraîche, il résultait donc que l’on faisait bonne chère — trop bonne même. Ce qui amenait M. Cascabel à prêcher la sobriété à ses artistes.

« Enfants, prenez garde d’engraisser !… répétait-il ! La graisse, c’est la ruine des articulations !… C’est le fléau de l’acrobate !… Vous mangez trop !… Que diable, de la modération !… Sandre, il me semble que tu commences à prendre du ventre !… Fi donc !… À ton âge !… Tu n’es pas honteux !

— Père, je t’assure…

— N’assure rien !… J’ai bonne envie de te mesurer tous les soirs, et si je trouve du bedon, je te le ferai rentrer dans l’estomac ! C’est comme Clou !… Il engraisse à vue d’œil !

— Moi, monsieur patron ?…

— Oui, toi, et il ne convient point qu’un paillasse soit gras… surtout quand il se nomme Clou !… Tu finiras par t’arrondir comme un muid de bière…

À moins que je ne tourne à l’échalas sur mes vieux jours ! » répondit Clou en serrant sa ceinture.

La Belle-Roulotte eut bientôt à passer le Taz, qui verse ses eaux dans le golfe de l’Ienisseï ; à peu près au point où l’itinéraire venait couper le Cercle polaire arctique pour pénétrer sur la zone tempérée. On voit par quelle oblique il s’était dirigé vers le sud-ouest depuis le départ de l’archipel des Liakhov.

À ce propos, M. Serge, toujours très écouté, crut devoir expliquer à son auditoire habituel ce qu’était ce Cercle polaire, au-delà duquel le soleil, pendant l’été, ne s’élève jamais à plus de vingt-trois degrés au-dessus de l’horizon.

Jean, ayant déjà quelques notions de cosmographie, comprit l’explication qui fut donnée par M. Serge. Mais M. Cascabel eut beau tendre tous les ressorts de son intelligence, il ne parvint pas à s’imaginer ce qu’était ce Cercle polaire.

« En fait de cercles, dit-il, je ne connais que les cerceaux à travers lesquels s’élancent les écuyers et les écuyères ! Après tout, ce n’est pas une raison pour ne point arroser celui-là ! »

Et le Cercle polaire fut arrosé d’une bonne bouteille de brandevin, comme les marins arrosent la Ligne, à bord des bâtiments qui passent d’un hémisphère à l’autre.

La traversée du Taz ne s’opéra pas sans quelques difficultés. Aucun bac n’assurait la communication entre les deux rives de ce petit fleuve, et il fallut trouver un passage guéable — ce qui demanda quelques heures. Les deux Russes montrèrent beaucoup de zèle, et, à plusieurs reprises, ils durent se mettre dans l’eau jusqu’à la ceinture, afin de dégraver les roues du véhicule.

Ce transbordement se fit avec moins de peine, le 16 mai, lorsque la Belle-Roulotte eut à se transporter de l’autre côté du Pour, étroite rivière qui n’est ni rapide ni profonde.

Au commencement de juin, la chaleur était devenue excessive — ce qui semble toujours anormal, quand il s’agit de pays aussi élevés en latitude. Pendant la dernière quinzaine de ce mois, le thermomètre marquait de vingt-cinq à trente degrés. Comme l’ombre manquait absolument à la steppe, M. Serge et ses compagnons furent très accablés par cette température. La nuit même n’adoucissait guère les ardeurs du jour, car, à cette époque, c’est à peine si le soleil disparaît sous l’horizon de ces longues plaines. Après l’avoir effleuré presque au nord, son disque, chauffé à blanc, se relève aussitôt pour reprendre sa course diurne.

« Hein !… ce maudit soleil ! répétait Cornélia en s’épongeant la figure. Quelle bouche de four !… Et, encore, si c’était pendant l’hiver !

— Si c’était pendant l’hiver, répondit M. Serge, l’hiver serait l’été.

— Juste ! répliqua M. Cascabel. Mais, ce qui me paraît mal combiné, c’est que nous n’ayons pas un seul morceau de glace pour nous rafraîchir, après en avoir eu plus qu’il ne fallait pendant des mois entiers !

— Voyons, ami Cascabel, si nous avions de la glace, c’est qu’il ferait froid, et s’il faisait froid…

— Il ne ferait pas chaud !… Toujours très juste…

À moins qu’il ne fît entre les deux ! crut devoir ajouter Clou-de-Girofle.

— De plus en plus juste ! répondit M. Cascabel. Il fait une crâne chaleur tout de même ! »

Néanmoins, les chasseurs n’avaient point abandonné leurs chasses. Seulement, ils se mettaient en campagne de grand matin et n’avaient
le cercle polaire fut arrosé d’une bonne bouteille de brandevin. (Page 347.)
point à le regretter. Il y eut même, certain jour, un beau coup de fusil dont tout l’honneur revint à Jean. En effet, l’animal qu’il avait abattu ne fut pas rapporté sans peine. C’était une bête à poil court et roussâtre par-devant, après avoir été gris pendant la période hivernale. Sur son dos courait une raie jaune comme une raie mulassière. Ses longues cornes se recourbaient gracieusement au-dessus de sa tête, ce qui indiquait un mâle de cette espèce de ruminants.

« Voilà un beau renne ! s’écria Sandre.

— Oh ! dit Napoléone d’un ton de reproche à son frère aîné, pourquoi as-tu tué un renne ?…

— Pour le manger, petite sœur !

— Moi qui les aime tant !

— Eh bien, puisque tu les aimes tant, reprit Sandre, tu pourras te régaler, car il y en aura pour tout le monde.

— Console-toi, ma mignonne ! dit M. Serge. Cette bête-là n’est point un renne.

— Qu’est-ce donc ?… demanda Napoléone.

— C’est un argali. »

M. Serge ne se trompait point, et ces animaux, qui habitent les montagnes pendant l’hiver et la plaine pendant l’été, ne sont à vrai dire que d’énormes moutons.

« Eh bien, Cornélia, fit observer M. Cascabel, puisque c’est un mouton, tu nous feras cuire ses côtelettes sur le gril ! »

Ce qui fut fait, et, comme la chair de l’argali est extrêmement savoureuse, il est probable que, ce jour-là, le ventre de César Cascabel lui-même prit un peu plus d’embonpoint qu’il ne convenait aux exigences de sa profession.

À partir de ce point, ce fut un long trajet au milieu d’un pays presque aride que la Belle-Roulotte eut à faire pour gagner le cours de l’Obi. Les villages ostiaks étaient de plus en plus rares, et c’est à peine si l’on rencontrait quelques groupes de nomades, émigrant vers les provinces de l’est. D’ailleurs, ce n’était pas sans raison que M. Serge cherchait à traverser les parties les moins peuplées du district. Il convenait d’éviter l’importante ville de Bérézov, située un peu au-delà de l’Obi.

Encadrée d’une magnifique forêt de cèdres, étagée sur une colline abrupte, dominée par les clochers de ses deux églises, arrosées par la Sosva, que sillonnent incessamment les embarcations et les navires de commerce, cette cité, avec ses deux cents maisons, est le centre d’un marché très suivi, où s’agglomèrent les produits de la Sibérie septentrionale.

Il est bien évident que l’arrivée de la Belle-Roulotte à Bérézov n’aurait pu qu’exciter la curiosité publique, et la police aurait regardé d’un peu près la famille Cascabel. Mieux valait donc éviter Bérézov et même le district de ce nom. Les gendarmes sont les gendarmes, et, surtout quand ils sont cosaques, il est plus prudent de ne rien avoir à démêler avec eux.

Mais, à ce propos, Ortik et Kirschef observèrent très bien qu’il ne convenait pas à M. Serge de passer par Bérézov. Aussi cela les confirma-t-il dans la pensée que ce Russe cherchait à rentrer secrètement en Russie.

Ce fut pendant la seconde semaine de juin que l’itinéraire subit une légère modification, afin de prendre au nord du district de Bérézov. Ce n’était, au surplus, qu’un allongement d’une dizaine de lieues, et, le 16 juin, la petite caravane, après avoir descendu le long d’un grand fleuve, campa sur sa rive droite.

Ce fleuve, c’était l’Obi.

La Belle-Roulotte avait franchi cent quatre-vingt lieues environ depuis le bassin du Pour. Elle ne se trouvait plus maintenant qu’à une centaine de lieues de la frontière européenne. La chaîne de l’Oural, qui se dresse entre ces deux parties du monde, ne tarderait pas à fermer l’horizon.


X

du fleuve obi aux monts ourals


L’Obi, puissant fleuve, alimenté par les eaux de l’Oural à l’ouest, et d’abondants tributaires à l’est, se déroule sur une longueur de quatre mille cinq cents kilomètres, et son bassin ne comprend pas moins de trois cent trente millions d’hectares.

Géographiquement, l’Obi aurait pu servir de limites naturelles entre l’Asie et l’Europe, si les monts Oural ne se fussent élevés un peu à l’orient de son cours. À partir du soixantième degré de latitude, le fleuve et la montagne se développent presque parallèlement. Et, tandis que l’Obi va se jeter dans le vaste golfe de ce nom, l’Oural plonge ses dernières ramifications aux profondeurs de la mer de Kara.

M. Serge et ses compagnons, arrêtés près de sa rive droite, observaient le cours du fleuve, d’où émergent de nombreux îlots, largement ombragés de saules. Au pied des berges, les plantes aquatiques balançaient leurs lames acérées, empanachées de fleurs fraîches. En amont et en aval, quantité d’embarcations parcouraient ces eaux limpides et fraîches, purifiées par leur passage à travers le filtre des montagnes qui leur ont donné naissance.

Le service de la batellerie étant régulièrement organisé, la Belle-Roulotte put aisément atteindre sur sa rive gauche la bourgade de Mouji.

Cette bourgade, à vrai dire, n’est qu’un village, et ne présentait aucun danger pour la sécurité du comte Narkine, puisqu’elle ne servait pas de poste militaire. Cependant, il convenait de se mettre en règle, puisqu’on était à la veille d’atteindre la base de l’Oural, et que l’administration russe exige l’exhibition des papiers de tout voyageur venant du dehors. Aussi M. Cascabel résolut-il de faire régulariser les siens par le maire de Mouji. Cela fait, M. Serge, étant compris dans le personnel de sa troupe, parviendrait à franchir la frontière de l’empire moscovite, sans éveiller les soupçons de la police.

Pourquoi fallait-il qu’un déplorable hasard eut compromis ce plan d’une exécution si facile ? Pourquoi Ortik et Kirschef étaient-ils là, décidés à le faire échouer ? Pourquoi allaient-ils diriger la Belle-Roulotte par les plus dangereuses passes de l’Oural, où ils ne tarderaient pas à se retrouver avec des bandes de malfaiteurs, leurs anciens complices ?

Mais M. Cascabel, ne pouvant ni prévoir ce dénouement ni rien faire pour l’empêcher, ne cessait de s’applaudir d’avoir mené à bonne fin sa téméraire entreprise. Maintenant qu’ils avaient franchi tout l’Ouest-Amérique, toute l’Asie septentrionale, il n’était plus qu’à une centaine de lieues des frontières de l’Europe ! Sa femme, ses enfants, en parfaite santé, ne ressentaient rien des fatigues de ce long itinéraire. Si M. Cascabel avait vu son énergie faiblir, lors de la catastrophe du détroit de Behring et pendant la dérive sur la mer Glaciale, du moins avait-il su échapper à ces imbéciles des îles Liakhoff, qui avaient mis la Belle-Roulotte à même de continuer son voyage dans les régions du continent.

« Décidément, Dieu fait d’ordinaire bien ce qu’il fait ! » répétait-il volontiers.

M. Serge et ses compagnons avaient résolu de séjourner vingt-quatre heures à ce village de Mouji, où les habitants leur firent un excellent accueil.

Cependant M. Cascabel reçut la visite du gorodintschy, — le maire de l’endroit. Ce personnage, quelque peu méfiant à l’égard des étrangers, regarda comme un devoir d’interroger le chef de la famille. Celui-ci n’hésita pas à lui présenter ses papiers, où M. Serge était porté comme l’un des artistes de la troupe foraine.

De voir l’un de ses compatriotes au milieu de saltimbanques français, cela ne laissa pas de surprendre l’honorable fonctionnaire, à qui il n’avait pu échapper que M. Serge était d’origine moscovite. Il en fit l’observation.

Mais M. Cascabel lui fit alors remarquer que, s’il y avait un Russe parmi eux, il avait aussi un Américain en la personne de Clou-de-Girofle, et une Indienne en la personne de Kayette. Il ne s’inquiétait que du talent des artistes, jamais de leur nationalité. Il ajouta que ces artistes seraient trop heureux si « monsieur le maire — jamais César Cascabel n’aurait pu prononcer le mot gorodintschy —, si monsieur le maire voulait leur permettre de travailler en sa présence ! »

Voilà qui fit un extrême plaisir audit maire, lequel accepta la proposition de M. Cascabel et lui promit de viser ses papiers après la représentation.

Quant à Ortik et Kirschef, ayant été désignés comme deux naufragés russes en cours de rapatriement, il n’y eut aucune difficulté à leur égard.

Il s’ensuit donc que, le soir même, toute la troupe se rendit à la demeure du gorodintschy.

C’était une assez vaste maison, peinte d’un beau ton jaune, en souvenir d’Alexandre Ier, qui affectionnait cette couleur. Aux murs du salon était suspendue une image de la Vierge, accompagnée des portraits de quelques saints moscovites, ayant fort bon air dans leur cadre d’étoffe argentée. Des bancs et escabeaux servaient de siège au maire, à sa femme et à ses trois filles. Une demi-douzaine de notables avaient été invités à partager les plaisirs de cette soirée, tandis que les simples contribuables de Mouji, pressés autour de la maison, se contentaient de regarder par les fenêtres.

La famille Cascabel fut reçue avec beaucoup d’égards. Elle commença ses exercices, et on ne s’aperçut pas trop qu’ils eussent été négligés depuis quelques semaines. Les dislocations du jeune Sandre furent très appréciées, et aussi la grâce de Napoléone, qui, n’ayant point une corde raide à sa disposition, se contenta d’exécuter un pas de circonstance. Dans le jeu des bouteilles, des assiettes, des anneaux et des boules, Jean émerveilla toute l’assistance. Après quoi, M. Cascabel, dans son travail de force, se montra digne mari de Cornélia, qui obtint un véritable succès en portant deux notables à bras tendu.

Quant à M. Serge, il s’acquitta très adroitement de quelques tours de cartes et d’escamotage que son habile professeur lui avait appris, — non sans raison, on le voit. Aucun doute dès lors ne pouvait naître dans l’esprit du maire sur la réalité de l’engagement de ce Russe dans la troupe foraine.

Des confitures, des gâteaux aux raisins de Corinthe, du thé excellent, furent ensuite servis à la ronde. Puis, la soirée ayant pris fin, le gorodintschy visa sans hésitation les papiers que lui présenta M. Cascabel. La Belle-Roulotte était maintenant en règle vis-à-vis des autorités moscovites.

Il faut noter aussi que ce maire, qui jouissait d’une certaine aisance, crut devoir offrir à M. Cascabel une vingtaine de roubles pour le prix de sa représentation.

M. Cascabel eut d’abord l’idée de refuser cette rémunération ; mais, de la part d’un directeur de troupe ambulante, cela aurait peut-être eu lieu de surprendre.

« Vingt roubles, c’est vingt roubles, après tout ! » se dit-il.

Et, non sans s’être confondu en remerciements, il empocha sa recette.

La journée du lendemain fut consacrée au repos. Il y avait quelques acquisitions à faire, farine, riz, beurre et boissons diverses, que Cornélia put se procurer à des prix modérés. Quant à l’approvisionnement de conserves, il ne fallait pas songer à le renouveler dans ce village ; mais le gibier ne devait pas manquer entre le cours de l’Obi et la frontière d’Europe.

Avant midi, ces emplettes étaient terminées. L’heure venue, on dîna assez joyeusement, bien que Jean et Kayette eussent le cœur serré. Ne voyaient-ils pas s’approcher le moment de la séparation ?…

En effet, que ferait M. Serge, quand il aurait revu le prince Narkine, son père ? Ne pouvant rester en Russie, repartirait-il pour l’Amérique, ou resterait-il en Europe ? On le comprend, cela ne laissait pas de préoccuper M. Cascabel. Il aurait voulu savoir à quoi s’en tenir à ce sujet. Aussi, ce jour-là, après le dîner, prit-il le parti de demander à M. Serge s’il lui conviendrait de « venir faire un tour » aux environs du village. M. Serge, voyant que M. Cascabel désirait lui parler en secret, s’empressa d’accepter.

Quant aux deux matelots, ils prirent congé de la famille, non sans avoir annoncé leur intention d’achever cette journée dans une des tavernes de Mouji.

M. Serge et M. Cascabel quittèrent donc la Belle-Roulotte, firent quelques centaines de pas, et vinrent s’asseoir à la lisière d’un petit bois en dehors du village.

« Monsieur Serge, dit alors M. Cascabel, si je vous ai prié de m’accompagner, c’est que je voulais me trouver seul avec vous… Je désire vous parler de votre situation…

— De ma situation, mon ami ?

— Oui, monsieur Serge, ou plutôt de ce à quoi elle vous obligera lorsque vous serez en Russie !…

— En Russie ?…

— Je ne me trompe point, n’est-il pas vrai, en disant que nous aurons franchi l’Oural dans une dizaine de jours, et que, huit jours plus tard, nous serons arrivés à Perm ?

— Cela me paraît probable, si aucun obstacle ne nous arrête, répondit M. Serge.

— Des obstacles !… Il n’y aura pas d’obstacles !… reprit M. Cascabel. Vous passerez la frontière sans l’ombre d’une difficulté ! Nos papiers sont en règle, vous faites partie de ma troupe, et personne ne pourrait imaginer que l’un de mes artistes est le comte Narkine !…

« Il y va de votre vie… » (Page 360.)

