César Borgia (Charles Benoist)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 56-86).
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CÉSAR BORGIA[1]

I
LA PRÉPARATION DU CHEF-D’ŒUVRE

L’homme machiavélique, l’uomo politicante, l’homme du règne, l’homme de la force, ou, pour tout dire, l’homme de la force et de la ruse, l’homme de la ruse pour la force, le voici : c’est César Borgia. En lui, Machiavel trouve le Prince : l’honnête Tommaso Tommasi n’y trouvera qu’un « monstre. » Au moment de commencer sa Vie du duc de Valentinois, gêné par plusieurs traits de son sujet, il éprouve en quelque sorte le besoin de s’excuser auprès du lecteur : mais, gêné aussi par « la révérence due aux saintes clefs, » il le fait d’abord dans des termes dont la solennité précieuse ne laisse pas que d’être assez comique :


La nature, écrit-il, a accoustumé de diviser, dans la production des monstres qui naissent dans l’Afrique, la difformité qu’enttrainent après eux les illicites acoouplemens des animaux, pour rendre détestables à jamais au monde les excès d’une sensualité déreiglée, que la prudence humaine a tâché de pallier sous le nom d’enfantement d’amour, en ce que, faisant voir dans les effets qui proviennent de ces estranges accouplemens une ressemblance de deux causes dissemblables, qui ont concouru à leur donner le jour, elle descouvre deux bestes sauvages en une, et fait voir sous cette forme difforme la brutalité de cette sensuelle fureur, qui renverse les loix de la génération. Celuy de qui j’entreprends de descrire la vie fut (selon qu’on le pourra voir dans la suite de cette histoire) une beste cruelle, qu’on peut appeller, sans craindre de se tromper beaucoup, africaine, qui n’a pas esté engendrée d’un pur sang humain, mais qui est sortie, ainsi que le remarque très bien un historien, d’une semence exécrable et pleine de venin : ainsi ce n’est pas une merveille s’il paroist comme un monstre de cruauté, et s’il vient par des voyes injustes dans le monde, puisqu’il est la production d’une illégitime conjonction ; de sorte que, s’il représente en luy la véritable image de ses parens, il ne sçauroit estre qu’un monstre incomparablement plus difforme que tous ceux qu’on sçauroit s’imaginer.


Et si, perdant le respect, Tommaso Tommasi essaie d’expliquer par ses hérédités le fils de Rodrigue Borgia et de la Vannozza, c’est encore et seulement le « monstre » qu’il explique :


Comme le père estoit nay dans Valence d’une famille considérable, il participoit, à raison du voysinage, entre les autres qualités d’Espagnol, à celles des Catalans, qu’on estime si fort : et la mère, qui estoit sortie de parens d’une médiocre condition de Rome, n’avoit pas seulement les inclinations italiennes ; mais mesme très particulièrement les romaines. Celuy-là s’en alla dans la cour, afin de perfectionner ses qualités naturelles par les artifices qui sont le plus en usage auprès des grands. Celle-cy, laquelle avoit succé avec le lait un certain naturel qui comme en héritage descendoit de ses ancestres, estoit parvenue par un long usage à un tel degré de sçavoir commander à ceux qui luy plaisoient par les artifices des courtisanes, qu’elle y estoit parfaite. Celuy-là estoit un perfide, un cruel, et un loup ravissant, mais qui sçavoit s’insinuer néantmoins dans les bonnes grâces d’autruy par ses adresses et ses ruses. Celle-cy faisoit bien voir qu’elle estoit une harpie insatiable ; mais elle ne faisoit pas connoistre aux gens qu’elle fut une fine et enchanteresse Syrène. Celuy-là s’est enfin rendu indigne de vivre par ses vices ; et celle-cy infâme par sa vie. D’où on peut inférer de tout cecy, avant de le voir dépeint dans le récit de ses actions, jusques à quel point de laideur est arrivée la difformité de ce monstre, qui a si parfaitement bien imité de semblables parens.


Si, enfin, le père de César Borgia, au rapport du même Tommasi, le préférait à ses autres enfans, c’est parce que, de tous, César promettait d’être le plus sûrement un monstre, « pour son grand cœur (ce qui signifie : pour sa hardiesse à entreprendre), la vivacité de son esprit, et la cruauté de son naturel, qui… le faisoient juger capable de parvenir un jour aux plus augustes faveurs de la fortune. »

Le « monstre » qui est en César, sa mère s’emploie du reste à le développer, à le porter à sa perfection. Prédisposé et comme préparé par cette double hérédité, Alexandre VI et la Vannozza, il « receut les premiers rudimens de la civilité, de mesme que le reste de ses frères, de l’éducation et des exemples de sa malicieuse et rusée mère, qui ne pouvoit donner, étant une source impure, que des eaux troubles et de très mauvais documens, qui furent à peu près ceux que vous allés voir ; sçavoir : que, quand bien il abandonneroit son esprit à la tyrannie des vices les plus détestables, il devoit se mettre fort peu ou point en peine de cela, pourveu qu’ils pussent faire régner dans son cœur la seule inclination de son propre intérest, luy mettre dans la bouche un langage qui fut opposé aux sentimens de son âme, de démonter son visage selon la conjoncture des temps et des personnes, et de l’avoir tel qu’on le peut trouver chez une trompeuse dissimulation. »

A l’astuce, il sut tout jeune allier la vigueur et l’audace. Renard et lion, entier en ces deux parties, et « descouvrant deux bestes sauvages en une, » c’est bien un personnage de Machiavel, c’est bien le type que Machiavel fixera, c’est bien son homme. Vainement Tommaso Tommasi et, à sa suite, Alexandre Gordon essaient-ils de le contester, en alléguant le nombre relativement petit des passages de ses Œuvres où le secrétaire florentin parle en historien du duc de Valentinois. Il se peut que d’autres auteurs aient « traité de ce sujet beaucoup plus au long ; » mais il est sûr qu’aucun ne l’a touché plus « au vif ; » ni Alexandre Gordon, ni Tommaso Tommasi lui-même. Au surplus, ils eussent sans doute changé d’avis sur l’importance du témoignage de Machiavel, s’ils eussent connu, outre les Œuvres classiques du « fameux secrétaire de Florence ou politique d’enfer, » ses Légations en Romagne, qu’ils paraissent avoir ignorées. « Vous allez voir… vous verrez ici…, » disent-ils volontiers l’un et l’autre. Mais Machiavel a vu, lui, et vu comme il savait voir. Pendant trois mois et demi, à toute heure du jour et de la nuit, il s’est trouvé face à face avec « le monstre ; » il a eu avec lui dix-huit ou dix-neuf entretiens sur des matières d’Etat ; il était près de lui dans une circonstance décisive, à l’apogée de sa domination ; il y revint après sa chute. Il en a pris la mesure, il l’a mis au point, il s’est mis au niveau. A considérer cette figure, elle s’est gravée en son cerveau, s’y est condensée, concentrée ; c’est un fantôme qui l’obsède, c’est un levain qui y fermente, c’est une vie nouvelle qui s’y élabore : quelque chose de grand y naît de ce quelqu’un, très agrandi, qui l’emplit. A peine une quinzaine après l’affaire de Sinigaglia, il s’en va, s’enfuit presque, emportant le Prince.

Et c’est parce que César Borgia est le prototype du Prince, qui a pour « dessous » son histoire et qui est directement construit sur ce dessous profondement creusé ; c’est parce que le Prince, au point de vue littéraire, est un livre incomparable ; au point de vue politique, contient tout l’essentiel de ce qu’on a nommé le « machiavélisme ; » au point de vue historique, résume et, pour ainsi parler, « formule » la manière de penser, d’être, et d’agir de tous les princes et de tout un peuple durant un long moment de la vie d’une nation ou d’une race ; parce qu’il a survécu à ce moment même, débordé ce milieu, et qu’il les a dépassés l’un dans l’espace, l’autre dans le temps ; parce que tout n’est pas mort de ce que Machiavel vit vivre en César et fit vivre dans le Prince ; parce que jamais César ne fut le Prince plus qu’il ne le fut dans la préparation du coup de Sinigaglia, le bellissimo inganno, son chef-d’œuvre, et que rien ne rend mieux « sa manière ; » parce qu’il suffirait de transposer, en les adaptant au moment présent, au milieu d’aujourd’hui, les procédés de César et les maximes du Prince, pour que tout en fût vivant et puissant encore, et que, les instrumens ou les moyens étant changés, l’effet obtenu fût cependant équivalent ; c’est, en conséquence, par ce qu’il y a de perpétuel dans le machiavélisme ; c’est pour tant de raisons que César Borgia, monstre ou prince, monstre et prince tout ensemble, nous intéresse, nous ; et que le détail même de l’affaire qui permit à Machiavel de modeler le Prince d’après César ne saurait être pour nous ni inutile, ni fastidieux, comme il le serait, si le Prince n’était le retentissement, la répercussion, la prolongation, infinie jusqu’à l’immortalité, du choc produit sur la personnalité de Machiavel par la personnalité de César Borgia. — César Borgia observé par Machiavel pendant trois mois et demi, la rencontre est unique et vaut qu’on les regarde de tout près manœuvrer sous l’œil l’un de l’autre, si ce n’est l’un contre l’autre.


I

L’impression avait été très grande dès le premier contact. Le 22 juin 1502, la Seigneurie de Florence avait envoyé à César, dès lors qualifié d’ « illustrissime duc de Romagne, » — ad illustrissimum Ducem Bomandiolæ, — Francesco Soderini, évêque de Volterra, auquel elle avait adjoint Machiavel, dans une position mal définie, mais inférieure et correspondant au poste secondaire qu’il occupait comme secrétaire d’une des chancelleries. La République s’inquiétait des succès de César, dont l’ambition apparaissait maintenant sans limite comme sans frein et sans scrupule. On voyait sa main dans toutes les intrigues, même quand il les désapprouvait bruyamment, comme la rébellion d’Arezzo, dont il rejetait la faute sur le zèle indiscret de ce mauvais compagnon, Vitellozzo Vitelli. Il avait beau dire : il était désormais pour la Seigneurie un homme à« surveiller de près, sous prétexte de l’honorer et de lui marquer de l’amitié. » Et c’était pourquoi on lui détachait, avec l’évêque de Volterra, personnage considérable, mais observateur médiocre, ce Niccoló Machiavelli qui, tout au rebours, n’étant qu’un personnage médiocre, était un observateur incomparable.

