César Borgia (Les Satires)

César Borgia (Les Satires)
Satires et Chants (p. 115-179).

Scène I : La maggione modifier

Forteresse située près de Pérouse ; une salle du château-fort.

 
Le Cardinal Orsini.
Sommes-nous réunis ?

Pagolo Orsini.
Non, il nous manque encore,
avec le duc d’Urbin, le brave Oliviano ;

Jean-Paul Baglioni.
Nous ne les verrons pas, ils viennent de m’écrire.
Mais agissons toujours comme s’ils étaient là ;
tous deux sont de la ligue.

Pagolo Orsini.
Alors, délibérons :

le seigneur de Pérouse est notre président,
car nous sommes chez lui.

Jean-Paul Baglioni.
Cet honneur appartient
au noble cardinal, le seigneur Orsini.
Sa dignité, son âge, à mon sens, le méritent.

Annibal Bentivogli.
Je suis de cet avis.

Tous.
à vous donc, monseigneur,
de prendre, ici séant, le haut bout de la table.

Le Cardinal.
Puisque vous le voulez, seigneurs, je m’exécute,
et vous écoute.
on se range autour de lui.

Pagolo Orsini.
Amis, illustres alliés,
il est temps, plus que temps d’arrêter le Borgia
dans sa marche croissante, orgueilleuse et hardie.
Si l’on n’entrave pas ce torrent destructeur,
il pourra dévorer non-seulement nos fiefs,
mais l’Italie entière... observez avec moi
ce qu’en deux ans à peine il a fait de progrès :
fier de son alliance avec le roi Louis,
et puissant des secours qu’il en sait retirer,
le

voilà possesseur déjà de la Romagne,
et l’on sait à quel prix cette usurpation...

Vitellozo.
Dites au prix du vol et de l’assassinat !

Le Cardinal.
Silence, s’il vous plaît, seigneur de Castello !

Pagolo Orsini.
César menace encore et Bologne et Pérouse,
Florence, Sienne, Rome aussi, peut-être, un jour.

Bentivogli.
Quoi ! Rome... les états d’Alexandre, son père !

Vitellozo.
Il en est bien capable !

Le Cardinal.
Assez, nobles seigneurs.

Pagolo Orsini.
Comment donc résister à ce damné bâtard,
si ce n’est en formant un accord contre lui,
et tous en l’attaquant, le cernant, le traquant,
et sans cesse et partout comme une bête fauve.

Tous.
C’est cela.

Pagolo Orsini.
Séparés, chacun de nous se perd,
mais unis, chers seigneurs, nous sommes invincibles,

et bientôt devenus maîtres de ce chacal,
nous pourrons en purger le sol de la patrie.

Tous.
Oui, c’est la vérité.

Pagolo Orsini.
Magnanime Annibal,
nous n’abandonnons point le seigneur de Bologne.

Annibal Bentivogli.
Sur vous il compte et vous pouvez compter sur lui.

Pagolo Orsini.
Seigneur Antonio, nous protégerons Sienne
et son chef.

Antonio De Venafro.
à son tour, il servira la ligue.

Pagolo Orsini.
Puis nous nous entendrons avec les florentins.

Vitellozo.
Quoi ! Ces républicains... ce troupeau de canailles,
à qui j’ai fait baiser plus d’une fois mes bottes !

Pagolo Orsini.
Certainement il faut que nous les ménagions ;
d’ailleurs ils sont marchands... avec quelques
ducats
nous les ferons entrer vite en nos intérêts.

Jean-Paul Baglioni.
Je ne les aime guère à titre de voisins,

cependant mon avis est que pour le moment
il les faut ménager ; le chevalier dit vrai.

Antonio De Venafro.
Et les Colonna, vous ne nous en parlez point ?

Le Duc De Gravina.
Les Colonna, ce sont des amis du saint-siége,
et par cette raison nos mortels ennemis.

Olivier De Fermo.
On pourra donc alors s’avancer sur leurs terres.

Pagolo Orsini.
Parfaitement.

Vitellozo.
C’est bon, ami Liverotto,
nous nous paîrons dessus, faute de florentins.

Pagolo Orsini.
Seigneurs confédérés, voilà nos alliances.
Antonio De Venafro.
Et le roi Louis Douze !
Tous.
Oui, oui, le roi de France !

Pagolo Orsini.
Eh bien, il nous faudra le désintéresser.
Pourvu qu’il tienne en main le duché de Milan,
que lui fera le reste... après tout, donnons-lui
tout autant de soldats qu’il en pourra vouloir.

Annibal Bentiv

ogli.
C’est juste... mais combien en aurons-nous,
nous-mêmes ?

Pagolo Orsini.
C’est là la question importante, vitale.
Pour nous bien protéger et mordre le Borgia
avec quelque succès, il nous faut sur pied mettre
neuf mille fantassins avec sept cents gendarmes
au moins. -qu’en pensez-vous, Olivier, Vitelli ?

Olivier Et Vitellozo.
Ma foi, ce n’est pas trop.

Pagolo Orsini.
Eh bien, chers alliés,
vous engagez vous tous, chacun selon ses forces,
à réunir bientôt ce contingent ?

Les Confédérés.
Oui, tous.

Pagolo Orsini.
Bon. -voici maintenant notre plan de campagne.
Le brave Vitelli, le seigneur de Fermo,
mon père et moi, l’avons ensemble combiné.

Tous.
Dites... nous écoutons.

Pagolo Orsini.
Une part de l’armée,
sous le commandement des seigneurs de Bologne,
attaquera César du côté d’Imola.
Une autre part avec notre Vitellozo
ira prendre Pésare et f

orcer Rimini.
Durant cette action prompte, mon père et moi
nous courrons au secours du noble duc d’Urbin.
Quant à Liverotto, ce sera son affaire
de garder le seigneur Jean-Paul Baglioni,
et tous ces mouvements devront s’exécuter
soudain et de concert, afin que le Borgia
n’ait pas le temps d’agir et de se reconnaître.

Tous.
C’est fort bien entendu, c’est des mieux combiné.

Pagolo Orsini.
Je crois que nous tenons le loup par les oreilles.
Et pourvu, chers seigneurs, que nous restions unis,
nous aurons le plaisir d’avoir bientôt sa peau.

Vitellozo.
Grand merci ! Point n’en veux même pour mes
pantoufles.

Pagolo Orsini.
Puisque vous approuvez notre plan de campagne,
il ne nous reste plus qu’à signer le traité
qui nous lie... à chacun d’y mettre son paraphe.

Jean-Paul Baglioni.
Moi, je signe en disant : à bas l’infâme traître !

Annibal Bentivogli.
Moi, je dis en signant : au diable le voleur !

Antonio De Venafro.
à bas l’incendiaire !

Olivier

De Fermo.
à bas l’empoisonneur !

Vitellozo.
à bas l’incestueux ! à bas le fratricide !

Le Duc De Gravina.
à bas le faux César plus vil que le premier !

Le Cardinal.
à bas et pour toujours l’étranger et sa race !

Pagolo Orsini.
C’est bien... et maintenant, amis, à l’action !

Vitellozo.
Oui, tous à l’action, aux armes ! -mais surtout
que pas un seul de nous n’écoute une parole
de ce traître serpent !

Tous.
Oui, tous, nous le jurons.


===Scène II : Imola===

Le cabinet de travail du duc dans un des palais de la ville.

 
César.
il se promène avec agitation.
corps de Bacchus ! Voici d’assez tristes nouvelles !
La confédération a mis l’état d’Urbin
tout en feu. -contre moi Sienne s’est prononcée,
Bologne aussi, Bologne, objet de mes désirs,

ma capitale un jour. -puis les Bentivogli
viennent de s’emparer du château de saint-Pierre.