— En effet, mon ami, puisque Mme  Cascabel et vous étiez seuls à connaître ce secret et qu’il a été gardé…

— Autant que si, ma femme et moi, nous l’avions emporté dans la tombe ! répondit M. Cascabel avec beaucoup de dignité. Et maintenant, monsieur Serge, serais-je indiscret en vous demandant ce que vous comptez faire, lorsque la Belle-Roulotte aura fait halte à Perm…

« Alerte ! » s’écria Jean (Page 364.)

— Je me hâterai d’aller au château de Walska pour revoir mon père ! répondit M. Serge. Ce sera une grande joie pour lui, une joie bien inattendue, car voilà treize mois que je n’ai reçu de ses nouvelles, treize mois que je n’ai pu lui écrire, et que doit-il en penser ?…

— Avez-vous l’intention de prolonger votre séjour au château du prince Narkine ?

— Cela dépendra de circonstances que je ne saurais prévoir. Si ma présence est soupçonnée, peut-être serais-je forcé de quitter mon père !… Et pourtant… à son âge…

— Monsieur Serge, répondit M. Cascabel, je n’ai point de conseils à vous donner… Mieux que personne vous savez comment vous devez agir… Mais je vous ferai observer que vous serez exposé à des dangers très sérieux, si vous restez en Russie !… Que vous soyez découvert, et il y va de votre vie…

— Je le sais, mon ami, comme je sais aussi que vous serez très menacés, vous et les vôtres, si la police apprenait que vous avez facilité ma rentrée sur le territoire moscovite !

— Oh !… nous !… Ça ne compte pas !…

— Si, mon cher Cascabel, et jamais je n’oublierai ce que votre famille a accompli pour moi…

— Bien !… bien !… monsieur Serge !… Nous ne sommes pas venus ici pour échanger de belles phrases ! Voyons ! Il faut s’entendre sur la résolution que vous comptez prendre à Perm…

— Rien de plus simple, répondit M. Serge. Puisque j’appartiens à votre troupe, je resterai avec vous de manière à ne point provoquer les soupçons.

— Mais le prince Narkine ?…

— Le château de Walska n’est qu’à six verstes de la ville, et, chaque soir, après la représentation, il me sera facile de m’y rendre sans être vu. Nos domestiques se feraient tuer plutôt que de trahir ou de compromettre leur maître. Je pourrai donc passer quelques heures près de mon père, et revenir à Perm avant le jour.

À merveille, monsieur Serge, et tant que nous serons à Perm, les choses marcheront toutes seules, je l’espère ! Mais, lorsque la foire sera terminée, lorsque la Belle-Roulotte repartira pour Nijni, puis pour la France… »

Évidemment, c’était le point délicat. A quoi se déciderait le comte Narkine, lorsque la famille Cascabel aurait quitté Perm’ ?… Se cacherait-il au château de Walska ?… Resterait-il en Russie, au risque d’être découvert ?… La question de M. Cascabel était précise.

« Mon ami, lui répondit M. Serge, je me suis souvent demandé : Que ferai-je ?… Je n’en sais rien, c’est tout ce que je puis vous dire ! Ma conduite sera dictée par les circonstances…

— Voyons, reprit M. Cascabel, à supposer que vous soyez contraint de quitter le château de Walska, à supposer que vous ne puissiez demeurer en Russie, où votre liberté, votre existence même seraient menacées… je vous demanderai, monsieur Serge, si vous songeriez à retourner en Amérique…

— Je n’ai formé aucun projet à cet égard, répondit le comte Narkine.

— Eh bien, monsieur Serge — pardonnez-moi si j’insiste —, pourquoi ne viendriez-vous pas en France avec nous ?… En continuant de figurer dans ma troupe, vous pourriez sans danger atteindre la frontière russe occidentale !… Est-ce que ce ne serait pas le parti le plus sûr ?… Et puis, nous vous garderions quelque temps encore… et avec vous, notre chère petite Kayette… Oh ! non pour vous l’enlever !… Elle est… elle restera votre fille adoptive, et cela vaut un peu mieux que d’être la sœur de Jean, de Sandre et de Napoléone, les enfants d’un saltimbanque !

— Mon ami, répondit M. Serge, ne parlons pas de ce que nous réserve l’avenir. Qui sait s’il ne nous donnera pas satisfaction à tous ?… Occupons-nous du présent, c’est l’essentiel… Ce que je puis vous affirmer — mais n’en parlez à personne encore —, c’est que, s’il me fallait quitter la Russie, je serais très heureux de me retirer en France, en attendant que quelque évènement politique vînt modifier ma situation… Et, puisque vous retournez dans votre pays…

— Bravo !… Nous y retournerons ensemble ! » répliqua M. Cascabel.

Il avait pris la main de M. Serge, il la pressait, il la serrait, comme s’il eût voulu la river à la sienne.

Il rentrèrent ensemble au campement, où les deux matelots ne revinrent que le lendemain.

L’attelage partit dès les premières heures du jour, et se dirigea à peu près vers l’ouest.

Pendant les journées qui suivirent, la chaleur fut extrêmement forte. On sentait déjà les premières ondulations de la chaîne de l’Oural, et, sur ce sol montant, les rennes éprouvaient de grandes fatigues, car la température les accablait. Peut-être eût-il mieux valu les remplacer par des chevaux ; mais M. Cascabel, on le sait, était féru de cette idée de faire une triomphale entrée à Perm, avec une voiture à vingt rennes.

Le 28 juin, après un parcours de soixante-dix lieues depuis le cours de l’Obi, la Belle-Roulotte atteignit la petite bourgade de Verniky. Là, exhibition obligatoire des papiers — formalité qui ne donna lieu à aucune observation. Puis, la voiture reprit sa direction vers la chaîne de l’Oural, qui dressait à l’horizon les sommets du Telpœs et du Nintchour, élevés à seize cents mètres. On n’allait pas très vite, et pourtant il n’y avait plus de temps à perdre, si la petite troupe voulait arriver à Perm au moment où la foire serait dans tout son éclat.

Du reste, en prévision des représentations qu’il comptait y donner, M. Cascabel exigeait maintenant que chacun « répétât » ses exercices. Il y avait à garder intacte la réputation des acrobates, gymnastes, équilibristes et clowns français en général, et de la famille Cascabel en particulier. Aussi obligeait-il ses artistes à s’entraîner pendant les haltes du soir. Il n’était pas jusqu’à M. Serge qui ne travaillât à se perfectionner dans les tours de cartes et d’escamotage, pour lesquels il montrait de réelles dispositions.

« Quel forain vous auriez fait ! » ne cessait de lui répéter son professeur.

Le 3 juillet, la Belle-Roulotte vint camper au centre d’une clairière, encadrée de bouleaux, de pins, de mélèzes, que dominaient les cimes alpestres de l’Oural.

C’était le lendemain que les voyageurs, guidés par Ortik et Kirschef, commenceraient à s’engager à travers l’une des passes de la chaîne, et ils prévoyaient, sinon de sérieuses fatigues, du moins de rudes étapes, tant que le plus haut point du col ne serait pas atteint.

Comme cette partie de la frontière, ordinairement fréquentée par les contrebandiers ou les déserteurs, n’était pas très sûre, il y aurait lieu de se tenir sur la défensive, et quelques mesures durent être prises à ce propos.

Pendant la soirée, la conversation porta sur les difficultés que pouvait présenter la traversée de l’Oural. Ortik assura que la passe indiquée par lui — dite passe de la Petchora — était une des plus praticables de la chaîne. Il la connaissait pour l’avoir déjà franchie, lorsque Kirschef et lui s’étaient rendus d’Arkhangelsk à la mer Arctique pour y rejoindre le Vremia.

Tandis que M. Serge et Ortik s’entretenaient de ces choses, Cornélia, Napoléone et Kayette s’occupaient du souper. Un bon quartier de daim rôtissait devant un feu allumé sous les arbres, à l’entrée de la clairière, et une tarte au riz se nuançait de teintes dorées sur une plaque en contact avec des charbons ardents.

« J’espère que, ce soir, on ne se plaindra pas du menu ! dit l’excellente ménagère.

À moins que le rôti et le gâteau ne brûlent ! fit, bien entendu, observer Clou-de-Girofle.

— Et pourquoi brûleraient-ils, monsieur Clou, riposta Cornélia, si vous avez soin de tourner la broche de l’un et de remuer la plaque de l’autre ! »

Et, dûment averti, Clou s’installa au poste de confiance qui lui était assigné. Tandis que Wagram et Marengo rôdaient autour du foyer, John Bull se pourléchait en attendant sa part de cet excellent souper.

Le moment venu, on se mit à table, et il n’y eut que des éloges à faire de ce repas. Cornélia et son aide les reçurent avec une vive satisfaction.

À l’heure de se coucher, comme la température était encore élevée, M. Serge, César Cascabel et des deux fils, Clou et les deux matelots voulurent se contenter du lit que la clairière leur offrait à l’abri des arbres. Dans ces conditions, d’ailleurs, la surveillance serait plus facile.

Il n’y eut donc que Cornélia, Kayette et Napoléone, qui regagnèrent leurs couchettes à l’intérieur de la Belle-Roulotte.

Avec le crépuscule de juillet, dont la durée se prolonge indéfiniment sous ce soixante-sixième parallèle, il était plus de onze heures, lorsque la nuit fut à peu près close — une nuit sans lune, semée d’étoiles noyées dans les vapeurs des hautes zones.

Étendus sur l’herbe, et enveloppés chacun d’une couverture, M. Serge et ses compagnons sentaient déjà leurs paupières appesanties par le premier sommeil, lorsque les deux chiens commencèrent à donner divers signes d’agitation. Ils dressaient le museau, ils faisaient entendre de sourds grognements qui marquaient une extrême inquiétude.

Jean se redressa le premier et jeta un regard autour de la clairière.

Le foyer se mourait, et une profonde obscurité régnait sous l’épais massif des arbres. Jean regarda plus attentivement, et crut voir des points mobiles, qui brillaient comme des braises. Wagram et Marengo aboyaient avec violence.

« Alerte ! s’écria Jean, en se relevant d’un bond, alerte ! »

En un instant, les dormeurs furent sur pied.

« Qu’y a-t-il ?… demanda M. Cascabel.

— Vois… là… père ! répondit Jean, en montrant les points lumineux, maintenant immobilisés dans l’ombre du taillis.

— Et qu’est-ce donc ?…

— Des yeux de loups !

— Oui !… des loups !… répondit Ortik.

— Et même toute une bande ! ajouta M. Serge.

— Diable ! » fit M. Cascabel.

Diable ! était sans doute insuffisant pour exprimer la gravité de la situation. Peut-être les loups étaient-ils là par centaines, réunis autour de la clairière, et ces carnassiers deviennent extrêmement redoutables lorsqu’ils sont en grand nombre.

En ce moment, Cornélia, Kayette et Napoléone apparurent à la porte de la Belle-Roulotte.

« Eh bien, père ?… demanda la fillette.

— Ce n’est rien, répondit M. Cascabel. De simples loups, qui se promènent à la belle étoile !… Restez dans vos chambres, et passez-nous  nos armes pour les tenir en respect ! »

Un instant après, fusils et revolvers étaient entre les mains de M. Serge et de ses compagnons.

« Rappelez les chiens ! » dit-il.

Wagram et Marengo, qui rôdaient sur la lisière du bois, revinrent à la voix de Jean, en proie à une fureur qu’il n’eût pas été facile de contenir.

Une décharge générale fut faite alors dans la direction des points lumineux, et d’effroyables hurlements indiquèrent que la plupart des coups avaient porté.

Mais il fallait que le nombre des loups fût considérable, car le cercle se resserra, et une cinquantaine de ces animaux envahirent la clairière.

« À la Roulotte !… À la Roulotte !… cria M. Serge. Nous allons être assaillis !… C’est là seulement que nous pourrons nous défendre.

— Et les rennes ?… dit Jean.

— Nous ne pouvons rien pour les sauver ? »

Il était trop tard, en effet. Déjà quelques-unes des bêtes de l’attelage avaient été égorgées, tandis que les autres, après avoir brisé leurs entraves, s’étaient enfuies à travers les profondeurs des bois.

Sur l’ordre de M. Serge, tous rentrèrent dans la voiture avec les deux chiens, et la porte de l’avant-train fut refermée.

Il était temps ! Au milieu des lueurs du crépuscule, on put voir les loups bondir autour de la Belle-Roulotte et sauter jusqu’à la hauteur de ses fenêtres.

« Que deviendrons-nous sans attelage ?… ne put s’empêcher de dire Cornélia.

— Commençons par nous débarrasser de cette bande ! répondit M. Serge.

— Nous en viendrons à bout, que diable ! s’écria M. Cascabel.

Rien n’arrêtait la rage de ces fauves. (Page 367.)

— Oui, à moins qu’ils ne soient trop nombreux ! répliqua Ortik.

— Et si les munitions ne viennent pas à nous manquer ! ajouta Kirschef.

— En attendant, feu ! » cria M. Serge.

Et alors, par les fenêtres entrouvertes, les fusils et les revolvers commencèrent l’œuvre de destruction. À la lueur des détonations, qui éclataient sur les deux flancs et l’arrière de la voiture, on
Les loups épouvantés fuyaient… (Page 370.)

apercevait déjà une vingtaine de loups, frappés mortellement ou grièvement blessés, qui jonchaient le sol.

Mais rien n’arrêtait la rage de ces fauves, et il ne semblait pas que leur nombre fût diminué. Plusieurs centaines remplissaient maintenant la clairière, agitée de silhouettes mouvantes.

Il y en avait qui se glissaient sous la voiture et essayaient d’en briser les panneaux avec leurs griffes. D’autres, après avoir sauté sur la banquette de l’avant-train, menaçaient de défoncer la porte, qu’il fallut barricader solidement. Quelques-uns même couraient sur la galerie supérieure, se penchaient jusqu’aux fenêtres, les frappaient à coups de pattes, ne disparaissaient que lorsqu’une balle les rejetait à terre.

Napoléone, très effrayée, poussait des cris. La « peur du loup », si intense chez les enfants, n’était alors que trop justifiée. Kayette, qui n’avait rien perdu de son sang-froid, essayait en vain de calmer la petite fille. Il faut dire aussi que Mme  Cascabel n’était pas rassurée sur l’issue de la lutte.

En effet, si cela se prolongeait, la situation deviendrait de plus en plus périlleuse. Comment la Belle-Roulotte pourrait-elle résister à l’assaut de ces innombrables loups ?… Et, si elle était renversée, n’était-ce pas l’égorgement inévitable de tous ceux qui y avaient cherché refuge ?

Or, l’affaire durait depuis une demi-heure environ, lorsque Kirschef s’écria :

« Les munitions vont manquer ! »

Une vingtaine de cartouches, voilà tout ce qui restait pour le fonctionnement des fusils et des revolvers.

« Ne tirons plus qu’à coup sûr ! » dit M. Cascabel.

À coup sûr ?… Mais tous les coups ne portaient-ils pas au milieu de cette masse d’assaillants ? Seulement, les loups étaient plus nombreux que les balles ; ils se renouvelaient sans cesse, tandis que les armes à feu allaient être réduites à se taire !… Que devenir ?… Attendre le jour ?… Et si le jour ne mettait pas la bande en fuite ?…

C’est alors que M. Cascabel brandissant son revolver qui allait devenir inutile, s’écria :

« J’ai une idée !

— Une idée ?… répondit M. Serge.

— Oui !… et une bonne !… Il s’agit tout simplement de prendre un ou deux de ces coquins-là !

— Et comment ?… demanda Cornélia.

— Nous allons entrouvrir la porte avec précaution, et nous saisirons les deux premiers qui chercheront à s’introduire dans le compartiment…

— Y pensez-vous, Cascabel ?

— Que risquons-nous, monsieur Serge ? Quelques morsures ?… Peuh ! j’aime mieux être mordu qu’étranglé !

— Soit !… Faisons, mais faisons vite ! » répondit M. Serge, sans trop savoir où M. Cascabel voulait en venir.

Celui-ci, suivi d’Ortik, de Clou et de Kirschef, vint se placer dans le premier compartiment, tandis que Jean et Sandre retenaient les deux chiens au fond du dernier, où les femmes avaient eu ordre de se tenir.

Les meubles qui barraient la porte furent enlevés, et M. Cascabel l’entrouvrit de manière à pouvoir la refermer rapidement.

En ce moment, une douzaine de loups, accrochés à la banquette, cramponnés aux deux marchepieds, s’acharnaient contre l’avant de la voiture.

Dès que la porte eut été quelque peu entrebâillée, un des loups se précipita à l’intérieur et elle fut aussitôt refermée par Kirschef. M. Cascabel, aidé d’Ortik, se jeta sur l’animal et parvint à lui envelopper la tête d’un morceau de toile dont il s’était muni et qui fortement attaché à son cou.

La porte se rouvrit de nouveau… Un second loup s’introduisit et subit le même traitement que le premier. Ce n’était pas sans peine que Clou, Ortik et Kirschef maintenaient ces bêtes vigoureuses et rageantes.

« Surtout, ne les tuez pas, recommandait M. Cascabel, et tenez-les bien ! »

Ne pas les tuer ?… Et qu’en voulait-il donc faire ?… Les engager dans sa troupe pour la foire de Perm ?…

Ce qu’il en voulait faire, ce qu’il en fit, ses compagnons ne tardèrent pas à le savoir.

En effet, une flamme venait d’éclairer le compartiment, qui retentit de hurlements et de cris de douleur. Puis, la porte ayant été réouverte, fut refermée, après que les deux loups eurent été poussés dehors.

Quel effet produisit leur apparition au milieu de la bande ! On en put d’autant mieux juger, que la clairière s’emplissait de lueurs mouvantes.