Tous deux, l’évêque et le secrétaire, arrivèrent le 24 juin à Urbin, où se trouvait le duc. Il les reçut tout de suite, « vers deux heures de nuit, selon sa coutume, dans le palais qu’il habite seul avec peu de gens, et dont la porte est la plupart du temps fermée et bien gardée. » Deux heures aussi, il les retint, parlant beaucoup, et jouant tout son jeu. Il fut aimable : il se réjouit de leur visite, pour l’amour qu’il portait à la cité et le désir qu’il avait de s’unir à elle. Il fut ironique : il les remercia de leurs félicitations, mais leur fit entendre « que son accroissement, — il suo augamento, — eût été encore bien plus agréable à ces Magnifiques Seigneurs s’ils eussent su avoir fait envers lui ce qu’ils avaient promis et ce qui convenait. » Il fut agressif et reprocha aux Florentins ce que précisément Florence aurait eu le plus à lui reprocher : « tout ce qui s’est passé depuis sa venue de l’an dernier jusqu’à ce jour ; » à l’entendre, c’étaient eux, c’étaient les Florentins qui avaient manqué de foi, et donné cause à tous les désordres que les soldats firent, « en ne fournissant pas le prêt et les artilleries, comme ils s’y étaient engagés. » Pourtant, il n’était allé en Toscane, cette fois-là, que pour avoir leur amitié et pouvoir se reposer en elle ; bien que Florence lui eût manqué, il voulait tenter une dernière épreuve, et il avait demandé quelqu’un avec qui il pût conférer de son intention, laquelle était de s’unir aux Florentins, s’ils le voulaient, et, s’ils ne le voulaient pas, — il se fit tout ensemble et pieux et menaçant, — s’ils ne le voulaient pas, il voulait être, lui, excusé devant Dieu et devant les hommes de chercher à s’assurer de leur État par tous les moyens qu’il pourrait. Il tâcha d’être persuasif : ils avaient, Florence et lui-même, une si longue frontière commune, qu’il ne pouvait faire autrement ; et prometteur et séducteur : la République retirerait de cette alliance autant de bénéfice qu’elle y mettrait d’amitié. Au surplus, il savait sa force, et qu’il avait été, l’année d’avant, en son pouvoir, non seulement de réintégrer les bannis, mais de « donner à la République pour gouvernement un bâton et un chien. »

C’est un esprit clair, méthodique, positif, réaliste, qui ne se laisse ni éblouir aux dorures du langage ni prendre aux finesses banales. Il sait vouloir, dire qu’il veut, voir ce qu’il veut dans l’ordre où il le veut, et le déclare net. « Je veux d’abord ceci ; ensuite, cela ; si cela se fait, voici ; si cela ne se fait pas, voilà ; il en sera ainsi, parce que… et d’autant plus que… » Il n’a pas la moindre illusion sur les sentimens qu’il inspire et l’opinion qu’on a de lui ; il n’ignore pas qu’à Florence, on le traite d’« assassin ; » et il ne s’en émeut que pour s’en faire un grief. Il n’admet point, lorsqu’il a parlé, que l’on « fasse la bête » et que l’on ait l’air de ne pas comprendre. « Vous êtes trop prudent, et vous m’entendez bien ; mais soit, je vais répéter brièvement. » Alors, à la minute, en une phrase, il met à l’interlocuteur, à l’adversaire, le poignard sur la gorge : il lui offre le choix : ou ami, ou ennemi. Les convenances ne l’arrêtent pas plus que les conventions, et il entre à deux pieds dans les affaires des autres : il n’aime pas le gouvernement de Florence, il faudra voir à en changer !

Il a, quand il lui plaît, de belles manières, mais ce ne sont pas les belles manières diplomatiques, et, s’il ne lui plaît pas, il se dépouille de courtoisie, jusqu’à manquer à la plus vulgaire politesse. Il éclate de rire au nez du pauvre ambassadeur qui gémit : « Je croyais être venu pour autre chose. » Eh ! par sa foi ! que croyait-il donc ? Inutile de s’ingénier à ressaisir le duc par l’orgueil, en vantant sa grandeur d’âme : « Il est si magnanime que… » Non ; il n’est pas magnanime du tout ; rien, tant qu’on ne l’a pas mérité, et, pour l’instant, on a fait pis, on a démérité ! Comme on le prie d’agir sur Vitellozzo, qui est son « soldat, » il pousse jusqu’au cynisme la franchise affectée. Il n’a pas connu à l’avance, il le jure, le coup d’Arezzo ; mais il n’en a pas été mécontent, et même il en a eu du plaisir, comme il en aura, comme il en aurait de tout ce que les Florentins pourraient perdre, s’ils s’obstinaient, c’est-à-dire s’ils ne se rendaient pas, c’est-à-dire s’ils ne venaient point à lui. Aussi, qu’ils se décident vite, puisqu’il n’y a plus de milieu ; et il pose à nouveau le dilemme : ou amis, ou ennemis. Mais, de même qu’il connaît sa force, il connaît la faiblesse des autres, et il le montre ; il est hautain et dur. Vitellozzo, à lui seul, suffirait pour venir à bout de Florence : que serait-ce s’il s’en mêlait ! Il ne s’en mêlera pas de son propre gré, car il se pique d’être généreux et honnête, — ce sont les faux semblans : — il ne veut rien du bien des Florentins, rien du bien de personne, et il ne vient pas pour tyranniser, mais pour éteindre les tyrans, « non essendo lui per tiranneggiare, ma per spegnere i tiranni. » Quant à l’histoire de la protection du roi de France, qu’on renonce à lui en conter : il est autant qu’homme d’Italie au courant des choses de France, il est sûr qu’on ne le « mettra pas dedans, » et que ce sont eux, les Florentins, qui y seront mis (gabbati).

L’évêque et le secrétaire sont déconcertés, étonnés : ces façons bouleversent, et l’on dirait presque renversent, monseigneur de Volterra : il demande la nuit pour réfléchir. — C’est tout réfléchi, tranche César, mais j’y consens, revenez demain après dîner. Là-dessus, ils prirent congé, « avec peu de satisfaction, » voyant à quelle fin on les avait mandés et constatant que « le mode de procéder de ces gens-ci était d’être dans la maison d’autrui avant que personne s’en fût aperçu, ainsi qu’il était intervenu à cet ancien seigneur (Guidobaldo da Montefeltro, duc d’Urbin), dont on avait appris la mort plus tôt que la maladie. » Cette nuit-là, au sortir d’une telle audience, Machiavel dut, pour sa part, faire bien des réflexions.

Le prince, qui, deux heures durant, a posé devant lui, lui laisse comme première impression, à ce premier contact, d’être « très solitaire et secret. » Quand il écoute ou regarde autour de lui, le portrait se complète, touche par touche : « Ce seigneur est très splendide et magnifique ; et dans les armes il est si courageux, qu’il n’est si grande chose qui ne lui paraisse petite ; et pour la gloire et pour acquérir Etat, jamais il ne se repose ni ne connaît fatigue ou péril ; il arrive en un lieu avant qu’on ne puisse entendre son départ de celui qu’il quitte ; il se fait bien vouloir de ses soldats ; il a enrôlé les meilleurs hommes d’Italie ; lesquelles choses le font victorieux et formidable, jointes à une perpétuelle fortune. » Ne semble-t-il pas qu’on sente au toucher, qu’on suive au tracé les coups de pinceau ? En sept ou huit propositions, de quelques mots chacune, Machiavel enferme, et nous tenons par lui, tout l’essentiel de la psychologie de César. Machiavel lui-même : la lettre, quoique signée de Soderini, est tout entière de sa main. La deuxième entrevue, que le duc fit attendre aux envoyés de la Seigneurie et ne leur accorda que le 26 à trois heures, détache l’image, la grave, la sculpte mieux encore : « il ne veut pas rester dans cette ambiguïté, mais il désire être notre ami ; en quoi il veut les deux choses dites ; et, ne pouvant pas être ami, il veut être ennemi ouvert. » Pour la réponse, quatre jours. Soderini n’arrive pas, malgré ses instances, à gagner une seconde.

D’autre part, l’évêque et le secrétaire ont rendu visite la veille aux Orsini, Giulio et Paulo, qui sont près du Valentinois. Les condottieri, — il est permis de soupçonner que ce n’est pas spontanément, — leur ont tenu des discours de tranche-montagnes, de capitaines Fracasse, ce qui ne serait rien pour des Florentins qui devinent ce qu’il en faut rabattre, mais de capitaines Fracasse très renseignés, très certains de leur fait. Le roi de France leur laissera les mains libres ; il enverra du monde au secours de Florence, parce qu’il s’y est obligé, mais « le manderò adagio, » il l’enverra tout doucement, si bien qu’ils auront le temps nécessaire : plus de temps qu’il ne leur en faudra ; ils seront sur les terres de la République, avant que les Florentins y soient ; et cela ne traînera guère ; ils en veulent gager « un coursier de 50 ducats ! » Au besoin, ils chevaucheront 40 milles par jour, pour se trouver aux portes de la ville, sans que le Roi ni les Dix eux-mêmes aient pu s’en douter. Sortis étonnés de chez César, Soderini et Machiavel étaient sortis épouvantés de chez les Orsini ; il fut résolu que le secrétaire partirait sur-le-champ, tant pour rendre compte oralement à la Seigneurie que pour tirer la chose en longueur le plus qu’il serait possible, comme si l’on en était déjà à compter les heures.