Et mes deux officiers, Hugues, Miguelotto,
qui se sont fait rosser comme de vrais ânons
par cet épais manant nommé Vitellozo !
Mais cela me paraît devenir sérieux...

ah ! Mes bons Vitelli, mes braves Orsini !

Vous me le paîrez cher, si je prends le dessus.
Patience, messieurs, tant que le roi de France
me reste, point ne dis : la partie est perdue.
il sonne, un page se présente.
Agapit, Spannochi, sont-ils là ?

Le Page.
Je le pense.

César.
Eh bien, avertis-les de venir me parler.

le page sort.

oui, vraiment, la partie est encore jouable.
Agapit et Spannochi.
Que nous veut monseigneur ?

César.
Tenez, mons Agapit,
il faut que sûrement et vite cette lettre
parvienne au roi de France, à Milan. -Spannochi,
cette autre lettre est pour notre saint-père, à
Rome,
cette autre est destinée à Jean Bentivogli,
cette autre au cardinal Orsini, puis cette autre
au jeune chevalier Orsini, son neveu.

Agapit.
C’est bien au cardinal ainsi qu’au chevalier
que monseigneur entend...

César.
Oui, pour eux ces deux lettres,
avec cette autre encor pour Petrucci De Sienne.
Ayez d’adroits porteurs, rapides, payez bien ;
vous répondez tous

deux de ces envois... partez,
et si vous rencontrez sur vos pas Francesco,
en passant dites-lui qu’il apporte sa plume,
car je vais lui donner de l’occupation.

ils sortent.

allons ! Ce n’est pas mal préparer mes lacets
que de les recouvrir d’une couche de miel.
C’est bien de faire un don d’argent au cardinal,
d’endormir les deux chefs de Pérouse et de Sienne,
en renonçant à tout projet sur leurs états
et d’engager mon père à flatter les Oursins,
en jurant, s’il le faut, d’abdiquer la tiare
au profit de l’un d’eux. -il est surtout fort sage
de lui faire savoir que j’ai besoin d’argent...
quant à sa majesté le monarque français,
je lui demande envoi de cinq cents bonnes lances.
De l’argent et du fer, voilà les vrais remèdes ;
avec ces deux secours bien fou qui désespère !
Les brutes et les sots, don Hugues, don Miguel,
se laisser écraser par un Vitellozo !
Seigneur de Castello, vous me vaudrez cela !

Le Page, reparaissant.
Monseigneur !

César.
Que veux-tu ?

Le Page.
L’envoyé de Florence
désire vous parler.

César.
L’envoyé

de Florence !
Ah ça, j’espère bien que ces républicains
ne m’abandonnent pas... dis-lui qu’il peut entrer.
le page sort et amène l’ambassadeur.

Macchiavelli.
Monseigneur, devant vous humblement je m’incline.

César.
Soyez le bienvenu, messer ! Quelles nouvelles
heureuses du côté de votre république ?

Macchiavelli.
Monseigneur, de sa part je viens vous apporter
force remercîments, force offres de service.

César.
Je les reçois avec un sensible plaisir.
Mais veuillez vous asseoir, ser Nicolo, nous sommes
de vieux amis, déjà... parlez, je vous écoute.

Macchiavelli.
Nos illustres seigneurs m’ont chargé de vous dire,
excellence, qu’ils sont très-touchés du service
que vous venez de rendre à notre république,
en faisant rétablir aux mains de nos marchands
les draps que ceux d’Urbin avaient sans aucun droit
retenus ; en retour, je dois vous prévenir
que les confédérés ont dépêché vers eux
un député chargé d’une offre d’alliance.
Mais à l’offre, seigneur, tous, ils ont répondu
qu’ils voulaient demeurer en bonne intelligence
avec le pape, ainsi qu’avec César Borgia,
et surtout conserver le lien d’amitié
qui depuis si longtemps les unit à la France.


César.
C’est là se comporter en braves alliés
et j’éprouve à mon tour reconnaissance extrême
d’un pareil procédé.

Macchiavelli.
Son excellence est sûre que dans les
mouvements qui peuvent éclater
autour d’elle, la bonne et sage seigneurie
demeurera fidèle à son attachement
pour le gonfalonier de l’église, et tiendra
comme ses vrais amis les amis de la France.
J’ai mission d’offrir en outre à monseigneur
un refuge assuré sur nos terres, en cas...

César.
Dites,... dites, en cas où je serais battu,
en fuite, n’est-ce point ! ... volontiers je
l’accepte.
Mais on me juge donc bien malade...

Macchiavelli.
Malade,
en vérité, non pas, monseigneur ; mais à voir
tout ce que l’on prépare et tout ce que l’on dit,
vous paraissez, de fait, rudement attaqué.

César.
Mais connaît-on aussi mes moyens de défense ?

Macchiavelli.
Non, certes... cependant...


César.
Parlez, ser Nicolo,
à l’aise et franchement ; depuis longtemps je sais
votre renom d’esprit, de profonde science,
et j’approuve très-fort la bonne seigneurie
d’avoir pour la servir un homme tel que vous.
Parlez, je ne fais fi de vos réflexions.

Macchiavelli.
Eh bien, à dire vrai, les grands préparatifs
que font vos ennemis sont des plus redoutables.
Ils sont riches d’argent, munis de grosses troupes,
d’habiles officiers... le duc de Gravina...

César.
Un vieillard fatigué.
Macchiavelli.
Son fils, le chevalier.

César.
Un enfant de deux jours.
Macchiavelli.
Olivier De Fermo.

César.
Une machine brute.
Macchiavelli.
Et puis Vitellozo.

César.
Un braillard s

ans cervelle.
Il est sûr, monseigneur,
que tous ces gens n’ont pas un grain de votre
esprit.

Vous êtes le premier capitaine du temps,
mais ils ont devers eux ce que vous n’avez pas,
des soldats, de l’argent, et si mince que soit
le talent, quand il a de nombreux bataillons
on voit Dieu bien souvent passer de son côté.

César.
Des nombreux bataillons je connais la valeur,
mais je fais cas surtout de la main qui les mène.

Macchiavelli.
Je pense comme vous... pourtant ce qui m’afflige
c’est de vous voir si pauvre en deniers et soldats,
de voir vos officiers errants ou prisonniers.

César.
Je crois que vous voyez les choses trop en noir.
Le lion vit toujours, -ses griffes recroîtront.

Macchiavelli.
J’espère, toutefois en attendant la pousse...

César.
Le lion se fera renard, ser Nicolo.

Macchiavelli.
à ce compte, seigneur, je n’ai plus peur de rien.
Vous possédez à fond l’art de la politique ;
vous êtes digne enfin de vaincre.


César.
Et de régner.

Macchiavelli.
Oui-dà, car l’empire est au plus fort ou plus fin.

César.
C’est donc ce que je vais montrer à l’Italie.
Le problème est posé, le résoudre n’est pas
facile, cependant je désire beaucoup
que vous soyez témoin de la fine manière
dont je le tenterai. -restez auprès de nous ;
vous nous suivrez dans nos marches et contre-marches ;
d’ailleurs je puis avoir besoin des florentins,
et bon il me sera sous main de vous tenir
pour leur donner avis de mes nouveaux projets.

Macchiavelli.
Monseigneur sait combien j’admire son génie,
et combien dans le cœur j’ai de reconnaissance
pour ses bontés envers mes chers compatriotes :
je demeurerai donc tout entier à ses ordres.