Les deux loups avaient été arrosés de pétrole, auquel M. Cascabel avait mis le feu, et c’est dans cet état qu’ils se débattaient au milieu des assaillants.

Eh bien ! elle était fameuse, l’idée de M. Cascabel, comme toutes celles qu’enfantait le cerveau de cet homme prodigieux. Les loups, épouvantés, détalaient devant les deux bêtes en flamme. Et quels rugissements ils poussaient — bien autrement effroyables que ceux qui avaient été entendus depuis le début de l’attaque ! En vain, les deux pétrolés, aveuglés par leur capuchon de toile, cherchaient-ils à éteindre leur fourrure flambante ! En vain se roulaient-ils à terre et bondissaient-ils au milieu des autres fauves, ils brûlaient toujours !

Finalement, la bande entière, prise de panique, dégagea les abords de la Belle-Roulotte, évacua la clairière, et disparut à travers les profondeurs du bois.

Les hurlements ne tardèrent pas à décroître, et le silence se fit autour du campement.

Par prudence, M. Serge recommanda d’attendre les premières lueurs du jour, avant d’aller opérer une reconnaissance aux environs de la Belle-Roulotte. Mais ses compagnons et lui n’avaient plus à craindre une nouvelle agression. L’ennemi s’était dispersé… Il fuyait à toutes jambes !

« Ah !… César !… s’écria Cornélia, en se jetant dans les bras de son mari.

— Ah ! mon ami !… dit M. Serge.

— Ah ! père !… s’écrièrent les enfants.

— Ah ! monsieur patron !… gémit Clou.

— Eh bien !… quoi ?… Qu’est-ce qui vous prend ?… répondit tranquillement M. Cascabel. Si on n’était pas plus malin que des bêtes, ce ne serait pas la peine d’être homme ! »



XI

les monts ourals


La chaîne de l’Oural mérite d’attirer la visite des touristes autant, à tout le moins, que les Pyrénées et les Alpes. En tartare, le mot « oural » signifie « ceinture », et c’est bien une ceinture qui se développe depuis la mer Caspienne jusqu’à la mer Arctique, sur deux mille neuf cents kilomètres de longueur — une ceinture, ornée de pierre précieuses, enrichie de métaux fins, or, argent, platine —, une ceinture qui serre le vieux continent à la taille entre les limites de l’Asie et de l’Europe. Vaste système orographique, il verse ses eaux à travers les lits de l’Oural, de la Kara, de la Petchora, de la Kama et nombre de tributaires, alimentés par la fusion des neiges. Superbe barrière de granit et de quartz, elle dresse ses aiguilles et ses pics à une altitude moyenne de deux mille trois cents mètres au-dessus du niveau océanique.

« Voilà ce que l’on peut véritablement appeler des montagnes russes ! dit assez plaisamment M. Cascabel. Seulement, ça ne dégringole pas tout seul, comme à la porte Maillot ou à la fête de Neuilly ! »

En effet, cela ne devait pas « dégringoler tout seul » !

Et, en premier lieu, pendant la traversée de la chaîne, il serait difficile d’éviter ces bourgs, ces « zavodys », ces nombreux villages, dont la population doit son origine aux anciens ouvriers qui étaient occupés à l’exploitation des mines. Toutefois, en franchissant ces défilés grandioses, la troupe de M. Cascabel n’avait point à redouter les postes militaires, puisque ses papiers étaient en règle. Et même, si elle eût abordé les monts Oural dans leur partie médiane, elle n’aurait pas hésité à suivre la belle route d’Iekaterinbourg, l’une des plus fréquentées de la chaîne, afin de déboucher sur le gouvernement de ce nom. Mais, puisque l’itinéraire d’Ortik l’avait amenée plus au nord, mieux valait suivre la passe de la Petchora, et redescendre ensuite jusqu’à Perm.

C’est ce qui allait être fait dès le lendemain.

Lorsque le jour fut venu, on put constater combien la masse des assaillants avait été considérable. S’ils étaient parvenus à forcer l’intérieur de la Belle-Roulotte, pas un de ses hôtes n’eût survécu au carnage.

Une cinquantaine de loups étaient étendus sur le sol — de ces loups de grande taille, si redoutables aux voyageurs engagés à travers la steppe. Les autres avaient pris la fuite, détalant comme s’ils avaient eu le diable au corps — métaphore absolument justifiée cette fois. Quant aux deux bêtes flambées, on les retrouva à quelque cents pas de la clairière.

Et, maintenant, une question se posait : à l’entrée de ce défilé de la Petchora, la Belle-Roulotte était fort éloignée de ces zavodys, qui sont rares sur le versant oriental de l’Oural.

« Comment ferons-nous ?… demanda Jean. Notre attelage de rennes est en fuite…

— S’il n’était qu’en fuite, répondit M. Cascabel, il ne serait peut-être pas impossible de le retrouver ! Mais il est probable que nos rennes auront été dévorés !

— Pauvres bêtes ! dit Napoléone. Je les aimais comme j’aimais Vermout et Gladiator…

— Qui auraient péri sous la dent des loups, s’ils ne s’étaient pas noyés là-bas ! ajouta Sandre.

— Oui !… C’est bien ce qui leur serait arrivé !… dit M. Cascabel, en laissant échapper un gros soupir. Mais comment remplacer notre attelage ?…

— Je vais me rendre au plus prochain village, où je me procurerai des chevaux, en les payant un bon prix, répondit M. Serge. Si Ortik peut me servir de guide…

— Nous partirons quand vous voudrez, monsieur Serge, répondit Ortik.

— Évidemment, ajouta M. Cascabel, il n’y a pas autre chose à faire. »

Et c’est ce qui eût été fait dès le jour même, si, à l’étonnement général, on n’eût vu paraître deux rennes sur le bord de la clairière, vers huit heures du matin.

Ce fut Sandre qui les signala.

« Père !… Père !… s’écria-t-il. Les voilà !… Ils reviennent !…

— Vivants ?…

— En tout cas, ceux-là n’ont pas l’air d’avoir été dévorés, puisqu’ils marchent…

À moins, répliqua Clou, qu’il ne leur soit resté des jambes !…

— Ah ! les bonnes bêtes !… s’écria Napoléone. Il faut que je les embrasse ! »

Et, après avoir couru vers les deux rennes, elle leur passa les bras autour du cou, et les embrassa de bon cœur.

Mais deux rennes n’auraient pas été capables de traîner la Belle-Roulotte. Par bonheur, plusieurs autres se montrèrent à la lisière du bois. Une heure plus tard, il y en avait quatorze sur les vingt, qui étaient venus de l’archipel des Liakhov.

« Vivent les rennes ! » s’écria ce gamin de Sandre, sans que ce cri n’eût rien de monarchique, bien entendu.

Il ne manquait plus que six de ces animaux. C’étaient ceux que les loups avaient attaqué avant qu’ils n’eussent pu rompre leurs entraves, et dont on retrouva les restes aux abords de la clairière. Les quatorze autres avaient pris la fuite dès le début de l’attaque, et c’était l’instinct qui les avait ramenés au campement.

Si ces excellentes bêtes furent bien reçues, on l’imaginera sans peine. Avec elles, le véhicule pourrait reprendre sa marche à travers le défilé de l’Oural. Tout le monde pousserait aux roues, lorsque les pentes seraient trop raides, et M. Cascabel pourrait faire une entrée à grand effet sur la place de Perm.

Ce qui l’attristait, pourtant, c’est que la Belle-Roulotte avait quelque peu perdu de sa splendeur d’autrefois, avec ses flancs labourés par les dents des loups, ses panneaux égratignés par les ongles de ces farouches carnassiers. Avant cette agression, déteinte par les rafales, dédorée par les intempéries, usée par les fatigues d’un pareil voyage, elle était déjà presque méconnaissable. L’écusson des Cascabel s’était à demi effacé sous le fouet des chasse-neige. Quel coup de brosse et de pinceau il faudrait pour lui rendre son premier lustre ! En attendant, les plus vigoureux nettoyages de Cornélia et de Clou n’y pouvaient rien.

À dix heures, les rennes furent attelés, et l’on se remit en marche. Comme la passe montait sensiblement, les hommes suivirent à pied.

Le temps était beau, et la chaleur assez supportable en cette partie élevée de la chaîne. Mais que de fois il fallut venir en aide à l’attelage, dégager les roues enlisées jusqu’au moyeu au fond des ornières. À chaque tournant trop brusque du col, il y avait nécessité de soutenir la Belle-Roulotte, qui menaçait de donner de l’avant-train ou de l’arrière-train contre l’angle des roches.

Ces défilés de l’Oural ne sont point l’œuvre de l’homme. C’est la seule nature qui a frayé un passage aux eaux de la chaîne à travers ces sinueux écartements. Une petite rivière, affluent de la Sosva, descendait en coulant vers l’est. Parfois, son lit s’élargissait au point de ne plus laisser qu’un étroit sentier en zigzag. Ici, les talus s’élevaient presque à pic, découvrant la charpente rocheuse, très visible sous le rideau des mousses et des plantes lapidaires. Là, les flancs, s’allongeant en pentes douces, étaient hérissés d’arbres, pins et sapins, bouleaux et mélèzes, et autres essences des contrées
Une cinquantaine de loups étaient étendus sur le sol. (Page 372.)

septentrionales de l’Europe. Et, au lointain, perdues dans les nuages, se profilaient les crêtes neigeuses qui alimentaient les torrents de ce système orographique.

Pendant cette première journée, la petite troupe ne rencontra personne, tandis qu’elle suivait cette passe, évidemment peu fréquentée. Ortik et Kirschef paraissaient assez bien la connaître. À deux ou trois reprises, cependant, ils semblèrent hésiter, là où plusieurs ramifications divergeaient à travers le massif. Ils s’arrêtaient alors, ils s’entretenaient à voix basse — ce qui ne pouvait paraître suspect, puisque personne n’avait le plus léger motif de suspecter leur bonne foi.

Pourtant, Kayette ne cessait de les observer, sans qu’ils pussent s’en apercevoir. Ces conversations secrètes, certains coups d’œil qu’ils échangeaient excitaient de plus en plus sa méfiance. Eux, d’ailleurs, étaient loin de se douter que la jeune Indienne eût quelque motif de les tenir en suspicion.

Le soir venu, M. Serge choisit un lieu de halte sur le bord de la petite rivière. Le repas achevé, M. Cascabel, Kirschef et Clou-de-Girofle s’imposèrent la tâche de veiller à tour de rôle par mesure de prudence. Ils eurent quelque mérite à ne point s’endormir à leur poste, après les fatigues de cette journée et les insomnies de la nuit précédente.

Le lendemain, reprise de la marche en remontant le défilé, qui s’élevait et se rétrécissait à la fois. Mêmes difficultés que la veille, exigeant les mêmes efforts. Résultat : de deux à trois lieues seulement pendant vingt-quatre heures. Mais cela était prévu pour le passage de l’Oural et compris dans les retards de l’itinéraire.

Certes, M. Serge et son ami Jean eurent plus d’une fois la tentation de poursuivre quelque beau gibier à travers les gorges forestières qui s’ouvraient sur le col. Entre les fourrés, on voyait passer des élans, des daims, des lièvres par bandes. Cornélia n’aurait point fait fi de venaison fraîche. Mais, si le gibier abondait, les munitions, on le sait, avaient été totalement épuisées pendant l’attaque des loups, et elles ne pourraient être renouvelées qu’à la prochaine bourgade. Aussi, les fusils étaient-ils forcés de se taire, et Wagram, regardant son jeune maître, avait positivement l’air de lui dire :

« Ah çà !… on ne chasse donc plus ? »

Et cependant, une circonstance se présenta, où l’intervention des armes à feu eût été pleinement justifiée.

Il était trois heures après-midi, la Belle-Roulotte suivait une berge rocailleuse, lorsqu’un ours apparut de l’autre côté du cours d’eau. C’était un animal de grande taille, qui fut signalé par les aboiements très significatifs des deux chiens. Dressé sur son arrière-train, il balançait son énorme tête et secouait sa fourrure brune, en regardant cheminer la petite caravane.

Avait-il envie de l’attaquer, cet ours ? Était-ce un regard de curiosité ou un regard de convoitise qu’il jetait sur l’attelage et ses conducteurs ?…

Jean avait imposé silence à Wagram et à Marengo, jugeant inutile d’exciter cette redoutable bête, puisqu’on était désarmé. Pourquoi risquer de changer ses dispositions, pacifiques peut-être, en dispositions hostiles, alors qu’il lui eût été facile de passer d’une rive à l’autre de la rivière ?

Il arriva donc que l’on se regarda tranquillement, comme des voyageurs qui se croisent sur une route, tandis que M. Cascabel se bornait à dire :

« Quel dommage de ne pouvoir s’emparer de ce superbe Martin de l’Oural ! Quelle figure il ferait dans notre personnel ! »

Mais il eût été difficile d’offrir à cet ours un engagement dans la troupe. D’ailleurs, préférant sans doute l’existence forestière à l’existence foraine, il se leva, remua une dernière fois sa grosse tête, et disparut en trottinant.

Toutefois, comme un salut en vaut un autre, Sandre le gratifia d’un coup de chapeau, auquel Jean eût volontiers substitué un coup de fusil.

À six heures du soir, halte établie à peu près dans les mêmes conditions que la veille. Puis, le lendemain, départ dès cinq heures, et pénible journée de marche. Toujours beaucoup de fatigues, mais pas d’accidents.

Maintenant le plus rude était fait, puisque la Belle-Roulotte se trouvait au point culminant de la passe, au col même du défilé. Il ne restait plus qu’à descendre, en suivant les pentes occidentales qui se dirigent vers l’Europe.

Ce soir-là — 6 juillet —, l’attelage, très surmené, s’arrêta près de l’entrée d’une gorge tortueuse, qu’un bois épais flanquait sur la droite.

La chaleur avait été étouffante pendant cette journée. Vers l’est, de gros nuages, nettement coupés d’une longue barre à leur partie inférieure, tranchaient avec les vapeurs livides de l’horizon.

« Nous allons avoir de l’orage, dit Jean.

— C’est fâcheux, répondit Ortik, car les orages sont quelquefois terribles dans l’Oural.

— Eh bien, nous nous mettrons à l’abri ! répondit M. Cascabel. J’aime encore mieux l’orage que les loups !

— Kayette, demanda Napoléone à la jeune Indienne, est-ce que tu as peur du tonnerre ?

— Non, ma chérie, répondit Kayette.

— Tu as raison, petite Kayette, ajouta Jean. Il ne faut point avoir peur.

— Tiens ! s’écria Napoléone en haussant les épaules, quand on ne peut pas s’en empêcher !…

— Oh !… la poltronne ! répliqua Sandre. Mais, nigaude, le tonnerre, ce n’est qu’un gros jeu de boules !

— Oui !… des boules de feu, qui vous tombent sur la tête, des fois ! » répliqua la fillette, en fermant les yeux devant un vif éclair.

On se hâta d’organiser le campement, afin que chacun pût se mettre à couvert avant l’orage. Puis, après le souper, il fut décidé que les hommes veilleraient tour à tour, comme les nuits précédentes.

M. Serge allait se proposer, lorsque Ortik le prévint, en disant :

« Voulez-vous que nous commencions la veillée, Kirschef et moi ?…

— Comme vous voudrez, répondit M. Serge. À minuit, je viendrai avec Jean vous relever.

— C’est entendu, monsieur Serge », répondit Ortik.

Cette proposition, si naturelle pourtant, parut suspecte à Kayette,
et, sans trop s’en rendre compte, elle eut le pressentiment qu’elle cachait quelque machination.

En ce moment, l’orage commençait à se déchaîner avec une extrême violence. Les éclairs jetaient de grandes lueurs rapides à travers le dôme des arbres, et le tonnerre roulait dans l’espace, en se multipliant aux échos de la montagne.

Napoléone, pour mieux fermer les yeux et les oreilles, s’était déjà blottie dans sa couchette. Chacun se hâta de regagner son lit, et, vers neuf heures, tout le monde était endormi à l’intérieur de la Belle-Roulotte, en dépit des fracas de la foudre et du sifflement des rafales.

Kayette seule ne dormait pas. Elle ne s’était point déshabillée, et, bien que très fatiguée, n’aurait pu trouver un instant de sommeil. Une profonde inquiétude l’envahissait, lorsqu’elle songeait que la sécurité de ses compagnons était confiée à la garde des deux matelots russes. Aussi, une heure après, voulant se rendre compte de ce qu’ils faisaient, elle souleva le rideau de la petite fenêtre, au-dessus de sa couchette, et regarda à la lueur des éclairs.

Ortik et Kirschef, qui causaient, venaient d’interrompre leur conversation, et se dirigeaient vers l’entrée de la gorge, où un homme se montrait en ce moment.

Aussitôt Ortik fit signe à cet homme de ne pas s’avancer davantage par crainte des chiens. Si Wagram et Marengo n’avaient pas signalé son approche, c’est que, par cette étouffante température d’orage, ils avaient cherché un abri sous la Belle-Roulotte.

Après avoir rejoint cet homme, Ortik et Kirschef échangèrent quelques paroles avec lui, et, dans l’illumination d’un éclair, Kayette vit qu’ils le suivaient sous les arbres.

Quel était cet homme, pourquoi les deux matelots s’étaient-ils mis en rapport avec lui, c’est ce qu’il fallait à tout prix savoir.

Kayette se glissa hors de sa couchette, et si doucement qu’elle n’éveilla personne. En passant près de Jean, elle l’entendit prononcer son nom…

Jean l’avait-il vue ?…

Non ! Jean rêvait… et rêvait d’elle !

Dès qu’elle eut atteint la porte, Kayette l’ouvrit avec précaution et la referma sans bruit.

Dès qu’elle fut dehors :

« Allons », dit-elle.

Elle n’eut pas une hésitation, elle n’éprouva pas une crainte. Et, pourtant, c’était peut-être sa vie qu’elle risquait, si elle était découverte !