Machiavel ne revint pas à Urbin, et les cinq autres audiences que relatent encore les lettres de Francesco Soderini, l’évêque de Volterra les eut donc du Valentinois seul à seul. Seul et de sa main ces cinq fois-là, sans le secours du secrétaire, il en rédigea le résumé. Sa main, visiblement, est plus lourde, moins sûre, moins nerveuse, moins artiste que l’autre. Dans la peinture que Machiavel a esquissée de César, et que Soderini achève un peu à contre-cœur, il ne fait guère que repasser sur tous les traits, qu’il recharge jusqu’à l’empâtement, mais selon les mêmes lignes, et des mêmes couleurs. Ce qui frappe le plus l’évêque, « vénérable et discrète personne » par état, c’est le secret du prince, qui règne en lui et autour de lui, qui lui fait une cour, non pas de silence, car on y bavarde beaucoup, mais de mystère, car, en y bavardant beaucoup, on n’y dit rien. On n’y dit rien peut-être parce que l’on n’y sait rien, hors le duc lui-même, et encore ne sait-on pas si lui-même sait et quand il sait. « Son Excellence est très secrète. » L’expression ne paraît pas suffisante à Soderini, il cherche plus fort et il trouve quelque chose de presque religieux : « Ce qui est dans le cœur, dans la poitrine du Seigneur » (de ce seigneur, de César). Si secret, qu’avec lui il faudrait deviner ; « mais on ne serait ni commodément pour s’y exercer, ni en sûreté pour en écrire, tant les lettres ont d’endroits où se perdre. » Le duc « écoute peu de gens, délibère lui seul, et juste sur le fait, de sorte qu’avant, ses affaires ne se peuvent entendre. »

Juste sur le fait, au moment d’agir. Comme chez tous les remueurs de peuples, il n’y a pas chez lui d’intervalle, surtout pas d’interruption, entre l’idée et l’acte : comme un Napoléon, comme un Bismarck, César Borgia « pense action. » Si la première de ses caractéristiques est le secret de la délibération, la deuxième est la rapidité de l’exécution. Cette extrême rapidité, il n’est aucune considération qu’il n’y sacrifie. Encore qu’il tienne à « se faire bien voir de ses hommes, » il les met à son pas et les mène de son train. Une troisième caractéristique est l’ordre, qui naturellement concourt à la rapidité ; à ce point que l’évêque de Volterra, faisant le total, inscrit à l’actif du duc : « le grand secret, le grand ordre, la grande célérité, et les forces qu’il a déjà dites. »

Comme tous les Espagnols, ou presque tous, — et Guichardin relèvera avec soin qu’il est en effet plus Espagnol qu’Italien, — César est éloquent ; c’est un beau parleur. Il parle longtemps : parfois plus de deux heures. Et il parle bien : « Il argumentait avec tant de raisons… parce que de l’esprit et de la langue, il se sert autant qu’il veut… » Le plus admirable est que, si éloquent, il sache se taire ; que, parlant si longtemps et si bien, il ne parle pas trop ; et que jamais sa parole ne l’entraîne hors de la direction de son dessein ni du chemin de sa volonté. Il n’en dévie pas, n’en dérive pas, reste ferme comme un roc sous le flot de phrases dont il se couvre et dont il inonde son auditeur. Il y a, en César, du « dandy, » si ce mot par trop moderne ne jure pas ici, ou de l’esthète, et j’ai souvent songé, en l’étudiant, au héros accompli, au merveilleux sujet qu’il ferait pour tel écrivain de notre temps. Il est élégant, coquet, raffiné et somptueux, prenant un soin extrême de sa parure et un extrême souci de sa figure. Parce que, dans une partie de chasse, il s’est fait une égratignure au visage, il rentre la nuit, ne se lève que le soir, et remet à plus tard l’audience de Soderini. Au reste, — nous l’avons déjà noté et tous les historiens soulignent ce détail, — il ne reçoit guère que la nuit. Peut-être n’est-ce pas seulement, comme l’insinue Paul Jove, pour cacher les boutons rouges et suintans dont sa face est tachée, ni pour éteindre le feu scintillant de son regard louche, aigu et « vipérin. » Couché quand les autres sont debout, debout quand les autres sont couchés, renversant les habitudes de la vie, ayant fait de la nuit le jour et du jour la nuit, il est ainsi moins abordable, se défend mieux des importuns, vit davantage dans l’atmosphère obscure et sourde dont il aime à s’envelopper. Il se peut que Paul Jove, trop préoccupé de la correspondance entre l’être physique et l’être moral, ait fait de César plutôt une caricature, — les témoins ne manquent pas qui en font au contraire un joli cavalier, — et Jove lui-même atténue singulièrement ce qu’il vient d’écrire en ajoutant qu’en la société des femmes, et lorsque César s’adonne au plaisir, par un privilège merveilleux, ces yeux durs changent et s’adoucissent. Mais, de toute façon, c’est là un point presque négligeable ; car il y a dans le duc de Valentinois plus et pis. Il y a, en lui, du félin, petit et grand, du chat et du tigre. Suivons le mouvement d’un de ses discours ; il se tapit, se traîne, se pelotonne, se détend, bondit. D’abord, il fait patte de velours, et ce sont des gestes exquis. Tous ses dialogues commencent aimablement, — ce n’est point assez dire : — amoureusement. Il a de délicates attentions et d’excellentes intentions. Il fait des difficultés pour loger ses troupes en territoire florentin, « parce que, dit-il, je donne telle licence à mes soldats que je sais qu’elle vous paraîtra trop grande… Si nous sommes amis, je vous défendrai contre tous. » Et avec quels hommes ! « Je veux du monde choisi… Les compagnies, je les fais d’Italiens et d’ultramontains, selon que je trouve des gens de bien. » Il est si libéral, que le Pape ne le serait pas autant et le grondera pour l’avoir été trop ! Mais qu’on n’espère pas le « promener, » le « lanterner » avec des phrases ! Il « sait très bien » ce que sont les choses et où elles en sont. Il ne faut pas « compter en rabattre d’une syllabe sur ce qui a été dit, car il est tiré par les cheveux beaucoup plus qu’il n’aurait jamais cru l’être… Dépêchez-vous, sortez des cérémonies, décidez-vous rapidement et en secret, pour vous-même et pour moi, afin de m’épargner l’importunité et les plaintes de ceux à qui l’on ôte le morceau de la bouche. »

L’évêque de Volterra en est tout étourdi : « Ce que je puis dire, écrit-il, c’est que, si l’on peut croire aux paroles, ce seigneur a fait montre ce soir de parler avec le cœur. » Mais peut-on y croire ? « L’esprit du seigneur, lui seul le sait, puisque ainsi se gouverne Son Excellence : les paroles et les démonstrations à moi adressées sont celles que j’ai dites. » Personne ne sait qu’en penser ; on en discute : la vérité de César est en César seul. Et tandis qu’on ne sait rien de lui, il sait tout des autres : comme il s’entoure de mystère, il entoure d’espions adversaires, indifférens, amis et familiers même. De la sorte, il surprend et il n’est pas surpris : « Ici l’on fait une feinte au pied, et souvent l’on tire à la tête. » Aussi bien, le voici qui passe à l’offensive. « Tout cela n’est rien… Je ne suis pas un bas marchand, un brocanteur… Je suis venu à vous, avec cette liberté qui convient entre bons frères… Au lieu de me donner sûreté, on montre qu’on veut me tromper… » Un rugissement : « Quant à moi, je casserai Vitellozzo, mais je suis sûr qu’il jouera en désespéré… Je ne pensais pas trouver une contre-partie de si peu d’estime et d’amour… » Un ronron : « Mais voyons : vous auriez à faire une si grosse dépense, tant de peine, bien plus, tant d’incertitude de récupérer ce qui est à vous, que le bien que je veux vous faire ne se peut payer : par quoi vous serez bientôt en mesure non seulement de récupérer je vôtre, mais de gagner de celui d’autrui. » Tout à coup, les griffes sortent : « Nous verrons ce que vous ferez… Vous vous trouverez un jour découverts… » Et puis, c’est, comme dit le fabuliste, Grippeminaud, le bon apôtre : « Vous vous rappellerez alors quelle est la bonté et simplicité du duc à rechercher votre amitié. Pour moi, je serai excusé éternellement à la face de Dieu et des hommes, et tout ce qui vous arrivera de mal sera bien fait… »

En dehors de lui, point d’amis et point de salut : « Qui vous conseille autrement et vous fait gaillards… ne vous voudrait qu’abattus et mutilés… » C’est son système : brouiller le ménage pour se faire épouser, diviser pour régner. Dans tout ce qu’il dit, il glisse une imputation contre quelqu’un, contre les Bentivogli, les Vitelli, les Orsini, contre Venise, et sinon contre le roi de France, au moins contre ses favoris et ses conseillers, afin d’amener les Florentins à douter de tous, excepté de lui : « La Tremoïlle a dit que Son Excellence avait mal fait de ne pas aller de l’avant et changer ce gouvernement… »

Il faut absolument que la proie vienne s’enfermer dans le cercle qui se rétrécit… La proie, en l’espèce, est peu de chose ; ce n’est pas Florence même. Au moins ce ne serait pas elle immédiatement. Ce n’est qu’une condotta de quelques milliers de ducats, et l’on comprendrait mal que César fît pour si peu un pareil effort, s’il disait vrai quand, frappant sur son escarcelle, il jure qu’il a de l’argent, et qu’il n’en a pas besoin ; mais il ment, et il ment même assez gauchement, parce qu’il ment trop évidemment ; il n’a pas d’argent, et il en a besoin pour acheter la fidélité de ses condottieri dont dépend, avec la fidélité de ses sujets, l’augmentation de ses États ; il en a besoin, et de beaucoup, et de beaucoup plus qu’il n’en peut avoir, pour se maintenir et pour s’agrandir. C’est ce qui le fait si pressé : il propose un de ses cavaliers pour rapporter la réponse plus vite ; et cassant : « S’il rompt maintenant, ce n’est pas pour renouer un de ces jours. » Déjà il craint, — ou fait mine de craindre, — d’avoir été « roulé, » aggirato. « Roulé » par Soderini : César y met de la complaisance ! Mais, quoique flatté peut-être au fond, Soderini est le premier à ne pas le croire. Il sent que César n’est pas content, qu’il demeure en suspens, que sans doute il prépare ou médite quelque coup ; même évêque et ambassadeur, il aime mieux être loin des prises du « victorieux et formidable » duc ; et, dès qu’il obtient son congé, il ne s’attarde pas sur la route de Bagno.