César.
Mais indépendamment des offres de service
et des remercîments que vous êtes venu
m’apporter de la part de votre république,
n’avez-vous pas, monsieur l’envoyé, quelque chose
à demander pour elle à présent ?

Macchiavelli.
Oui, seigneur.

César.
Eh bien, parlez, messer.


Macchiavelli.
Je voudrais, excellence,
avoir un sauf-conduit à travers vos états
pour toute marchandise et travail de fabrique,
que mes concitoyens exportent au Levant
ou peuvent rapporter de ce pays.

César.
J’entends.
il sonne, un page se présente.
dites à Francesco de venir.

Le Page.
Oui, seigneur.
le page sort.

Macchiavelli.
C’est pour nous un objet de très-grande importance,
puisque le commerce est l’âme de notre ville.

César.
Je comprends.

à Francesco qui paraît.

Francesco, vous allez tout de suite
dresser en notre nom et ponctuellement
un large sauf-conduit à travers nos états,
pour tout négociant et toute marchandise
étant et provenant du peuple florentin,
lequel acte signé de nous sera remis
sur-le-champ à monsieur l’envoyé de Florence,
comme un gage nouveau de parfaite amitié
entre la seigneurie et le duc de Romagne.


Macchiavelli.
Recevez, monseigneur, d’avance par ma voix
la vive expression de sa reconnaissance.
il va pour sortir.

César.
Mais attendez un peu, monsieur l’ambassadeur.
Je veux que vous sachiez encor ce que contient
ce chiffon de papier. Lisez-le, Francesco.

Francesco, lisant.
" nous César Borgia De France, duc de Romagne
et de Valentinois, prince de Vénafre et d’Adria,
etc, etc,

faisons savoir ceci : nous offrons dès ce jour même à
tout homme qui se présentera à nos officiers, tout
équipé, et pour servir dans notre armée soit comme
fantassin, soit comme cavalier, une solde de trois
écus par jour. "


Macchiavelli.
Trois écus !


César.
Faut-il pas affriander les mouches
lorsque l’on a désir d’en prendre quelques-unes ?
J’imprime cet avis à dix mille exemplaires,
et je le fais répandre immédiatement
par toute ville, bourg et hameau du duché.

Cher maître, vous voyez qu’on ne néglige rien
du point essentiel, les nombreux bataillons.
Adieu. -j’espère bien être encor plus aimable
pour votre république, alors que je serai

hors de tout embarras, ce qui ne peut tarder ;
car on sait ma devise : aut cœsar, aut nihil !

Macchiavelli.
Seigneur, c’est trop d’honneur et trop de
bienveillance.

il salue le duc et s’éloigne.
à part.

le cas est difficile, et je suis curieux
de voir comment il va s’en tirer... après tout,
qu’il fasse le plongeon ou se tienne sur l’onde,
nous avons l’important, ce sont nos sûretés.

Scène III : Cagli modifier

Le camp des Orsini et des Vitelli devant le fort de cette ville. des soldats entraînent un vieillard les mains liées derrière le dos.

 
Les Soldats.
Allons, canaille, allons ! Marche sans piauler.

Le Podestat.
En vérité, je suis un homme ruiné.

Les Soldats.
Tu t’en expliqueras devant nos commandants.

Le Podestat.
Les Borgia m’ont tout pris, tout pillé, tout
mangé !


Les Soldats.
Capitaines, voici le gueux de podestat
qui nous a refusé les vivres et l’argent !

Le Podestat.
Nobles seigneurs, croyez la parole d’un homme
aussi nu que saint Jean aux monts de la Judée,
ma commune est de même. -en passant sur nos terres,
les Borgia sans vergogne ont fait rafle complète.

Le Duc De Gravina.
Mais nous ne sommes pas des Borgia, mon brave
homme, nous sommes au contraire amis du duc d’Urbin.

Le Podestat.
Ah ! Notre excellent duc, notre auguste seigneur !

Vitellozo.
Oui, nous sommes amis du duc, et c’est pourquoi
il faut nous bien traiter. Si donc, en moins d’une
heure, nos soldats n’ont pas eu les choses nécessaires,
tu peux recommander ton âme à tous les saints.

Le Podestat.
Sainte mère de Dieu, Jésus, est-ce possible !

Allez, et sur ses pas fouillez chaque maison.
les soldats et le podestat s’éloignent.
mon cher duc, nous avons tort de nous arrêter
en aussi beau chemin, oui tort, mille fois tort...

Le Duc.
Pourtant vous avez lu les lettres de mon fils,

celles du cardinal. -ils sont d’avis, tous deux,
de suspendre le siége et d’écouter César ;
il demande la paix, fait des concessions.

Vitellozo.
Le tigre devient chat et nous donne la patte !

Le Duc.
Très-humblement encor.

Vitellozo.
Bon, bon, qu’on la lui prenne ;
il se refera tigre et nous étranglera,
c’est moi qui vous le dis.

Le Duc.
Seigneur de Castello,
croyez-vous donc qu’il soit aisé de nous tromper,
facile d’abuser des routiers tels que nous ?

Vitellozo.
J’en connais de plus fins dupés par ce chat-tigre.
Pour moi, ce que je sais et je vois de plus clair,
c’est que nous avons mis ses troupes en déroute,
pris son artillerie et ses deux généraux,
et que, pour le moment caché dans Imola,
le grand César en est réduit à la parole.
Souvenons-nous, ami, des faits de la Maggione ;
nous devons, c’est juré, le poursuivre sans trêve.

Le Duc.
C’est vrai, mais après tout si les Bentivogli,
Petrucci, Baglioni désarment et nous quittent,
mon cher Vitellozo, que ferons-nous sans eux ?


Vitellozo.
Le serpent, le serpent ! Ah ! Quelle énorme faute
a faite votre fils en recevant ses lettres !

Le Duc.
Vous l’entendrez au reste... il ne peut être loin.
bruit de trompettes. le voilà.

Pagolo Orsini.
Salut, duc ! Bonjour, Vitellozo !

Le Duc.
Eh bien, mon fils ?

Pagolo Orsini.
Eh bien, il faut plier bagage.

Vitellozo.
En vérité !

Pagolo Orsini.
Je viens prendre vos signatures
pour le traité de paix, elles seules y manquent.

Vitellozo.
Ah ! Que le mal français des pieds jusqu’à la tête
me ronge tout le corps plutôt que de signer !

Pagolo Orsini.
Voyons, Vitellozo, faut être raisonnable.


Le Duc.
Et que dit le traité ? ...

Pagolo Orsini.
Le voilà, revêtu du bref approbatif du saint-père lui-même ;
accord entre le duc et les confédérés,
cardinal Orsino, Pandolfo, Petrucci,
Jean Bentivoglio, puis leurs subordonnés,
adhérents et amis... tenez, vous pouvez lire.

Le Duc, prenant le traité.
c’est bien, je signerai.

Vitellozo.
Pauvre Liverotto !
Si tu nous entendais, tu crèverais de rage.

Pagolo Orsini.
Mais, cher Vitellozo, pourquoi vous désoler ?
Vous ne devez rien perdre à cet arrangement.
On vous donne d’abord plein oubli du passé,
puis, aux conditions de votre ancien service,
avec le duc César vous restez engagé.

Vitellozo.
Je perds d’abord ce que je manque de gagner,
et puis l’occasion de me venger du traître.
Pagolo Orsini, à demi-voix.
ça se retrouvera plus tard, Vitellozo !

Vitellozo.
Occasion manquée est à jamais perdue.


Le Duc.
Ainsi donc, Petrucci, Jean Bentivoglio
et Jean-Paul Baglioni, conservent leurs états.