Kayette s’engagea à travers le bois, dont les dessous s’illuminaient comme d’un reflet d’incendie, lorsqu’un large éclair déchirait les nuages. En rampant le long des fourrés, au milieu des hautes herbes, elle arriva derrière le tronc d’un énorme mélèze. Un chuchotement de voix qu’elle entendit à la distance d’une vingtaine de pas, la fit s’arrêter.

Sept hommes étaient là. Ortik et Kirschef venaient de les rejoindre et ils étaient groupés sous les arbres.

Et voici ce que Kayette surprit de la conversation de ces hommes suspects, qui s’exprimaient en langue russe.

« Ma foi, dit Ortik, j’ai eu bien raison de prendre le défilé de la Petchora !… On est toujours sûr d’y rencontrer d’anciens camarades ! — N’est-ce pas, Rostof ? »

Rostof était l’homme qu’Ortik et Kirschef avaient aperçu sur la lisière du bois.

« Voilà deux jours, répondit Rostof, que nous suivons cette voiture, en ayant soin de ne point nous laisser voir ! Comme nous vous avions reconnus tous deux, Kirschef et toi, nous pensions qu’il y aurait un bon coup à faire.

— Un… et peut-être deux ! répondit Ortik.

— Mais d’où venez-vous ?… demanda Rostof.

— Du fond de l’Amérique, où nous étions enrôlés dans la bande de Karnof.

— Et ces gens que vous accompagnez, qui sont-ils ?…

— Des saltimbanques français, une famille Cascabel, qui revient en Europe !… On vous contera plus tard nos aventures de voyage !… Allons au plus pressé !

— Ortik, demanda un des compagnons de Rostof, y a-t-il de l’argent dans cette voiture ?

— Encore deux ou trois mille roubles.

— Et vous n’avez pas encore pris congé de ces braves gens ! fit observer ironiquement Rostof.

— Non, car il s’agit d’une affaire bien autrement importante qu’un méchant petit vol, et pour laquelle j’avais besoin de quelque renfort !

— Et cette affaire ?…

— Écoutez-moi, les amis, reprit Ortik. Si Kirschef et moi, nous avons pu traverser la Sibérie sans courir de risques, et arriver sur la frontière russe, c’est grâce à cette famille Cascabel. Mais, ce que nous avons fait dans ces conditions, un autre l’a fait aussi, espérant qu’on ne l’irait pas chercher au milieu d’une troupe de saltimbanques. C’est un Russe, qui n’a pas plus que nous le droit de rentrer en Russie, bien que ce soit pour d’autres motifs, un condamné politique de grande naissance et de grande fortune. Or, son secret, qui n’est connu que du sieur Cascabel et de sa femme, nous sommes parvenus à le découvrir…

— Et comment ?…

— Un soir, à Mouji, une conversation que nous avons entendue entre le Cascabel et le Russe !

— Et il s’appelle ?…

— Monsieur Serge pour tout le monde. En réalité, c’est le comte Narkine, et il y va de sa vie, s’il est reconnu sur le territoire moscovite.

— Attendez donc ! dit Rostof. Ce comte Narkine, n’est-ce pas le fils du prince Narkine, qui a été déporté en Sibérie, et dont l’évasion a fait tant de bruit, il y a quelques années ?…

— Précisément, répondit Ortik. Eh bien ! le comte Narkine a des millions, et je pense qu’il n’hésitera pas à nous en donner au moins un… sous la menace d’être dénoncé !

L’ours remua une dernière fois sa grosse tête. (Page 377.)

— Bien imaginé, Ortik ! Mais pourquoi as-tu besoin de nous pour exécuter ce plan ? demanda Rostof.

— Parce qu’il importe que Kirschef et moi n’ayons pas paru dans cette première affaire, dans le cas où elle échouerait, afin de nous rattraper sur la seconde. Pour qu’elle réussisse, pour que nous puissions nous emparer de l’argent et de la voiture des Cascabel, il faut que nous restions les deux naufragés russes, qui leur doivent leur
Sept hommes étaient là… (Page 380.)

salut et leur rapatriement. Et alors, après nous être débarrassés de cette famille, nous pourrons courir les villes et les campagnes sans que la police s’avise de venir nous chercher sous l’habit de saltimbanques !

— Ortik, veux-tu que nous attaquions cette nuit même, que nous nous emparions du comte Narkine, que nous lui fassions savoir à quelles conditions on ne dénoncera point son retour en Russie ?…

— Patience… patience ! répondit Ortik. Puisque le comte Narkine a l’intention de revenir à Perm, afin d’y revoir son père, mieux vaut le laisser arriver à Perm. Une fois là, il recevra un mot qui le priera — affaire très pressante — de se rendre à une entrevue, où vous aurez le plaisir de faire sa connaissance.

— Ainsi, rien à tenter maintenant ?…

— Rien, dit Ortik, mais faites en sorte de nous précéder, sans vous laisser voir, et de manière à être un peu avant nous au rendez-vous de Perm.

— C’est convenu ! » répondit Rostof.

Et ces malfaiteurs se séparèrent, n’ayant aucun soupçon que leur conversation eût été surprise par Kayette.

Ortik et Kirschef rentrèrent au campement, quelques instants après elle, persuadés que personne ne s’était aperçu de leur absence.

Maintenant Kayette connaissait le plan de ces misérables. En même temps, elle venait d’apprendre que M. Serge était le comte Narkine, dont la vie était menacée comme celle de ses compagnons ! L’incognito qui le couvrait allait être dévoilé, s’il ne consentait à livrer une partie de sa fortune !

Kayette, terrifiée de ce qu’elle venait d’entendre, fut quelques instants à se remettre. Résolue à déjouer les manœuvres d’Ortik, elle chercha comment elle pourrait y parvenir. Quelle nuit elle passa, en proie aux plus vives inquiétudes, se demandant si ce n’était point un mauvais rêve qu’elle avait fait !…

Non ! c’était bien une réalité.

Et elle n’en put douter, quand, le lendemain matin, Ortik dit à M. Cascabel :

« Vous savez que Kirschef et moi, nous avions l’intention de vous quitter de l’autre côté de l’Oural, afin de nous rendre à Riga. Mais nous avons réfléchi que mieux valait vous suivre jusqu’à Perm, où nous prierons le gouverneur de prendre des mesures pour notre rapatriement… Voulez-vous nous permettre de continuer le voyage avec vous ?…

— Avec plaisir, mes amis ! répondit M. Cascabel. Lorsqu’on vient ensemble de si loin, il faut ne se séparer que le plus tard possible, et encore est-ce toujours trop tôt ! »



XII

voyage terminé et qui n’est pas fini.


Telle était l’abominable machination qui se préparait contre le comte Narkine et la famille Cascabel ! Et cela au moment où, après tant de fatigues, tant de périls, ce long voyage allait si heureusement se terminer ! Deux ou trois jours encore, la chaîne de l’Oural serait franchie et la Belle-Roulotte n’aurait plus qu’à descendre pendant une centaine de lieues vers le sud-ouest pour atteindre Perm !

On le sait, César Cascabel avait formé le projet de séjourner quelque temps dans cette ville, afin que M. Serge eût toute facilité de se rendre au château de Walska, chaque nuit, et sans courir le risque d’être reconnu. Puis, suivant les circonstances, il resterait au château paternel, ou il suivrait ses compagnons jusqu’à Nijni… peut-être jusqu’en France !

Oui ! mais dans le cas où M. Serge ne se déciderait pas à quitter Perm’, il faudrait donc se séparer de Kayette, qui y resterait avec lui !…

Voilà ce que se répétait Jean, ce qui l’accablait, ce qui lui déchirait le cœur. Et ce chagrin, si sincère, si profond, son père, sa mère, son frère et sa sœur le partageaient. Aucun d’eux ne pouvait se faire à cette pensée de ne plus voir Kayette !

Ce matin-là, Jean, plus désespéré que jamais, vint trouver la jeune Indienne, et, lorsqu’il la vit pâle, défaite, les yeux rougis par l’insomnie :

« Qu’as-tu, Kayette ? lui demanda-t-il.

— Je n’ai rien, Jean ! répondit-elle.

— Si !… Tu es malade !… Tu n’as pas dormi !… On dirait que tu as pleuré, petite Kayette !

— C’est l’orage d’hier !… Je n’ai pas pu fermer les yeux de toute la nuit !

— Ce voyage t’aura bien fatiguée, n’est-ce pas ?…

— Non, Jean !… Je suis forte !… Est-ce que je ne suis pas habituée à toutes les misères !… Cela passera !

— Qu’as-tu, Kayette ?… Dis-le moi… je t’en prie !…

— Je n’ai rien, Jean ! »

Et Jean n’insista plus.

En voyant ce pauvre garçon si malheureux, Kayette avait été sur le point de tout lui dire ! Cela l’affligeait tant d’avoir un secret pour lui ! Mais, le sachant si résolu, elle se disait qu’il ne saurait pas se retenir, en présence de Kirschef et d’Ortik. Il s’emporterait peut-être !… Or, une imprudence pouvait coûter la vie au comte Narkine, et Kayette se tut.

D’ailleurs, après y avoir longuement réfléchi, elle résolut de faire connaître à M. Cascabel ce qu’elle venait d’apprendre. Mais il fallait qu’elle pût se trouver seule avec lui, et, pendant la traversée de l’Oural, ce serait difficile, car il importait que les deux Russes ne fussent point mis en défiance.

Du reste, il n’y avait pas de temps perdu, puisque ces misérables ne devaient rien tenter avant l’arrivée de la famille à Perm. Leurs soupçons ne pouvaient être en éveil, tant que M. Cascabel et les siens continueraient d’être pour eux ce qu’ils avaient toujours été. Et même, lorsque M. Serge eut appris qu’Ortik et Kirschef avaient manifesté l’intention d’aller jusqu’à Perm, il ne leur cacha point sa satisfaction.

À six heures du matin — 7 juillet — la Belle-Roulotte se remit en route. Une heure après, on rencontrait les premières sources de la Petchora, dont ce défilé porte le nom. Devenu au-delà de la chaîne un des grands fleuves de la Russie septentrionale, ce cours d’eau va se jeter dans la mer Arctique, après un parcours de treize cent cinquante kilomètres.

À cette hauteur du col, la Petchora n’était encore qu’un torrent, lancé à travers un lit raviné et capricieux, au pied des massifs de sapins, de bouleaux et de mélèzes. Il suffirait d’en suivre la rive gauche pour atteindre l’issue de la passe. Tout en prenant certaines précautions sur les pentes trop raides, la descente devait s’effectuer rapidement.

Pendant cette journée, Kayette ne put trouver l’occasion de parler en secret à M. Cascabel. D’ailleurs, ainsi qu’elle l’observa, il n’y avait plus de conversations à part entre les deux Russes, plus d’absences suspectes aux heures de halte. Et pourquoi l’eussent-ils fait, maintenant ? Leurs complices avaient certainement pris les devants, et c’était au rendez-vous de Perm que se réunirait toute la bande.

Le lendemain, bonne journée de marche. Le défilé, en s’élargissant, se prêtait plus aisément au passage de la voiture. On entendait la Petchora, très encaissée entre ses rives, mugir sur son lit de roches. La passe, qui présentait déjà un aspect moins sauvage, était aussi moins déserte. On rencontrait des trafiquants, se rendant d’Europe en Asie, le ballot sur l’épaule, le bâton ferré à la main. Quelques bandes de mineurs, allant aux mines ou en revenant, échangeaient un bonjour avec les voyageurs. À l’ouvert des gorges, apparaissaient quelques fermes, quelques villages, peu importants encore. Au sud, le Denejkin et le Kontchakov dominaient cette partie des monts Oural.

Après une nuit de repos, la Belle-Roulotte arriva, vers midi, à l’extrémité du défilé de la Petchora. La petite caravane avait enfin franchi la chaîne et mis le pied en Europe.

Encore trois cent verstes — une centaine de lieues — et Perm compterait « une maison et une famille de plus dans ses murs ! » comme disait M. Cascabel.

« Ouf !… ajouta-t-il. Une jolie trotte que nous avons faite là, mes amis !… Eh bien ! n’avais-je pas raison ?… Tout chemin mène à Rome !… Au lieu d’arriver en Russie par un côté, nous sommes arrivés par l’autre, et qu’importe, puisque la France n’est pas loin ! »

Et, pour peu qu’on l’eût pressé, l’excellent homme aurait soutenu que l’air du pays normand lui arrivait par-dessus toute l’Europe, et qu’il le reconnaissait à ses senteurs marines !

Au sortir du défilé se trouvait un zavody, composé d’une cinquantaine de maisons et de quelques centaines d’habitants.

Il fut décidé que l’on s’y reposerait jusqu’au lendemain, afin d’y renouveler certaines provisions — entre autres, le thé et le sucre.

En même temps, M. Serge et Jean purent se procurer du plomb, de la poudre, et renouveler les munitions, qui leur faisaient complètement défaut.

Et lorsqu’ils furent de retour :

« En chasse, mon ami Jean ! s’écria M. Serge. Nous ne reviendrons pas le carnier vide !… en chasse !…

— Si vous le voulez », répondit Jean, plutôt par devoir que par plaisir.

Pauvre garçon ! La pensée d’une séparation si prochaine lui faisait prendre toute chose en dégoût.

« Nous accompagnez-vous, Ortik ? demanda M. Serge.

— Volontiers, répondit le matelot.

— Tâchez de me rapporter du bon gibier, recommanda Mme  Cascabel, et je m’engage à vous préparer un bon repas ! »

Comme il n’était que deux heures après midi, les chasseurs avaient le temps de fouiller les bois alentour. Et sous ces épais massifs, si le gibier ne venait pas de lui-même au-devant des coups de fusil, c’est qu’il y mettrait peu de complaisance.

M. Serge, Jean et Ortik partirent donc, tandis que Kirschef et Clou s’occupaient des soins à donner aux rennes. Ces animaux furent bientôt installés sous les arbres, dans un coin de prairie, où ils pouvaient brouter et ruminer à leur aise.

Pendant ce temps, Cornélia revenait vers la Belle-Roulotte, où la besogne ne manquait pas, disant :

« Allons, Napoléone !

— Me voici, mère.

— Et toi, Kayette ?…

À l’instant, madame Cascabel ! »

Mais c’était l’occasion que cherchait Kayette de se trouver seule avec le chef de la famille.

« Monsieur Cascabel ?… dit-elle, en allant vers lui.

— Ma petite caille ?

— Je voudrais vous parler.

— Me parler ?…

— Secrètement.

— Secrètement ? »

Puis, mentalement, il se dit :

« Que me veut-elle, ma petite Kayette ?… Serait-ce à propos de mon pauvre Jean ? »

Tous deux se dirigèrent vers la gauche du zavody, laissant Cornélia occupée à la Belle-Roulotte.

« Eh bien, ma chère fille, demanda M. Cascabel, que me veux-tu, et pourquoi ce mystère ?

— Monsieur Cascabel, répondit Kayette, voilà trois jours que je désire vous parler, sans que personne ne puisse nous entendre ni même s’en apercevoir.

— C’est donc bien grave, ce que tu as à me dire ?

— Monsieur Cascabel, je sais que M. Serge s’appelle le comte Narkine !

— Hein !… Le comte Narkine !… s’écria M. Cascabel. Tu sais ?… Et comment as-tu appris cela ?…

Les rennes furent bientôt installés sous les arbres. (Pages 389.)

— Par des gens qui vous écoutaient pendant que vous causiez avec M. Serge… l’autre soir… au village de Mouji !

— Est-il possible ?

— Et, comme à mon tour, je les ai entendus s’entretenir du comte Narkine et de vous, sans qu’ils s’en doutent…

— Quels sont ces gens ?…

— Ortik et Kirschef !

« Alors, M. Serge est perdu, et vous peut-être !… » (Page 392.)

— Quoi !… ils savent ?…

— Oui, monsieur Cascabel, et ils savent aussi que M. Serge est un condamné politique, qui rentre en Russie pour y revoir son père, le prince Narkine ! »

M. Cascabel, stupéfait de ce que Kayette venait de lui apprendre, restait là, les bras ballants, la bouche ouverte. Puis, après avoir réfléchi :

— Je regrette qu’Ortik et Kirschef connaissent ce secret ! répondit-il. Mais, puisque le hasard le leur a livré, je suis sûr qu’ils ne le trahiront pas !

— Ce n’est point le hasard qui leur a fait connaître ce secret, dit Kayette, et ils le trahiront !

— Eux !… D’honnêtes marins !…

— Monsieur Cascabel, reprit Kayette, le comte Narkine court les plus grands dangers !

— Hein ?

— Ortik et Kirschef sont deux malfaiteurs, qui appartenaient à la bande Karnof. Ce sont eux qui ont attaqué le comte Narkine sur la frontière alaskienne. Après s’être embarqués à Port-Clarence pour passer en Sibérie, ils ont été jetés sur les îles Liakhoff, où nous les avons rencontrés. Ce qu’ils veulent du comte Narkine, dont la vie est en danger s’il est reconnu sur le territoire russe, c’est une partie de sa fortune, et, s’il refuse, ils le dénonceront !… Alors M. Serge est perdu, et vous aussi peut-être !… »

Tandis que M. Cascabel, accablé par cette révélation, gardait le silence, Kayette lui expliqua comment les deux matelots avaient toujours excité ses soupçons. Ce n’était que trop vrai qu’elle eût déjà entendu la voix de Kirschef… Maintenant, elle se souvenait… C’était sur la frontière de l’Alaska, au moment où les deux scélérats attaquaient le comte Narkine, sans savoir, d’ailleurs, que ce fût un Russe réfugié en Amérique. Et alors, l’une de ces dernières nuits, pendant qu’ils étaient chargés de veiller sur le campement, Kayette les avait vus s’éloigner avec un homme qui venait de les rejoindre, elle les avait suivis, elle avait assisté à un entretien entre eux et sept à huit de leurs anciens complices… Tous les projets d’Ortik étaient dévoilés… Après avoir conduit la Belle-Roulotte à travers ce défilé de la Petchora, où il était certain de rencontrer nombre de bandits, il avait résolu de massacrer M. Serge et toute la famille Cascabel… Mais, depuis qu’il avait appris que M. Serge était le comte Narkine, il s’était dit qu’il valait mieux le contraindre à verser une somme énorme sous peine d’être dénoncé à la police moscovite… On attendrait qu’il fût arrivé à Perm… Ni Ortik ni Kirschef ne paraîtraient dans cette affaire, afin de garder leur situation, pour le cas où elle échouerait… Ce seraient leurs compagnons qui préviendraient M. Serge par une lettre, lui demandant une entrevue, etc.