II

Cependant les condottieri s’agitent. Les Orsini abandonnent César ; quatre d’entre eux, « le cardinal Ursino, le seigneur duc de Gravina, le seigneur Paulo et le seigneur Frangiotto, » messer Ermes Benlivogli de Bologne pour messer Giovanni, son père, messer Antonio da Venafro et ser Guido pour Pandolfo Petrucci de Sienne, messer Gentile et Giovanpaolo Baglioni se rencontrent, un samedi d’octobre, à la Magione près de Pérouse. Vitellozzo Vitelli, malade, s’y fait porter dans son lit. On escompte les adhésions du duc d’Urbin et de Bartolommeo d’Alviano. Celle de la préfétesse de Sinigaglia est acquise. L’un des conjurés, Giovanpaolo, fait part en ces termes de ce qui a été résolu :


Samedi passé, Orsini, messer Giovanni, Pandolfo, Vitelli, et nous autres, pour le salut de tous, et pour n’être pas un à un dévorés par le dragon, nous sommes unis et ligués ensemble en bonne forme, et nous trouvons 700 d’hommes d’armes juste en blanc, avec un grand nombre de chevau-légers et fantassins. Dieu veuille illuminer l’esprit de mes Seigneurs à concourir avec les autres à l’établissement et augmentation de leur liberté et [de celle] de toute l’Italie ; qu’on espère sous cette mère sortir bientôt de soucis et de crainte. Pourtant il en sera ce que Dieu voudra ; et nous autres nous avons fait projet de mourir tous à cet effet ; et de toute manière ceux qui resteront après nous auront d’autant plus de peine, qu’on n’aura rien tenté pour leur libération. J’ai envoyé aujourd’hui tous mes chevau-légers à Ogobbio, et demain les hommes d’armes ; et ainsi a fait Vitellozzo et feront les L’rsini ; et en effet nous avons une bonne fois passé en armes le fleuve Rubicon, et effecti sumus hostes ; mais Dieu sait que inviti.


Les seigneurs dont Giovanpaolo Baglioni prie Dieu « d’illuminer l’esprit » ne sont autres que la Seigneurie de Florence, déjà « tâtée » et sollicitée. Mais les Dix, ayant pris le vent, se sont hâtés de renvoyer Machiavel au duc de Valentinois pour l’assurer de leur dévouement au roi de France et de leur inclination envers lui-même. Au dilemme posé par César : Amis ou ennemis, ils répondent : Amis ; mais c’est une amitié in generalibus, et César veut plus que des generalia. Entre Machiavel et lui, tout le débat va porter là-dessus, au moins pendant le premier mois de cette légation qui durera trois mois et demi. Pendant ce premier mois, en octobre, le secrétaire florentin aura du duc onze audiences ; il n’en aura plus que sept dans tout le reste de son séjour, deux en novembre, deux en décembre, et trois en janvier 1503, après l’inganno de Sinigaglia ; soit que César eût bien vu que Florence ne lui envoyait que des mois, et qu’on ne conclurait rien, soit qu’il eût la pensée ailleurs ; et Machiavel voit bien où il l’a. Mais, au début, il est clair que César, lorsqu’il s’entretient avec Machiavel, se propose surtout deux choses : éloigner Florence de ses adversaires à lui, l’empêcher de les rejoindre, aider, favoriser, ou encourager ; s’il se peut, l’attirer à lui, la tenir ; en tout cas, se concilier sa sympathie, charger les collegati de son ressentiment ou de sa méfiance, et ramener à désirer ce que justement il est en train de combiner.

Le 7 octobre, Machiavel se présente à lui, au débotté ; selon son usage et sa rhétorique ordinaire, le duc lui fait le meilleur accueil, le traite « amoureusement. » Mais des complimens ne suffisent pas : sans délai, les épées s’engagent entre les deux maîtres escrimeurs. César attaque : « Je vais te faire une confidence. Les Orsini et les Vitelli ne valent rien pour vous. Ils trament contre Florence de mauvais desseins. Si jusqu’ici ils ne vous ont fait pis, c’est que je les en ai détournés. Et c’est bien de cela qu’ils se vengent ! Ils m’en veulent, à cause de vous, autant qu’à vous. Je n’ai pas été prévenu de l’affaire d’Arezzo, mais, pour être franc, je le répète, je n’en ai point été fâché, comme d’un moyen d’ouvrir les yeux à la Seigneurie. Néanmoins, j’ai mandé à Vitellozzo de se retirer d’Arezzo. Il ne me l’a pas pardonné. » Dédaigneux et amer, César le prend de haut avec les condottieri : « Diète de faillis ! » s’écrie-t-il, à propos de la réunion de la Magione. Ils sont plus fous que je ne pensais de « n’avoir pas su choisir le temps de me nuire » et prétendre le faire « tandis que le roi de France est en Italie et du vivant de Sa Sainteté ; deux choses qui me font tant de jeu dessous qu’il faudrait une autre eau qu’eux pour l’éteindre ! » De ce qui peut se passer dans le duché d’Urbin, le duc ne s’inquiète pas, n’ayant pas oublié le chemin pour le reconquérir, s’il le perdait. Mais qu’on prenne garde : si cela « se replâtrait » avec les Orsini, ce que ceux-ci cherchent, ce ne pourrait être qu’au bénéfice des Médicis et au prix d’un changement de gouvernement à Florence. Que la Seigneurie se déclare donc…

Machiavel écoute, immobile. Son tour venu, il ne répond rien ou peu de chose, glisse, et, pour découvrir où tend vraiment le duc, essaye de « lui entrer dessous. » Mais l’autre « tourne au large, » et il n’en peut tirer plus. Un point vif, malgré l’affectation d’insouciance, en raison de cette affectation même de la part de César, est la rébellion du duché d’Urbin. Machiavel interroge : à quoi doit-on l’attribuer ? Et César saisit Machiavel par cette réponse machiavélique : « D’avoir été clément, et d’avoir peu estimé les choses, m’a nui. J’ai pris, comme tu sais, ce duché en trois jours, et je n’ai arraché un poil à personne, si ce n’est à messer Dolce et à deux autres, qui avaient manqué à la Sainteté de Notre Seigneur (au pape Alexandre VI)… » Il se repent à présent de sa bénignité. Ce sera une leçon pour lui, et il ne retombera plus dans le péché de clémence. Machiavel s’en fie à lui de n’y pas retomber de sitôt, et il regarde monter l’orage qui s’amoncelle sur les Orsini.

Chaque fois que le duc le rencontre, il les lui fait un peu plus noirs. Marchands molestés, draps volés, tout est la faute aux Orsini. N’entend-on pas s’élever contre eux la réprobation, la malédiction, la condamnation universelle ? Giovanpaolo proteste et l’invective en vain : la liberté de l’Italie, ce sont eux qui l’oppriment ; et, ce sera lui, César, le libérateur. Le roi de France attend impatiemment qu’il souffle sur tous ces tyrans et qu’il les éteigne : « Tiens, vois, secrétaire… » Et le duc montre à Machiavel une lettre de Monseigneur d’Arles, ambassadeur du Pape près de Louis XII, sur les bonnes dispositions du Roi. « Vois : j’ai la faveur, et j’ai la force. Je t’en communique la preuve, et je te la communiquerai jour par jour, afin que tu puisses en écrire à tes seigneurs et qu’ils sachent que je ne suis ni pour m’abandonner, ni pour manquer d’amis, entre lesquels je veux compter Leurs Seigneuries, pourvu qu’elles se fassent entendre vite ; car, si elles ne le font pas sur l’heure, je suis pour les laisser de côté ; et quand j’aurais l’eau à la bouche, je ne raisonnerais plus d’amitié ; nonobstant qu’il m’en coûtera toujours (le mot juste serait le vieux verbe douloir, mi dorrà) d’avoir un voisin, et de ne lui pouvoir faire du bien, et de n’en pas recevoir de lui. »

Bien qu’il soit sans doute le dernier homme qu’on puisse accuser de naïveté, ou de crédulité, Machiavel est sous le charme : « Je ne pourrais exprimer par la plume avec quelle démonstration d’affection il parle et avec quelle justification du passé… » Seulement, à Florence, si l’on veut aboutir, qu’on ne fasse pas traîner, à l’ancienne mode ; ici, le duc ne traîne pas : chose désirée, chose décidée ; chose décidée, chose faite ; chose faite, chose parfaite. « Don Ugo Espagnol, chef des gens d’armes de ce seigneur, et don Michèle, chef de ses infanteries, auxquels il avait donné l’ordre de se retrouver vers Rimini, s’étant, hors de ses commandemens, portés en avant au secours des châtelains de la Pergola et de Fossombrone, ils ont mis à sac l’une et l’autre terre, ont tué presque tous les habitans : » — admirable façon de porter secours ! — César exulte : « Donnes nouvelles de toutes parts… Cette année, il court une triste planète pour qui se rebelle ! » Quant aux Florentins, puisque c’est à un Florentin qu’il s’adresse, il ne les blâme pas d’avoir pris à condotta le marquis de Mantoue, « qui est homme de bien et son ami : » — il a de lui des lettres qu’il pourrait montrer ; — mais il y a une autre condotta à laquelle il pense, et, tant que, de la République, il ne lui vient que des generalia, il se tient, lui aussi, in generalibus : fleurs à pleines mains, baisers au bout des doigts, rien. A bons amis, bon ami. Ami de Florence, comme du marquis de Mantoue, et de tout le monde ! Excepté les Orsini et les Vitelli : « Il confesse librement qu’on ne peut se fier à eux, mais il veut attendre son heure. »

Dès ce moment son plan est fait, et il peut bien différer, il les tient : Dicta di falliti ! est joyeux et méprisant ; son entourage est méprisant et gai. Messer Agapito, son secrétaire, vante au secrétaire florentin « ce seigneur glorieux, très fortuné et habitué à vaincre. » Il ne pouvait lui arriver rien de plus heureux que cette défection des Orsini. Ainsi il est fixé, et tout est bien. Il a une chance « verte. » Les Florentins feraient sagement d’en tenir compte, d’autant qu’Agapito en prévient avec charité Machiavel ; le duc « a les yeux tournés à cette condotta… » Et la bataille de fleurs continue, l’échange de politesses vagues et qui n’engagent point, Machiavel faisant valoir le plus léger service et « maximisant » à ce sujet : « Quoique les choses soient petites, pourtant de choses petites se font les grandes, et les desseins des hommes se connaissent etiam in minimis ; » César ne lui en cédant pas un pouce et « madrigalisant » presque à la République florentine.