Pagolo Orsini.
Sans nul doute.

Le Duc.
Et César ?

Pagolo Orsini.
Du duché de Romagne
il ne veut rien garder, rien, si ce n’est le titre
avec un contingent d’hommes et quelque argent
que pendant certain temps devront lui garantir
les seigneurs de Bologne et de Sienne et Pérouse.

Le Duc.
Quelle chute, bon Dieu ! Pour son ambition !

Pagolo Orsini.
Pourtant il reconquiert l’état du duc d’Urbin
avec Camerino.

Vitellozo.
Faut toujours que quelqu’un paye les pots cassés.

Pagolo Orsini.
C’est vrai, le pauvre duc peut rester à Venise,
il n’en reviendra pas, malgré l’ardent amour
de ses féaux sujets.

Les S

oldats, ramenant le podestat.
illustres commandants, vous aviez à cet homme
accordé quelque temps, afin de nous trouver
ce qu’il nous faut... eh bien, le gueux nous a
bernés.

Il nous a promenés de maison en maison,
et partout on nous a jeté ce mot : néant.
Seigneurs, ne faut-il pas le pendre ?

Vitellozo.
Assurément.

Le Podestat.
Mes bons et chers seigneurs, j’embrasse vos
genoux ;
vous ne causerez pas le trépas d’un pauvre homme,
pillé, mangé, rongé, dévoré jusqu’à l’os ;
vous les amis du duc, le bon seigneur d’Urbin.

Pagolo Orsini.
Nous les amis du duc ! Que veut dire ce rustre ?
Oui, c’est la vérité, la pure vérité.
Les Borgia m’ont tout pris, les infâmes, les
gueux ; ils ont même enlevé mes filles et ma femme.

Pagolo Orsini.
Ah çà ! Fils de païen, parle mieux des Borgia,
car nous sommes très-bien avec eux et venons
remettre le pays aux mains du duc César.

Le Podestat.
Comment ! Mais tout à l’heure... est-ce donc que je
rêve ?

Le Duc.
Assez, assez, vieillard ; -taisez vous et

debout !
Il nous faut sur-le-champ farines et fourrages ;
en votre qualité de podestat vous êtes
le seul capable ici de nous en procurer :
nous vous donnons encore une heure pour ce soin,
sinon, de vous ces gens feront prompte justice.

Le Podestat.
ô seigneur Dieu ! Pitié, pitié du pauvre peuple !



===Scène IV : Fano===

une salle du palais de ville.

 
César Borgia.
il a le front collé aux vitres de la fenêtre, et
après quelques minutes d’observation, il
s’éloigne et se promène.
le piége est bien dressé, mais y tomberont-ils ?
Ils ont un pied dedans, y poseront-ils l’autre ?
Me voilà délivré, grâce à ma paix factice,
des seigneurs de Bologne et de Sienne et Pérouse.
Je me sens moins tranquille avec les Orsini,
surtout les Vitelli... par bonheur le succès
les a tant aveuglés, que ces rusés soudards
ont enfin accepté mes propositions.
Sur mes ordres ils ont forcé Sinigaglia :
la citadelle fait quelque peu résistance ;
elle ne veut, dit-on, rendre qu’à moi ses clefs,
aussi leur

ai-je écrit de m’attendre en ces lieux.
Le feront-ils ? C’est là toute la question.
il sonne.

Agapit.
Que veut son excellence ?

César.
Est-il venu quelqu’un
de Sinigaglia ?

Agapit.
Non, personne, monseigneur.

César.
Personne...

Agapit.
J’en suis sûr.

César.
Aussitôt qu’un courrier
viendra de cet endroit, il faut que ses dépêches
me soient entre les mains remises sans délai ;
vous entendez cela ?

Agapit.
Seigneur, j’y veillerai.

César.
Diavolo ! Le jour baisse. Il serait malheureux
d’arriver près du but sans que mon pied l’atteigne.
J’ai pourtant combiné mes projets de façon
à ne donner sur rien l’éveil ou de l’o

mbrage.
D’abord j’ai renvoyé très-ostensiblement
le secours que m’avait fourni le roi de France,
tout en me réservant des forces respectables,
dix mille fantassins et deux mille chevaux
que dans Sinigaglia je compte faire entrer.
Mais, encore une fois, les trouverai-je là
tous ces vieux batailleurs : Gravina, Vitelli,
et messer Olivier ? -de fait, ils ne sont pas
comme ce jeune chien de Pagolo qu’on prend
avec quelques ducats, un rendez-vous de femme.
Ils ont le nez plus fin, ils sont plus clairvoyants,
Vitellozo surtout, ce coquin de renard.
Si je puis l’attraper, ainsi que Gravina
et toute sa portée, ah ! Quel coup de filet !
Les oursins abattus, qui nous ferait obstacle !
Mon père et moi régnons seuls et nous gouvernons,
lui le spirituel et moi le temporel...
Italie ! Italie ! ô splendide royaume,
heureux qui te tiendra tout entier dans la main !
Mais mon cerveau se perd en trop hautes pensées,
à de moindres succès rabattons notre espoir ;
sais-je pas seulement si j’obtiendrai réponse !
Bon ! Au dehors j’entends comme un bruit de cheval
qui hennit et s’arrête... eh bien ! Qu’est-ce,
Agapit ?

Agapit.
Une lettre venant de Sinigaglia même.

César.
C’est bien ; retire-toi, mais ne t’éloigne pas.

Agapit sort.

cette lettre en mes doigts brûle comme un tiso

n.
il lit à demi-voix.
" seigneur duc,
" jaloux de montrer que nous prenons au sérieux
l’alliance conclue entre vous et nous, et désireux
de conserver entre nous la bonne harmonie,
nous avons satisfait à votre demande ;
nos soldats sont distribués dans plusieurs
forteresses éloignées d’environ six milles
de Sinigaglia ; reste seulement dans les faubourgs
Liverotto avec sa troupe pour contenir les gens de
la citadelle jusqu’au moment de la remise des clefs
aux mains de son excellence. Nous vous attendons
demain vers l’heure de midi à Sinigaglia. Nous
espérons que la marque de confiance que nous vous
donnons en ce moment fera disparaître à jamais entre
nous les nuages et soupçons qui avaient pu
s’élever.

" recevez, seigneur duc, l’assurance de nos hommages
et de notre dévouement,
" les confédérés : duc de Gravina, Pagolo Orsini,
" Vitelli De Castello, Olivier De Fermo. "
Sinigaglia, 30 décembre 1502.

les dindons, je les tiens !

il sonne.

Agapit.
Que veut son excellence ?

César.
Rends-toi vite aux quartiers, et dis aux command

ants,
à don Miguel, à don Hugues De Cardona,
aux frères Salviati, de venir me parler.
Tu passeras aussi chez monseigneur d’Euna.
Il me faut avec eux conférer sur-le-champ.
Tu comprends ?

Agapit.
Oui, seigneur.