M. Cascabel ne parvenait que très difficilement à contenir son indignation, pendant qu’il écoutait le récit de Kayette. De pareils coquins, auxquels il avait rendu tant de services, qu’il avait délivrés, nourris, rapatriés ?… Eh bien, c’était là un joli cadeau, une belle restitution qu’il faisait à l’empire du Czar !… Si, encore, ils eussent été Anglais, il aurait moins de regret de les rendre à l’Angleterre !… Ah ! les misérables !… Ah ! les gueux !

« Et maintenant, monsieur Cascabel, demanda Kayette, qu’allez-vous faire ?

— Ce que je vais faire ?… C’est très simple, petite Kayette !… Je vais dénoncer Ortik et Kirschef au premier poste de Cosaques que nous rencontrerons, et ils seront pendus…

— Réfléchissez, monsieur Cascabel, reprit la jeune fille. Vous ne pouvez faire cela !

— Et pourquoi ?…

— Parce qu’Ortik et Kirschef n’hésiteront pas à dénoncer le comte Narkine, et, avec lui, ceux qui lui ont donné les moyens de rentrer en Russie !

— Au diable ce qui me concerne ! s’écria M. Cascabel. S’il n’y avait que moi !… Mais, monsieur Serge, c’est autre chose !… Tu as raison, Kayette, il faut réfléchir !… »

Et, alors, très agité, très perplexe, il fit quelques pas, se frappant du poing la tête pour en dégager une idée… Puis, revenant vers la jeune fille :

« Tu m’as dit, demanda-t-il, que l’intention d’Ortik était d’attendre notre arrivée à Perm pour faire agir ses complices ?…

— Oui, monsieur Cascabel, et il leur a bien recommandé de ne rien tenter auparavant ! Aussi, je pense qu’il faut attendre et continuer le voyage…

— C’est dur, cela, s’écria M. Cascabel, c’est bien dur !… Conserver ces coquins avec soi, les emmener à Perm, ne cesser de leur serrer la main, et, de leur faire bon visage !… Ventre de mes ancêtres ! il me prend des envies d’aller les happer au collet, de les écraser… comme ça… comme ça ! »

Et M. Cascabel, éloignant et rapprochant ses vigoureuses mains, comme s’il eût tenu Ortik de l’une et Kirschef de l’autre, avait l’air de jouer des cymbales dans un orchestre de foire.

« Il faudra être maître de vous, monsieur Cascabel, reprit Kayette. Vous êtes censé ne rien savoir…

— Tu as raison, ma fille.

— Je vous demanderai seulement si vous jugerez à propos de prévenir M. Serge ?…

— Non… ma foi… non ! répondit M. Cascabel. Il me paraît plus sage de se taire !… Qu’y pourrait-il, M. Serge ?… Rien !… Je suis là pour veiller sur lui… et je veillerai !… D’ailleurs, je le connais !… Pour ne pas nous compromettre plus longtemps, il serait capable de tirer à gauche, quand nous irions à droite !… Non !… décidément, non !… Je me tairai !…

— Et ne direz-vous rien à Jean ?…

À Jean… petite Kayette ?… Pas davantage !… Il est ardent !… Il ne pourrait se maîtriser en présence de ces deux abominables bandits !… Il n’a pas le sang-froid de son père !… Il se laisserait aller !… Non !… pas plus à Jean qu’à M. Serge !

— Et madame Cascabel, ne la mettrez-vous pas au courant ? dit encore Kayette.

— Madame Cascabel ?… Oh ! c’est autre chose !… Une femme si supérieure, si capable de donner un bon conseil… et même un bon coup de main !… Je n’ai jamais eu de secret pour elle, et puis elle sait comme moi que M. Serge est le comte Narkine… un fugitif…

— Alors, madame Cascabel ?…

— Oui ! je lui parlerai !… À cette femme-là, on pourrait confier un secret d’État !… Plutôt que de le trahir, elle se ferait couper la langue, et il n’y a pas de plus gros sacrifice pour une femme !… Oui !… je lui parlerai !…

— Maintenant, retournons à la Belle-Roulotte, dit Kayette. Il ne faut pas que l’on s’aperçoive de notre absence…

— Tu as raison, petite Kayette, toujours raison !

— Surtout, monsieur Cascabel, contenez-vous devant Ortik et Kirschef !

— Ce sera difficile ; mais ne crains rien, on leur fera risette ! Ah ! les brigands !… Nous être souillés à leur contact impur !… Voilà donc pourquoi ils m’ont prévenu qu’ils ne se rendraient pas directement à Riga !… Ils nous font l’honneur de nous accompagner jusqu’à Perm !… Les malandrins !… Les Papavoines !… Les Lacenaires !… Les Troppmans !… »

Et M. Cascabel déroula toute la série des noms de scélérats fameux qui lui revinrent à la mémoire.

« Monsieur Cascabel, fit observer Kayette, si c’est ainsi que vous êtes maître de vous !…

— Non, petite Kayette, ne crains rien !… Me voilà soulagé !… Ça m’étouffait !… Ça m’étranglait !… Je serai calme !… Je le suis déjà !… Retournons à la Belle-Roulotte !… Canailles, va ! »

Et tous deux reprirent le chemin du zavody. Ils ne parlaient plus… Ils étaient absorbés dans leurs réflexions !… Un si merveilleux voyage, sur le point de s’achever, et qui était compromis par cet odieux complot !

Au moment d’arriver, M. Cascabel s’arrêta.

« Petite Kayette ? dit-il.

— Monsieur Cascabel.

— Décidément, je préfère ne rien dire à Cornélia !

— Et pourquoi ?…

— Que veux-tu !… J’ai observé qu’en général, une femme garde d’autant mieux un secret qu’elle ne le connaît pas !… Donc, que celui-ci reste entre nous !… »

Un instant après, Kayette était rentrée à la Belle-Roulotte, et, en passant, M. Cascabel avait fait un geste amical à ce brave Kirschef, tandis qu’il murmurait entre ses dents :

« Quelle face de monstre !… »

Et, deux heures plus tard, lorsque les chasseurs reparurent, Ortik reçut un chaleureux compliment de M. Cascabel, à propos du magnifique daim qu’il rapportait sur ses épaules. De leur côté, M. Serge et Jean avaient abattu deux lièvres et quelques couples de perdrix. Cornélia put donc offrir à ses convives affamés un excellent dîner dont M. Cascabel prit largement sa part. En vérité, cet homme était « immense ! » Il ne laissait rien voir de ses préoccupations ! Il n’avait pas même l’air de se douter qu’il eût deux assassins à sa table, deux scélérats dont les projets ultérieurs ne tendaient à rien moins qu’à massacrer sa famille ! Oui ! Il fut de charmante humeur, d’une gaieté communicative, et, lorsque Clou eut apporté une bonne bouteille, il but à la rentrée en Europe, à la rentrée en Russie, à la rentrée en France !

Le lendemain — 10 juillet — l’attelage prit direction sur Perm. Depuis le débouché de la passe, il était probable que le voyage s’accomplirait sans difficultés et ne donnerait lieu à aucun incident. La Belle-Roulotte descendait la rive droite de la Vichera, qui longe la base de l’Oural. Sur la route, des bourgs, des villages, des fermes, des habitants très hospitaliers, du gibier en abondance, et bon accueil partout. Le temps, quoique très chaud, était rafraîchi au souffle d’une petite brise de nord-est. Les rennes marchaient gaillardement, en secouant leurs jolies têtes. D’ailleurs, M. Serge leur avait adjoint deux chevaux de renfort, achetés au dernier zavody, et ils pouvaient enlever jusqu’à dix lieues par jour.

Vraiment, c’était là un heureux début de la petite troupe sur le sol de la vieille Europe. Et M. Cascabel eût été de tous points satisfait, s’il ne se fût dit qu’il y ramenait deux coquins avec lui.

« Et dire que leur bande nous suit comme des chacals suivent une caravane ! Allons, César Cascabel, il faudra encore jouer un bon tour à ces sacripants-là ! »

C’était bien fâcheux, en somme, que cette complication eût troublé un plan si habilement combiné ! Les papiers des Cascabel étaient en règle, M. Serge figurait dans son personnel, et les autorités russes le laissaient passer sans méfiance. Arrivé à Perm, il aurait eu toute facilité pour se rendre au château de Walska. Après avoir embrassé le prince Narkine, après être demeuré quelques jours près de lui, il aurait pu traverser la Russie sous l’habit de saltimbanque, et se réfugier en France, où toute sécurité lui était assurée. Et alors, plus de séparation !… Kayette et lui ne quitteraient pas la famille !… Et, plus tard, qui sait si ce pauvre Jean !… Ah ! vraiment, c’était peu que la potence pour les scélérats qui venaient compromettre un tel avenir ! Aussi, malgré lui, M. Cascabel se laissait-il aller à des emportements incompréhensibles pour ses compagnons.

Et, lorsque Cornélia lui demandait :

« César, qu’as-tu donc ?

— Je n’ai rien ! répondit-il.

— Alors pourquoi rages-tu ?…

— Je rage, Cornélia, parce que si je ne rageais pas, je deviendrais enragé ! »

Et l’excellente femme ne savait qu’imaginer pour expliquer l’attitude de son mari.

Quatre jours s’écoulèrent ; puis, à une soixantaine de lieues dans le sud-ouest de l’Oural, la Belle-Roulotte atteignit la petite ville de Solikamsk.

Sans doute, les complices d’Ortik avaient dû l’y devancer ; mais, par prudence, ni lui ni Kirschef ne cherchèrent à se mettre en rapport avec eux.

Rostof et les autres étaient là, cependant, et ils allaient repartir dans la nuit, afin de gagner Perm, située à une cinquantaine de lieues au sud. Et alors, rien ne pourrait empêcher l’abominable projet de s’accomplir.

Le lendemain, dès l’aube, on quitta Solikamsk, et, à la date du 17 juillet, la Koswa était franchie dans le bac de passage. En trois jours, s’il ne se produisait aucun retard, la Belle-Roulotte serait arrivée à Perm. Là, devait commencer la série des représentations données par la famille Cascabel, avant de se rendre à la foire de Nijni. Du moins, tel était le programme de cette « tournée artistique ».

Quant à M. Serge, il prendrait ses dispositions pour se rendre nuitamment au château de Walska.

Que l’on juge de son impatience, et aussi de l’inquiétude bien légitime avec laquelle il parlait de ces choses avec son ami Cascabel ! Depuis qu’il avait été sauvé, pendant les treize mois qu’avait duré cet extraordinaire voyage de la frontière alaskienne à la frontière d’Europe, il était sans nouvelles du prince Narkine. À l’âge qu’avait son père, ne pouvait-il tout craindre — même de ne plus le retrouver ?…

« Allons donc !… Allons donc, monsieur Serge ! répondait César Cascabel. Le prince Narkine se porte comme vous et moi, et même mieux !… Vous le savez, j’aurais fait une excellente voyante !… Je lis dans le passé et dans l’avenir !… Le prince Narkine vous attend… en belle et bonne santé… et vous le reverrez dans quelques jours !… »

Et M. Cascabel n’eût point hésité à jurer que les choses se passeraient de la sorte, n’eût été la complication de ce gueux d’Ortik.

Et il se disait :

« Je ne suis pas méchant, mais s’il m’était possible de lui scier le cou avec mes dents, je le ferais… et je croirais y mettre encore quelque modération ! »

Cependant Kayette était de plus en plus alarmée à mesure que la Belle-Roulotte s’approchait de Perm. À quel parti s’arrêterait M. Cascabel ? Comment déjouerait-il les projets d’Ortik, sans compromettre la sûreté de M. Serge ? Cela lui paraissait pour ainsi dire impossible. Aussi dissimulait-elle mal ses anxiétés, et Jean, qui n’était pas dans le secret, souffrait horriblement à la voir si tourmentée, si abattue parfois !

Dans la matinée du 20 juillet, la Kama fut franchie, et, vers cinq
Rostof écrivait une lettre. (Page 399.)

heures du soir, M. Serge et ses compagnons vinrent faire halte sur la grande place de Perm, où des mesures furent prises pour une installation qui devait durer quelques jours.

Une heure après, Ortik s’était mis en communication avec ses complices, et Rostof écrivait une lettre qui devait parvenir à M. Serge — lettre lui demandant une entrevue pour affaire pressante et lui assignant un rendez-vous dans un des cabarets de la ville. S’il s’abstenait de venir, on verrait à s’assurer de sa personne, même en l’arrêtant sur la route de Walska.

À la nuit tombante, lorsque cette lettre fut apportée par Rostof, M. Serge était déjà parti pour le château de Walska. M. Cascabel, qui se trouvait seul à ce moment, crut devoir paraître très surpris de l’arrivée de cette lettre. Mais il la prit en se chargeant de la remettre à son destinataire, et se garda d’en rien dire à personne.

L’absence de M. Serge avait contrarié Ortik. Il aurait préféré que la tentative de chantage se fît avant l’entrevue du prince et du comte Narkine. Mais il ne laissa rien paraître de sa contrariété et, pour mieux dissimuler, lorsqu’il prit place à la table pour le souper, il se borna à dire :

« Monsieur Serge n’est donc pas là ?…

— Non, répondit M. Cascabel. Il fait une démarche à propos de nos représentations près des autorités de la ville !

— Et quand reviendra-t-il ?…

— Dans la soirée, sans doute ! »



XIII

une longue journée.


Le gouvernement de Perm est achevalé sur l’échine de l’Oural, un pied en Asie, un pied en Europe. Il est délimité comme suit : le gouvernement de Vologda au nord-ouest, celui de Tobolsk à l’est, celui de Viatka à l’ouest, celui d’Orenbourg au sud. Aussi, grâce à cette disposition, sa population est-elle curieusement mélangée de types asiatiques et européens.

Perm, la capitale, est une ville de six mille habitants, située sur la Kama, et qui fait un important commerce de métaux. Ce n’était qu’un simple bourg, avant le xviiie siècle. Mais, après avoir été enrichi par la découverte d’une mine de cuivre en 1723, le bourg fut déclaré ville en 1781.

Justifie-t-elle au moins cette dernière qualification ? À peine, en vérité ! Point de monuments, des rues étroites et sales pour la plupart, des maisons peu confortables, des hôtels, dont il ne paraît pas que les voyageurs aient jamais imaginé de faire l’éloge.

En somme, la question d’édilité importait peu à la famille Cascabel. Est-ce que sa maison roulante ne lui paraissait pas préférable à toute autre ? Elle ne l’eût changée ni pour l’hôtel Saint-Nicolas de New York, ni pour le Grand-Hôtel de Paris.

« Pensez donc ! répétait-il. La Belle-Roulotte est venue de Sacramento à Perm’ !… Rien que cela, s’il vous plaît !… Montrez-moi donc un de vos hôtels de Paris, de Londres, de Vienne ou de New York, qui en ait jamais fait autant ! »

Que voulez-vous répondre à des arguments de ce genre ?

Donc, ce jour-là, Perm s’était accrue d’une maison, au beau milieu de sa grande place, avec l’autorisation du gouverneur civil — personnage dont les fonctions équivalent à celles de préfet d’un département de la France. Ce personnage n’avait rien trouvé de suspect dans les papiers concernant la troupe Cascabel.

Dès l’arrivée de la Belle-Roulotte, la curiosité s’en était mêlée. Des saltimbanques français, qui venaient du fond de l’Amérique, avec une voiture traînée par un attelage de rennes !… Aussi l’habile directeur comptait-il tirer grand profit de l’empressement du public.

Précisément la foire de Perm battait son plein et devait durer quelques jours encore. Il y avait donc là quelques fructueuses recettes assurées. Mais il ne fallait pas perdre de temps, puisqu’il s’agissait de gagner — à Perm d’abord, à Nijni ensuite —, l’argent nécessaire au retour en France. Plus tard, on verrait. À la grâce de Dieu, qui, d’ailleurs, s’était toujours montré extrêmement gracieux pour la famille Cascabel.

Il s’ensuit donc que tout le monde fut sur pied de grand matin. Jean, Sandre, Clou et les deux matelots russes rivalisèrent de bonne volonté en s’occupant des préparatifs de la représentation. Quant à M. Serge, il n’était pas revenu comme il l’avait promis — ce qui contrariait vivement Ortik et ne laissait pas d’inquiéter M. Cascabel.

Dès la première heure, cette représentation avait été annoncée par l’affiche que voici — affiche écrite en russe et en gros caractères sous la dictée de M. Serge.

FAMILLE CASCABEL
TROUPE FRANÇAISE, RETOUR D’AMÉRIQUE.
GYMNASTIQUE, JONGLERIES, ÉQUILIBRISME, EXERCICES DE FORCE
ET D’ADRESSE, DANSES, GRÂCES ET SÉDUCTIONS
M. Cascabel, premier hercule en tous genres.
Mme  Cascabel, première lutteuse en tout genre, grand prix au Concours international de Chicago.
M. Jean, équilibriste en tous genres.
M. Sandre, clown en tous genres.
Mlle  Napoléone, danseuse en tous genres.
M. Clou-de-Girofle, paillasse en tous genres.
Jako, perroquet en tous genres.
John Bull, singe en tous genres.
Wagram et Marengo, chiens en tous genres.
GRANDE ATTRACTION
LES BRIGANDS DE LA FORÊT NOIRE
pantomime avec fiançailles, mariage, surprises et dénouement.
Immense succès consacré par trois mille cent soixante-dix-sept représentations
en France et à l’Étranger.