Mais cette condotta elle-même n’est qu’un moyen : le but est autre ; c’est bien ailleurs qu’est la pensée de César, et celle de Machiavel s’efforce à la dépister, à la rattraper, à l’accompagner. Le théoricien qui va naître fait tort au secrétaire, agacé de servir, sans en être récompensé ni toujours compris, dix bons bourgeois jouant aux « Magnifiques Seigneurs, » empêchés dans des formules et bourrés de recettes traditionnelles, qui ne veulent que ne pas vouloir, et font plus d’affaires pour une demi-douzaine de mulets dérobés que pour une atteinte réelle aux droits et à l’indépendance de la Cité. Il se féliciterait qu’on expédiât de Florence un ambassadeur, « homme de réputation, » plus gros personnage que lui, qui prendrait la suite des négociations. Lui, maintenant, il ne l’avoue pas à la Seigneurie, mais il est ailleurs avec César : il observe et il médite. Au surplus, de cet « ailleurs, » Florence ne saurait se désintéresser, et, étant là, il est au centre même de sa mission. Mais comme cette âme s’empare de la sienne, et comme il est l’homme de cet homme, ou comme cet homme est son homme ! Une activité inlassable du corps et de l’esprit ; une attention indéfectible à laisser le moins possible au hasard dans la conception et dans l’exécution. Si César passe une revue, il examine les soldats un à un. Il faut qu’il voie tout, qu’il sache tout, et qu’il s’explique tout. Sa tête est comme une meule qui broierait continuellement les actes pour en découvrir les mobiles ; et les choses ne lui sont de rien sans les raisons des choses. « Je devine ce qu’il en est. Cela signifie qu’il veut pouvoir (Vitellozzo) s’excuser devant tous d’être traître envers moi, ce qu’il ne pourrait faire s’il m’attaquait avec les gens que j’ai payés. » Ou bien : « Tes seigneurs ont eu deux motifs de ne pas envoyer de troupes dans les environs de Vitellozzo : le premier, les ordres du Roi à attendre ; le second, peu de monde, et beaucoup d’endroits à garder. Je résous ces deux motifs de cette manière. (Voilà déjà la pensée qui se transforme en action.) Quant au Roi, tu peux assurer, — car j’en suis plus certain que de la mort, — que Sa Majesté voudrait que tout le peuple florentin vînt en personne à mon aide ; » et, quant au second motif pour lequel les Florentins se sont abstenus, il ira, au besoin, à leur secours comme ils seront allés au sien. Que demande-t-il après tout ? Une pointe de 50 ou 60 cavaliers. Mais il la demande instamment, et non peut-être sans menace : « Je le charge de les en requérir (tes seigneurs, les Dix), avec cette efficacité que tu sauras. » L’intonation n’échappe pas à Machiavel ; en apparence confus de l’audace et confit en humilité, il donne à la Seigneurie ce conseil : « Ne le piquez pas, ne l’irritez pas, en laissant trop voir que vous ne faites rien : ayez l’air de faire quelque chose : passez des revues ; mais de deux on pourra dire quatre, puisque le duc n’en peut avoir les avis certains… »

Et que ces Magnifiques Seigneurs pardonnent au pauvre secrétaire la faveur qu’il s’arroge de se hausser jusqu’à leur oreille : si c’est une faute, qu’ils l’imputent « à une affection naturelle que tout homme doit avoir envers sa patrie. » Le grand mot y est en toutes lettres : la patria. Ainsi Machiavel parle de « la patrie, » qui n’est encore ici que Florence, mais Giovanpaolo a déjà parlé de « la liberté de toute l’Italie, » à quoi César réplique qu’il n’a l’objet que de la fonder en éteignant les tyrans ; et déjà peut-être Machiavel rêve-t-il que celui-ci est le Prince qui vient délivrer l’Italie des barbares. Les tyrans éteints, l’Italie libre, la patrie, le Prince : quelque chose se défait et se refait dans le monde.

Florence ne fait rien et ne se donne même pas, suivant le conseil du secrétaire, l’air de faire quelque chose. César pourtant ne se fatigue point de l’en presser en appelant à la rescousse tout ce qui peut lui être un argument ou un auxiliaire ; il appuie sur tout ce qui fait ressort : le penchant et l’aversion, l’ambition et la jalousie, la cupidité et la peur. C’est tantôt une lettre de Sienne, et tantôt ce sont des lettres de France, dont, avec quelque mise en scène, il donne lecture à Machiavel. De Sienne on lui écrit — singulière coïncidence ! — que « les Orsini seraient ses bons amis s’il voulait renoncer à l’entreprise de Bologne et envahir l’Etat des Florentins ou celui des Vénitiens. » Mais sait-on à qui l’on s’adresse ? Lui, César Borgia de France, vexer de la sorte les Florentins ! Amis, ami. Ils n’ont pas de meilleur ami que lui, il ne veut pas de meilleurs amis qu’eux. « Tu vois avec quelle bonne foi je viens à vous et croyant que vous viendrez de bonnes jambes à être mes amis »… A propos, qu’est-ce que cette trêve de Florence avec Sienne ? Avec Sienne, où domine Pandolfo Petrucci, il cervello, la forte tête de la conjuration contre le duc ! Machiavel ne se démonte pas : « Une vieillerie : la trêve de 1498, qui expirerait dans six mois et qu’on s’occupe de consolider. » César paraît convaincu. Il fait semblant de croire, mais sans doute ne croit-il pas, et Machiavel ne croit pas qu’il croit.

Ils sont à deux de jeu. Machiavel, à cette heure, a même barre sur César, qu’il trouve « più desideroso di fermare il pié con le S. V. che altra volta ; » ce qu’il déduit aussi de la conversation « d’un des premiers » officiers du duc (peut-être Agapito ou le trésorier Alessandro Spannocchi) : « Cette amitié, Florence la désire, le duc la désire, tous les deux ont des ennemis, chacun a à se défendre… » Pourquoi les Dix ne se décident-ils pas ? Mais pourquoi le duc souhaite-t-il tant qu’ils en viennent « de bonnes jambes, » au-delà de « l’amitié générale, » à la condotta ? Parce que, malgré ses grands airs, il n’a pas le sou, ou du moins il manque d’argent, encore qu’on lui en promette de Rome. De France, on fait savoir au Valentinois que Louis XII serait ravi que les Florentins le soutinssent, lui César, de gens d’armes et de toute autre façon. « Tant plus l’aide sera gaillarde, tant plus le Roi l’aura chère. » Ils disent qu’ils ont peu de gens d’armes ? Mais le Roi les autorise à « en tirer de tous ses États, au bénéfice de l’Église… » Or, n’est-ce pas pour l’Église qu’il travaille ? N’en est-il pas le gonfalonier et le capitaine général ? Immédiatement : « Tu écriras donc à tes seigneurs… Et tu leur écriras… » Machiavel ne manque pas d’écrire, mais sans résultat. La Seigneurie lui recommande d’enguirlander le duc, de l’accabler sous les fleurs après l’en avoir couvert, et, pour le reste, — la précaution est bonne, s’adressant à qui elle s’adresse ! — d’observer, « afin de découvrir plus de pays » et de tâcher, « par l’ami qui parle » de savoir où l’on en est.

L’ami qui parle, » l’expression n’est-elle pas typique ? Personnellement, le maître ne parle pas, sinon pour se confondre en des gentillesses verbales, plus « amoureusement » que jamais. Sur l’incident de Sienne, « il sait que la Seigneurie lui a dit la vérité » (il sait parfaitement le contraire ; la vérité, d’ailleurs, la Seigneurie, pour éviter d’être compromise, ne l’a même pas dite à Machiavel). Comment douterait-il de ces Magnifiques Seigneurs, qui sont tout à lui, comme il est tout à eux ! Le mal qu’on lui dit d’eux, il n’en croit rien. Il leur offre tout ce qu’il est et tout ce qu’il vaut. « Si je ne l’ai pas fait dès la première fois que tu es venu, c’est, que, mes allaires étant alors en mauvais point, je n’ai pas voulu que tes seigneurs crussent que la crainte me faisait être large prometteur. Mais, maintenant que je crains moins, je te promets plus ; quand je ne craindrai point, aux promesses s’ajouteront les faits, lorsqu’il en sera besoin. » De cette eau bénite de cour, Machiavel a une provision : « Votre Excellence voit combien librement mes Magnifiques Seigneurs sont venus et viennent à elle, lesquels, au comble de leurs périls, m’ont envoyé pour vous assurer de leurs sentimens. Que n’ont-ils pas fait ! (Ils l’ont plutôt subi, mais il est beau de s’attribuer le mérite de ce qu’on n’a pu empêcher) : « Ils ont ouvert leurs routes et tout leur territoire aux commodités de Sa Seigneurie. »

Conférences qui ne concluent pas ; confidences qui ne confient pas ; fausses confidences, titre de comédie, et c’est en effet une comédie qui se joue, mais c’est un drame qui se prépare. « Or, vedi, segretario. Tu sais que je suis le plus fort. Je ne suis pas dupe de leurs petites trahisons. (Des Orsini, des Vitelli, des conjurés auxquels sa pensée est retournée, si tant est qu’elle les ait un instant quittés.) Pandolfo Petrucci me dépêche tous les jours… mais je le connais. Et peu m’importe. Comptons bien. Ces 600 hommes d’armes dont ils font tant de bruit… ils ont raison de dire : hommes d’armes en blanc, c’est-à-dire en rien. Je ne veux pas « crâner » (faire le brave), mais je veux que les effets, quels qu’ils soient, démontrent qui ils sont et qui nous sommes… Je les estime d’autant moins que je les connais davantage. Vitellozzo ! On ne lui a jamais vu faire chose qui vaille, et il s’en excuse sur « le mal français. » Il n’est bon qu’à dévaster les pays sans défense et à voler qui ne lui montre pas le visage. » César dit cela tranquillement, pianamente, et ne se fàche pas le moins du monde.