César.
Méditons notre lettre.
Leurs soldats se tiendront loin de Sinigaglia,
six milles environ de distance... fort bien.
Mais en ville Olivier avec les siens demeure ;
ce n’est qu’un rustre épais... mais son poing
vigoureux pourrait nous opposer un moment résistance,
et pendant cette lutte offrir à ses amis
le temps et le moyen d’échapper à nos rets.
En tout cas devant lui nous paraîtrons en force.
Il faut rompre ou tourner cette difficulté.
Eh ! Eh ! Le post-scriptum que je n’avais pas lu ;
il est du chevalier... voyons ce qu’il ajoute !
" je renouvelle particulièrement à son excellence mes
sentiments d’amitiés, et lui annonce que pour le
recevoir convenablement, j’ai fait préparer son
logement dans le palais Malatesta.
" Pagolo Orsini. "

l’aimable Pagolo ! ... vrai, ne dirait-on pas
que là, nous allons tous banqueter et baller ?
Eh bien ! Lui-même a fait choix du lieu de la fête,
fête où se répandront plus de ple

urs que de ris,
j’en atteste l’enfer... tout marche à mes souhaits.
Il n’est que l’Olivier qui me donne souci.
Comment le séparer des troupes qu’il commande

et les neutraliser ? ...
il rêve quelque temps.
bon, bon, j’ai mon idée.

Un Page.
Voici les commandants et monseigneur d’Euna.

César.
Fais entrer.

apparaissent les officiers et l’évêque.
monseigneur, soyez le bienvenu.
Bonsoir, Miguelotto ; bonsoir, mon cher don Hugues ;
bonsoir à vous aussi, très-nobles Salviati !
Asseyez-vous, messieurs. Je veux vous consulter
sur un cas décisif de ma position.

Tous.
Nous sommes tout oreille et tout cœur, excellence !

César.
Sinigaglia m’envoie une heureuse nouvelle.
Cette ville est à nous, seulement le Doria
en tient la citadelle et ne veut la livrer
qu’à moi, gonfalonier de l’église... c’est bien ;
mais tel n’est pas l’objet pour lequel je vous
mande.

Depuis longtemps je rêve une grave entreprise,
importante surtout pour la paix générale

et pour la mienne aussi... mes braves conseillers,
il s’agit d’en finir avec nos ennemis.
Bien qu’à l’heure actuelle il y ait entre nous
accord, les Orsini comme les Vitelli,
pour le pape et pour moi, toujours au fond du cœur,
ont et conserveront une haine mortelle,
et, dès qu’il se pourra, rompront la foi jurée.
Vous savez ce qu’ils sont et ce qu’ils peuvent faire
les uns, ambitieux au plus haut de l’échelle,
n’aspirent à rien moins qu’à porter la tiare
sur le front d’un des leurs ; les autres, vrais
brigands, ont des désirs moins fiers,
et sur le bien d’autrui se rabattent
d’autant. Ils mettraient l’Italie,
le monde tout en flamme et tout en sang, pourvu
qu’ils pussent de ducats remplir leurs
hauts-de-chausses.

Voilà les créateurs de cette vaste ligue
qui m’a, le mois dernier, inquiété vraiment,
et de mes embarras vous savez quelque chose,
seigneur de Cœllo, seigneur de Cardona !
Eh bien ! Ces ennemis acharnés, éternels,
d’eux-mêmes maintenant entre nos mains se mettent.
Ils m’attendent demain tous à Sinigaglia,
sans troupes, sans armée... entendez bien...
devrai-je les laisser ressortir
de la fosse où j’ai su si dextrement
les faire accourir et tomber ?

Tous.
Non, non, assurément.

César.
Qu’en pense monseigneur ?

L’évêque D’Euna.
Prince, l’occasion est trop rare et trop belle
pour la laisser s’enfuir... avant tout il nous faut

la grandeur de l’église et la paix du saint-siége.
Or, ces deux résultats ne peuvent s’obtenir
que par le règne seul de la maison Borgia.
Donc, tout ce qui s’oppose à ses puissants efforts
doit être sur-le-champ écarté de la voie.

César.
Et vous, Miguelotto, don Hugues, vos avis ?

Don Miguel.
Faut tuer les serpents quand ils sont sous vos pieds.

Don Hugues.
Noyer les chiens pendant qu’ils barbottent dans
l’eau.

Les Deux Salviati.
Et les loups étrangler quand ils sont pris au piége.

César.
Bien dit... je suis heureux de vous voir tous, oui,
tous, de mon opinion. Maintenant que nous sommes
d’accord sur le projet-il faut l’exécuter,
et mon plan, le voici. Je vous ai fait savoir
que les confédérés devaient laisser leurs troupes
à six milles du lieu... mais l’un d’eux, Olivier,
reste dans les faubourgs avec ses hommes d’armes.
Or, pour neutraliser cette force, je compte
faire passer le gros de mes gens dans la ville.

Don Miguel.
Mais, seigneur, par ce fait vous allez vous trouver
entre la citadelle et les gens d’Olivier.

César.
C’est vrai ; mais que pourront les troupes de cet
homme contre

mes bataillons de beaucoup
plus nombreux ?

Et puis, seules, sans chef, comment agiraient-elles ?
Car je ne serai pas si sot de leur laisser
leur commandant...

Tous.
Parlez, seigneur, nous écoutons.

César.
Je veux, en arrivant devant Sinigaglia,
inviter Olivier ainsi que ses amis
à souper avec moi pour célébrer ensemble
notre nouvel accord et bon rapprochement.
Vous serez du repas, messieurs mes conseillers.
Or, quand viendra l’instant de déserter la table,
avant de nous lever je remplirai mon verre
pour boire à la santé de mes hôtes, et puis,
dès qu’il sera vidé, je le mettrai par terre.
Ce sera le signal soudain de l’action :
chacun de vous, placé près d’un confédéré,
s’emparera de lui, le poignard sur la gorge.
S’il résiste, qu’il meure... alors, pendant ce temps,
mes gens désarmeront les troupes d’Olivier.

L’évêque D’Euna.
Si les confédérés ne veulent pas répondre
à l’invitation, chacun se contentant
d’un accueil amical aux portes de la ville,
que ferez-vous, seigneur ?

César.
Cela n’est pas probable
par l’adroite façon dont je me conduirai.
S’ils refusent pourtant de souper avec moi,
ils suivront bien mes pas jusqu’au seuil du palais
q

ue je dois habiter, et là, consentiront
à vider avec nous une coupe de vin,
alors vous agirez de même qu’au souper.
S’ils refusent encor, nous les accompagnons
nous-mêmes aux logis qui leur sont destinés,
et nous les arrêtons particulièrement
l’un après l’autre, au lieu de les saisir en bloc.

Don Hugues.
Ce serait moins aisé.

César.
Peut-être ; mais avec
des braves comme vous, que ne ferait-on pas ?
Ainsi tel est mon plan et tel est votre rôle.
Don Miguel veillera sur le fort Olivier,
maîtres Rodolphe et Schwartz, mes deux officiers
suisses, s’attacheront aux flancs du gros Vitellozo.
Vous, vaillants Salviati, vous maintiendrez le duc
et son fils Pagolo... si monseigneur d’Euna
veut en être ?

L’évêque D’Euna.
Oui-da, du moment qu’il s’agit
de servir le saint-siége et la maison Borgia,
je deviens bon à tout et renforce d’un membre
l’église militante.

César.
Eh bien ! Vous aiderez
ces braves... quant à vous, seigneur de Cardona,
vous resterez le chef suprême de nos troupes
pendant l’événement... voilà chose entendue
et dûment acceptée.


Tous.
Oui, certe, et de grand cœur.

César.
Vous n’aurez pas, messieurs, trop à vous repentir
de votre aide et secours en cas de réussite :
Miguelotto, pour vous six mille bons ducats
et le fief de Fermo.

Don Miguel.
Prince, comptez sur moi.

César.
Honnêtes Salviati, quatre mille ducats
à vous partager, puis la reprise des biens
que, pendant nos débats, vous ont traîtreusement
volés les Orsini.

Les Deux Salviati.
Prince, comptez sur nous.