Nota : Il va sans dire que le langage parlé étant proscrit de cette pantomime et remplacé par des gestes en tout genre, ce chef-d’œuvre de l’art dramatique peut être compris même des personnes atteintes d’une regrettable surdité.

Pour les facilités du public, on pourra entrer gratuitement. Les places ne seront perçues que lorsqu’elles auront été occupées.

Prix : 40 kopeks sans distinction.

Habituellement, M. Cascabel donnait ses représentations en plein air, après avoir tendu une toile circulaire en avant de la Belle-Roulotte. Mais, il se trouvait que la grande Place de Perm’ possédait un cirque en planches, qui servait aux exercices des troupes équestres. Bien que cette bâtisse fût assez délabrée, laissant passer le vent et la pluie, elle était solide encore, et pouvait contenir deux cents à deux cent cinquante spectateurs.

En somme, tel qu’il était, ce cirque convenait mieux que la toile de M. Cascabel. Celui-ci demanda au maire l’autorisation de l’utiliser pendant son séjour dans la ville, et cette autorisation lui fut gracieusement accordée.

Décidément, c’étaient de braves gens, ces Russes — bien qu’il y eût parmi eux des Ortiks et autres bandits de cette espèce ! Et en quel pays ne s’en trouve-t-il pas ! Quant au cirque de Perm, il ne serait point déshonoré par les représentations qu’allait y donner la troupe Cascabel. Son directeur ne regrettait qu’une chose : c’était que Sa Majesté le czar Alexandre II ne fût pas de passage en cette cité. Mais, comme il était à Saint-Pétersbourg, il eût été difficile qu’il assistât à cette soirée d’inauguration.

Toutefois, une préoccupation de César Cascabel, c’était que son personnel ne fût quelque peu rouillé en matière de culbutes, danses, tours de force et autres jeux. Les exercices, suspendus depuis l’entrée de la Belle-Roulotte dans le défilé de l’Oural, n’avaient pas été repris pendant le reste du voyage. Bah ! de vrais artistes ne doivent-ils pas être toujours prêts à briller dans leur art ?

Quant à leur pièce, il était inutile de la répéter. On l’avait jouée si souvent — et sans souffleur — que cela n’était pas pour préoccuper les chefs d’emploi.

Cependant Ortik avait quelque peine à ne point laisser voir l’inquiétude que lui causait l’absence prolongée de M. Serge. L’entrevue de la veille n’ayant pas eu lieu, il avait dû prévenir ses complices que l’affaire était remise de vingt-quatre heures. Aussi se demandait-il pourquoi M. Serge n’avait point reparu à Perm, bien que M. Cascabel eût annoncé son retour dans la soirée ?… Était-ce parce qu’il avait dû rester au château de Walska ? C’était probable, car il n’y avait pas de doute qu’il y fut allé. Ortik aurait donc dû montrer moins d’impatience. Mais il n’était pas maître de lui, et il ne put se retenir de demander à M. Cascabel s’il avait des nouvelles de M. Serge.

« Aucune, répondit M. Cascabel.

— Je croyais, reprit Ortik, que vous attendiez M. Serge hier soir ?…

— En effet, répondit M. Cascabel, et il faut qu’il ait eu quelque empêchement !… Ce serait bien fâcheux, s’il ne pouvait assister à notre représentation !… Ce sera tout simplement merveilleux !… Vous verrez, Ortik !… »

Si M. Cascabel parlait comme un homme qui n’éprouve aucune inquiétude, au fond, il était inquiet et très sérieusement.

La veille, après lui avoir promis d’être de retour avant le jour, M. Serge était parti pour le château de Walska. Six verstes pour aller, six verstes pour revenir, ce n’était rien ! Or, puisqu’il n’était pas revenu, trois hypothèses se présentaient : ou M. Serge avait été arrêté avant d’arriver à Walska, ou il y était arrivé, mais l’état du prince Narkine l’avait retenu au château, ou, après être reparti dans la nuit, il avait été arrêté en route. Quant à supposer que les complices d’Ortik fussent parvenus à l’attirer dans quelque piège, ce n’était pas admissible, et, à cette observation qui lui fut faite par Kayette, M. Cascabel répondit :

« Non ! ce coquin d’Ortik ne serait pas tourmenté comme il semble l’être !… Il ne m’aurait pas demandé des nouvelles de M. Serge, si ses compagnons l’avaient tenu entre leurs mains !… Ah ! le gueux !… Tant que je ne l’aurai pas vu grimacer au bout d’une potence avec son ami Kirschef, il manquera quelque chose à mon bonheur en ce monde ! »

M. Cascabel dissimulait donc assez mal ses anxiétés. Aussi, Cornélia, bien qu’elle fût non moins alarmée que son mari, lui disait-elle :

« Voyons, César, un peu de calme !… Tu t’agites trop !… Il faut te faire une raison !

— On ne se fait pas une raison, Cornélia, on se sert de celle qu’on possède, et on raisonne comme on peut ! Il est certain que M. Serge devrait être revenu à l’heure qu’il est, et que nous en sommes encore à l’attendre !…

— Soit, César, mais personne ne peut soupçonner qu’il est le comte Narkine.

— Non… personne, en vérité, personne… à moins que…

— Qu’est-ce que cela signifie ?… À moins que ?… Voilà maintenant que tu te mets à parler comme Clou-de-Girofle !… Qu’entends-tu par là ?… Il n’y a que toi et moi à savoir le secret de M. Serge… Crois-tu donc que j’aie pu le trahir ?…

— Toi, Cornélia, jamais !… Ni moi !…

— Eh bien, alors…

— Eh bien, il y a à Perm des gens qui ont été autrefois en rapport avec le comte Narkine et ils ont pu le reconnaître !… Cela doit paraître singulier qu’il y ait un Russe dans notre troupe !… Enfin, Cornélia, il est possible que j’exagère, mais l’affection que j’ai pour M. Serge ne me permet pas de rester tranquille !… Il faut que j’aille, que je vienne…

— César, prend garde, à ton tour, d’exciter les soupçons ! fit très judicieusement observer Cornélia. Et, surtout, ne va pas te compromettre en interrogeant mal à propos les gens et faire des demandes indiscrètes ! Je trouve comme toi que ce retard est fâcheux, et j’aimerais mieux que M. Serge fût ici ! Pourtant, je ne mets pas les choses au pis, et je pense qu’il aura été tout bonnement retenu au château de Walska, près du prince Narkine. À présent qu’il fait plein jour, il n’ose pas repartir, je le comprends, mais il reviendra dans la nuit prochaine. Ainsi, César, pas de bêtises ! Du sang-froid, et songe que tu vas jouer ce rôle de Fracassar, qui est l’un des plus grands succès de ta carrière ! »

On ne pouvait mieux raisonner que cette femme de tant de bon sens, et on ne s’explique guère pourquoi son mari se refusait à lui faire connaître la vérité. Après tout, peut-être n’avait-il pas tort. Qui sait si l’impétueuse Cornélia eût pu se contenir en présence d’Ortik et de Kirschef, lorsqu’elle aurait su ce qu’ils étaient et ce qu’ils méditaient de faire !

M. Cascabel se tut donc, et quitta la Belle-Roulotte, afin de surveiller les détails de son installation au cirque. De son côté, Cornélia, aidée de Kayette et de Napoléone, avait à passer en revue les costumes, les perruques, les accessoires, qui devaient servir à la représentation.

Pendant ce temps, les deux Russes s’occupaient, à les en croire, de régulariser leur situation comme matelots rapatriés — ce qui nécessitait nombre de courses, pas et démarches.

Tandis que M. Cascabel travaillait avec Clou, nettoyant les banquettes poussiéreuses du cirque, balayant la piste qui devait servir de théâtre, Jean et Sandre transportaient les divers objets et ustensiles indispensables pour les exercices de force et d’adresse. Puis, cela fait, ils auraient à s’occuper de ce que l’imprésario appelait « ses décors entièrement neufs » et dans lesquels « ses artistes incomparables jouaient ce beau drame pantomimique des Brigands de la Forêt Noire ».

Jean était plus triste que jamais. Il ignorait que M. Serge fût le comte Narkine, un condamné politique, qui ne pouvait rester dans son pays. Pour lui, M. Serge était un riche propriétaire foncier, rentré dans ses domaines, et qui revenait s’y fixer avec sa fille adoptive. Combien sa douleur eût été adoucie, s’il avait su que le séjour de l’empire russe était interdit à M. Serge et qu’il repartirait après avoir revu le prince Narkine, son père ; s’il avait pu espérer que M. Serge chercherait refuge en France, et que Kayette y viendrait avec lui ! Dans ce cas, la séparation eût été reculée de quelques semaines, et c’étaient quelques semaines à vivre encore l’un près de l’autre !

« Oui ! se répétait Jean, M. Serge va rester à Perm… et Kayette y restera avec lui !… Dans quelques jours, nous serons repartis… et je ne la reverrai plus !… Chère petite Kayette, tu seras heureuse dans la maison de M. Serge… et pourtant !… »
cette représentation avait été annoncée. (Page 402.)

Le cœur du pauvre garçon se brisait en songeant à toutes ces choses !

Cependant, vers neuf heures, M. Serge n’avait pas encore reparu à la Belle-Roulotte. Il est vrai, ainsi que l’avait fait observer Cornélia, il ne fallait plus l’attendre que dans la nuit, ou tout au moins à une heure assez avancée pour qu’il ne risquât pas d’être reconnu sur la route.

« Alors, se disait M. Cascabel, il ne pourra même pas assister à notre représentation !… Eh bien, tant mieux !… Je ne le regretterai point !… Elle sera jolie, cette représentation… pour les débuts de la famille Cascabel sur le théâtre de Perm !… Avec tous ces tracas, je perdrai mes moyens !… Je serai détestable dans ce rôle de Fracassar, moi qui emplissais si bien la peau du bonhomme !… Et Cornélia, qui, quoi qu’elle en dise, sera dans ses petits souliers !… Et Jean, qui ne pense qu’à sa petite Kayette !… Et Sandre et Napoléone, qui ont le cœur gros, en songeant qu’ils vont se séparer d’elle !… Ah ! mes enfants, quelle veste nous allons endosser ce soir !… Je ne peux guère compter que sur Clou pour soutenir l’honneur de la troupe ! »

Et, comme M. Cascabel ne pouvait rester en place, il eut l’idée d’aller aux nouvelles. Dans une ville telle que Perm, on sait rapidement tout ce qui se passe. Les Narkine étaient très connus dans le pays, très aimés aussi… Dans le cas où M. Serge serait tombé entre les mains de la police, le bruit de son arrestation se serait immédiatement répandu… Cette affaire ferait le sujet de tous les entretiens… Et même, le prisonnier serait déjà enfermé à la citadelle de Perm pour y être jugé !

C’est pourquoi M. Cascabel laissa Clou-de-Girofle s’occuper de mettre le cirque en état. Puis il s’en alla errer à travers la ville, le long de la Kama, où les bateliers vaquaient à leurs travaux habituels, dans le haut et le bas quartier, où la population ne paraissait point distraite de ses labeurs quotidiens. Il se mêla aux conversations… il écouta sans en avoir l’air… Rien !… Rien qui eût rapport au comte Narkine !

Cela ne suffisait point à le rassurer, il revint vers la route qui conduit de Perm au village de Walska, par laquelle la police aurait ramené M. Serge si elle se fût emparée de sa personne. Et, toutes les fois qu’il apercevait au loin quelque groupe de passants, il se figurait que c’était le prisonnier, escorté d’un peloton de Cosaques !

Dans le désarroi de ses idées, M. Cascabel ne songeait même plus à sa femme, à ses enfants, à lui-même, si compromis pour le cas où le comte Narkine aurait été arrêté ! En effet, il ne serait que trop facile aux autorités d’apprendre dans quelles conditions M. Serge avait pu rentrer sur les territoires russes, et quels étaient les braves gens qui avaient favorisé son retour. Et cela pourrait coûter chez à la famille Cascabel !

Bref, de ces diverses allées et venues de M. Cascabel, de ses stations prolongées sur la route de Walska, il résultat qu’il ne se trouvait point au cirque lorsqu’un homme vint demander à le voir, vers dix heures du matin.

Clou-de-Girofle était seul à ce moment, se démenant au milieu d’un nuage de poussière, qui flottait au-dessus de la piste. Il en sortit en apercevant cet homme qui était tout simplement un moujik. Clou ne connaissant pas plus la langue dudit moujik que ledit moujik ne connaissait la langue de Clou, il leur fut impossible de s’entendre. Aussi Clou ne comprit-il pas un traître mot, lorsque son interlocuteur lui dit qu’il désirait parler à son maître, et qu’il était venu le trouver au cirque avant d’aller à la Belle-Roulotte. Et alors le moujik fit ce qu’il aurait dû faire tout d’abord : il tendit une lettre à l’adresse de M. Cascabel.

Clou comprit, cette fois. Une lettre portant le nom fameux des Cascabel ne pouvait être destinée qu’au chef de la famille… à moins que ce ne fût à Mme  Cornélia, ou à M. Jean, ou à M. Sandre, ou à Mlle  Napoléone.

Aussi Clou prit-il la lettre, en faisant comprendre par un geste qu’il se chargeait de la remettre à son patron. Puis, il congédia le moujik avec nombre de salutations, mais sans avoir pu savoir d’où il venait et qui l’avait envoyé.

Un quart d’heure après, au moment où Clou se disposait à retourner à la Belle-Roulotte, M. Cascabel parut à l’entrée de la piste, plus énervé, plus anxieux que jamais.

« Monsieur patron ? dit Clou.

— Eh bien ?…

— J’ai reçu une lettre.

— Une lettre ?…

— Oui, une lettre qui vient d’être apportée…

— Pour moi ?

— Pour vous.

— Par qui ?…

— Par un moujik.

— Un moujik ?…

À moins que ce ne soit pas un moujik ! »

M. Cascabel saisit la lettre que lui tendait Clou, et, après avoir reconnu l’écriture de M. Serge sur l’adresse, il devint si pâle que son fidèle serviteur s’écria :

« Monsieur patron, qu’avez-vous ?…

— Rien ! »

Que disait M. Serge dans cette lettre ?… Pourquoi écrivait-il à M. Cascabel ?… Évidemment, pour l’informer des motifs qui l’avaient empêché de revenir à Perm pendant la nuit !… Était-il donc en état d’arrestation ?…

M. Cascabel ouvrit la lettre, se frotta l’œil droit, puis l’œil gauche, et la lut d’un trait.

Quel cri lui échappa alors — un de ces cris qui sortent des larynx à demi-étranglés ! La figure convulsée, les yeux blancs, la face paralysée par une contraction nerveuse, il essayait de parler et ne pouvait articuler un son !…

Clou dut croire que son patron allait périr par suffocation, et il commençait à lui défaire sa cravate…

M. Cascabel se releva d’un bond, et sa chaise, repoussée d’un pied vigoureux, alla retomber sur les dernières banquettes du cirque. Il tournait et retournait, il se démenait, et prestement il envoya le coup de pied traditionnel à Clou-de-Girofle, qui, n’étant pas à la réplique cette fois, le reçut en plein à la place non moins traditionnelle… Son maître était-il donc devenu fou ?…

« Eh ! monsieur patron, s’écria Clou, nous ne sommes pas à la parade !

— Si… nous y sommes, à la parade ! s’écria M. Cascabel. Jamais nous n’y avons tant été, à la parade, et à la grrrande parade des grrrands drrrimanches ! »

Clou n’avait qu’à s’incliner devant cette réponse — ce qu’il fit en se frottant les reins, car le coup de pied avait véritablement été un coup de pied des grrrands jours !

Mais alors M. Cascabel, ayant repris son sang-froid, vint à lui et d’un ton mystérieux :

« Clou, tu es un garçon discret ?… dit-il.

— Certes, monsieur patron !… Je n’ai jamais rien dit des secrets qui m’étaient confiés… à moins que…

— Chut !… Assez !… Tu vois cette lettre ?

— La lettre du moujik ?…

— Elle-même !… S’il arrive de dire à qui que ce soit que je l’ai reçue…

— Bon !

À Jean, à Sandre ou à Napoléone…

— Bien !

— Et surtout à Cornélia, mon épouse, je te jure que je te ferai empailler…

— Vivant ?…

— Vivant… pour que tu le sentes, imbécile ! »

Et, devant cette menace, voilà que Clou se met à trembler de tous ses membres.

Puis, M. Cascabel, le prenant par l’épaule, lui murmura à l’oreille d’un ton de fatuité superbe et transcendante :

« C’est qu’elle est jalouse, Cornélia !… Et vois-tu, Clou, on est bel homme ou on ne l’est pas ! Une femme charmante… une princesse russe !… Tu comprends !… Elle m’écrit !… Un rendez-vous !… Voilà qui ne t’arrivera jamais… avec un nez comme le tien !

— Jamais, répondit Clou, à moins que… ».

Mais, ce que cette restriction pouvait signifier dans la pensée de Clou, on n’a jamais pu le savoir !



XIV

dénouement très applaudi des spectateurs.


La pièce qui portait ce titre aussi neuf qu’alléchant : Les Brigands de la Forêt Noire, était une œuvre remarquable. Faite selon les anciens préceptes de l’art dramatique, elle reposait sur l’unité de temps, d’action et de lieu. Son introduction posait nettement les personnages, son nœud nouait vigoureusement l’action, son dénouement la dénouait avec habileté, et, quoique prévu, ce dénouement n’en produisait pas moins un effet très considérable. Il n’y manquait même pas la « scène à faire » réclamée par le plus tenace des critiques modernes, et elle était bien faite.