Un autre jour : — Ah ! les Vénitiens m’ont « bien arrangé » auprès du roi de France ! — Mais il leur a bien répondu : « Lis la lettre de monseigneur d’Arles. Je t’ai déjà dit plusieurs fois, et ce soir, je te le dis de nouveau, que les faveurs ne nous feront pas défaut. » Et, comme c’est un esprit précis et réaliste, il ne se contente pas d’affirmer en bloc, mais il analyse et il énumère : « Les lances françaises seront ici bientôt, et aussi les fantassins d’outre-monts que j’ai désignés il y a plusieurs jours, st des nôtres tu vois que j’en prends à solde tous les jours ; et ni le Pape ne manque d’argent, ni le Roi ne manque de gens » César a pesé les chances : « Je ne veux pas faire le bravache ; mais, par aventure, mes ennemis se pourront repentir des trahisons qu’ils m’ont faites. » Quelle trahison pire que celle des Orsini, dans l’affaire de Cagli, où ils ont failli mettre en pièces les gens de don Ugo ? « Eh bien ! vois comme ils se gouvernent : ils tiennent des pratiques d’accord, ils m’écrivent de bonnes lettres, et aujourd’hui doit venir me trouver le seigneur Pagolo, demain le cardinal ; e cosi mi scoccovcggiono a loro modo. Mais moi (la suite des événemens a fait de cette phrase toute simple une phrase terrible), moi, de mon côté, je temporise, je prête l’oreille à toute chose, et j’attends mon heure. »

Ce que le duc a à cœur de prouver, c’est que non seulement il est le plus fort, mais qu’il est fort. Et Machiavel l’estime tel pour deux raisons : « Je n’ai rien d’autre à écrire à Vos Seigneuries, sinon que, si elles me demandaient ce que je crois de ces mouvemens, je répondrais, præstita venia : je crois que, du vivant du Pontife, et en maintenant l’amitié du Roi, cette fortune ne lui manquera pas dont il a joui jusqu’ici ; parce que ceux qui ont donné ombre de vouloir être ses ennemis ne sont plus à temps de lui faire grand mal, et y seront moins demain qu’aujourd’hui. » Mais il y a, dans la force de César, un point faible, que Machiavel touche avec une égale sûreté ; et c’est justement cette grande part qu’y a « la fortune. » A la vérité, son État « n’est bâti que sur sa bonne fortune, de laquelle a été cause, avec l’opinion certaine que le Roi lui subvenait de gens d’armes et le Pape d’argent, une autre chose qui ne lui a pas fait moins beau jeu, et qui est le retard apporté par ses ennemis à le pousser. » Sur quoi, le secrétaire répète : « Je crois qu’ils ne sont plus à temps, pour lui faire beaucoup de mal. » Le plat pays (la terra) qui « a les forteresses dans le corps » se tiendra en paix, tout ou presque tout.

C’est ainsi que Machiavel en juge, d’après les indices qu’il recueille péniblement. Car de tirer du duc plus que ce qu’il veut perdre, il n’y faut pas songer. On ne lui « entre pas dessous, » même en faisant le possible et l’impossible pour s’avancer dans ses bonnes grâces jusqu’à lui parler domesticamente. D’abord, on ne lui parle pas domesticamente ; et, en tout cas, César ne parle point : « l’ami qui parle, » lui-même, ne parle guère, ou ne parle beaucoup que par ordre, et pour ne dire guère. La même note revient sans cesse, de plus en plus frappée, de plus en plus frappante : « En cette cour, les choses à taire ne se disent jamais et se gouvernent avec un secret admirable. » Le secrétaire admire donc, mais se désespère : « Je ne puis écrire que ce que j’entends, et entendre que ce que je puis. » Peut-être en sait-on à Florence plus qu’à Imola. Ce qu’il sait, c’est que le duc engage de grosses dépenses, qu’il se remue prodigieusement, que ce ne sont autour de lui que messagers qui vont et viennent, que compagnies qui arrivent. Ce qu’il peut écrire, c’est ce qu’il a pu entendre, c’est ce que César a bien voulu lui dire. Il l’écrit donc : le duc a dit ceci, il a fait cela ; ses ennemis sont là, ils font cela, ils vont là. « Vos Seigneuries entendent les paroles dont use ce seigneur, desquelles je n’écris pas la moitié : elles considéreront maintenant la personne qui parle, et elles en jugeront selon leur prudence accoutumée. » La Seigneurie, informée d’autre part, est portée à penser que la fortune ne sourit pas au duc si invariablement, et elle se fait un titre de sa fidélité, au demeurant chancelante ou du moins hésitante.


III

Avec les condottieri, les pourparlers continuent. Le duc a laissé échapper le mot d’ « accord. » Si ce « replâtrage » allait se faire, qui devait le distraire de ses attentions pour Florence, et lui donner peut-être d’autres intentions à l’égard de la République, ou l’empêcher de s’opposer aux mauvaises intentions que d’autres nourriraient contre elle ! Machiavel en est tout troublé ; il cherche à tâtons dans cette ombre et ce silence ; il voudrait savoir, il interroge ; sans grand succès : à son tour, on lui parle in generalibus : « Je n’ai pu tirer de ces conversations d’autre particularité, et je ne crois pas possible de le faire, car ce Seigneur est très secret et confère avec peu de gens… Quel est son sentiment, je n’en jugerais pas. » Quand, reçu par lui, il s’ingénie à le démêler, César l’arrête : « Ceux-ci (les colleyati) ne veulent rien, sinon que je les rassure. Pour toi, qu’il te suffise de savoir, « en général, » que contre tes seigneurs il ne sera rien conclu, et que je ne permettrais pas qu’ils fussent offensés en un cheveu. » Lentement les négociations suivent leur cours, et l’on dirait que le duc s’en amuse : il y gagne du temps, il y gagne des forces, il y gagne des occasions, il y gagne tout.

Machiavel, les sens tendus, compare et pèse : « Qui examine les qualités de l’une et l’autre partie voit en ce seigneur un homme courageux, fortuné (aimé de la fortune) et plein d’espérance, favorisé par un Pape et par un Roi, et injurié par ceux-ci (les Orsini, les Vitelli) non seulement dans un État qu’il voulait acquérir, mais dans un qu’il avait acquis ; ces autres, on les voit jaloux de leurs Etats, inquiets de sa grandeur avant qu’ils l’eussent injurié, beaucoup plus inquiets encore, maintenant qu’ils lui ont fait cette injure. Et l’on ne voit pas comment le duc pourrait pardonner l’offense et les collegati quitter la peur, ni par conséquent comment ils pourraient céder l’un à l’autre dans l’entreprise de Bologne et dans le duché d’Urbin. » Un seul moyen pour eux de se remettre : tomber ensemble sur un tiers. Mais qui ? Ce soupçon met au secrétaire martel en tête. Qui ? Florence ou Venise ? « L’entreprise contre Vos Excellences est jugée plus facile quant à vous, mais plus difficile quant au Roi (de France, protecteur des Florentins). Le duc aimerait mieux l’une et les conjurés l’autre. On ne croit ni à l’une, ni à l’autre, mais on en raisonne comme d’une chose possible. » Ce qu’il faut rendre impossible, c’est que la réconciliation se fasse aux frais et sur le dos des Florentins ; aussi faut-il brouiller de plus en plus le duc et les collegati, les falliti de la Magione.

Tout de même, à la longue, il semble percer quelque chose du projet de César. C’est très vague, et l’on ne saurait affirmer. « Mais pourtant qui se détermine croit que ce seigneur « ébranchera » quelqu’un de ces confédérés ; et moi, je le crois d’autant plus que j’en ai entendu chuchoter quelques mots à ses premiers ministres. » Surtout, de plus en plus, l’activité et le secret de César stupéfient Machiavel, dans la double acception italienne de stupire, stupendo, étonnement et admiration, étonnant et admirable. Tout ce qu’on dit, il ne le redit pas, parce qu’on dit des choses peu croyables, et de tout à fait incroyables, et que, comme toujours autour de César, on bavarde beaucoup, mais on ne dit rien et on ne sait rien. Ainsi, l’on dit que l’accord est fait. Mais l’est-il ? Et, s’il l’est, est-il ce qu’on dit ? Les préparatifs, envois d’argent, courses de messagers, mouvemens de troupes, redoublent. « En outre, j’entends, par ses premiers au secret, — da quesli suoi primi al secreto, — déblatérer contre les Orsini, les appeler traîtres ; et même, ce matin, parlant de l’appointement (de l’accord) avec messer Agapito, il en a ri, et dit que l’appointement était une « amusette, » un « lanterne-les, » — un tiengli a bada. Le duc temporise en attendant « sa belle. » Que ce mystère est énervant ! Ne s’y trame-t-il rien contre Florence ? Machiavel, homme d’imagination grossissante, avant que la froide raison soit redevenue maîtresse et ait remis chaque chose en sa place et à sa mesure, est attentif au moindre signe : « les secrétaires du duc sont plutôt « devenus sauvages ; » avec lui… Un envoyé qui est ici pour le duc de Ferrare, et qui me fréquentait volontiers, me fuit ; et, ce soir après souper, messer Alessandro Spannocchi s’est servi de certains mots qui ne m’ont pas plu, insinuant que Vos Seigneuries avaient eu le temps de s’arranger avec le duc, et que ce temps était passé. »

Enfin, le 30 octobre, il pense bien être tiré d’incertitude. César, de sa bouche, lui confirme l’accord ; il lui en promet une copie, et, à part lui, Machiavel se promet à lui-même d’en avoir une le lendemain, de toute manière ; puis de nouveau, selon ses instructions, le secrétaire s’étend en un discours Henri. Le duc y coupe court : « Il répondit peu de mots, aimables pourtant ; mais il passa rapidement. » Spannocchi aurait-il dit vrai ? et Florence aurait-elle tardé trop ? Machiavel se précipite chez l’amico ; il le presse de tous côtés. Mais non, il n’y a rien : tout est au mieux des intérêts de la Seigneurie… Seulement, le duc est remis avec les Orsini. Le temps coule, l’argent et les gens d’armes arrivent. Ce qui n’arrive pas, c’est la copie promise : « Je veux vous dire la vérité, dit messer Agapito à Machiavel ; ces capituli ne sont pas encore absolument fermes. On avait oublié une clause concernant le roi de France, à laquelle le duc tient par-dessus tout ; aussi m’a-t-il fait courir après Paolo Orsini qui les portait aux autres. Mais voilà : sans cette clause, le duc ne veut rien conclure, et, avec elle, c’est Paolo qui ne veut pas… Qu’en résultera-t-il ? Ou ce chapitre sera accepté, ou il ne le sera pas : accepté, c’est une fenêtre ouverte au duc pour sortir de l’accord à son heure ; non accepté, c’est une porte. Mais, de tels capituli, jusqu’aux petits enfans se doivent rire, étant faits par force avec tant d’injure pour le duc et tant de péril pour lui. »