César.
Seigneur de Cardona, le fief de Castello
et six mille ducats sauront récompenser
votre zèle et vos soins.

Don Hugues.
Prince, comptez sur moi !

César.
Vous, monseigneur d’Euna, vous serez cardinal.
L’évêque D’Euna.
Prince, comptez sur moi.


César.
Quant aux deux officiers
suisses, Rodolphe et Schwartz, don Miguel,
chargez-vous
de leur offrir pour moi cinq cents ducats chacun.

Don Miguel.
Je le ferai, seigneur.

César.
Que les troupes soient toutes
sur pied demain matin, en ordre et bien armées.

Don Hugues.
Oui, prince.

César.
Allons, bonsoir ! Adieu, chers capitaines !

Tous.
Au revoir, monseigneur !

César.
Discrétion, courage !

Tous.
Vive notre grand duc, le moderne César !

César.
Avec vos bras, amis, je le serai, j’espère.



Scène V : Sinigaglia modifier

une des portes de la ville du côté de Fano. les confédérés sont à cheval devant la porte et attendent.

 
Pagolo Orsini.
Le voilà, le voilà ! ... les trompettes résonnent,
et sa cavalerie apparaît en premier ;
des deux côtés du pont en ligne elle se range.

Le Duc.
à combien portes-tu le nombre des chevaux ?

Pagolo Orsini.
Guère plus de deux cents.

Le Duc.
Et son infanterie ?


Pagolo Orsini.
N’étant pas déployée, il serait difficile
d’en compter les soldats, mais nous allons bien
voir...

hé, hé ! Vitellozo, vous ne nous dites rien.

Vitellozo.
Ma foi, je n’ai, seigneur, rien de bon à vous dire.

Pagolo Orsini.
Comme vous êtes pâle ! Auriez-vous froid ?

Vitellozo.
Peut-être ; quoique doublé de vair, ce manteau
n’est pas chaud ; j’aurais mieux fait,
je crois, de prendre mon armure.

Pagolo Orsini.
Allons donc ! Vitelli, point ne vous reconnais,
vous si brave et si ferme. -ah ! Qu’avons-nous à
craindre !

Vitellozo.
C’est à votre désir, votre excitation,
que j’ai quitté mon fief pour me rendre en ces
lieux, mais, par le corps du Christ ! Comme je m’en
repens !

Pagolo Orsini.
N’avons-nous pas nos gens et puis Liverotto
pour nous mettre à l’abri de toute noire embûche ?

Vitellozo.
Oui, mais ce que je sais, c’est que j’aimerais
mi

eux passer devant le front de cinquante bombardes
que sous l’œil de cet homme.

Pagolo Orsini.
Allons ! Vitellozo,
bonne mine ! Voilà qu’il vient, poussons à lui.

Vitellozo.
Vin tiré, faut le boire. -ah ! Mes chers fils,
ma femme !

tous s’avancent vers le prince.

César.
Illustre Gravina, recevez mon salut !
Il est très-cordial.

Le Duc.
Prince, je vous salue de même.

César.
Pagolo, je vous embrasse en frère ;
donnez-moi votre main.

Pagolo Orsini.
La voici, monseigneur, avec mon cœur.

César.
Et vous, brave Vitellozo,
je suis vraiment heureux de vous revoir ici,
et de pouvoir serrer une main si vaillante...
où donc est votre habile et vigoureux élève,
le seigneur de Fermo ?

Pagolo Orsini.
Demeuré dans le bourg à faire manœuvrer
de nouvelles recrues.


César.
Commandant Don Miguel, allez vite trouver
le seigneur de Fermo... dites-lui qu’il me faut
lui parler à l’instant.

bas.
par tous moyens qu’il vienne.

haut.
et votre second fils, illustre Gravina,
votre cher Fabiano, serait-il aux écoles,
que je ne le vois point ?


Le Duc.
Non, prince, il a quitté les classes,
mais plus fou de vers encor que d’armes,
le pauvre garçonnet au logis est resté
à lire l’Arioste... il nous viendra plus tard.

César.
Allons, seigneurs, marchons, et pénétrons en ville.
Mais avant de bouger, je dois vous prévenir
que vous êtes par moi retenus à souper,
tous, ce soir... c’est le moins que je vous paye
ainsi l’honneur que vous venez gentiment de me faire
par votre survenue au-devant de mes pas.

Le Duc.
Seigneur, excusez-moi : mon âge, la fatigue,
ne me permettent pas d’accepter.

César.
Cher seigneur, c’est grand malheur pour moi...
mais votre fils me reste.


Pagolo Orsini.
Certainement.

César.
Fort bien,... et vous, Vitellozo ?

Vitellozo.
Monseigneur, j’ai beaucoup de lettres importantes
à dicter aujourd’hui, je ne pourrai donc pas
répondre à vos désirs, et même je vous prie
de me laisser partir sur-le-champ...

César.
Quoi, déjà ?
Brave Vitellozo, je n’ai point de bonheur,
pour la première fois que nous nous revoyons.
Puisque vous nous quittez, voulez-vous nous permettre
de vous accompagner jusqu’à votre demeure ?

Pagolo Orsini.
Nous ne souffrirons pas, monseigneur ; -au contraire,
c’est lui qui restera pour vous accompagner
jusqu’à votre palais. -une fois arrivé
devant, il sera libre alors de s’éloigner.

César.
C’est trop d’honneur vraiment... mais, illustres
seigneurs, puisque vous refusez de souper avec moi,
nous boirons bien, j’espère, une coupe de vin
à notre heureux accord et commune action.

Pagolo Orsini.
Prince, avec grand plaisir... et soyez assuré
que mes amis et moi nous vous ferons raison.


César.
Mille grâces, seigneurs. Allons, c’est convenu ;
nous viderons ensemble une coupe de vin,
et puis libre à chacun de s’en aller... entrons.
ils franchissent la porte de la ville à la
suite du prince.

Vitellozo, bas au chevalier.
Pagolo, Pagolo ! Nous sommes tous perdus.


===Scène VI : le palais Malatesta===

une vaste salle avec des fenêtres grillées. Les murs sont ornés de tapisseries représentant de larges bouquets de roses et des éléphants, armoiries des Malatesta.

 
Pagolo Orsini, précédant le prince.
permettez-moi de vous servir de majordome,
prince, et de vous montrer les différentes chambres
que j’ai fait arranger pour vous dans ce palais.

César.
Vrai Dieu ! Cher Pagolo, vous êtes trop aimable !
Seigneurs confédérés, et vous, mes capitaines,
pages de ma maison, veuillez m’attendre ici,
je reviens à l’instant.

Vitellozo, à demi-voix.
c’est vraiment singulier, mais je ne


parviens pas à réchauffer mon corps,
et de la tête aux pieds je demeure transi.

L’évêque D’Euna.
Quelle tapisserie étrange d’ornement !
D’énormes éléphants entremêlés de roses,
ce sont là, sur ma foi, des armes fort bizarres ;
noble duc, pouvez-vous m’en dire l’origine ?

Le Duc.
Monseigneur, je l’ignore... élevé pour la guerre,
j’ai très-peu pratiqué l’art savant du blason...
mais voici le seigneur de Fermo...

Liverotto.
Noble duc, le prince, m’a-t-on dit,
veut me voir... où est-il ?

Le Duc.
Il est avec mon fils occupé pour l’instant
à donner un coup d’œil aux chambres du palais ;
mais il va revenir... que font nos hommes d’armes ?

Liverotto.
Sur le désir du duc, je les ai fait rentrer
dans leurs quartiers.

Le Duc.
Pourquoi ?