D’ailleurs, il n’aurait pas fallu demander à César Cascabel une de ces pièces au goût du jour, où tous les détails de la vie privée sont transportés sur le théâtre — une de ces pièces dans lesquelles, si le crime ne triomphe pas, du moins la vertu n’est pas suffisamment récompensée. Non ! à la dernière scène des Brigands de la Forêt Noire, l’innocence était reconnue selon la formule, et la méchanceté était punie sous la forme la plus convenable. Les gendarmes apparaissaient au moment où tout semblait perdu, et lorsqu’ils mettaient la main au collet du traître, la salle croulait sous les applaudissements.

À n’en pas douter, cette pièce eût été écrite d’un style simple, ferme, personnel, respectueux de la grammaire, dégagé de ces néologismes prétentieux, de ces expressions documentaires, de ces mots réalistes de la nouvelle école — si elle eût été écrite. Mais elle ne l’était pas. Aussi cette pantomime pouvait-elle se jouer sur tous les théâtres comme sur tous les tréteaux des deux mondes. Immense avantage de ces pièces simplement mimées, sans parler des fautes grammaticales et autres, qui sont facilement évitées dans ce genre de littérature.

On a dit plus haut : Il n’aurait pas fallu demander à César Cascabel, etc. C’est que César Cascabel, en effet, était l’auteur de ce chef-d’œuvre forain. Chef-d’œuvre est le mot, puisque, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Continent, il en était à sa trois mille cent soixante-dix-septième représentation. On ne connaît que l’Ours et la Sentinelle du cirque Franconi — le plus grand succès connu dans les annales dramatiques, — qui ait dépassé ce chiffre. Mais, très certainement, la valeur littéraire de cette œuvre olympique est inférieure à celle des Brigands de la Forêt Noire.

D’ailleurs, cette pièce avait été faite pour mettre en relief les talents spéciaux de la troupe Cascabel, talents si réels, si variés, que jamais un tel ensemble d’artistes n’avait été présenté au public par un directeur de troupe sédentaire ou ambulante.

Les maîtres du drame contemporain ont très justement formulé ce principe : « Au théâtre, il faut toujours faire rire ou pleurer, ou l’on bâille. » Eh bien ! si tout l’art du dramaturge est là, les Brigands de la Forêt Noire méritent cent fois cette qualification de chef-d’œuvre. On y rit aux larmes, et on y pleure — aux larmes aussi. Il n’y a pas une scène, ni une partie de scène, où le spectateur le plus indifférent éprouve le besoin d’ouvrir la bouche pour bâiller. Et même, dans le cas où il serais pris d’un bâillement, provenant de quelque digestion pénible, son bâillement se terminerait par un éclat de sanglots ou de rire.

Comme toute pièce bien charpentée, celle-ci était claire, rapide, simplement conçue, simplement conduite. Les faits s’y succédaient logiquement. C’est au point qu’on pouvait se demander « si ce n’était pas arrivé ! »

Qu’on en juge par ce compte-rendu, que la plupart des critiques pourraient prendre pour modèle.

C’était l’histoire très dramatisée de deux amoureux qui s’adoraient. Pour la commodité du récit, sachez que Napoléone jouait la jeune fille et que Sandre jouait le jeune homme. Malheureusement, Sandre est pauvre, et la mère de Napoléone, la hautaine Cornélia, ne veut pas entendre parler de ce mariage.

Ce qu’il y a de tout à fait neuf, c’est que ces amours sont contrariées par la présence d’un grand dadais, Clou-de-Girofle, aussi riche d’argent que pauvre d’esprit, lequel est amoureux de Napoléone et veut l’épouser. Et — là peut-être éclate le génie inventif de l’auteur — la mère, qui tient aux écus, ne demande pas mieux que de lui donner sa fille.

Il serait vraiment difficile d’engager plus adroitement une action et de la rendre plus intéressante. Il va de soi que cet imbécile de Clou ne peut pas ouvrir la bouche sans dire une sottise. Il est ridicule de sa personne, mal dégauchi, avec un nez long de cela, qu’il a l’habitude de fourrer partout. Et, lorsqu’il arrive avec ses cadeaux de noces, le singe John Bull, grimaçant à plein museau, et Jako, le perroquet — le seul de tous les artistes qui parle dans la pièce —, c’est vraiment à se tordre.

Cependant ces rires se taisent bientôt devant la profonde douleur des deux jeunes gens, qui ne peuvent se voir qu’en secret, ce qu’on appelle « à la dérobée ».

Et précisément, on est arrivé au jour de ce mariage que Cornélia a imposé à sa fille. Napoléone a revêtu ses plus beaux atours, mais toute pleurante, toute désespérée ! Et c’est vraiment odieux, de
Le moujik tendit une lettre. (Page 410.)

voir que cette jolie poulette est promise à cet affreux coq de village !

Tout cela se joue sur la place de l’église. La cloche sonne, les portes sont ouvertes, il n’y a qu’à entrer. Sandre est agenouillé sur les marches du portique !… Il faudra qu’on lui passe sur le corps !… Rien n’est plus poignant.

Soudain — et dans tout le répertoire dramatique de la Comédie-Française ou de l’Ambigu, peut-être n’y a-t-il jamais eu pareil coup
« Voilà ce qui ne t’arrivera jamais… avec un nez comme le tien ! » (Page 413.)

de théâtre — soudain un jeune militaire apparaît en faisant trembler la toile de fond. C’est Jean, le propre frère de la malheureuse fiancée. Il revient de la guerre, où il a vaincu les ennemis — ennemis qui peuvent varier suivant les pays où l’on joue la pièce, des Anglais en Amérique, des Français en Allemagne, des Russes en Turquie, etc.

Le brave et sympathique Jean est arrivé à propos. Il saura faire prévaloir sa volonté. Il a appris que Sandre aime Napoléone et que Napoléone aime Sandre. Aussi, après avoir repoussé Clou d’un bras vigoureux, il le provoque, et ce niais est pris d’une si belle peur qu’il s’empresse de renoncer au mariage.

On voit combien ce drame est corsé, et comment les situations s’y enchaînent !… Et ce n’est pas fini.

En effet, tandis que l’on cherche Cornélia, à qui Clou veut rendre sa parole, un incident se produit… Cornélia a disparu !… On va, on vient !… Plus personne !

Tout à coup, des cris se font entendre dans les profondeurs de la forêt voisine. Sandre reconnait la voix de Mme  Cascabel, et, quoiqu’il s’agisse de sa future belle-mère, il n’hésite pas… il vole à son secours… Évidemment, cette impérieuse dame a été enlevée par la bande de Fracassar, peut-être par Fracassar lui-même, le fameux chef des brigands de la Forêt Noire.

Effectivement, c’est ce qui est arrivé, et, tandis que Jean se tient près de sa sœur pour la protéger au besoin, Clou sonne la cloche et appelle au secours. Un coup de feu retentit… Le public est haletant, et il serait difficile d’imaginer que l’émotion puisse être jamais poussée plus loin au théâtre.

C’est alors que M. Cascabel, sous le costume calabrais du terrible Fracassar, paraît en scène, accompagné de ses complices, qui entraînent Cornélia, malgré sa résistance… Mais l’héroïque jeune premier revient à la tête d’une brigade de gendarmes, bottés jusqu’à la ceinture… Sa belle-mère est délivrée, les brigands sont saisis, et l’amoureux Sandre épouse sa fiancée Napoléone.

Il convient d’ajouter que, vu l’insuffisance du personnel, les bandits d’une part, les gendarmes de l’autre, ne paraissent jamais sur la scène. C’est Clou qui est chargé d’imiter leurs différents cris dans la coulisse, il s’en acquitte à faire illusion. Quant à M. Cascabel, il est réduit à se mettre lui-même les menottes. Mais, on ne saurait trop le répéter, l’effet de ce dénouement, grâce à une figuration si clairement indiquée, est extraordinaire.

Telle est cette pièce, sortie du puissant cerveau de César Cascabel, qui allait être représentée au cirque de Perm. Et, on ne peut en douter, elle y retrouverait son succès habituel, si les interprètes étaient à la hauteur de l’œuvre.

Ils l’étaient ordinairement, M. Cascabel très farouche, Cornélia très entichée de sa naissance et de sa fortune, Jean très chevaleresque, Sandre très sympathique, Napoléone très touchante. Les rôles, comme on dit, portaient les artistes. Mais, il faut le reconnaître, la famille n’était pas précisément à la gaieté ce jour-là. Elle était fort triste et, certainement, une fois en scène, elle manquerait de verve. Les jeux de physionomie seraient incertains, les répliques de gestes n’arriveraient pas avec la précision voulue… Peut-être les effets de larmes seraient-ils plus vrais, puisque chacun avait envie de pleurer, tandis que, pour les effets de rire, ce ne serait plus cela du tout !

Et lorsque l’on se mit à table au déjeuner de midi, en voyant inoccupée la place de M. Serge — ce qui était comme un avant-goût de la prochaine séparation — la tristesse s’accrut encore… Personne n’avait faim, personne n’avait soif… C’était navrant !

Eh bien ! il ne l’entendait pas ainsi, le directeur de la troupe. Lui avait mangé comme quatre. Et, le repas achevé, il ne se gêna pas pour exprimer son mécontentement.

« Ah çà ! s’écria-t-il, est-ce que cela ne va pas finir ?… Je ne vois que des figures longues d’une aune !… À commencer par toi, Cornélia, et à finir par toi, Napoléone !… Il n’y a vraiment que Clou qui soit à peu près présentable !… Ventre du diable ! ça ne me convient pas, enfants, mais pas du tout !… J’entends que l’on soit gai, et que l’on joue gaiement, et qu’on y mette du sien, et que ça passe la rampe, ou je me fichtrefâche ! »

Et, lorsque M. Cascabel avait employé cette expression, qui lui appartenait en propre, personne n’osait encourir les suites de sa colère. Il n’y avait qu’à obéir… on obéissait.

D’ailleurs, cet homme d’un esprit si inventif avait eu une idée excellente, comme il lui en venait toujours dans des circonstances graves.

Il avait résolu de compléter sa pièce, ou, plutôt, de renforcer sa mise en scène — on va voir de quelle façon.

Il a été dit que jusqu’alors, par défaut de comparses, jamais les brigands ni les gendarmes ne s’étaient montrés au public. Bien qu’il représentât le brigandage à lui tout seul, M. Cascabel pensait, très justement, que la pièce ferait un plus grand effet, si la figuration était complète au dénouement.

Aussi l’idée lui était-elle venue d’engager quelques comparses pour cette représentation. Et, au fait, n’avait-il pas sous la main Ortik et Kirschef ? Pourquoi ces deux braves marins refuseraient-ils de remplir le rôle de brigands ?

Donc, au moment de quitter la table, M. Cascabel, s’adressant à Ortik, lui expliqua-t-il la situation, et finit par dire :

« Vous conviendrait-il de prendre tous deux part à la représentation, comme figurants ?… Ça me rendrait un véritable service, mes amis !

— Très volontiers, répondit Ortik. Kirschef et moi, nous ne demandons pas mieux ! »

Comme ils avaient intérêt à rester dans les meilleurs termes avec la famille Cascabel, on comprend qu’ils se fussent empressés d’agréer cette proposition.

« Parfait, mes amis, parfait ! répondit M. Cascabel. Vous n’aurez, d’ailleurs, qu’à paraître avec moi, au moment où j’entre en scène, c’est-à-dire au dénouement !… Vous ferez comme je ferai, les mêmes roulements d’yeux, les mêmes gestes, les mêmes rugissements de rage !… Vous verrez, cela ira tout seul, et je vous garantis un succès prodigieux ! »

Puis, après avoir réfléchi :

« Mais j’y pense, ajouta-t-il, à vous deux, vous ne ferez encore que deux brigands !… Ce n’est pas assez !… Non !… C’est toute une bande que Fracassar a sous ses ordres, et si je pouvais vous adjoindre cinq ou six autres bonshommes, l’effet serait plus grand !… Est-ce que vous ne pourriez pas me racoler par la ville quelques gentilshommes sans ouvrage, à qui une bonne bouteille de vodka et un demi-rouble ne feraient pas peur ? »

Après avoir jeté un coup d’œil à Kirschef, Ortik répondit :

« Cela se peut, monsieur Cascabel. Hier, au cabaret, nous avons précisément fait connaissance avec une demi-douzaine de braves gens…

— Amenez-les, Ortik, amenez-les ce soir, et je réponds de mon dénouement !

— C’est convenu, monsieur Cascabel.

— Parfait, mes amis !… Quelle représentation !… Quelle attraction pour le public ! »

Et, lorsque les deux marins furent partis, M. Cascabel fut pris d’une telle convulsion de rire que sa ceinture en cassa sur son ventre. Cornélia crut qu’il allait passer dans une syncope.

« César, il n’est pas prudent de rire comme cela, après déjeuner ! lui dit-elle.

— Moi ?… rire, ma bonne ?… Mais je n’en ai point envie !… Si je ris, c’est sans m’en apercevoir !… Au fond, je suis très triste !… Songe donc, il est une heure, et cet excellent M. Serge qui n’est pas encore de retour !… Et il ne sera pas là pour débuter comme escamoteur dans la troupe !… Quelle guigne ! »

Puis, tandis que Cornélia retournait à ses costumes, il sortit, afin de faire quelques courses qui lui paraissaient indispensables, se contenta-t-il de dire.

La représentation devait commencer à quatre heures — ce qui permettait d’économiser l’éclairage, lequel laissait à désirer au cirque de Perm. La jeune Napoléone n’était-elle pas assez fraîche, d’ailleurs, et sa mère elle-même, assez bien « conservée », pour affronter le grand jour ?

On se figurerait difficilement l’effet que l’affiche de César Cascabel avait produit dans la ville, sans parler du tambour de Clou-de-Girofle, qui, une heure durant, alla battre à travers les rues ses ras et ses flas les plus extraordinaires. Il y avait de quoi réveiller toutes les Russies à la fois !

Il s’ensuivit qu’à l’heure dite, il y eut aux abords du cirque grande affluence de spectateurs : le gouverneur de Perm et sa famille, un certain nombre de fonctionnaires, des officiers de la citadelle, quelques gros négociants de l’endroit, et aussi nombre de ces petits trafiquants, qui étaient venus à la foire, enfin un énorme concours de populaire.

À la porte se démenaient les instrumentistes de la troupe, Sandre, Napoléone, Clou, avec piston, trombone, tambour, et aussi Cornélia, en maillot couleur chair et en jupe rose, qui faisait tonner sa grosse caisse. De là, un vacarme prodigieux, bien fait pour charmer des oreilles de moujiks.

Puis, ces cris de César Cascabel, proférés en bon et intelligible russe :

« Entrez !… Entrez, mesdames et messieurs !… C’est quarante kopeks la place… sans distinction !… Entrez ! »

Et, dès que messieurs et mesdames eurent pris place sur les banquettes du cirque, l’orchestre s’éclipsa, afin de reprendre son rôle dans le programme de la représentation.

La première partie marcha parfaitement. La petite Napoléone sur la corde raide, le jeune Sandre dans ses dislocations de clown contorsionniste, les chiens savants, le singe John Bull et le perroquet Jako dans leurs réjouissantes scènes, M. et Mme  Cascabel dans leurs exercices de force et d’adresse, obtinrent un véritable succès. De ces vifs applaudissements, si légitimement dus à des artistes de premier ordre, Jean eut aussi sa part. Peut-être, ayant l’esprit ailleurs, sa main hésita-t-elle, peut-être ses talents d’équilibriste furent-ils un moment obscurcis ?… Mais cela ne fut perceptible que pour l’œil du maître, et le public ne s’aperçut pas que le pauvre garçon n’était pas tout à son affaire !

Quant à la pyramide humaine, qui précéda l’entracte, elle fut unanimement bissée.

Au surplus, M. Cascabel avait été étourdissant de verve et de bonne humeur, en présentant ses artistes, en demandant pour eux des hurrahs bien mérités. Jamais cet homme supérieur n’avait montré plus hautement tout ce qu’une nature énergique peut prendre d’empire sur elle-même. L’honneur de la famille Cascabel était sauf. C’est un nom que les descendants des Moscovites prononceraient toujours avec admiration et respect.

Mais, si le public avait suivi avec intérêt cette partie du programme, avec quelle impatience il attendait la seconde ! Pendant l’entracte, on ne parlait que de cela dans les couloirs.

Après une suspension de dix minutes, qui avait permis aux spectateurs d’aller prendre l’air, la foule rentra, et pas une place ne resta inoccupée.

Depuis une heure déjà, Ortik et Kirschef étaient revenus de leur tournée, ramenant une demi-douzaine de comparses. Comme on le devine, c’étaient précisément ceux de leurs anciens compagnons qu’ils avaient rencontrés dans le défilé de l’Oural.

M. Cascabel examina attentivement sa nouvelle figuration.

« Bonnes têtes ! s’écria-t-il. Bonnes faces !… Beaux torses !… L’air un peu trop honnête peut-être pour remplir des rôles de brigands !… Enfin, avec des perruques hérissées et des barbes terribles, j’en ferai quelque chose ! »

Et, comme M. Cascabel ne paraissait qu’à la fin de la pièce, il eut le temps nécessaire pour préparer ses recrues, les habiller, les coiffer, en un mot, pour en faire des bandits présentables.

Puis, Clou-de-Girofle frappa les trois coups.

À ce moment, dans un théâtre bien machiné, le rideau se fût levé sur les derniers accords de l’orchestre. S’il ne se leva pas, cette fois, c’est qu’il n’y a point de rideaux aux pistes de cirque, même quand elles servent de scène.