Cet accord fait, ou à demi fait, personne n’y croit. Les Orsini eux-mêmes ne devraient pas, ne peuvent pas croire au pardon. Alessandro da Marciano prétend savoir qu’ « il y a chez le duc plutôt un désir de vengeance contre qui a mis en danger son État que désir ou esprit de paix. » On arme, on enrôle sans répit : « Si bien que je m’y perds, sicchè io mi confondo. » Avec le recul qu’ils ont, de Florence, les Dix ne distinguent pas plus nettement. Qui éclaircira ou éclairera ces ténèbres ? César seul le pourrait, mais il est presque inaccessible, invisible. « Je ne cherche pas à parler au duc, n’ayant rien de nouveau à lui dire ; les mêmes choses ne pourraient que l’ennuyer ; et veuillez noter qu’il n’y a que trois ou quatre de ses ministres (ou officiers) qui lui parlent (littéralement : qu’il ne lui est parlé que par trois ou quatre…), et quelque étranger qui ait à traiter avec lui affaire d’importance ; et il ne sort jamais d’une antichambre, sinon après cinq ou six heures de nuit ; et c’est pourquoi l’on n’a jamais occasion de lui parler, sinon par audience expresse ; et, quand il sait que quelqu’un ne lui porte que des paroles, il ne lui donne jamais audience. »

Le 8 novembre, cependant, « à une heure de nuit, » César reçut Machiavel. Il voulait savoir si décidément on « ne lui portait que des paroles, » et posa catégoriquement la question : — Eh bien ! et cette condotta ? Les voilà, cette fois, lame à lame et du tac au tac. Mais Machiavel est embarrassé, lié par ses instructions : il pare et se défend comme il peut. Coup droit de César : « Faisant profession de soldat, et étant ami de Sa Seigneurie, pourquoi n’aurais-je pas d’elle une condotta ? Ne la servirais-je pas aussi bien qu’un autre ? — Il ne faut que 500 hommes d’armes et le marquis de Mantoue les amène. — Il n’y a donc pas de place pour moi ! » Et le duc, rompant brusquement, plante là le secrétaire. Auparavant, il avait dit : Les capituli ne sont pas encore signés. Il y a quelques accrocs. Mais dépêchez-vous. Si je traite définitivement avec les Orsini, « je ne suis pas pour leur faire fraude. Je te prie, secrétaire, de me dire si tes seigneurs veulent aller avec moi plus loin en amitié que generalmente, parce que, si cela leur suffisait, je m’en contenterais, moi aussi. Ce que je ne voudrais pas, c’est qu’une espérance trompée fît naître entre nous du ressentiment ; je voudrais qu’avec moi on en usât librement. »

« Etc. » ajoute Machiavel. Mais le mot de l’entretien, c’est la condotta, et le ton, ou la tournure, c’est le départ irrité du duc. L’entourage est au diapason. L’amico récrimine. Le duc veut « avoir le pied ferme, » et Florence le laisse « en l’air. » Tout à coup, comme si un voile se déchirait, apparaît la préoccupation profonde de César. Il sait aussi bien que personne, aussi bien que Machiavel même, que son État « n’est bâti que sur la fortune, » et que les deux colonnes sur lesquelles il repose, le Pape et le roi de France, peuvent lui manquer subitement, le Roi pouvant changer, et le Pape pouvant mourir. S’il n’y mettait pas de faux-semblans et n’avait au bord des lèvres le respect des choses sacrées, il dirait crûment que son père est bien le Saint-Père, mais n’est pas le Père éternel. En dehors donc de la faveur du Pape et de la bienveillance du Roi, il cherche à son jeune État, lui « prince nouveau, » un fondement, fondamento. Aussi « l’ami qui parle, » et tous les amis de ce genre, exaltent-ils à l’envi la qualité de son amitié. A une union, Florence a plus à gagner que le duc. Les deux plaies de Florence sont Pise et Vitellozzo. « Si l’on vous rendait l’une et si l’on éteignait l’autre, ne serait-ce pas pour vous grand bénéfice ? » La proposition est faite ; on prévoit les objections ; on les écarte. Avec les Orsini, César est obligé de garder des ménagemens, mais Vitellozzo, « c’est un serpent venimeux, et le feu de Toscane et d’Italie ! » Au surplus, le roi de France pourrait bien contraindre la Seigneurie à se rendre au désir du duc. Ne vaut-il pas mieux qu’elle le fasse de bon gré ?

Le désir, c’est toujours la condotta ; et là, Machiavel est vraiment beau. Une condotta, bon pour « ces seigneurs qui n’ont que le carrosse ! » mais ce n’est pas à leur taille qu’il faut mesurer César, maître de l’État qu’il possède : il faut raisonner de lui comme d’une nouvelle puissance en Italie, et faire avec lui une amitié ou une ligue, mieux qu’une condotta. Mais l’amitié entre seigneurs ne se maintient que par les armes ; comment en faire une, si les trois quarts ou les trois cinquièmes de nos armes sont aux mains du duc ? Ce n’est pas qu’on ne le juge point homme de foi, mais il ne faut rien faire qui puisse exposer à être ingannati. Quant au roi de France, il peut tout faire, mais il ne peut pas l’impossible… Diversion et riposte inutiles. L’amico n’en démord pas ; l’amitié, sans la condotta, demeure in generalibus. Sur le chiffre on peut discuter : 300 hommes d’armes, ou seulement 200, mais la condotta ! Et il n’est pas douteux que c’est bien César qui fait parler ainsi « l’ami qui parle, » ou l’un des premiers hommes qu’ait le seigneur, » peut-être messer Agapito, le secrétaire, peut-être le trésorier, messer Alessandro.

Ces discussions au sujet de la condotta vont de la sorte traîner sans avancer jusqu’à la fin de décembre 1502, jusqu’à la veille de l’affaire de Sinigaglia, où il y aura tant d’ingannati dans le bellissimo inganno. Jusqu’à la veille de cette affaire, César ne verra pas une fois Machiavel (qu’il verra du reste rarement), l’amico ne le verra pas une fois, sans lui reparler de la condotta. Tous les prétextes leur seront bons, car ils ont une bonne raison : le besoin d’argent. Pise nourrit de mauvais desseins, et il y a, dans la comédie que joue César, un certain Pisan qui apparaît bien opportunément sur la scène et rentre bien opportunément dans la coulisse, pour permettre au duc de lui tenir à la cantonade les plus nobles discours, et de s’en faire honneur auprès de la Seigneurie. D’un autre côté, ne dit-on pas que les Dix ont engagé ou vont engager comme condottiere Paolo Orsini ? Paolo Orsini le lui a dit à lui-même. Machiavel sourit, et fait sourire le duc : « Ne vous a-t-il jamais dit bugia veruna ? » — Je ne traduis pas parce qu’il faudrait traduire presque en argot : ne vous a-t-il jamais dit de « blagues ? » — « Si, et souvent. » Mais Machiavel n’aime pas ce thème de la condotta, il sent que le terrain est dangereux, et il s’étudie à « employer des termes qui ne fâchent pas » César.

Les Magnifiques Seigneurs ne sont pas très contens de leur secrétaire, qu’ils accusent, à demi-mot, de négligence ; mais le secrétaire non plus n’est pas content de ses Magnifiques Seigneurs, et, se redressant, il ne se prive pas de leur donner une bonne fois, sous une forme détournée, une leçon de politique. Quel homme croit-on qu’est le duc ? « C’est un prince qui se gouverne de lui-même, » chez qui il faut deviner les choses, mais chez qui elles ne se devinent pas aisément, parce qu’il est très secret, et qui n’a d’égard qu’à lui-même, sans s’en rapporter en rien à autrui. » Et quel homme le croit-on, lui Machiavel ? Est-il un homme à écrire ghiribizzi e sogni, des fantaisies et des songes ? Il lui faut toucher la réalité. Enfin, ici, le vieux jeu est trop vieux : « Refuser et taire n’est pas de mise avec de pareilles cervelles. » Les Dix savent-ils ce qu’on dit ? On dit que, depuis 1499, « pour n’avoir été ni avec la France ni avec le duc, Vos Seigneuries ont été d’abord mal servies par le duc et ensuite assassinées par le Roi. » Quelques lignes de justification personnelle, et la leçon reprend : « Vos Seigneuries me demandent beaucoup de renseignemens, qu’il me semble qu’elles ont eus, si mes lettres ont été toutes lues ; et premièrement, si l’on pense ici plus à la paix qu’à la guerre : je réponds, comme je l’ai déjà dit, que l’on raisonne de la paix, et que l’on fait des préparatifs pour la guerre. » Avec Bologne, il se peut que le duc s’accommode, et qu’il renonce, au bout du compte, à l’envie qu’il en avait, « parce qu’il lui a été démontré que mieux vaut faire une amitié qui puisse durer que de prendre une terre qui ne se puisse tenir. » En outre, les Orsini et les Vitelli lui ont fait un signe à le rendre sage, s’il ne l’eût pas été, et lui ont montré qu’il faut penser plutôt à maintenir ce qui est acquis qu’à acquérir davantage ; « mais le moyen de maintenir, c’est d’être armé de ses propres armes, de cajoler ses sujets, et de se faire de ses voisins des amis. » Machiavel ajoute, en langage chiffré, pour bien marquer l’importance de l’observation : Celui-là aura le dernier mot qui saura le mieux engager les autres, et celui-là les engagera qui se trouvera le plus fort de gens et d’amis. »