Liverotto.
Parce qu’il redoutait que nos troupes,
soudain regagnant leurs log

is, ne les
trouvassent pris par ses propres soldats,
ce qui pouvait causer une collision.

Le Duc.
Cela me paraît juste et d’honnête pensée.
César, reparaissant avec Pagolo Orsini.
mille remercîments à mon gracieux guide ;
ce palais est des mieux approprié pour moi.
Pagolo Orsini.
Ah ! Voilà le seigneur de Fermo.


César, allant à lui.
capitaine, soyez le bienvenu :
je connais vos faits d’armes,
et vous estime fort. -j’étais très-désireux
de presser en ami votre main courageuse.

Liverotto.
Monseigneur est trop bon... on m’a dit qu’il avait
particulièrement à me donner des ordres.

César.
Oui, capitaine, j’ai sur un point important
à vous entretenir, mais d’abord laissez-moi
honorer vos amis comme je le dois faire.
Nobles confédérés, illustres commandants,
puisque vous ne pouvez en un festin joyeux
célébres avec moi notre amitié nouvelle,
il nous la faut sceller en buvant tous ensemble
une goutte de Chypre. -holà ! Pages, des verres !

Pagolo Orsini.
Par le grand froid qu’il fait, c’est une bonne idée.
bas.

le vin vous remettra le cœur, Vitellozo.

Vitellozo.
Buvez-en, s’il vous plaît ; moi, je n’y touche pas.
les pages entrent avec des fiasques et des verres
qu’ils remplissent et distribuent aux assistants.

Le Duc, en levant son verre.
prince, à la confiance !

Pagolo Orsini.
A la paix !

Liverotto.
A bientôt,
la citadelle prise !

Vitellozo.
A la perdition
des traîtres !

César.
Très-bien dit, seigneur de Castello !
à leur perdition en ce monde et dans l’autre !

Tous boivent, excepté Vitellozo qui feint de
mouiller ses lèvres.

Le prince, après avoir vidé son verre, le jette
par terre et disparaît derrière le rideau qui
recouvre la porte du fond. Aussitôt les conjurés
et gentilshommes de César se ruent l’épée au
poing sur chacun des confédérés.


Les Conjurés.
Rendez-vous, Orsini ; rendez-vous, Vitelli.

Les Orsini et Les Vitelli.
Trahison, trahison, à l’aide, aux assassins !
Vitellozo lutte avec les deux officiers suisses,
il arrache même l’épée de l’un et l’en blesse,
mais l’autre le désarme.

Vitellozo.
O rage !

Le Duc, à l’évêque.
Et vous aussi, mon père... c’est infâme.

Pagolo Orsini, sous la dague des Salviati.
Des hommes désarmés. - oh ! Le lâche, le lâche !

Liverotto, maintenu par don Miguel.
il a fui sans oser affronter nos regards.

César, reparaissant avec de nombreux soldats
qui entourent la salle.
toute clameur est vaine et toute résistance
inutile, seigneurs ; vous êtes dans mes mains.

Pagolo Orsini.
Impossible, César, c’est une comédie.

César.
Nullement.


Pagolo Orsini.
Comment, toi qui m’appelais ton frère ?

César.
Je vous rends jeu pour jeu... pensez à la Maggione.

Pagolo Orsini.
ô Caïn ! ... eh bien, soit, -si tu nous fais mourir,
frappe-moi seulement, épargne mon vieux père.

Le Duc.
Mon fils, point de bassesse à l’égard de cet homme,
et sachons noblement expier nos sottises.

Vitellozo.
Ah ! Pagolo, pourquoi t’avons-nous écouté ?

Liverotto.
Quant à moi, seigneur duc, veuillez considérer
qu’en prenant contre vous parti, je me trouvais
l’obligé du seigneur Vitelli...

César.
C’est sans doute
pour plaire à Vitelli que tu faisais périr
ton oncle, malheureux... allons, qu’on les emmène.

Vitellozo.
Un mot encor, César !

César.
Eh bien, que me veux-tu ?


Vitellozo.
Ton père, tu le sais, m’a mis hors de l’église ;
promets-moi d’obtenir mon pardon de sa part.

César.
Je ne me charge pas de la commission ;
comme tu le pourras avec le ciel arrange
tes affaires... soldats, qu’on emmène ces hommes.

bas à Miguelotto.
les Oursins d’un côté, les Vitelli d’un autre.
Dans deux heures au plus, qu’aucun des Vitelli
n’existe... tu m’entends, rien que les Vitelli.

Don Miguel.
Oui, prince.

on entraîne les quatre prisonniers.

César.
Quant à vous, mes braves capitaines,
mille remercîments pour l’habile manière
dont vous m’avez aidé dans ce grave conflit.
Mais, capitaine Schwartz, vous paraissez blessé ?

L’Officier Suisse.
Quelque peu, monseigneur, en voulant ressaisir
aux mains de Vitelli mon épée arrachée.
Le bœuf ! Il n’était pas facile à museler.
Allez vous mettre aux mains de notre médecin...
mais encore une fois, capitaines, merci.
Rappelez-vous

que si je sais punir les traîtres,
je sais récompenser les fidèles amis.
Vous, monseigneur d’Euna, vous avez grande part
à ma reconnaissance. -à souper je vous garde.

L’évêque D’Euna.
Prince, très-volontiers.

César.
Eh bien, restez ici,
tandis que je vais voir ce qui se fait dehors.


Scène VII : Une rue de Sinigaglia modifier

 
Une Femme.

Ah ! Monsieur le soldat, mon pain, rendez-le-moi :
je n’ai que ce morceau pour nourrir mon enfant.

Une Seconde Femme.
Moi, ma pièce de drap, la seule qui me reste
pour faire un justaucorps à mon pauvre mari.

Une Troisième Femme.
Et moi, mes trois ducats, c’est le fond de ma
bourse :
je n’aurai plus après qu’à me jeter à l’eau.


Les Soldats.
Filles du diable, allez vous plaindre à votre père !
Quant à nous, n’ayant pu rien prendre aux Orsini,
il faut bien qu’autre part nous trouvions notre
affaire.

César, à cheval, l’épée à la main et suivi d’un
nombreux état-major.
qu’entends-je, qu’est-ce-ci ?

Les Femmes.
Justice, capitaine !
On nous pille, on nous vole, on nous bat sans merci.

César.
Quoi, drôles, c’est ainsi qu’on traite le bon peuple
d’une honnête cité ! ... rendez vite, coquins,
ce que vous avez pris ; sinon, à travers corps
je vous passe aussitôt cette lame d’épée.

Les Soldats.
Sauvons-nous, sauvons-nous, c’est le prince
lui-même.

César.
Oui, bandits, rentrez vite en vos cantonnements,
et si j’en trouve encore un des vôtres ici,
je le fais sur-le-champ pendre par mon prévôt.

Les Femmes.
Seigneur, soyez béni d’une telle assistance !
Ah ! Dieu vous le rendra sûrement quelque jour.

César.
Bonnes femmes, merci, rentrez en paix chez vous,
et

souvenez-vous-y que le duc de Romagne
est homme de justice, et qu’en tout lieu qu’il aille,
sa main fait respecter le bien des pauvres gens.

Les Femmes.
Seigneur Dieu, protégez le bon duc de Romagne !