Mais que l’on ne s’imagine pas qu’il n’y eût pas de décor, ou, du moins quelque apparence de décor. À gauche, une armoire, avec une croix peinte, figurait l’église, ou plutôt la chapelle, dont le clocher devait être dans la coulisse ; au centre, se développait la place publique du village, naturellement représentée par la piste ; à
Soudain un peloton de Cosaques fait irruption… (Page 427.)

droite, quelques arbustes en caisse, habilement disposés, donnaient une très suffisante idée de la Forêt Noire.

La pièce commença au milieu d’un profond silence. Que Napoléone était donc gentille avec sa petite jupe à raies, légèrement défraîchie, son joli bonnet posé comme une fleur sur sa chevelure blonde, et surtout son air si ingénu et si tendre ! Le premier amoureux Sandre, en justaucorps orange, déteint aux entournures, lui faisait la cour avec
« Le voilà ! » dit Ortik. (Page 428.)

des gestes si passionnés, qu’un dialogue n’eût pas rendu ses répliques plus compréhensibles ! Et l’entrée de Clou-de-Girofle, coiffé de sa perruque niaise, d’un jaune ardent, monté sur de longues jambes qu’il jetait de-ci de-là, son air bête et prétentieux, son nez à besicles, et le singe qui lui faisait des grimaces, et le perroquet dont les jacasseries étaient si spirituelles ! Impossible d’être plus réussi que ce laruette de foire !

Survient Cornélia, une femme qui sera terrible lorsqu’elle sera belle-mère. Elle refuse à Sandre la main de Napoléone, et, pourtant, on sent qu’un cœur bat sous ses oripeaux de grande dame du moyen âge.

Grand succès à l’entrée de Jean, en carabinier italien. Il est bien triste, bien défait, le pauvre garçon ! Il a l’air de penser à toute autre chose qu’à son rôle ! Il aimerait mieux jouer celui de Sandre, et que Kayette fût sa fiancée, et qu’il n’y eût plus qu’à la conduire à l’église ! Et que d’heures perdues, lorsqu’il leur en restait si peu à passer ensemble !

Cependant la situation dramatique était tellement forte qu’elle emporta l’acteur. Il eût été impossible de ne pas déployer un énorme talent dans un tel rôle. Songez donc ! Un frère qui revient de la guerre, vêtu en carabinier, et qui prend la défense de sa sœur contre les injonctions hautaines d’une mère et les ridicules prétentions d’un sot !

Superbe, la scène de provocation entre Jean et Clou-de-Girofle ! Cet imbécile tremble de peur, au point que sa mâchoire grelotte, que son regard se trouble, et que son nez s’allonge démesurément. On dirait la pointe d’une épée qui, après lui avoir traversé la tête, sortirait par le milieu de sa face.

Alors éclatent dans la coulisse des cris, bien nourris cette fois. Le jeune Sandre, emporté par son courage, et peut-être avec l’idée de se faire tuer, car la vie lui est à charge, s’élance dans les profondeurs de la forêt d’arbres en caisse. On entend une lutte très violente à la cantonnade, et un coup de feu…

Un instant après, voilà Fracassar, le chef des brigands, qui entre en scène. Il est effrayant avec son maillot rose presque blanc et sa barbe noire presque rousse. Toute la bande scélérate l’accompagne en gesticulant. Au milieu des brigands, figurent Ortik et Kirschef, méconnaissables sous leur perruque et leur défroque. Cornélia, menacée dans son honneur, est saisie par le terrible chef. Sandre se précipite pour la défendre, et il semble bien que le dénouement ordinaire de la pièce va être compromis, ce jour-là, car la situation n’est plus la même.

En effet, lorsque M. Cascabel était seul à représenter toute la bande des brigands de la Forêt Noire, Jean, Sandre, leur mère, leur sœur, et aussi Clou-de-Girofle, avaient la partie belle pour le tenir en respect, en attendant l’arrivée des gendarmes, qui étaient signalés au lointain dans la coulisse. Mais, cette fois, le chef Fracassar est à la tête de huit malfaiteurs en chair et en os, visibles, palpables, et dont il sera bien difficile d’avoir raison… Il y avait donc lieu de se demander comment cela finirait, pour que la vraisemblance ne fût pas trop choquée…

Soudain, un peloton de Cosaques fait irruption sur la piste. Voilà une entrée des plus inattendues…

En vérité, M. Cascabel n’a rien négligé pour donner à cette représentation un éclat extraordinaire, et sa figuration est au complet. Gendarmes ou Cosaques, c’est tout un ! En un instant, Ortik, Kirschef, leurs six compagnons, sont terrassés, garrottés, et d’autant plus facilement que leur rôle les oblige à se laisser faire…

Mais, tout à coup, voilà que des cris se font entendre :

« Ah ! pas moi, s’il vous plaît, braves Cosaques !… Ceux-ci tant que vous voudrez !… Moi… je n’en suis que pour rire ! »

Et qui parle ainsi ?… C’est Fracassar ou plutôt M. Cascabel, qui s’est relevé, les mains libres, tandis que les figurants, dûment enchaînés, sont entre les mains de la police.

Voilà quelle avait été la grande idée de César Cascabel ! Après avoir prié Ortik et ses complices de jouer le rôle des brigands, il s’était mis en rapport avec les autorités de Perm, en les prévenant qu’il y aurait « un fameux coup à faire ! ». Cela explique comment un peloton de Cosaques était arrivé juste au dénouement de la pièce.

Ah ! il était réussi et bien réussi, ce fameux coup ! Ortik et les autres étaient bel et bien pincés par les agents de l’autorité.

Mais Ortik s’est redressé, et, désignant M. Cascabel au chef des Cosaques :

Cet homme, dit-il, je vous le dénonce !… C’est lui qui a fait rentrer en Russie un condamné politique !… Ah ! tu m’as livré, maudit saltimbanque, je te livre à mon tour !

— Livre, mon ami, répondit tranquillement M. Cascabel, en clignant de l’œil.

— Et le condamné, l’évadé de la forteresse d’Iakoust, qu’il a ramené, c’est le comte Narkine !

— Parfaitement, Ortik ! »

Cornélia, ses enfants, et Kayette, qui venait d’accourir, étaient atterrés !…

En ce moment, un des spectateurs se lève… C’est le comte Narkine !…

« Le voilà ! dit Ortik.

— Oui ! le comte Narkine ! répond M. Serge.

— Mais le comte Narkine amnistié ! » s’écrie M. Cascabel, en partant d’un superbe éclat de rire.

Quel effet sur le public ! Toute cette réalité, mêlée aux fictions de la pièce, cela était de nature à troubler les plus fermes esprits ! Il n’est même pas bien sûr qu’une partie des spectateurs n’ait pas cru que les Brigands de la Forêt Noire n’avaient jamais eu d’autre dénouement !

Une courte explication suffira.

Depuis que le comte Narkine avait été recueilli par la famille Cascabel sur la frontière de l’Alaska, treize mois s’étaient écoulés, pendant lesquels il n’avait reçu aucune nouvelle de Russie. Ce n’était ni chez les Indiens du Youkon, ni chez les indigènes des îles Liakhoff qu’elles auraient pu lui arriver. Il ignorait donc que, depuis six mois, un ukase, rendu par le czar Alexandre II, amnistiait ceux des condamnés politiques qui étaient dans la situation du comte Narkine. Le prince, son père, lui avait écrit en Amérique qu’il pouvait rentrer en Russie, où il l’attendait impatiemment. Mais, déjà parti, le comte n’avait pas eu connaissance de cette lettre, et elle avait été retournée au château de Walska, faute de destinataire. On conçoit quelles furent les inquiétudes du prince Narkine, lorsqu’il ne reçut plus aucune nouvelle de son fils. Il le crut perdu… mort dans son exil. Sa santé s’altéra, et elle était bien compromise quand M. Serge arriva au château. Quelle joie ce fut pour le prince Narkine qui désespérait de jamais le revoir !… Le comte Narkine était libre !… Il n’avait plus rien à craindre de la police moscovite !… Et alors, ne voulant pas laisser son père dans l’état où il était, ne voulant pas le quitter quelques heures après l’avoir revu, il avait envoyé à M. Cascabel cette lettre qui lui disait tout. Elle le prévenait en outre qu’il viendrait le retrouver au cirque de Perm, à la fin de la représentation.

C’est alors que M. Cascabel avait eu la triomphante idée que l’on sait, et qu’il avait pris cette mesure pour livrer la bande d’Ortik au dénouement de la pièce.

Lorsque le public eut été mis au courant, ce fut un délire. Les hurrahs éclatèrent de toute parts, au moment où les Cosaques emmenaient Ortik et ses complices, lesquels, après avoir si longtemps joué le rôle de brigands au naturel, allaient enfin expier leurs crimes — au naturel également.

M. Serge fut aussitôt instruit de tout ce qui s’était passé, comment Kayette avait découvert cette machination tramée contre lui et contre la famille Cascabel, comment la jeune Indienne avait risqué sa vie en se glissant à la suite des deux matelots russes pendant la nuit du 6 juillet, comment elle avait tout raconté à M. Cascabel, comment enfin celui-ci n’avait rien voulu dire ni au comte Narkine, ni à sa femme…

« Un secret pour moi, César, un secret ! dit Mme  Cascabel d’un ton de reproche.

— Le premier et le dernier, ma femme ! »

Cornélia avait déjà pardonné à son mari, et, n’y tenant plus, elle s’écria :

« Ah ! monsieur Serge, il faut que je vous embrasse ! »

Puis, toute confuse :

« Excusez, monsieur le comte… dit-elle.

— Non… monsieur Serge pour vous, mes amis… toujours monsieur Serge !… Et pour toi aussi, ma fille ! » ajouta-t-il en ouvrant ses bras à Kayette.



XV

conclusion


Il est fini, le voyage de M. Cascabel, et bien fini ! La Belle-Roulotte n’a plus qu’à traverser la Russie et l’Allemagne pour mettre le pied en France, et le nord de la France pour rentrer au pays normand ! C’est encore un long trajet, sans doute. Mais, comparé à ce parcours de deux mille huit cents lieues qu’elle vient de faire, ce n’est plus qu’une promenade, une simple promenade — « une course de fiacre ! » disait M. Cascabel.

Oui ! Il est fini ce voyage et mieux terminé qu’on aurait pu espérer, après tant d’aventures ! Et jamais il n’y eut de dénouement plus heureux — pas même dans cette admirable pièce des Brigands de la Forêt Noire, qui s’était cependant achevée à l’immense satisfaction du public et des acteurs — sauf Ortik et Kirschef. Ils furent en effet pendus quelques semaines plus tard, tandis que leurs complices étaient envoyés au fond de la Sibérie pour le reste de leurs jours.

La question de séparation se présenta alors avec toutes ses tristes conséquences. Comment allait-elle se résoudre ?

Eh bien ! ce fut d’une façon très simple.

Le soir même, lorsque le personnel fut réuni à la Belle-Roulotte, le comte Narkine dit :

« Mes amis, je sais tout ce que je vous dois, et je serais un ingrat si je l’oubliais jamais !… Que puis-je faire pour vous ?… Mon cœur se serre à la pensée de nous séparer !… Voyons !… Vous conviendrait-il de demeurer en Russie, de vous fixer, de vivre sur le domaine de mon père ?… »

M. Cascabel, qui ne s’attendait pas à cette proposition, répondit après avoir réfléchi un instant :

« Monsieur le comte Narkine…

— Appelez-moi monsieur Serge, dit le comte Narkine, jamais autrement !… Vous me ferez plaisir !

— Eh bien, monsieur Serge, ma famille et moi, nous sommes très touchés… L’offre que vous nous faites, cela montre toute votre affection… Nous vous remercions bien !… Mais là-bas… vous savez… c’est le pays…

— Je vous comprends ! répondit le comte Narkine. Oui !… je vous comprends… Et, puisque vous voulez retourner en France, dans votre Normandie, je serais heureux de savoir que vous êtes établis chez vous… dans une jolie maison de campagne… avec une ferme et quelques terres autour !… Là, vous pourriez vous reposer de vos longs voyages…

— Ne croyez point que nous soyons fatigués, monsieur Serge ! s’écria M. Cascabel.

— Voyons, mon ami… parlez-moi franchement !… Tenez-vous beaucoup à votre état ?…

— Oui…, puisqu’il nous fait vivre !…

— Vous ne voulez pas me comprendre, reprit le comte Narkine, et vous m’affligez ! Me refuserez-vous la satisfaction de faire quelque chose pour vous ?…

— Ne nous oubliez pas, monsieur Serge, répondit Cornélia, voilà tout ce que nous vous demandons, car nous ne vous oublierons jamais… ni vous… ni Kayette…

— Ma mère !… s’écria la jeune fille.

— Je ne puis être ta mère, chère enfant !

— Pourquoi pas, madame Cascabel ? répondit M. Serge.

— Et comment ?…

— En la donnant pour femme à votre fils ! »

Quel effet produisirent ces paroles du comte Narkine — effet plus grand, à coup sûr, que tous ceux que M. Cascabel avait pu obtenir dans sa brillante carrière !

Jean était fou de bonheur, il baisait les mains de M. Serge, qui pressait Kayette sur son cœur. Oui, elle serait la femme de Jean, et n’en serait pas moins la fille adoptive du comte ! Et M. Serge le garderait près de lui, car il voulait l’attacher à sa personne ! M. et Mme  Cascabel auraient-ils jamais pu rêver un plus bel avenir pour leur fils ? Quant à accepter du comte Narkine autre chose que l’assurance de son amitié, tous deux ne voulaient point y consentir. Ils avaient un bon métier, ils le continueraient…

C’est alors que le jeune Sandre s’avança, et, la voix un peu émue, mais les yeux pleins de malice :

« À quoi bon, père ?… Nous sommes riches, et nous n’aurons plus besoin de travailler pour vivre ! »

Et le gamin tirait triomphalement de sa poche la pépite qu’il avait ramassée dans les forêts du Caribou.

« Où as-tu trouvé cela ? » s’écria M. Cascabel, qui avait pris la précieuse pierre.

Sandre raconta ce qui s’était passé.

« Et tu ne nous en as rien dit ?… s’écria Cornélia. Et tu as pu garder ce secret ?…

— Oui… mère, quoique ça n’ait pas été sans peine !… Je voulais vous en faire la surprise, et ne vous apprendre que nous sommes riches qu’après notre arrivée en France !

— Ah ! l’adorable enfant ! s’écria M. Cascabel. Eh bien, monsieur Serge, voilà une fortune qui arrive à propos !… Regardez !… C’est bien une pépite !… C’est bien de l’or… et il n’y aura qu’à la changer… »

Le comte Narkine avait pris le caillou, il l’examinait avec
Ils venaient les voir tous les ans. (Page 436.)

attention, et, pour en apprécier la valeur, il le balançait dans sa main, il en observait les petits points brillants.

« Oui, dit-il, c’est bien de l’or, et cela pèse au moins dix livres…

— Ce qui vaut ?… demanda M. Cascabel.

— Vingt mille roubles !

— Vingt mille roubles !…

— Mais… à la condition… de le changer… et de le changer… tout de suite !… Voyez… comme je fais ! »

Et M. Serge, digne élève de M. Cascabel, fit un si habile tour d’escamotage qu’il substitua à la fameuse pépite un portefeuille, lequel se trouva entre les mains du jeune garçon.

« En voilà un tour ! s’écria M. Cascabel. Quand je vous disais que vous aviez d’étonnantes dispositions…

— Qu’y a-t-il dans ce portefeuille ?… demanda Cornélia.

— Le prix de la pépite !… Oh ! rien de plus… mais rien de moins ! » répondit M. Serge.

En effet, il s’y trouvait un chèque de vingt mille roubles sur MM. Rothschild frères, de Paris.

Que valait la pépite ? Était-ce un morceau d’or ou un simple caillou que le jeune Sandre avait si consciencieusement rapporté de l’Eldorado colombien ? ce point n’a jamais pu être éclairci. Quoi qu’il en soit, il fallut bien que M. Cascabel en crût le comte Narkine sur parole, et s’en rapportât à l’amitié de M. Serge, dont il faisait plus de cas que de tout le trésor impérial de Sa Majesté le Czar !

La famille Cascabel resta pendant un mois en Russie. Il n’était plus question ni de la foire de Perm ni de la foire de Nijni. Le père, la mère, le frère, la sœur pouvaient-ils se dispenser d’assister au mariage de Jean et de Kayette, qui fut célébré au château de Walska ? Il y eut grande cérémonie, et jamais jeunes époux ne furent entourés d’un tel concours de gens heureux.

« Hein, César !… dit Cornélia, au moment où elle sortait de la chapelle du château.

— C’est bien ce que je me disais ! » répliqua M. Cascabel.

Huit jours après, M. et Mme  Cascabel, Sandre, Napoléone et Clou-de-Girofle — qu’il ne faut point oublier, car il fait véritablement partie de la famille — prirent congé du comte Narkine. Ils firent route pour la France, mais en chemin de fer, emmenant la Belle-Roulotte, qui les suivit en grande vitesse, s’il vous plaît !

Le retour de M. Cascabel dans sa Normandie fut un évènement. Cornélia et lui devinrent gros propriétaires aux environs de Pontorson, avec de belles dots en perspective pour Sandre et Napoléone. Le comte Narkine, Jean, devenu son secrétaire, et Kayette, la plus heureuse des femmes, venaient les voir tous les ans, et s’ils étaient reçus avec ivresse !… Le mot est d’autant plus juste, que, ce jour-là, les gens de M. Cascabel y perdaient la raison.

Tel est le récit fidèle de ce voyage que l’on peut compter comme l’un des plus surprenants de la collection des Voyages extraordinaires. Évidemment, tout cela finit bien !… Et comment pourrait-il en être autrement, puisqu’il s’agit de cette honnête famille Cascabel !


fin de la deuxième et dernière partie.

  1. La latitude de Trondheim en Norvège.