Or, tandis que Machiavel aiguise ses maximes et ses formules, tandis que la Seigneurie geint et le noie dans des longueurs dilatoires dont il enrage, mais qui, après tout, ne furent peut-être pas si maladroites, le duc a pris de l’avance : il est « le plus fort de gens et d’amis, » il a « le mieux su engager les autres, » et l’on peut prévoir que c’est à lui que restera le dernier mot. Il a « caressé merveilleusement » les Bentivogli. Que le pronotaire se « déprêtre, » — si spreti, — « se défroque » (ce qui n’est pas pour effrayer, ni pour scandaliser César), et l’on fera entre Borgia et Bentivogli un beau mariage qui sera une bonne alliance entre Bologne et Imola, ou même Rome, car Alexandre VI est dans le jeu, et s’y intéresse autant que le Valentinois. Paolo Orsini donne dans le panneau ; l’astucieux Pandolfo Petrucci lui-même y donne, ou feint d’y donner. C’est contre Vitellozzo et Giovanpaolo Baglioni surtout que le duc paraît, animé. Il en parle molto sinistramente, mais comme quelqu’un qui est sûr de les tenir. Machiavel est ravi de sa perspicacité : il l’avait bien prédit, que César triompherait ! « Si le premier jour j’eusse écrit ce que je pensais, et que vous le lussiez maintenant, cela vous paraîtrait une prophétie ; alléguant entre les raisons qui me décidaient, qu’il était seul, qu’il avait affaire à plusieurs, et qu’il lui était facile de briser de toiles chaînes. » Aussi, vive Dieu ! les a-t-il brisées, et il en a culbuté plus de quatre ! César est en veine de franchise ; il lâche la moitié de la vérité, un peu pour « fendre avant le coin, » comme on dit, beaucoup pour discréditer Giovanpaolo aux yeux des Florentins, dont il se flatte d’être la chose. Giovanpaolo ne l’a-t-il pas prié, lors de l’entreprise d’Arezzo, de lui écrire une lettre où il lui commanderait de travailler à remettre les Médicis dans Florence, afin qu’il n’eût pas l’air de le faire pour l’amour de Vitellozzo ? « Cette lettre, il a eu la faiblesse de la lui donner. Mais ce Vitellozzo aussi est un drôle ! Lui, il voulait, abandonnant le duc au beau milieu du comté florentin, escalader nuitamment Prato. — Comment feras-tu ? lui avait-il dit. Et comment t’y maintiendras-tu ? — Et l’audacieux coquin de répondre : « Commençons toujours ; le milieu et la fin suivront par nécessité. » Il ajouta que « c’était son art de faire des trahisons. » L’art de qui ? de Vitellozzo ou de César ?

En ce moment même, tous les filets des Borgia sont tendus, à Rome, à Imola, à Pérouse, à Sienne, à Bologne ; les Orsini, Vitelli, Baglioni, Petrucci, Oliverotto sont entourés de tous les côtés, poussés dedans doucement ; Guido de Montefeltro est circonvenu. On offre 5 000 ducats à Paolo Orsini, pour faire déloger les troupes de Fano, — tout près de Sinigaglia. — On négocie, on ratifie, on se justifie, d’un bout de la Romagne à l’autre : jamais on ne s’est tant aimé ; jamais on ne s’est tant donné. Mais, de la part du duc, c’est plus que jamais le : « promène-les, » le : tiengli a bada. Ceux que César étourdit avec des passes savantes, le Pape achève de « les endormir avec des brefs. » Déjà ils sont enveloppés dans les plis et replis de cette marche ondoyante, dont personne ne sait par où elle les conduit, mais dont tout le monde sent qu’elle les conduit à leur perte. « Sa Seigneurie prend tout sur elle, et par quel chemin elle va, on ne sait, parce qu’il est difficile de l’entendre et de la connaître. » Tant de si, tant de mais, tant de portes et de fenêtres aux capituli, tant de trappes et de trous pour sortir de l’amitié et entrer dans la vengeance ! Tous ces accords sont « pleins de défiances et de suspicions. » Grâce aux manœuvres combinées du Pape et du duc, « la chose va s’embrouillant et procrastinant ; » et l’on ne saurait dire « si c’est art ou hasard. » Vis-à-vis des autres, vis-à-vis des neutres, César déploie tout son charme. Il se laisse, sans en être dupe, caresser par Venise, et, sans que Machiavel en soit dupe, il caresse merveilleusement Florence. Il chérit trop la Seigneurie ! Puisqu’elle ne lui offre que des generalia, soit ; il les accepte et il lui en offre autant en retour. Machiavel voudrait bien quelque chose de particulier, mais sans la condotta ; et, sans la condotta, le duc ne veut rien de particulier. Ce sont des effusions si débordantes que la Seigneurie n’y peut croire ; aussi n’y croit-elle pas. Mais César a d’elle tout ce qu’il veut d’elle pour le moment : qu’elle ne traverse pas son dessein, qu’elle ne renverse pas son édifice. Il gagne du temps, gagne des forces, gagne l’occasion ; son heure approche : il va pouvoir exécuter le grand coup médité pour assurer son État.

Comment ? Si son but est certain, ses moyens sont ignorés, ses voies sont impénétrables. Les plus intimes de ses familiers en sont aux suppositions, comme le premier venu. Machiavel s’informe à droite et à gauche ; l’amico lui dit qu’en allant vers Rome, on pourra séparer les Juifs des Samaritains. Il constate un tristo animo, envers les Vitelli et les Baglioni, chez le duc, qui s’abstient de recevoir leurs envoyés et Ceux de Pandolfo Petrucci. Comme il faut leur couper les dernières racines, faire de ces voisins des ennemis, il raconte que Pandolfo et Giovanpaolo ont voulu le faire, lui, César, roi de Toscane, et que non seulement il a refusé pour ne pas contrister Florence, mais qu’il s’est servi de cette proposition pour les rendre odieux à Louis XII. Il dit un mot successivement de toutes les villes d’alentour : Pise, quel bel assaut, quel exploit pour un capitaine ! Lucques, un fin morceau ! Et comme il faut rompre le faisceau, pour casser les lances une à une, le duc ne tarit pas de tendresses sur les Bentivogli : « il veut les recevoir pour frères, et Dieu a mis les mains à leur réconciliation. » Jamais, après un long affût, le tigre n’a eu des mouvemens plus souples ; voici un César tout nouveau de douceur et de charité.

L’armée se met en route le 10 décembre au matin. Où va-t-elle ? Nul, sauf le duc, ne le sait. Malheur au pays où elle passera : cela n’ira point sans dégâts ; César suivra ses anciens erremens ; il a accoutumé de laisser « grande licence à ses gens, » quoiqu’il se plaigne des Français comme d’une « engeance insupportable, et destructrice de provinces. » Bon nombre l’ont rejoint, par petits paquets, alla spicciolata, ayant entendu dire qu’on vit ici « pour l’amour de Dieu. » Ils y vivront « à discrétion : » « ce qui veut dire, remarque Machiavel, à leur gré, et non au gré de qui les loge. » À Imola, où la Cour est restée trois mois, « ils ont mangé jusques aux pierres, » au grand dommage des paysans, qui, il est vrai, prennent parfois leur revanche, et, quand ils tombent sur des soldats isolés, les détroussent. Un jour les capitaines des compagnies françaises qui sont de l’expédition se rendent chez le duc ; ils en sortent émus, furieux. Qu’y a-t-il ? Serait-ce une défaite dans le royaume de Naples ? Machiavel va aux nouvelles auprès de ces capitaines, qui sont muets ou répondent n’importe quoi : que le duc n’a plus besoin d’eux, qu’ils seraient à charge et le rendraient à charge aux populations. En réalité, peut-être sont-ils piqués de ne rien savoir ; peut-être, au contraire, ont-ils flairé quelque chose, et ne veulent-ils pas s’associer à une besogne qui ne saurait plaire à des soldats et à des gentilshommes. Le fait est qu’ils se retirent, et chacun, là-dessus, épilogue et divague : « chacun fait ses châteaux » d’hypothèses, ses castellucci. L’ami qui parle ne sait pas ; César qui sait ne parle pas. Si l’on savait seulement où l’on va ! Machiavel se tourmente. Le duc a fait naguère allusion à Pise. Mais s’il essaie de se renseigner, l’un « tourne au large, » l’autre commence des histoires qui n’en finissent pas.

Le mystère pèse de plus en plus lourd autour de César : le secret, le silence, autour de lui, ont maintenant une espèce de gravité, de solennité, de majesté funéraire. Le 23 décembre, de Cesena, Machiavel écrit : « Messer Rimirro d’Orco, qui était le premier homme de ce seigneur, revenu hier de Pesaro, a été mis par ce seigneur dans un fond de tour : on craint qu’il ne le sacrifie à ces peuples, qui en ont un désir très grand. » Et le 26 décembre : « Messer Rimirro, ce matin, a été trouvé en deux morceaux sur la place, où il est encore : et tout ce peuple l’a pu voir : on ne sait pas bien la raison de sa mort, sinon qu’il a plu ainsi au prince, lequel montre savoir faire et défaire les hommes à sa guise, selon leurs mérites. » Entre le 23 et le 26, le duc s’était livré à ses plaisirs, « à cause de la pâque » (à l’occasion des fêtes de Noël)… Vitellozzo eut un pressentiment.


CHARLES BENOIST.

  1. Pour cette étude, mes sources ont été : 1° La Vie de César Borgia, appelle depuis le duc de Valentinois, descrite par Thomas Thomasi, traduit de l’italien, imprimée à Montechiaro, chez Jean-Baptiste Vero, 1671 ; — 2° La vie du pape Alexandre VI et de son fils César Borgia. Contenant les guerres de Charles VIII et Louis XII, rois de France, et les principales Négociations et Révolutions arrivées en Italie depuis l’année 1492 jusqu’en 1506. Avec les pièces originales qui ont rapport à l’Ouvrage, par Alexandre Gordon ; traduite de l’anglois, 2 vol. in-16. A Amsterdam, chez Pierre Mortier, 1732 ; — 3° Le Legazioni e Commissarie di Niccoló Machiavelli, riscontrate sugli originali ed accresciute di nuovi documenti per cura di L. Passerini e G. Milanesi, vol. II. Legazioni X et XI, Al duca Valentino in Romagna, et aussi Legazione XIII, Alla Corte di Roma, pour ce qui a suivi la mort d’Alexandre VI et l’élection de Jules II ; — 4° Guichardin : Della Istoria d’Italia di M. Francesco Guicciardini, gentiluomo fiorentino, libri XX. In Venezia, presso Giambattista Pasquali, 1738 ; in-folio, tome Ier ; — 5° Jacopo Nardi : Isrorie della città di Firenze, édition d’Agenore Gelli, t. Ier ; — 6° Paul Jove : Pauli Jovii Novocomensis, episcopi Nucerini, Elogia virorum bellica virtute illustrium, septem libris jam olim ab authore comprehensa, et nunc ex ejusdem musœo ad vivum expressis imaginibus exornata. Pétri Perni typographi Basil, opéra ac studio, 1575, in-folio ; — 7° Johannis Burchardi Argentinensis, Capelle pontificie sacrorum rituum magistri, Diarium sive Rerum urbanarum commentarii, édition de M. L. Thuasne, t. II.
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