===Scène VIII : Une chambre du palais===

 
César, se jetant dans un fauteuil.
allons, page, ôte-moi mes bottes, mon armure,
et vite mon pourpoint de velours... il est temps
de prendre du repos... et je le puis, corps Dieu !
Car tout va jusqu’ici comme sur des roulettes...
quels excellents soldats que ces gens d’Olivier !
Ils se sont reformés en bataillon carré,
et sans nous attaquer sont sortis de la ville.
Ma foi, je les voudrais tenir à mon service.
Mais ce que j’ai désir de voir avant souper,
c’est le mufle pointu de maître Nicolo.
Mon garçon, laisse là mes pantoufles, ma veste,
et cours chez Agapit lui dire de ma part
que s’il peut rencontrer l’envoyé de Florence,
près de moi, sur-le-champ, il l’envoie ici même.


Le Page.
Oui, seigneur.

Il sort.

César.
à cette heure on a dû faire à Rome
rafle du cardinal et de ses adhérents,
de façon qu’au moment présent nous sommes maîtres
de toute cette race, -excepté cependant
du petit Fabiano qui, dit-on, s’est enfui.
Mais qu’est-ce qu’un goujon, quand les brochets
nous restent ?

Peu de chose... demain mon père recevra
nouvelle de ma pêche. -ah ! Pêche, on peut le dire,
vraiment miraculeuse, et puis à nous demain
la citadelle, alors...
Le Page, reparaissant.
l’envoyé de Florence
se trouvait au palais, chez Agapit, seigneur.
Il est derrière moi, dans votre vestibule.

César.
C’est fort bien, laisse-nous, et dis au majordome
de servir le souper le plus tôt qu’il pourra.
le page sort.

Nicolo Macchiavelli.
Prince, je vous salue, et du cœur vous souhaite
continuation de votre heureuse chance.

César.
Eh bien, ser Nicolo, dites, qu’en pensez-vous ?
Le rôle n’était pas très-facile à remplir,
l’ai-je pas bien joué ?


Macchiavelli.
Parfaitement, seigneur.

César.
Point ne vous attendiez à me voir d’embarras
aussi vite sortir.
Macchiavelli.
Prince, je vous avoue
que j’avais grande peur pour vous dans Imola.
César.
Possible, le lion vous était seul connu ;
mais je vous ai montré la valeur du renard.
Macchiavelli.
Ma foi, plus étonnant encor que le lion.
César.
Il est bon quelquefois de tromper les trompeurs.


Macchiavelli.
Vous l’avez fait, seigneur, d’une façon puissante.
César.
Tous en bloc, -dans un jour, les quatre au même
sac.

Macchiavelli.
Quel coup !

César.
Il le fallait, c’est un grand poids de moins
pour mon père

et pour moi, pour vous aussi, messieurs
de Florence.

Macchiavelli.
Il est vrai que dans les Vitelli
la seigneurie avait des ennemis terribles.

César.
Qui ne sont plus à craindre et d’aucune façon,
au moment actuel.
Macchiavelli, surpris.
ils n’existeraient plus !

César.
Probablement... c’étaient des pillards sans
vergogne,
des hommes teints de sang et couverts d’infamie ;
ils devaient expier leurs crimes tôt ou tard.

Macchiavelli.
Les Orsini...

César.
Ceux-là, je les emmène à Rome
où je les fais juger à la face du monde,
pour leurs complots constants contre sa sainteté
et le gonfalonier de l’église.

Macchiavelli.
Fort bien.
Mais ne craignez-vous pas que ces événements
n’enfantent contre vous d’autres rébellions ?

César.
J’ai tout prévu... mon père a dû de son côté

saisir le cardinal, ainsi que son complice,
le seigneur Julio ; dans le même procès,
ils seront impliqués avec les Orsini.
Restent le duc d’Urbin, le seigneur Baglioni,
Petrucci... gens moins durs et contre qui j’espère
avoir l’aide et l’appui de votre république.

Macchiavelli.
Monseigneur, vous pouvez vous fier à son zèle.

César.
Service pour service, ami, c’est là ma règle,
et vous la connaissez. J’ôte à la république
grosse épine du pied, des voleurs sur ses terres
toujours, et lui voulant rendre les Médicis ;
les Médicis, messer, vous m’entendez. -eh bien,
elle me donnerait encor cent mille écus,
qu’elle serait en reste avec moi.

Macchiavelli.
Je le pense.

César.
D’elle je ne veux donc obtenir que trois choses :
la première d’abord, c’est de se réjouir
avec mon père et moi de ce qui nous arrive ;
la seconde, de faire avancer sur Borgo
ses troupes de cheval et ses troupes de pied,
pour forcer avec moi Pérouse et Castello ;
et la troisième, enfin, serait de retenir
et même me livrer le seigneur duc d’Urbin,
s’il pose un jour le pied sur votre territoire.
Vous comprenez, messer ?


Macchiavelli.
Parfaitement, seigneur,
et je puis assurer qu’aux premières demandes
il sera satisfait avec empressement.
Mais reste la troisième...

César.
Eh bien ?

Macchiavelli.
Pour la troisième,
permettez-moi, seigneur, de vous faire observer
qu’il serait peu décent à notre république
de vous livrer le duc.

César.
Vraiment !

Macchiavelli.
Sa dignité...

César.
Ne pourrait-elle pas le retenir chez elle ?

Macchiavelli.
Ceci souffrirait moins difficulté, je crois.
J’en parlerai du reste à mon gouvernement.

César.
Faites, car il est bon de ne rien négliger.
Après tout, le plus fort est accompli... la queue
s’agiterait encor qu’elle n’irait pas loin.
La tête étant coupée, elle se glacera
et finira bientôt par res

ter immobile.
La paix, la paix, voilà le bien qu’à l’Italie
je vais enfin donner.

Macchiavelli.
Et l’Italie entière
d’un aussi beau présent sera reconnaissante.

César.
Oui, veuillez démontrer à votre république
que c’est pour l’Italie et son seul intérêt
que je me suis lancé dans cette rude affaire.
J’ai voulu de la main de tyrans factieux
retirer tous les fiefs dépendants de l’église,
et les rendre à son chef, afin qu’il ne fût plus
l’esclave et le jouet de princes orgueilleux,
tels que les Orsini, tels que les Colonna.
Quant à moi, je ne veux garder que la Romagne.

Macchiavelli.
Seulement la Romagne ! ...

César.
Oui, rien que la Romagne
et le duché d’Urbin.

Macchiavelli.
Monseigneur est modeste.

Le Majordome, apparaissant.
monseigneur est servi.

César.
Tous mes hôtes sont là ?


Le Majordome.
Oui, tous, les officiers et monseigneur l’évêque.

César.
Messer, voulez-vous bien être de mon souper ?

Macchiavelli.
Excellence, je suis trop honoré, pourtant...

César.
Vous refusez...

Macchiavelli.
Seigneur, je suis très-fatigué,
puis il faut informer mes chers concitoyens
de vos nouveaux désirs, et je compte passer
cette nuit presque entière à faire des dépêches.
Permettez...

César.
C’est fort juste... avant tout les affaires.
Je ne vous retiens pas, et ne m’en dis pas moins
votre ami dévoué.

Macchiavelli.
C’est trop de bienveillance.

César.
N’oubliez pas d’apprendre à votre république
que, de tous ses amis présents, elle n’a pas
d’allié plus sincère et fidèle que moi.

Macchiavelli.
Je n’y manquerai pas.


César.
Adieu, ser Nicolo.
Vous nous suivrez demain du côté de Pérouse.

Macchiavelli.
Oui, monseigneur.

César.
Bonsoir, et nous, allons à table,
car je me sens au ventre un appétit d’enfer.
il sort par la porte du fond.

Macchiavelli, le regardant partir.
voilà décidément un homme vigoureux
et qui peut monter haut... mais, comme dit le sage,
en toute chose il faut considérer la fin.


Publié en 1854